Colloque Jean Deny Les relations culturelles et scientifiques entre Turquie et France au XXe siècle École normale supérieure Salle des Actes les 26 et 27 mars 2010 http://www.ens.fr/spip.php?article444 Les échanges culturels et scientifiques entre la France et la Turquie sont profondément imbriqués dans la trame des grandes préoccupations diplomatiques et économiques qui traversent les deux pays au XXe siècle. La difficulté majeure que pose l’objectivation du commerce intellectuel francoturc au cours de cette période tient au caractère profondément dissymétrique de la relation envisagée. Sans tomber dans une vision unilatérale des transferts culturels – toujours de la France vers la Turquie –, il est bien clair que les termes de l’échange structurent une relation de nature inégalitaire : la France, surtout sous la IIIe République, est engagée dans une forme d’impérialisme universitaire à grande échelle, qui trouve en Turquie un terrain favorable et une authentique demande sociale. L’avènement de la Turquie républicaine marque néanmoins une inflexion importante : les Turcs revendiquent leur indépendance non seulement politique mais aussi culturelle, et savent jouer de la diversité de l’« offre culturelle » occidentale pour mieux s’intégrer au jeu de la diplomatie internationale. Les « usages publics de la Turquie en France » s’en trouvent en retour profondément altérés. ARGUMENTAIRE Sans tomber dans une vision unilatérale des transferts culturels ni reconduire une lecture figée et passéiste de la notion d’« influence », on verra que les termes de l’échange culturel et intellectuel entre la Turquie et la France au XXe siècle reposent sur une structure de relations inégalitaires mais évolutives, façonnées par les rapports de force diplomatiques et économiques qui traversent la période. L’économie des échanges franco-turcs : diplomatie scientifique et pratiques culturelles On se propose d’étudier les trajectoires du savant, militaire, diplomate, écrivain français en Turquie et de réinterroger la problématique de l’essentialisation orientaliste, telle qu’elle s’opère dans un contexte non arabe, et qui plus est, à partir des années 1920, kémaliste, c’est-à-dire occidentaliste. En retour, on se demandera comment la « Turquie nouvelle » est perçue et représentée en France. On se focalisera sur les pratiques, plutôt que sur les discours, pour repenser, à l’épreuve de la turcité, la construction supposément occidentale de la réalité « orientale ». Sous la IIIe République, les universitaires français sont enrôlés dans une stratégie mondiale de déploiement de la « science française » ; s’ils trouvent en Turquie, ottomane puis républicaine, un terrain favorable, ils leur faut néanmoins tenir compte du bouleversement qui résulte de l’apparition d’un nouvel État sur la scène internationale, soucieux de défendre son intégrité politique, et jaloux de son « indépendance culturelle » : la Turquie républicaine. Après la Première Guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire ottoman, la « place de la France » en Turquie et les échanges culturels et scientifiques entre les deux pays se négocient à l’ombre des rivalités internationales. Le surgissement de la « Turquie nouvelle » modifie également la place des études turques dans la division du travail scientifique en France ; il transforme de même les « usages publics de la Turquie en France », suscitant une curiosité renouvelée et contredisant l’indistinction réductrice d’un « orientalisme » amorphe et atemporel. La turcologie française, au moment où elle s’autonomise comme discipline à part entière, est ainsi, paradoxalement, à la fois redevable d’une tradition d’érudition scientifique fort ancienne et tributaire de catégories nouvelles, savantes et profanes, dans lesquelles les Français viennent à éprouver l’altérité turque. Jean Deny (1879–1963), orientaliste et turcologue ; scientifique, expert et administrateur La trajectoire du turcologue Jean Deny (1879–1963) offre un cadre de réflexion intéressant pour aborder les relations culturelles et scientifiques entre la Turquie et la France dans les deux premiers tiers du XXe siècle. Après avoir servi comme drogman, puis comme vice-consul, à Beyrouth, Jérusalem, Tripoli de Syrie et Marache (1904–1908), où il assiste à la révolution jeune turque, Jean Deny est appelé, à Paris, pour prendre la succession de Casimir Barbier de Meynard, à la chaire de turc de l’École spéciale des Langues orientales vivantes. Tout au long de son professorat (1908–1949), il est le témoin des changements qui affectent la Turquie ottomane, puis républicaine, où il retourne régulièrement : en tant que militaire pendant la Première Guerre mondiale (aux Dardanelles en 1915, puis comme officier interprète, avec le corps d’occupation français à Constantinople) ; en tant que linguiste, régulièrement