Intellectica, 2008/3, 50, pp. 93-101 Naissance du divin et psychose naissante Mark R. ANSPACH RESUME : La croyance qu’existe un être transcendant est-elle dénuée de tout référent réel – un pur délire ou God delusion ? Pour Durkheim, un tel être existe bel et bien : c’est la totalité des individus, transcendante par rapport à ceux qui la composent. Nous analyserons ici certains mythes védiques qui font entrevoir la naissance de la divinité à partir de la collectivité, et nous confronterons ces mythes aux récits des patients en psychose naissante pour suggérer que même les délusions d’un fou ne sont pas dénuées de tout référent réel : elles traduisent l’identification du sujet à la totalité des autres êtres humains, identification qui s’appuie sur des processus universels d’imitation. Mots-clés : croyance religieuse, mythologie védique, psychose naissante, imitation ABSTRACT : The Birth of Divinity and of Insanity Is the belief in the existence of a transcendent being a mere « God delusion », as devoid of any real referent as the ravings of the mad ? For Durkheim, such a being truly does exist in the shape of the totality of individuals, transcendent with respect to those who compose it. Here we will analyze certain Vedic myths which provide a glimpse of how a divinity is born out of the collectivity, and we will compare these myths to the accounts of patients suffering from nascent psychosis in order to suggest that even the ravings of the mad are not devoid of any real referent : they reflect the identification of the individual with the totality of other human beings. This identification is based on universal processes of imitation. Key words : religious belief, Vedic mythology, nascent psychosis, imitation « Je suis Dieu. Je suis Dieu. Je suis Dieu, » écrit le danseur Vaslav Nijinski dans un passage de ses Cahiers où il se plaint : « [Ma femme] croit que je suis fou » (cité par Goddard, 2002, p. 96). L'homme qui proclame sa propre divinité a peu de chances d'être pris au sérieux. En se disant Dieu, il ne fait que révéler sa folie. Mais cette révélation reste entourée de mystère. Comment naît-on à la folie ? Afin d'y voir plus clair, nous allons prendre au sérieux le point de vue du fou et essayer de répondre à une autre question, aussi fondamentale qu'insolite : comment naît-on à la divinité ? Depuis Nietzsche, il a été beaucoup question de la mort de Dieu, mais on n'a pas suffisamment réfléchi sur le problème de savoir comment un dieu naît pour commencer. En fait, la naissance d'un dieu est sans doute plus difficile à expliquer que sa mort. Nous pensons savoir comment meurt un dieu : un dieu meurt lorsqu'il n'a plus de fidèles pour le faire vivre, il dépérit lorsque personne n'y croit plus. Ainsi est mort, par exemple, le dieu-soleil Apollon : nous ne croyons plus au dieu-soleil – mieux, nous savons qu'il n'existe pas. Par Centre de Recherche en Épistémologie Appliquée, École Polytechnique, Paris. © 2008 Association pour la Recherche Cognitive. 94 M. R. ANSPACH conséquent, son dépérissement nous semble naturel, mais son origine n'en est que plus obscure. Comment des personnes sensées ont-elles pu se mettre à croire en une puissance qui n'existe pas ? N'est-ce pas là une croyance parfaitement irrationnelle, voire une espèce de folie ? La question que pose la folie proprement dite paraît un peu différente car le fou, lui, passe pour insensé. Il reste à savoir comment cette personne, sensée ou non, a pu se mettre à croire en des choses qui n'existent pas. À croire, par exemple, en une mission divine qu'elle devrait assumer, ou une divinité qu'elle incarnerait elle-même. Il ne suffit pas d'attribuer ces croyances au délire ou aux hallucinations dans la mesure où ce sont justement ces croyances mêmes qui nous font dire que le patient délire ou hallucine, qui nous font dire, en