Naissance du divin et psychose naissante

publicité
Intellectica, 2008/3, 50, pp. 93-101
Naissance du divin et psychose naissante
Mark R. ANSPACH
RESUME : La croyance qu’existe un être transcendant est-elle dénuée de tout référent
réel – un pur délire ou God delusion ? Pour Durkheim, un tel être existe bel et bien :
c’est la totalité des individus, transcendante par rapport à ceux qui la composent. Nous
analyserons ici certains mythes védiques qui font entrevoir la naissance de la divinité
à partir de la collectivité, et nous confronterons ces mythes aux récits des patients en
psychose naissante pour suggérer que même les délusions d’un fou ne sont pas
dénuées de tout référent réel : elles traduisent l’identification du sujet à la totalité des
autres êtres humains, identification qui s’appuie sur des processus universels
d’imitation.
Mots-clés : croyance religieuse, mythologie védique, psychose naissante, imitation
ABSTRACT : The Birth of Divinity and of Insanity Is the belief in the existence of a
transcendent being a mere « God delusion », as devoid of any real referent as the
ravings of the mad ? For Durkheim, such a being truly does exist in the shape of the
totality of individuals, transcendent with respect to those who compose it. Here we
will analyze certain Vedic myths which provide a glimpse of how a divinity is born
out of the collectivity, and we will compare these myths to the accounts of patients
suffering from nascent psychosis in order to suggest that even the ravings of the mad
are not devoid of any real referent : they reflect the identification of the individual
with the totality of other human beings. This identification is based on universal
processes of imitation.
Key words : religious belief, Vedic mythology, nascent psychosis, imitation
« Je suis Dieu. Je suis Dieu. Je suis Dieu, » écrit le danseur Vaslav Nijinski
dans un passage de ses Cahiers où il se plaint : « [Ma femme] croit que je suis
fou » (cité par Goddard, 2002, p. 96).
L'homme qui proclame sa propre divinité a peu de chances d'être pris au
sérieux. En se disant Dieu, il ne fait que révéler sa folie. Mais cette révélation
reste entourée de mystère. Comment naît-on à la folie ? Afin d'y voir plus clair,
nous allons prendre au sérieux le point de vue du fou et essayer de répondre à
une autre question, aussi fondamentale qu'insolite : comment naît-on à la divinité ?
Depuis Nietzsche, il a été beaucoup question de la mort de Dieu, mais on
n'a pas suffisamment réfléchi sur le problème de savoir comment un dieu naît
pour commencer. En fait, la naissance d'un dieu est sans doute plus difficile à
expliquer que sa mort. Nous pensons savoir comment meurt un dieu : un dieu
meurt lorsqu'il n'a plus de fidèles pour le faire vivre, il dépérit lorsque personne
n'y croit plus. Ainsi est mort, par exemple, le dieu-soleil Apollon : nous ne
croyons plus au dieu-soleil – mieux, nous savons qu'il n'existe pas. Par
Centre de Recherche en Épistémologie Appliquée, École Polytechnique, Paris.
© 2008 Association pour la Recherche Cognitive.
94
M. R. ANSPACH
conséquent, son dépérissement nous semble naturel, mais son origine n'en est
que plus obscure. Comment des personnes sensées ont-elles pu se mettre à
croire en une puissance qui n'existe pas ? N'est-ce pas là une croyance parfaitement irrationnelle, voire une espèce de folie ?
La question que pose la folie proprement dite paraît un peu différente car le
fou, lui, passe pour insensé. Il reste à savoir comment cette personne, sensée ou
non, a pu se mettre à croire en des choses qui n'existent pas. À croire, par
exemple, en une mission divine qu'elle devrait assumer, ou une divinité qu'elle
incarnerait elle-même. Il ne suffit pas d'attribuer ces croyances au délire ou aux
hallucinations dans la mesure où ce sont justement ces croyances mêmes qui
nous font dire que le patient délire ou hallucine, qui nous font dire, en un mot,
qu'il est fou. C'est ce que remarque Henri Grivois (1995, p. 69) : « Le délire
erreur de la raison et l'hallucination erreur de perception (...) procurent au praticien le repos d'une causalité circulaire : le patient se dit Dieu parce qu'il délire
ou le patient délire puisqu'il se dit Dieu ».
