parce qu’il est pourvu de ce logos que « l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que
n’importe quel animal grégaire » (I, 2, 1253 a). L’homme est donc fait pour être citoyen, c’est-à-dire membre
d’une cité.
Pour autant, tous les hommes ne le sont pas, loin s’en faut. La plupart reste engluée dans le monde des
besoins et des soucis quotidiens. Qu’ils soient barbares, esclaves, pauvres ou … femmes, ils ne disposent pas du
loisir indispensable à l’exercice de la liberté. Seuls ceux qui en bénéficient peuvent prétendre au titre de citoyen,
car il faut avoir du temps et l’esprit libre pour participer à la vie de la cité. C’est pourquoi, dit Aristote, « un
citoyen au sens plein ne peut pas être mieux défini que par la participation à une fonction judiciaire et à une
magistrature »* (III, 1, 1275 a 22). Au sens plein, son rôle consiste à délibérer dans les assemblées, à décider des
magistratures ainsi que des commandements et à juger dans les procès.
La communauté des citoyens désigne l’ensemble de ces hommes libres, qui sont au regard de cette
condition, des égaux (I, 7, 1355 b 20). Ainsi, « la polis est une communauté d’égaux en vue d’une vie qui soit
potentiellement la meilleure » (Politique, VII, 8, 1328 a 35). Comment, à partir de là, envisager le gouvernement
juste d’une cité d’égaux, c’est-à-dire un partage équitable entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent ?
Telle est, dit Aristote, la difficulté centrale et la question directrice de la « philosophie politique » (III, 12, 1282 b
20).
La nature, remarque-t-il (VII, 14, 1332 b), nous fournit un critère décisif « en ayant constitué ce qui est
identique selon le genre d’une partie plus jeune et d’une partie plus vieille, à celle-là il convient d’être gouvernée,
à celle-ci de gouverner. Et nul ne s’indigne d’être gouverné pendant son jeune âge ni ne se croit supérieur à ses
gouvernants, surtout s’il est remboursé de sa quote-part quand il arrive à l’âge convenable. Il faut donc affirmer
que ce sont en un sens les mêmes qui gouvernent et sont gouvernés, et en un sens pas les mêmes » (trad. Pellegrin,
GF, 1990, p. 495). Solution politique idéale, la classe d’âge permet, dans une société où le tout prime sur la partie,
de concilier la liberté et l’autorité. Chacun acceptera d’obéir à une autorité qu’il sera sauf accident amené à
exercer à son tour.
Comment transposer dans la cité un tel modèle qui vaut naturellement dans la famille ? Toute la célèbre
réflexion d’Aristote sur les différents régimes ou constitutions politiques (Politeia) se déploie à partir de cette
question (Politique, livre III), ou plutôt à partir de son caractère insoluble. Car, il y a plusieurs prétendants au
gouvernement de la cité : soit un seul — le meilleur ou le plus vertueux —, soit quelques-uns — les plus riches
—, soit la multitude des citoyens. Aucune de ces revendications n’est en soi illégitime ; mais aucune n’est
absolument juste ni incontestable (1283 b 13-14). La raison ? C’est qu’il n’y a pas de maximum en matière de
vertu, d’honneur, de richesse, ou même de nombre. L’homme de qualité pourra toujours être contesté par un
homme de qualité supérieure, la richesse est fluctuante et la quantité des citoyens pourra toujours est critiquée
par une quantité supérieure, selon qu’on élargira la détermination de la citoyenneté (par exemple aux métèques,
aux esclaves, aux femmes, aux enfants, …). Rien n’est donc décisif pour asseoir définitivement la supériorité d’un
régime sur un autre. C’est la raison pour laquelle, aux yeux d’Aristote, toutes ces constitutions peuvent être
justes et droites dès lors qu’elles visent l’intérêt commun et maintiennent la liberté (1282 b 14-18) ; mais, dès
lors qu’elles s’en éloignent, elles sont toutes vouées à dériver et à se pervertir. Ainsi la monarchie est un bon
régime tant que le chef gouverne avec cette prudence (phronèsis) ; mais son pouvoir est toujours tenté par la
tyrannie. L’aristocratie est une excellente constitution lorsqu’elle permet aux meilleurs (aux plus compétents et
aux plus talentueux) d’accéder aux postes de commande, mais elle peut aussi rapidement décliner vers
l’oligarchie et ses abus, à savoir le clientélisme, la corruption, etc. Qu’en est-il du régime « du plus grand nombre
» ? Aristote le nomme aussi « du nom commun à toutes les constitutions » : Politeia (1279 a), — ce que les
traducteurs latins rendront par République —. La République, selon Aristote, est le régime le plus porté à être
conforme à l’intérêt commun, puisqu’il l’exprime concrètement : le pouvoir n’y appartient à personne parce que
les citoyens participent au pouvoir délibératif (sans représentant) et judiciaire (tirage au sort) [Politique, III, 1,
1275 b]. Mais il est, lui aussi, à la merci d’une déchéance. La « république » dégénère en « démocratie » quand
le gouvernement du grand nombre se fait, non au profit de l’intérêt général, mais au profit de l’intérêt particulier
de la « masse » (somme des corporatismes, tyrannie de la majorité, démagogie, etc.).
Chacun de ces trois régimes, lorsqu’il est juste, repose sur une forme de « vertu républicaine », qui est,
pour Aristote, l’autre nom de la liberté, à savoir la faculté de s’arracher à ses préoccupations égoïstes et
quotidiennes pour s’occuper de ce qui est commun. S’il est sans doute plus réaliste de compter sur la vertu et la
prudence d’un individu ou de quelques-uns, la vertu et la prudence d’un peuple n’en demeure pas moins
préférable pour autant qu’elle permet de faire coïncider à tous moments l’intérêt pour le « bien vivre » des
gouvernants et celui des gouvernés. C’est en ce sens que la République est le gouvernement des citoyens.
* A quoi il faut ajouter la participation à la guerre : le citoyen de la cité est un soldat.