un mot, qu'il est fou. C'est ce que remarque Henri Grivois (1995, p. 69) : « Le délire erreur de la raison et l'hallucination erreur de perception (...) procurent au praticien le repos d'une causalité circulaire : le patient se dit Dieu parce qu'il délire ou le patient délire puisqu'il se dit Dieu ». Si le patient dit qu'il est Dieu, c'est probablement qu'il a des raisons de le croire. Or, si, comme nous l'avons suggéré au début, c'est la croyance des fidèles qui fait vivre les dieux, nous pourrons accorder au fou qu'il est véritablement un dieu, mais un dieu tout petit, un dieu qui a seulement un fidèle : luimême. Dans ce cas, la différence entre Apollon et le fou, c'est la différence entre un dieu qui a, ou qui avait, une masse de fidèles et un dieu qui n'en a qu'un. Aussi grande que soit cette différence, nous pouvons espérer néanmoins qu'une analogie entre les deux phénomènes existe, et que cette analogie est susceptible de nous éclaircir sur la nature de chacun des deux. C'est pourquoi nous proposons d'examiner quelques récits antiques qui parlent de la naissance de dieux auxquels nous, aujourd'hui, ne croyons pas, et de confronter ces récits à ce que Grivois nous dit de la naissance de la folie, c'est-à-dire, encore une fois, de la naissance de dieux auxquels nous ne croyons pas. Mais d'abord, regardons un instant le passage le plus fameux du Gai savoir, l'aphorisme 125, celui justement qui évoque la mort de Dieu, car cela nous permettra de relier d'emblée les deux thèmes qui nous intéressent. En effet, le personnage qui parle de Dieu dans ce texte est identifié tout naturellement comme étant un homme insensé, un fou. Bien entendu, seul un fou s'obstinera à parler de Dieu envers et contre tous. Comme l'observe encore Grivois (1995, pp. 64-65), le fou « utilise souvent le terme Dieu même si, plus que tout autre, cela le condamne ou le ridiculise aux yeux » de ses semblables. Et c'est bien ce qui arrive dans la scène décrite par Nietzsche. Nous ne citerons que le début du texte en question, la partie qui précède la proclamation de la mort de Dieu : « N'avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui, ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du marché et criait sans cesse : “ Je cherche Dieu ! Je cherche Dieu ! ” Et comme là-bas se trouvaient précisément beaucoup de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grande hilarité. L'a-t-on perdu ? dit l'un d'eux. S'est-il égaré comme un enfant ? dit un autre. Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? – Ainsi ils criaient et riaient tout à la fois. » Ici, le fou ne dit pas qu'il est Dieu, il se limite à utiliser le terme, ce qui suffit pour le ridiculiser aux yeux des autres. La masse des gens présents ne prennent plus au sérieux la notion même de Dieu. Quant au fou, il n'est pas sûr lui-même où Dieu se trouve, simplement il le cherche. Et, tel Diogène, il mène Naissance du divin et psychose naissante 95 sa recherche une lanterne à la main, ce qui le rend plus ridicule encore. Cette lanterne est un instrument d'autant moins efficace que les modestes rayons qu'elle émet se perdent dans la lumière brillante du soleil. Mais ce détail de la lanterne allumée en plein jour est sûrement significatif. Nous pouvons le lire dans un premier temps comme un commentaire implicite sur les paroles du fou. Avec la lanterne, le fou cherche à projeter de la lumière, et il ne voit pas que la lumière est déjà là, autour de lui. Si, ensuite, il déclare sur la place du marché qu'il cherche Dieu, c'est vraisemblablement qu'il ne voit pas que Dieu est déjà là, autour de lui. Mais qui se trouve là, autour de lui, sur la place du marché, sinon la foule indifférenciée des autres personnes présentes ? L'homme insensé se trouve au beau milieu de la foule. Peut-être Dieu se cache-t-il, non pas quelque part, mais