Si le patient dit qu'il est Dieu, c'est probablement qu'il a des raisons de le
croire. Or, si, comme nous l'avons suggéré au début, c'est la croyance des
fidèles qui fait vivre les dieux, nous pourrons accorder au fou qu'il est véritablement un dieu, mais un dieu tout petit, un dieu qui a seulement un fidèle : luimême. Dans ce cas, la différence entre Apollon et le fou, c'est la différence
entre un dieu qui a, ou qui avait, une masse de fidèles et un dieu qui n'en a
qu'un. Aussi grande que soit cette différence, nous pouvons espérer néanmoins
qu'une analogie entre les deux phénomènes existe, et que cette analogie est
susceptible de nous éclaircir sur la nature de chacun des deux. C'est pourquoi
nous proposons d'examiner quelques récits antiques qui parlent de la naissance
de dieux auxquels nous, aujourd'hui, ne croyons pas, et de confronter ces récits
à ce que Grivois nous dit de la naissance de la folie, c'est-à-dire, encore une
fois, de la naissance de dieux auxquels nous ne croyons pas.
Mais d'abord, regardons un instant le passage le plus fameux du Gai savoir,
l'aphorisme 125, celui justement qui évoque la mort de Dieu, car cela nous
permettra de relier d'emblée les deux thèmes qui nous intéressent. En effet, le
personnage qui parle de Dieu dans ce texte est identifié tout naturellement
comme étant un homme insensé, un fou. Bien entendu, seul un fou s'obstinera à
parler de Dieu envers et contre tous. Comme l'observe encore Grivois (1995,
pp. 64-65), le fou « utilise souvent le terme Dieu même si, plus que tout autre,
cela le condamne ou le ridiculise aux yeux » de ses semblables. Et c'est bien ce
qui arrive dans la scène décrite par Nietzsche. Nous ne citerons que le début du
texte en question, la partie qui précède la proclamation de la mort de Dieu :
« N'avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui,
ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du
marché et criait sans cesse : “ Je cherche Dieu ! Je cherche
Dieu ! ” Et comme là-bas se trouvaient précisément beaucoup
de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grande
hilarité. L'a-t-on perdu ? dit l'un d'eux. S'est-il égaré comme un
enfant ? dit un autre. Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il
peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? – Ainsi ils
criaient et riaient tout à la fois. »
Ici, le fou ne dit pas qu'il est Dieu, il se limite à utiliser le terme, ce qui suffit pour le ridiculiser aux yeux des autres. La masse des gens présents ne
prennent plus au sérieux la notion même de Dieu. Quant au fou, il n'est pas sûr
lui-même où Dieu se trouve, simplement il le cherche. Et, tel Diogène, il mène
Naissance du divin et psychose naissante
95
sa recherche une lanterne à la main, ce qui le rend plus ridicule encore. Cette
lanterne est un instrument d'autant moins efficace que les modestes rayons
qu'elle émet se perdent dans la lumière brillante du soleil.
Mais ce détail de la lanterne allumée en plein jour est sûrement significatif.
Nous pouvons le lire dans un premier temps comme un commentaire implicite
sur les paroles du fou. Avec la lanterne, le fou cherche à projeter de la lumière,
et il ne voit pas que la lumière est déjà là, autour de lui. Si, ensuite, il déclare
sur la place du marché qu'il cherche Dieu, c'est vraisemblablement qu'il ne voit
pas que Dieu est déjà là, autour de lui. Mais qui se trouve là, autour de lui, sur
la place du marché, sinon la foule indifférenciée des autres personnes présentes ? L'homme insensé se trouve au beau milieu de la foule. Peut-être Dieu se
cache-t-il, non pas quelque part, mais partout, dans la foule elle-même.1
Voilà donc une hypothèse à explorer : le concept de divinité traduit la présence de la collectivité, de la totalité des personnes qui entourent l'individu.
« Au fond, écrit Durkheim (1985, p. 732, n. 1), concept de totalité, concept de
société, concept de divinité ne sont vraisemblablement que des aspects différents d'une seule et même notion ». Or, cette hypothèse durkheimienne nous
conduit directement à la problématique de la psychose naissante.