invité par les universitaires turcs. Auteur en 1921 d’une Grammaire de la langue turque. Dialecte osmanli, qui assoit sa réputation de philologue, il joue un rôle essentiel dans l’autonomisation disciplinaire et institutionnelle de la turcologie française. Au cours de sa longue carrière, il forme de nombreux savants, parmi lesquels Edmond Saussey, Roger Lescot, Maxime Rodinson, Claude Cahen, Irène Mélikoff, Louis Bazin, Robert Mantran, Marcel Colombe, Jean-Paul Roux, Bernard Lewis. Homme de la Troisième République, administrateur de l’École des langues orientales entre 1938 et 1949, Jean Deny est un pivot de l’orientalisme français, tant dans ses aspects diplomatiques, coloniaux, militaires que dans l’ordre de l’érudition. Coopération scientifique et transferts culturels. Quelques pistes de réflexion A. Analyser les séjours de recherche des « spécialistes » de la Turquie (Jean Deny, Edmond Saussey, Ernest Chaput, Albert Gabriel, Robert Mantran, Louis Bazin) ; identifier les missions d’enseignement des savants et experts français en Turquie (Georges Dumézil, Célestin Bouglé, Henri Prost, Louis Massignon) ; caractériser le rôle des interlocuteurs, traducteurs, et lecteurs de la France en Turquie (Ziya Gökalp, Fuat Köprülü ; Selim Nüzhet Gerçek, Adnan Adıvar, Fazıl Ahmet Aykaç, Reşit Safet Atabinen, Hasan Âli Yücel) ; poser, en somme, la question des passerelles et des passeurs disciplinaires, sonder la mobilité des hommes et des objets plutôt que des idées ; préciser le rôle des acteurs français et turcs – médiateurs de la France en Turquie – dans les transferts de connaissance scientifique et dans la fabrique des disciplines en Turquie (histoire, sociologie, philosophie, linguistique, urbanisme), approcher ce qu’il y a d’altération et de réinvention dans ce commerce matériel et symbolique des choses et des hommes. B. Isoler le cas spécifique de certaines disciplines particulièrement sensibles (science militaire, géographie, archéologie). On n’oubliera pas que les transferts culturels ne sont pas l’apanage des hommes de science et des temps de paix et que les militaires y prennent leur part, lorsque la Turquie devient le lieu de la confrontation armée ou dans la préparation de la guerre qui vient. L’archéologie de même impose sur le terrain turc une forme subtile de diplomatie, entre le souci de mettre en valeur les artefacts de l’antiquité classique ou tardive – c’est-à-dire antérieurs à l’arrivée des Turcs en Anatolie – et la nécessité, pour ce faire, de se concilier les autorités de la Turquie nationaliste. On tiendra compte de cette omniprésente « projection déformante » dont le regard sur la péninsule micrasiatique est si fortement imprégné de géographie strabonienne : « asianisme », plutôt qu’ « orientalisme », qui pousse si souvent les praticiens français, archéologues, mais aussi militaires et voyageurs, à déchiffrer l’espace anatolien selon les taxinomies hellénistiques. S’impose à cet égard l’étude de trajectoires discordantes, telles celle d’Albert Gabriel, « inventeur », au côté des Turcs, de l’architecture turque d’Anatolie, et inamovible directeur de l’Institut d’archéologie de Stamboul (1930). C. Revenir sur le territoire français et saisir en quoi le turcologue français est un médiateur de la Turquie en France : définir la fonction sociale du turcologue en son royaume. Détailler les « vocations » – expertise juridique et commerciale, traduction, renseignement militaire, conseil diplomatique, vulgarisation scientifique – qui, parallèlement à l’érudition philologique et à l’analyse historique, incombent aux « spécialistes » du fait turc. Poursuivre, parallèlement (mais ce sont parfois les mêmes), les hommes de lettres, publicistes, journalistes, vulgarisateurs, français ou turcs, qui façonnent la représentation française de la réalité turque. D. Tracer, enfin, l’histoire de la turcologie française : histoire d’une discipline scientifique, en quête d’autonomie disciplinaire et de légitimité universitaire, avec ses accessoires (grammaires, dictionnaires, chrestomathies, manuels scolaires), ses figures tutélaires (Casimir Barbier de Meynard, Jean Deny, Irène Mélikoff, Louis Bazin, Robert Mantran, Jean-Paul Roux), ses figures impétrantes (Lucien Bouvat, Edmond Saussey, Marcel Colombe) ; avec ses postes (les chaires de langue et de civilisation turques à l’Ecole spéciale puis nationale des Langues orientales vivantes) et ses institutions (l’Institut d’archéologie de Stamboul, à partir de 1930, le Centre d’études turques, créé en 1935, l’Institut d’études turques, fondé en 1960). Dans quelle mesure l’apparition de la « Turquie nouvelle » sur la scène internationale affecte-t-elle la définition sociale et intellectuelle de la turcologie en France et la position de cette discipline dans la division nationale de l’activité universitaire ?