partout, dans la foule elle-même.1 Voilà donc une hypothèse à explorer : le concept de divinité traduit la présence de la collectivité, de la totalité des personnes qui entourent l'individu. « Au fond, écrit Durkheim (1985, p. 732, n. 1), concept de totalité, concept de société, concept de divinité ne sont vraisemblablement que des aspects différents d'une seule et même notion ». Or, cette hypothèse durkheimienne nous conduit directement à la problématique de la psychose naissante. Selon Grivois (1991, p. 21), en effet, le premier point qui caractérise toute psychose naissante est « le sentiment d'être au centre de la totalité des autres ». Ce sentiment est bien exprimé par l'un de ses patients, un garçon de 18 ans, qui, « avec un mouvement circulaire des bras autour de sa tête », dit : « Le monde s'est satellisé autour de moi » (Grivois, 1995, p. 34). Le patient parle comme si c'était la planète entière qui tournait autour de lui, mais on peut présumer qu'il entend le mot « monde » surtout dans le sens de l'expression courante « tout le monde ». Nous retrouvons la même métaphore planétaire dans le récit d'un autre patient en psychose naissante, Catherine, qui avait elle aussi le sentiment que la terre tournait pour elle : « Catherine, 22 ans, s'enfuit un matin de chez elle, guidée, dira-t-elle ensuite, par le soleil. Elle marche d'abord vers l'est puis vers l'ouest. Elle erre dans Paris, traverse les rues au feu vert, les voitures s'arrêtent sur un signe. C'est une preuve, mais de quoi ? Elle arrive tout à coup à cette conclusion : elle va être mise à mort. Instantanéité de cette découverte et sentiment que les gens vont tous participer à sa mise à mort. Elle se dévêt et s'enfonce sur une voie du métro. Elle s'enterre.... Catherine racontera qu'elle avait le sentiment d'être guidée par les autres mais aussi bien de les commander. Elle a ce souvenir, le sentiment d'avoir été partout le centre. La terre n'a-t-elle pas tourné pour elle ? La marche du temps se serait-elle inversée ? » (Grivois, 1995, pp. 12-13). L'histoire exemplaire de cette jeune femme mérite d'être étudiée de près. Commençons par la fin : Catherine était au centre et la terre a tourné pour elle – comme si, telle une divinité solaire, elle commandait au destin de la planète. Jusque-là, on dirait que son délire de grandeur a atteint des dimensions 1 Cette conjecture est compatible avec l’importance primordiale qu’attribue Nietzsche, dans La naissance de la tragédie, à la foule incarnée par le chœur satyrique. Comme le souligne Jean-Christophe Goddard (2008, p. 20), derrière « le monde des dieux apollinien », Nietzsche ne voit « rien d’autre que cette foule, et la projection hors de soi par cette foule d’une image esthétique d’elle-même ». 96 M. R. ANSPACH proprement astronomiques. Mais ce que Grivois appelle la « centralité » est loin d'être une pure mégalomanie. En fait, Catherine avait le sentiment d'être guidée par les autres aussi bien que de les commander. De même, quand elle est sortie le matin, elle avait le sentiment d'être guidée par le soleil. Nous trouvons donc exactement la même réciprocité paradoxale sur les deux plans, le plan pour ainsi dire « astral » et le plan humain : Catherine commandait au monde comme le soleil tout en étant guidée par le soleil, et elle commandait aux autres tout en étant guidée par les autres. Enfin, quand elle conclut que « les gens vont tous participer à sa mise à mort », elle se hâte d’y participer elle-même en se jetant sur une voie du métro. Elle s'enterre elle-même comme si elle devançait l'intention des autres, comme si elle leur empruntait une intention non encore mise en acte et les imitait par avance. D'où la pertinence de la question finale : « La marche du temps se serait-elle inversée ? » Le récit de Catherine nous incite à nuancer notre compréhension