Selon Grivois (1991, p. 21), en effet, le premier point qui caractérise toute
psychose naissante est « le sentiment d'être au centre de la totalité des autres ».
Ce sentiment est bien exprimé par l'un de ses patients, un garçon de 18 ans,
qui, « avec un mouvement circulaire des bras autour de sa tête », dit : « Le
monde s'est satellisé autour de moi » (Grivois, 1995, p. 34). Le patient parle
comme si c'était la planète entière qui tournait autour de lui, mais on peut présumer qu'il entend le mot « monde » surtout dans le sens de l'expression
courante « tout le monde ».
Nous retrouvons la même métaphore planétaire dans le récit d'un autre
patient en psychose naissante, Catherine, qui avait elle aussi le sentiment que la
terre tournait pour elle :
« Catherine, 22 ans, s'enfuit un matin de chez elle, guidée,
dira-t-elle ensuite, par le soleil. Elle marche d'abord vers l'est
puis vers l'ouest. Elle erre dans Paris, traverse les rues au feu
vert, les voitures s'arrêtent sur un signe. C'est une preuve, mais
de quoi ? Elle arrive tout à coup à cette conclusion : elle va
être mise à mort. Instantanéité de cette découverte et sentiment
que les gens vont tous participer à sa mise à mort. Elle se dévêt
et s'enfonce sur une voie du métro. Elle s'enterre....
Catherine racontera qu'elle avait le sentiment d'être guidée par
les autres mais aussi bien de les commander. Elle a ce souvenir, le sentiment d'avoir été partout le centre. La terre n'a-t-elle
pas tourné pour elle ? La marche du temps se serait-elle inversée ? » (Grivois, 1995, pp. 12-13).
L'histoire exemplaire de cette jeune femme mérite d'être étudiée de près.
Commençons par la fin : Catherine était au centre et la terre a tourné pour
elle – comme si, telle une divinité solaire, elle commandait au destin de la planète. Jusque-là, on dirait que son délire de grandeur a atteint des dimensions
1
Cette conjecture est compatible avec l’importance primordiale qu’attribue Nietzsche, dans La
naissance de la tragédie, à la foule incarnée par le chœur satyrique. Comme le souligne Jean-Christophe
Goddard (2008, p. 20), derrière « le monde des dieux apollinien », Nietzsche ne voit « rien d’autre que
cette foule, et la projection hors de soi par cette foule d’une image esthétique d’elle-même ».
96
M. R. ANSPACH
proprement astronomiques. Mais ce que Grivois appelle la « centralité » est
loin d'être une pure mégalomanie. En fait, Catherine avait le sentiment d'être
guidée par les autres aussi bien que de les commander. De même, quand elle
est sortie le matin, elle avait le sentiment d'être guidée par le soleil. Nous trouvons donc exactement la même réciprocité paradoxale sur les deux plans, le
plan pour ainsi dire « astral » et le plan humain : Catherine commandait au
monde comme le soleil tout en étant guidée par le soleil, et elle commandait
aux autres tout en étant guidée par les autres. Enfin, quand elle conclut que
« les gens vont tous participer à sa mise à mort », elle se hâte d’y participer
elle-même en se jetant sur une voie du métro. Elle s'enterre elle-même comme
si elle devançait l'intention des autres, comme si elle leur empruntait une
intention non encore mise en acte et les imitait par avance. D'où la pertinence
de la question finale : « La marche du temps se serait-elle inversée ? »
Le récit de Catherine nous incite à nuancer notre compréhension du sentiment de divinité exprimée si souvent par les fous. Si l'on s'arrêtait devant l'idée
selon laquelle la terre tournait pour elle, on pourrait se borner à dire : « elle se
prend pour un dieu ». Mais c'est un drôle de dieu qui se laisse guider par ceuxlà mêmes auxquels il commande. L'idée que le fou se fait de sa divinité ne
correspond pas à notre conception habituelle de ce qu'est un dieu véritable.
Cependant, il est possible que ce soit notre conception même de ce qu'est un
dieu véritable qu'il faut modifier.
