94 M. R. ANSPACH
conséquent, son dépérissement nous semble naturel, mais son origine n'en est
que plus obscure. Comment des personnes sensées ont-elles pu se mettre à
croire en une puissance qui n'existe pas ? N'est-ce pas là une croyance parfai-
tement irrationnelle, voire une espèce de folie ?
La question que pose la folie proprement dite paraît un peu différente car le
fou, lui, passe pour insensé. Il reste à savoir comment cette personne, sensée ou
non, a pu se mettre à croire en des choses qui n'existent pas. À croire, par
exemple, en une mission divine qu'elle devrait assumer, ou une divinité qu'elle
incarnerait elle-même. Il ne suffit pas d'attribuer ces croyances au délire ou aux
hallucinations dans la mesure où ce sont justement ces croyances mêmes qui
nous font dire que le patient délire ou hallucine, qui nous font dire, en un mot,
qu'il est fou. C'est ce que remarque Henri Grivois (1995, p. 69) : « Le délire
erreur de la raison et l'hallucination erreur de perception (...) procurent au pra-
ticien le repos d'une causalité circulaire : le patient se dit Dieu parce qu'il délire
ou le patient délire puisqu'il se dit Dieu ».
Si le patient dit qu'il est Dieu, c'est probablement qu'il a des raisons de le
croire. Or, si, comme nous l'avons suggéré au début, c'est la croyance des
fidèles qui fait vivre les dieux, nous pourrons accorder au fou qu'il est vérita-
blement un dieu, mais un dieu tout petit, un dieu qui a seulement un fidèle : lui-
même. Dans ce cas, la différence entre Apollon et le fou, c'est la différence
entre un dieu qui a, ou qui avait, une masse de fidèles et un dieu qui n'en a
qu'un. Aussi grande que soit cette différence, nous pouvons espérer néanmoins
qu'une analogie entre les deux phénomènes existe, et que cette analogie est
susceptible de nous éclaircir sur la nature de chacun des deux. C'est pourquoi
nous proposons d'examiner quelques récits antiques qui parlent de la naissance
de dieux auxquels nous, aujourd'hui, ne croyons pas, et de confronter ces récits
à ce que Grivois nous dit de la naissance de la folie, c'est-à-dire, encore une
fois, de la naissance de dieux auxquels nous ne croyons pas.
Mais d'abord, regardons un instant le passage le plus fameux du Gai savoir,
l'aphorisme 125, celui justement qui évoque la mort de Dieu, car cela nous
permettra de relier d'emblée les deux thèmes qui nous intéressent. En effet, le
personnage qui parle de Dieu dans ce texte est identifié tout naturellement
comme étant un homme insensé, un fou. Bien entendu, seul un fou s'obstinera à
parler de Dieu envers et contre tous. Comme l'observe encore Grivois (1995,
pp. 64-65), le fou « utilise souvent le terme Dieu même si, plus que tout autre,
cela le condamne ou le ridiculise aux yeux » de ses semblables. Et c'est bien ce
qui arrive dans la scène décrite par Nietzsche. Nous ne citerons que le début du
texte en question, la partie qui précède la proclamation de la mort de Dieu :
« N'avez-vous pas entendu parler de cet homme insensé qui,
ayant allumé une lanterne en plein midi, courait sur la place du
marché et criait sans cesse : “ Je cherche Dieu ! Je cherche
Dieu ! ” Et comme là-bas se trouvaient précisément beaucoup
de ceux qui ne croyaient pas en Dieu, il suscita une grande
hilarité. L'a-t-on perdu ? dit l'un d'eux. S'est-il égaré comme un
enfant ? dit un autre. Ou bien se cache-t-il quelque part ? A-t-il
peur de nous ? S'est-il embarqué ? A-t-il émigré ? – Ainsi ils
criaient et riaient tout à la fois. »
Ici, le fou ne dit pas qu'il est Dieu, il se limite à utiliser le terme, ce qui suf-
fit pour le ridiculiser aux yeux des autres. La masse des gens présents ne
prennent plus au sérieux la notion même de Dieu. Quant au fou, il n'est pas sûr
lui-même où Dieu se trouve, simplement il le cherche. Et, tel Diogène, il mène