du sentiment de divinité exprimée si souvent par les fous. Si l'on s'arrêtait devant l'idée selon laquelle la terre tournait pour elle, on pourrait se borner à dire : « elle se prend pour un dieu ». Mais c'est un drôle de dieu qui se laisse guider par ceuxlà mêmes auxquels il commande. L'idée que le fou se fait de sa divinité ne correspond pas à notre conception habituelle de ce qu'est un dieu véritable. Cependant, il est possible que ce soit notre conception même de ce qu'est un dieu véritable qu'il faut modifier. Passons donc à l'analyse d'un mythe qui décrit la consécration d'un dieu véritable, Indra. Ce mythe de l'Inde antique réunit tous les éléments présents dans le petit texte de Nietzsche cité au début : nous allons voir une foule indifférenciée d'individus, plus un individu qui se démarque de la foule, plus, bien sûr, le soleil. Et si, comme cet homme insensé dont parle Nietzsche, nous cherchons Dieu, nous le trouverons justement en la personne d'Indra, le roi des dieux. En réalité, en tant que roi des dieux, Indra est lui-même une sorte de métadieu qui émerge de l'ensemble indifférencié des dieux ordinaires. Le mythe raconte un épisode de la grande guerre qui oppose l'ensemble des dieux indiens à leurs adversaires démoniaques, les Asura. Au début du mythe, le camp des dieux est déchiré par des rivalités internes qui mettent leur unité en crise. Charles Malamoud (1989, pp. 232-233) fournit plusieurs variantes du mythe qui présentent, chacune de manière légèrement différente, la résolution de la crise. Nous commencerons par la version la plus rationaliste, qui imagine un contrat passé entre égaux : « Dieux et Asura étaient en conflit. Les dieux étaient divisés. Ne voulant pas accepter la supériorité d'un sur un autre, ils se séparèrent en cinq groupes... Ils réfléchirent : “ Nos ennemis, les Asura, tirent avantage de notre division. Prélevons sur nous et mettons ensemble en dépôt ces corps qui nous sont chers. De ces corps il sera séparé, celui qui le premier parmi nous sera hostile à quelque autre. ” » Ce récit n'est pas dépourvu d'obscurité. On ne sait pas ce que sont concrètement ces « corps » qui sont chers aux dieux : leurs propres incarnations physiques, les corps d'êtres chers, des possessions matérielles ? Les textes ne permettent pas de trancher, mais ce n'est pas nécessaire pour saisir le principe du procédé qui met fin à leurs divisions. Comme ils ne veulent pas accepter « la supériorité d'un sur un autre », ils renoncent à ce qu'ils ont de plus cher, non pas en faveur d'un seul individu, mais chacun en faveur de l'ensemble des Naissance du divin et psychose naissante 97 autres. Ils déposent leurs corps chers en gages auprès de la collectivité dans son ensemble. Or, la collectivité dans son ensemble est bien l'incarnation de la divinité selon Durkheim, mais une telle foule indifférenciée n'est pas encore ce que nous considérons comme un dieu véritable. Tournons-nous donc vers une deuxième variante du mythe où chacun renonce à ce qu'il a de plus cher, non pas en faveur de la collectivité dans son ensemble cette fois, mais bien en faveur d'un seul individu : « Les dieux, incapables de s'entendre, se séparent en quatre groupes. Profitant de leur discorde, leurs ennemis (...) se glissent entre eux. Les dieux décident de faire un accord. “ Cédons à la prééminence de l'un d'entre nous. ” C'est Indra qu'ils désignent comme leur chef. » Cette version du mythe nous livre un dieu véritable : Indra, le roi des dieux, auquel tous les autres se soumettent. Et c'est à Indra que, dans la suite du texte, les autres vont consigner leurs « corps favoris » qu'ils « découpent et mettent ensemble ». Le procédé est donc le même que dans la première version, mais le bénéficiaire est différent. Indra remplace la collectivité dans ce rôle. Cependant, l'intervention d'Indra n'est