Passons donc à l'analyse d'un mythe qui décrit la consécration d'un dieu
véritable, Indra. Ce mythe de l'Inde antique réunit tous les éléments présents
dans le petit texte de Nietzsche cité au début : nous allons voir une foule indifférenciée d'individus, plus un individu qui se démarque de la foule, plus, bien
sûr, le soleil. Et si, comme cet homme insensé dont parle Nietzsche, nous cherchons Dieu, nous le trouverons justement en la personne d'Indra, le roi des
dieux.
En réalité, en tant que roi des dieux, Indra est lui-même une sorte de métadieu qui émerge de l'ensemble indifférencié des dieux ordinaires. Le mythe
raconte un épisode de la grande guerre qui oppose l'ensemble des dieux indiens
à leurs adversaires démoniaques, les Asura. Au début du mythe, le camp des
dieux est déchiré par des rivalités internes qui mettent leur unité en crise.
Charles Malamoud (1989, pp. 232-233) fournit plusieurs variantes du mythe
qui présentent, chacune de manière légèrement différente, la résolution de la
crise. Nous commencerons par la version la plus rationaliste, qui imagine un
contrat passé entre égaux :
« Dieux et Asura étaient en conflit. Les dieux étaient divisés.
Ne voulant pas accepter la supériorité d'un sur un autre, ils se
séparèrent en cinq groupes... Ils réfléchirent : “ Nos ennemis,
les Asura, tirent avantage de notre division. Prélevons sur nous
et mettons ensemble en dépôt ces corps qui nous sont chers.
De ces corps il sera séparé, celui qui le premier parmi nous
sera hostile à quelque autre. ” »
Ce récit n'est pas dépourvu d'obscurité. On ne sait pas ce que sont concrètement ces « corps » qui sont chers aux dieux : leurs propres incarnations
physiques, les corps d'êtres chers, des possessions matérielles ? Les textes ne
permettent pas de trancher, mais ce n'est pas nécessaire pour saisir le principe
du procédé qui met fin à leurs divisions. Comme ils ne veulent pas accepter
« la supériorité d'un sur un autre », ils renoncent à ce qu'ils ont de plus cher,
non pas en faveur d'un seul individu, mais chacun en faveur de l'ensemble des
Naissance du divin et psychose naissante
97
autres. Ils déposent leurs corps chers en gages auprès de la collectivité dans son
ensemble. Or, la collectivité dans son ensemble est bien l'incarnation de la
divinité selon Durkheim, mais une telle foule indifférenciée n'est pas encore ce
que nous considérons comme un dieu véritable.
Tournons-nous donc vers une deuxième variante du mythe où chacun
renonce à ce qu'il a de plus cher, non pas en faveur de la collectivité dans son
ensemble cette fois, mais bien en faveur d'un seul individu :
« Les dieux, incapables de s'entendre, se séparent en quatre
groupes. Profitant de leur discorde, leurs ennemis (...) se glissent entre eux. Les dieux décident de faire un accord.
“ Cédons à la prééminence de l'un d'entre nous. ” C'est Indra
qu'ils désignent comme leur chef. »
Cette version du mythe nous livre un dieu véritable : Indra, le roi des dieux,
auquel tous les autres se soumettent. Et c'est à Indra que, dans la suite du texte,
les autres vont consigner leurs « corps favoris » qu'ils « découpent et mettent
ensemble ». Le procédé est donc le même que dans la première version, mais le
bénéficiaire est différent. Indra remplace la collectivité dans ce rôle. Cependant, l'intervention d'Indra n'est pas sans poser problème. Il arrive comme un
deus ex machina. En fait, s'il était déjà là dès le départ, et si tout le monde pouvait aussi facilement accepter sa supériorité et reconnaître sa prééminence, il
n'y aurait pas eu de discorde pour commencer, et le recours au procédé du
découpage et de la mise ensemble des corps favoris aurait été superflu. Comment se fait-il que chacun oublie soudain les rivalités de naguère pour
reconnaître docilement la supériorité d'Indra ? Qui est Indra, en vérité ?