pas sans poser problème. Il arrive comme un deus ex machina. En fait, s'il était déjà là dès le départ, et si tout le monde pouvait aussi facilement accepter sa supériorité et reconnaître sa prééminence, il n'y aurait pas eu de discorde pour commencer, et le recours au procédé du découpage et de la mise ensemble des corps favoris aurait été superflu. Comment se fait-il que chacun oublie soudain les rivalités de naguère pour reconnaître docilement la supériorité d'Indra ? Qui est Indra, en vérité ? « Indra, en vérité, est celui qui brûle là-haut », explique le mythe. En un mot, Indra, c'est le soleil. Et on comprend désormais pourquoi les autres cèdent devant la brillance d'un tel souverain radieux. Ou plutôt, on comprendrait, si le mythe n'ajoutait pas tout de suite : « Et certes, il ne brûlait pas, à l'origine... » En fait, ce n'est que « par cette énergie (provenant des corps divins mis en dépôt auprès de lui) qu'il brûle ». Indra donc, c'est le soleil, mais – précision qui fait toute la différence – c'est aux corps chers provenant de l'ensemble des autres que le soleil doit sa brillance. Ce qui est confirmé par une troisième variante du mythe : « Les dieux, ne se soumettant pas à l'autorité les uns des autres, se séparent en quatre groupes. Puis ils constituent un bloc commun des corps bien-aimés qu'ils prélèvent sur chacun d'eux et qu'ils déposent dans le soleil là-haut. “ C'est pourquoi le soleil brûle très ardemment... ” » Dans cette dernière version, on ne trouve plus Indra, seulement le soleil. Les corps chers prélevés à chacun sont déposés directement dans le soleil. Mais le statut du soleil est aussi problématique que celui d'Indra dans la version précédente. D'abord on parle du soleil comme s'il était déjà là dès le départ pour recevoir les dépôts. Puis on précise que c'est grâce à ces mêmes dépôts que le soleil brûle. Mais un soleil qui ne brûle pas, est-ce bien un soleil ? En réalité, ce que raconte le mythe, c'est l'origine du soleil. C'est le fait même de constituer un bloc commun des corps bien-aimés prélevés sur chacun qui donne naissance au soleil, tout comme, dans la deuxième version, c'est le fait même de découper et mettre ensemble des corps favoris pris à chacun qui donne naissance à Indra. À chaque fois, la transcendance apparente n'est qu'une auto-transcendance, le produit d'un processus d'auto-extériorisation du collectif (cf. Anspach, 1993 et 2002 ; Dupuy, 1994). La première version du mythe 98 M. R. ANSPACH dévoile cette vérité en racontant la mise ensemble des corps prélevés à chacun sans parler ni d'Indra ni du soleil. Dans cette première version, nous ne voyons d'autre entité transcendante que le bloc commun des corps constitué par tous les individus ensemble. Dans la deuxième version, ce bloc commun constitué par l'ensemble des individus est identifié à un seul d'entre eux, Indra, et celui-ci est identifié à son tour au soleil. Cette deuxième version du mythe est sans doute la plus complète. Elle nous montre la transfiguration d'un seul individu qui, en devenant en quelque sorte le dépositaire des contributions de l'ensemble des autres, se voit divinisé. La divinisation de cet individu s'exprime par son identification au soleil. Autrement dit, le fait d'incarner le soleil est l'aboutissement de la divinisation, mais c'est le fait d'incarner l'ensemble des individus qui a été la source de la divinisation pour commencer. Dans la troisième version du mythe, les individus créent le soleil directement, sans passer par la désignation de l'un d'entre eux. Cette version effectue un court-circuit entre la mise ensemble des corps de tous et la naissance de la divinité. La transfiguration de l'individu divinisé est si poussée cette fois que l'individu en question ne paraît plus en tant que tel. Il s'est confondu avec l'ensemble des individus au point