« Indra, en vérité, est celui qui brûle là-haut », explique le mythe. En un
mot, Indra, c'est le soleil. Et on comprend désormais pourquoi les autres cèdent
devant la brillance d'un tel souverain radieux. Ou plutôt, on comprendrait, si le
mythe n'ajoutait pas tout de suite : « Et certes, il ne brûlait pas, à l'origine... »
En fait, ce n'est que « par cette énergie (provenant des corps divins mis en
dépôt auprès de lui) qu'il brûle ». Indra donc, c'est le soleil, mais – précision
qui fait toute la différence – c'est aux corps chers provenant de l'ensemble des
autres que le soleil doit sa brillance. Ce qui est confirmé par une troisième
variante du mythe :
« Les dieux, ne se soumettant pas à l'autorité les uns des
autres, se séparent en quatre groupes. Puis ils constituent un
bloc commun des corps bien-aimés qu'ils prélèvent sur chacun
d'eux et qu'ils déposent dans le soleil là-haut. “ C'est pourquoi
le soleil brûle très ardemment... ” »
Dans cette dernière version, on ne trouve plus Indra, seulement le soleil.
Les corps chers prélevés à chacun sont déposés directement dans le soleil. Mais
le statut du soleil est aussi problématique que celui d'Indra dans la version
précédente. D'abord on parle du soleil comme s'il était déjà là dès le départ
pour recevoir les dépôts. Puis on précise que c'est grâce à ces mêmes dépôts
que le soleil brûle. Mais un soleil qui ne brûle pas, est-ce bien un soleil ?
En réalité, ce que raconte le mythe, c'est l'origine du soleil. C'est le fait
même de constituer un bloc commun des corps bien-aimés prélevés sur chacun
qui donne naissance au soleil, tout comme, dans la deuxième version, c'est le
fait même de découper et mettre ensemble des corps favoris pris à chacun qui
donne naissance à Indra. À chaque fois, la transcendance apparente n'est qu'une
auto-transcendance, le produit d'un processus d'auto-extériorisation du collectif
(cf. Anspach, 1993 et 2002 ; Dupuy, 1994). La première version du mythe
98
M. R. ANSPACH
dévoile cette vérité en racontant la mise ensemble des corps prélevés à chacun
sans parler ni d'Indra ni du soleil. Dans cette première version, nous ne voyons
d'autre entité transcendante que le bloc commun des corps constitué par tous
les individus ensemble.
Dans la deuxième version, ce bloc commun constitué par l'ensemble des
individus est identifié à un seul d'entre eux, Indra, et celui-ci est identifié à son
tour au soleil. Cette deuxième version du mythe est sans doute la plus
complète. Elle nous montre la transfiguration d'un seul individu qui, en devenant en quelque sorte le dépositaire des contributions de l'ensemble des autres,
se voit divinisé. La divinisation de cet individu s'exprime par son identification
au soleil. Autrement dit, le fait d'incarner le soleil est l'aboutissement de la
divinisation, mais c'est le fait d'incarner l'ensemble des individus qui a été la
source de la divinisation pour commencer.
Dans la troisième version du mythe, les individus créent le soleil directement, sans passer par la désignation de l'un d'entre eux. Cette version effectue
un court-circuit entre la mise ensemble des corps de tous et la naissance de la
divinité. La transfiguration de l'individu divinisé est si poussée cette fois que
l'individu en question ne paraît plus en tant que tel. Il s'est confondu avec
l'ensemble des individus au point qu'on oublie qu’il n’avait jamais été l'un
d'entre eux. Il reste néanmoins une trace obscure de la présence de cet individu
dans l'idée d'un soleil qui ne brûlait pas à l'origine. À l'origine, celui qui allait
devenir le soleil divin ne brûlait pas plus que les autres, il n'était qu'un individu
comme eux. Mais une fois qu'il se met à brûler avec l'énergie provenant des
corps de tous, sa brillance aveuglante fait oublier sa naissance humble. Les
autres vont donc considérer, rétrospectivement, qu'il a toujours été le soleil.
C'est pourquoi le mythe parle comme si le soleil était déjà là dès le départ,
même si ce que raconte le mythe est bien la création du soleil. Le mythe
raconte la création du soleil tout en projetant la présence du soleil sur le passé
comme si, pour emprunter une formule au récit de Catherine, la marche du
temps s'était inversée.