qu'on oublie qu’il n’avait jamais été l'un d'entre eux. Il reste néanmoins une trace obscure de la présence de cet individu dans l'idée d'un soleil qui ne brûlait pas à l'origine. À l'origine, celui qui allait devenir le soleil divin ne brûlait pas plus que les autres, il n'était qu'un individu comme eux. Mais une fois qu'il se met à brûler avec l'énergie provenant des corps de tous, sa brillance aveuglante fait oublier sa naissance humble. Les autres vont donc considérer, rétrospectivement, qu'il a toujours été le soleil. C'est pourquoi le mythe parle comme si le soleil était déjà là dès le départ, même si ce que raconte le mythe est bien la création du soleil. Le mythe raconte la création du soleil tout en projetant la présence du soleil sur le passé comme si, pour emprunter une formule au récit de Catherine, la marche du temps s'était inversée. Cette inversion de la marche du temps, typique des mythes d'origine, est également caractéristique de la psychose naissante, où le patient parle souvent de son expérience de centralité comme s'il était depuis toujours ce personnage central qu'il est devenu. Les trois versions du mythe indien mettent en avant trois incarnations possibles du personnage central : il y a d'abord la totalité des individus constituée en bloc, puis il y a Indra en tant qu'un individu au sein de cette totalité, et enfin il y a Indra en tant que divinité solaire. Nous retrouvons ces mêmes trois incarnations dans la psychose naissante, où un individu au sein de la totalité s'identifie avec la totalité des individus et finit par se diviniser à ses propres yeux. À ses propres yeux, et non aux yeux des autres : c'est ce qui distingue la folie naissante de la naissance d'un dieu véritable. Un dieu véritable naît-il d'une crise de la collectivité ? C'est bien ce type de crise que décrit le début du mythe, où le groupe est divisé, ses membres individuels étant incapables de s'entendre. Lorsque les membres du groupe perdent leur unité de cette manière, ils peuvent la restaurer en se réunissant rituellement autour de l'un d'entre eux, un individu qui – devenu roi, dieu, victime, ou tous les trois à la fois2 – parvient à incarner à lui seul la collectivité entière. Notre 2 Le rite le plus ancien consistait vraisemblablement à sacrifier une victime humaine pour en faire un roi divin : pour une démonstration de cette hypothèse, voir le chapitre 10 du livre de Arthur Maurice Hocart Naissance du divin et psychose naissante 99 mythe représente ce processus à travers un double mouvement de décomposition et de recomposition : tous les individus se décomposent en renonçant à leurs propres « corps chers », mais lorsque ces « corps » prélevés à tous sont mis ensemble et concentrés sur un seul, l'amas de pièces détachées qu'ils forment se transmue magiquement en l'incarnation radieuse de la collectivité. Comme ce personnage central paraît responsable de l'unité retrouvée du groupe, on lui attribue ce qui n'est en réalité que le résultat d'un processus collectif. Dorénavant, il sera vu comme source de lumière par ceux-là mêmes dont il tire sa propre énergie. D'où, encore une fois, l'impression d'une inversion de la flèche du temps. Dans le cas de la folie, la crise ne concerne pas la collectivité toute entière, mais un seul de ses membres. Cependant, comme l'observe Jean-Christophe Goddard (2002, p. 79), le psychotique parvient tout seul à engendrer « la totalité du processus par lequel s'équilibre la vie sociale ». C'est le sujet individuel cette fois qui, en un sens, perd d'abord son unité et se décompose. Mais la décomposition du sujet en psychose naissante s'exprime par une mise en rapport entre celui-ci et l'ensemble des autres. « Le sujet fondu dans l'espèce humaine (...) devient le double de cette espèce », nous dit Grivois (1995, p. 34). Et il cite le cas d'Étienne, 