Cette inversion de la marche du temps, typique des mythes d'origine, est
également caractéristique de la psychose naissante, où le patient parle souvent
de son expérience de centralité comme s'il était depuis toujours ce personnage
central qu'il est devenu. Les trois versions du mythe indien mettent en avant
trois incarnations possibles du personnage central : il y a d'abord la totalité des
individus constituée en bloc, puis il y a Indra en tant qu'un individu au sein de
cette totalité, et enfin il y a Indra en tant que divinité solaire. Nous retrouvons
ces mêmes trois incarnations dans la psychose naissante, où un individu au sein
de la totalité s'identifie avec la totalité des individus et finit par se diviniser à
ses propres yeux. À ses propres yeux, et non aux yeux des autres : c'est ce qui
distingue la folie naissante de la naissance d'un dieu véritable.
Un dieu véritable naît-il d'une crise de la collectivité ? C'est bien ce type de
crise que décrit le début du mythe, où le groupe est divisé, ses membres individuels étant incapables de s'entendre. Lorsque les membres du groupe perdent
leur unité de cette manière, ils peuvent la restaurer en se réunissant rituellement
autour de l'un d'entre eux, un individu qui – devenu roi, dieu, victime, ou tous
les trois à la fois2 – parvient à incarner à lui seul la collectivité entière. Notre
2
Le rite le plus ancien consistait vraisemblablement à sacrifier une victime humaine pour en faire un roi
divin : pour une démonstration de cette hypothèse, voir le chapitre 10 du livre de Arthur Maurice Hocart
Naissance du divin et psychose naissante
99
mythe représente ce processus à travers un double mouvement de décomposition et de recomposition : tous les individus se décomposent en renonçant à
leurs propres « corps chers », mais lorsque ces « corps » prélevés à tous sont
mis ensemble et concentrés sur un seul, l'amas de pièces détachées qu'ils forment se transmue magiquement en l'incarnation radieuse de la collectivité.
Comme ce personnage central paraît responsable de l'unité retrouvée du
groupe, on lui attribue ce qui n'est en réalité que le résultat d'un processus collectif. Dorénavant, il sera vu comme source de lumière par ceux-là mêmes dont
il tire sa propre énergie. D'où, encore une fois, l'impression d'une inversion de
la flèche du temps.
Dans le cas de la folie, la crise ne concerne pas la collectivité toute entière,
mais un seul de ses membres. Cependant, comme l'observe Jean-Christophe
Goddard (2002, p. 79), le psychotique parvient tout seul à engendrer « la totalité du processus par lequel s'équilibre la vie sociale ». C'est le sujet individuel
cette fois qui, en un sens, perd d'abord son unité et se décompose. Mais la
décomposition du sujet en psychose naissante s'exprime par une mise en rapport entre celui-ci et l'ensemble des autres. « Le sujet fondu dans l'espèce
humaine (...) devient le double de cette espèce », nous dit Grivois (1995, p.
34). Et il cite le cas d'Étienne, 20 ans, qui, arrivé en urgences à l'Hôtel-Dieu,
désigne chacune des personnes autour de lui en déclarant : « je suis tout le
monde, je suis vous, vous et vous... » (Grivois, 1995, p. 29).
Il arrive ainsi que le sujet se perçoit lui-même comme n'étant qu'un amas de
pièces détachées empruntées aux autres. C'est le cas de Luc, 17 ans, qui se
décrit comme un assemblage de « tics » dont chacun renvoie séparément à un
membre de son entourage : « Il regarde ses mains, ce mouvement c'est sa sœur,
un autre c'est un ami qui fait ça quand il est ému, dit-il » (Grivois, 1995, p.
33). Mais est-ce lui qui a copié ces gestes aux autres, ou l'inverse ? Pas facile
de trancher. « Je faisais les mêmes gestes qu'eux avant eux », prétend Luc, puis
il se corrige : « après eux », puis il « oscille entre ces deux versions pour
choisir celle où il précède les autres » (Grivois, 1995, p. 107).
Un autre patient, une certaine R.G., estime pour sa part que « c'est eux qui
ont commencé » : chacun lui a pris « quelque chose, un détail, mais séparément, l'un a des lunettes et le look, l'autre va avoir la coupe de cheveux et la
façon de marcher etc. » (Grivois, 1991, p. 18). On remarquera, cependant, que
lorsqu'elle dit que c'est eux qui ont commencé, elle veut dire que c'est eux qui
la copient. De même, si Luc suggère d'abord qu'il a emprunté ses gestes aux
autres, il finit par dire qu'il précède les autres, donc, à nouveau, que c'est eux
qui le copient.
Or, la première version fournie par Luc est probablement plus proche de la
vérité. Lorsqu'il constate qu'il emprunte tel ou tel geste à tel ou tel membre de
son entourage, il n'y a pas de raison d'en douter : imiter les autres, c'est quelque
chose que nous faisons tous sans même nous en apercevoir. Jusque-là, donc,
Luc ne délire pas ; il remarque même, avec une acuité hors du commun, un
phénomène réel qui normalement nous échappe.3
Au commencement était le rite (2005, pp. 134-146) et les observations que Lucien Scubla consacre à ce
chapitre à la fin de sa préface au même ouvrage (pp. 37-44).
3
C’est pourquoi il serait erroné d’invoquer à tel propos un « trouble de la perception ». Plus pertinente
nous semble l’hypothèse, émise par Nicolas Georgieff (2000, p. 212), d’une « expérience pathologique
et aliénante [du] processus constitutif de l’empathie, normalement mis en jeu dans les interactions
sociales mais ne donnant pas lieu à une expérience consciente ».
100
M. R. ANSPACH
Mais ce phénomène réel est réellement inquiétant : si, à la limite, nous ne
sommes, chacun, qu'un amas de pièces détachées empruntées aux autres, notre
identité propre menace de se dissoudre dans la masse. Pour Luc, cette menace
se concrétise, il pressent le risque de ne plus exister comme sujet indépendant.4
Un vers de Jules Romain cité par Grivois (2007, p. 110) exprime précisément
ce risque : « Je cesse d'exister tellement je suis tout ». Ou plutôt, corrige
Grivois, « je cesse d’exister tellement je suis tout le monde ». C'est sans doute
pour ne pas cesser d'exister que Luc, après avoir hésité, choisit une interprétation alternative de l'identité entre lui et tout le monde en affirmant que ce sont
tous les autres qui le copient. En disant qu'il précède tous les autres, il inverse
la marche du temps.5 C'est la seule façon qui lui reste pour dire : « Je suis ».
Hélas, c'est aussi le début du délire.
Or, si nous comparons l'inversion de la marche du temps effectuée par Luc
à celle que nous avons vue dans le mythe, nous verrons qu'elle est la même
dans les deux cas. Simplement, dans le mythe l'inversion était accomplie par la
collectivité et non par celui qui est devenu à leurs yeux le personnage central.
C'est la même inversion vue par l'autre bout de la lorgnette.
Finalement, donc, le délire pourrait n'être que le mythe privé par lequel un
individu explique rétrospectivement comment il est devenu à ses propres yeux
le personnage central. Et il est difficile d'exprimer la notion d'un personnage
central qui incarne la masse des hommes sans rejoindre le vocabulaire religieux
de la transcendance divine, comme l'indique cette liste représentative de délires
dressée par Grivois (1991, pp. 87-88) : « Paul est Dieu incarné, Raphaël agit et
pense tel un super ordinateur, Margit est la victime désignée par tous, Arnaud
un messie scientifique, Philippe délégué de Dieu gère le monde. »
Dieu, messie, victime sacrificielle... c'est bien le vocabulaire religieux qui
domine. S'il y a une exception, c'est le patient qui se compare à un super ordinateur. Mais cette exception n'est peut-être qu'apparente, car le culte de
l'internet semble revêtir désormais un aspect quasi religieux.6 C'est ce que suggère une publicité pour un super ordinateur IBM décrite par Thomas Frank
dans un livre dont le titre signifie : « Un marché unique, sous l'égide de Dieu ».
Nous voilà donc sur la place du marché mondial :
« Dans une publicité de 1998 pour la division Lotus d'IBM, publicité qui
dansait sur les écrans de la télévision au rythme de l'hymne nietzschéen de
REM : “ Je suis le Surhomme ”, on voyait de grandes masses d'hommes vaquer
(...) à leurs affaires alors qu'une légende minuscule demandait : “ Qui est
4
Si, comme l’affirme Vittorio Gallese (2005, p. 111), l’immersion du sujet dans un espace intersubjectif
commun, « nous »-centrique, préexiste à la dichotomie soi-autre, on comprend mieux la fragilité
potentielle du sentiment d’être un sujet indépendant.