20 ans, qui, arrivé en urgences à l'Hôtel-Dieu, désigne chacune des personnes autour de lui en déclarant : « je suis tout le monde, je suis vous, vous et vous... » (Grivois, 1995, p. 29). Il arrive ainsi que le sujet se perçoit lui-même comme n'étant qu'un amas de pièces détachées empruntées aux autres. C'est le cas de Luc, 17 ans, qui se décrit comme un assemblage de « tics » dont chacun renvoie séparément à un membre de son entourage : « Il regarde ses mains, ce mouvement c'est sa sœur, un autre c'est un ami qui fait ça quand il est ému, dit-il » (Grivois, 1995, p. 33). Mais est-ce lui qui a copié ces gestes aux autres, ou l'inverse ? Pas facile de trancher. « Je faisais les mêmes gestes qu'eux avant eux », prétend Luc, puis il se corrige : « après eux », puis il « oscille entre ces deux versions pour choisir celle où il précède les autres » (Grivois, 1995, p. 107). Un autre patient, une certaine R.G., estime pour sa part que « c'est eux qui ont commencé » : chacun lui a pris « quelque chose, un détail, mais séparément, l'un a des lunettes et le look, l'autre va avoir la coupe de cheveux et la façon de marcher etc. » (Grivois, 1991, p. 18). On remarquera, cependant, que lorsqu'elle dit que c'est eux qui ont commencé, elle veut dire que c'est eux qui la copient. De même, si Luc suggère d'abord qu'il a emprunté ses gestes aux autres, il finit par dire qu'il précède les autres, donc, à nouveau, que c'est eux qui le copient. Or, la première version fournie par Luc est probablement plus proche de la vérité. Lorsqu'il constate qu'il emprunte tel ou tel geste à tel ou tel membre de son entourage, il n'y a pas de raison d'en douter : imiter les autres, c'est quelque chose que nous faisons tous sans même nous en apercevoir. Jusque-là, donc, Luc ne délire pas ; il remarque même, avec une acuité hors du commun, un phénomène réel qui normalement nous échappe.3 Au commencement était le rite (2005, pp. 134-146) et les observations que Lucien Scubla consacre à ce chapitre à la fin de sa préface au même ouvrage (pp. 37-44). 3 C’est pourquoi il serait erroné d’invoquer à tel propos un « trouble de la perception ». Plus pertinente nous semble l’hypothèse, émise par Nicolas Georgieff (2000, p. 212), d’une « expérience pathologique et aliénante [du] processus constitutif de l’empathie, normalement mis en jeu dans les interactions sociales mais ne donnant pas lieu à une expérience consciente ». 100 M. R. ANSPACH Mais ce phénomène réel est réellement inquiétant : si, à la limite, nous ne sommes, chacun, qu'un amas de pièces détachées empruntées aux autres, notre identité propre menace de se dissoudre dans la masse. Pour Luc, cette menace se concrétise, il pressent le risque de ne plus exister comme sujet indépendant.4 Un vers de Jules Romain cité par Grivois (2007, p. 110) exprime précisément ce risque : « Je cesse d'exister tellement je suis tout ». Ou plutôt, corrige Grivois, « je cesse d’exister tellement je suis tout le monde ». C'est sans doute pour ne pas cesser d'exister que Luc, après avoir hésité, choisit une interprétation alternative de l'identité entre lui et tout le monde en affirmant que ce sont tous les autres qui le copient. En disant qu'il précède tous les autres, il inverse la marche du temps.5 C'est la seule façon qui lui reste pour dire : « Je suis ». Hélas, c'est aussi le début du délire. Or, si nous comparons l'inversion de la marche du temps effectuée par Luc à celle que nous avons vue dans le mythe, nous verrons qu'elle est la même dans les deux cas. Simplement, dans le mythe l'inversion était accomplie par la collectivité et non par celui qui est devenu à leurs yeux le personnage central. C'est la même inversion vue par l'autre bout de la lorgnette. Finalement, donc, le délire pourrait n'être que le mythe privé par lequel un individu explique rétrospectivement comment il est devenu à ses propres yeux le personnage central. Et il est difficile d'exprimer la notion d'un personnage central qui incarne la masse des hommes sans rejoindre le vocabulaire religieux de la transcendance divine, comme l'indique cette liste représentative de délires dressée par Grivois (1991, pp. 87-88) : « Paul est Dieu incarné, Raphaël agit et pense tel un super ordinateur, Margit est la victime désignée par tous, Arnaud un messie scientifique, Philippe délégué de Dieu gère le monde. » Dieu, messie, victime sacrificielle... c'est bien le vocabulaire religieux qui domine. S'il y a une exception, c'est le patient qui se compare à un super ordinateur. Mais cette exception n'est peut-être qu'apparente, car le culte de l'internet semble revêtir désormais un aspect quasi religieux.6 C'est ce que suggère une publicité pour un super ordinateur IBM décrite par Thomas Frank dans un livre dont le titre signifie : « Un marché unique, sous l'égide de Dieu ». Nous voilà donc sur la place du marché mondial : « Dans une publicité de 1998 pour la division Lotus d'IBM, publicité qui dansait sur les écrans de la télévision au rythme de l'hymne nietzschéen de REM : “ Je suis le Surhomme ”, on voyait de grandes masses d'hommes vaquer (...) à leurs affaires alors qu'une légende minuscule demandait : “ Qui est 4 Si, comme l’affirme Vittorio Gallese (2005, p. 111), l’immersion du sujet dans un espace intersubjectif commun, « nous »-centrique, préexiste à la dichotomie soi-autre, on comprend mieux la fragilité potentielle du sentiment d’être un sujet indépendant. 5 Certes, l’imitation est réciproque ; elle fonctionne dans les deux sens. Mais l’influence de tous les autres sur soi-même est forcément plus importante que celle de soi-même sur tous les autres. Le fait de surestimer sa propre influence constitue un excès d’auto-attribution d’actions d’autrui. Comme le souligne Nicolas Georgieff, ce type de phénomène échappe aux modèles neuropsychologiques de la schizophrénie qui ne tiennent compte que du défaut d’auto-attribution d’actions propres. L’excès d’auto-attribution ne saurait s’expliquer par un déficit de perception des signaux efférents liés à l’action (Georgieff, 2000, pp. 202, 212). 6 Vinton Cerf, le co-créateur des protocoles à la base de l’internet et le président de l’Icann, l’organisme responsable des adresses sur la Toile, est aussi vice-président de Google, où il porte ce titre officiel : Chief Internet Evangelist. « C’est un titre un peu excentrique, je le sais, commente Cerf, mais au fond il reflète la réalité (…) J’ai passé toute la vie à répandre l’évangile de l’internet » (cité par Gaggi, 2007). Renvoyant à un chiffre si grand qu’il dépasse l’entendement, le nom « Google » lui-même n’est d’ailleurs rien d’autre qu’une évocation oblique de l’infini. Naissance du divin et psychose naissante 101 partout ? ” Dans la réponse, IBM s'identifiait à la fois au grand Peuple et au nom de Dieu tel qu'il se révélait à Moïse : Les paroles “ Je Suis ” gribouillées sur un morceau de carton et tenues au-dessus de la foule bruyante » (Frank, 2000, p. 3). Qui est donc cet individu solitaire que nous voyons proclamer, au beau milieu de la foule, « Je suis » ? Manifestement, ce ne peut être qu'un homme insensé... REMERCIEMENTS L'auteur remercie le Docteur Henri Grivois pour ses remarques sur le manuscrit et l’association Recherches Mimétiques et Imitatio pour le soutien donné à son travail. BIBLIOGRAPHIE Anspach M. (1993). De la foule à la folie. Psychiatrie Française, XXIV, 3, pp. 45-53. Anspach M. (2002). À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité. Paris : Le Seuil. Dupuy J.-P. (1994). Aux origines des sciences cognitives. Paris : La Découverte. Durkheim É. (1985). Les Formes élémentaires de la vie religieuse [1912]. 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