5
Certes, l’imitation est réciproque ; elle fonctionne dans les deux sens. Mais l’influence de tous les
autres sur soi-même est forcément plus importante que celle de soi-même sur tous les autres.
Le fait de surestimer sa propre influence constitue un excès d’auto-attribution d’actions d’autrui.
Comme le souligne Nicolas Georgieff, ce type de phénomène échappe aux modèles
neuropsychologiques de la schizophrénie qui ne tiennent compte que du défaut d’auto-attribution
d’actions propres. L’excès d’auto-attribution ne saurait s’expliquer par un déficit de perception des
signaux efférents liés à l’action (Georgieff, 2000, pp. 202, 212).
6
Vinton Cerf, le co-créateur des protocoles à la base de l’internet et le président de l’Icann, l’organisme
responsable des adresses sur la Toile, est aussi vice-président de Google, où il porte ce titre officiel :
Chief Internet Evangelist. « C’est un titre un peu excentrique, je le sais, commente Cerf, mais au fond il
reflète la réalité (…) J’ai passé toute la vie à répandre l’évangile de l’internet » (cité par Gaggi, 2007).
Renvoyant à un chiffre si grand qu’il dépasse l’entendement, le nom « Google » lui-même n’est
d’ailleurs rien d’autre qu’une évocation oblique de l’infini.
Naissance du divin et psychose naissante
101
partout ? ” Dans la réponse, IBM s'identifiait à la fois au grand Peuple et au
nom de Dieu tel qu'il se révélait à Moïse : Les paroles “ Je Suis ” gribouillées
sur un morceau de carton et tenues au-dessus de la foule bruyante » (Frank,
2000, p. 3).
Qui est donc cet individu solitaire que nous voyons proclamer, au beau milieu de la foule, « Je suis » ? Manifestement, ce ne peut être qu'un homme
insensé...
REMERCIEMENTS
L'auteur remercie le Docteur Henri Grivois pour ses remarques sur le
manuscrit et l’association Recherches Mimétiques et Imitatio pour le soutien
donné à son travail.
BIBLIOGRAPHIE
Anspach M. (1993). De la foule à la folie. Psychiatrie Française, XXIV, 3, pp. 45-53.
Anspach M. (2002). À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité.
Paris : Le Seuil.
Dupuy J.-P. (1994). Aux origines des sciences cognitives. Paris : La Découverte.
Durkheim É. (1985). Les Formes élémentaires de la vie religieuse [1912]. Paris :
Presses universitaires de France.
Frank T. (2000). One Market Under God. New York : Doubleday.
Gaggi M. (2007). Il padre fondatore di Internet. Corriere della Sera, 1 février, p. 27.
Gallese V. (2005). « Being like Me » : Self-Other Identity, Mirror Neurons, and
Empathy. In S. Hurley et N. Chater (éds.), Perspectives on Imitation : From
Neuroscience to Social Science, vol. 1 (pp. 101-118). Cambridge, Mass. : MIT
Press.
Georgieff N. (2000). Neuropsychologie cognitive sociale de l’action : apport à l’étude
des symptômes positifs de la schizophrénie. Intellectica, 31, pp. 191-225.
Goddard J.-C. (2002). Mysticisme et folie. Paris : Desclée de Brouwer.
Goddard J.-C. (2008). Violence et subjectivité. Paris : Vrin.
Grivois H. (1991). Naître à la folie. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond.
Grivois H. (1995). Le Fou et le mouvement du monde. Paris : Grasset.
Grivois H. (2007). Parler avec les fous. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond/Le
Seuil.
Hocart A. M. (2005). Au commencement était le rite. De l'origine des sociétés
humaines [1954], trad. J. Lassègue, préf. L. Scubla. Paris : La Découverte.
Malamoud C. (1989). Cuire le monde. Rite et pensée dans l'Inde ancienne. Paris : La
Découverte.
Téléchargement