NOUVELLE RHETORIQUE ET DROIT NATUREL ( 1 Michel

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NOUVELLE RHETORIQUE ET DROIT NATUREL (
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Mich e l VILLEY
)
Je vous remercie d'autant plus de vo tre in vita tio n qu'égoistement je compte en p ro fite r p o u r é cla ire r ma re lig io n re la tivement à ce q u 'o n appelle l'E co le d e Bruxelles, e t s u r l a
«Nouvelle Rhétorique», q u i est sortie de chez vous. C'est p ro bablement l a suprême b ê tise p o u r u n conférencier: d 'e n tre tenir son a u d ito ire d e ce q u e l'a u d ito ire connaît mie u x q u e
lui.
Qu'est-ce q u e vo u s d ire z t o u t à l'h e u re ? Qu e j e n ' a i pas
compris ? Je prends le risque.
Et comme il n 'y a pas de discussion sans u n point d'accord,
je commence par préciser qu'au Centre de philosophie du d ro it
de l'Un ive rsit é d e Paris, n o u s a vo n s re çu généralement le s
thèses dites de l'Ecole de Bruxelles. No n pas nous tous. No u s
ne constituons pas p lu s que vous u n bloc monolithique — je
ne crois pas que ce soit le cas de mes amis K a lin o wski et J.L.
Gardies — mais bien la plupart d'entre nous, surtout les ju ristes ou les historiens du droit. Je d ira i même que nous y avons
adhéré a ve c enthousiasme.
Avec vo u s nous v o ic i so rtis, affranchis d e ce myth e , q u e
tout le d ro it vie n d ra it de la lo i; d'autres arguments précèdent
la sentence, e t même en nombre indéfini. E t je partage absolument vo tre co n victio n que le cœu r de la méthode d u d ro it
— de la logique du d ro it au sens large — est un a rt de la controverse — co mme d i t n o t re a m i it a lie n M . G iu lia n i. O u
d' une « No u v e l l e Rh é t o r i q u e » ? O u l ' a p p e l l e r o n s n o u s Di a l e c -
tique? A v ra i d ire , j' a va is proposé d 'a b o rd à M . Pe re lma n
comme t it re d e ce t exposé: Dia le ctiq u e e t Dro it Na tu re l. M .
Perelman m' a co n se illé d 'é crire : No u ve lle Rhétorique. I l e st
possible q u e j e ré cid ive . C e q u i v a su ivre constituera u n e
méditation su r la dialectique (
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Conférenc
es f aitee anu Centre
Na t io n a l de Recherches de Logique, mars
). (') A
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1975.
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logue; mais cette différence de mots n'est peut être pas ca p itale.
Enfin, à t o rt ou à raison, je me tiens p o u r u n partisan des
thèses venues de Bruxelles. Je cro is vo u s su ivre su r l'essentiel.
Pourtant dans ce que j' a i l u d e vous, quelques p o in ts me
chiffonnent Comme nous sommes dressés à Paris, p o u r l'agrégation e n d ro it, à fa ire des plans e n deux parties — je va is
les ré d u ire au nombre de deux:
1°) I l me semble re le ve r dans la d o ctrin e d e M . Perelman
une tendance à confiner la fonction de la Dialectique, o u de
la No u ve lle Rhétorique, dans le champ de la pratique. M. Perelman me p a ra it in st it u e r u n e opposition e n tre d u n e p a rt
la théorie, la connaissance théorique, lie u de la recherche de
la vé rit é (ic i trouveraient à s'appliquer les modèles d e la lo gique fo rme lle e t la Raison proprement d ite ) — d'autre p a rt
le domaine de l'action, où ce n'est plus la vé rité q u i est poursuivie, ma is d'autres valeurs comme l'u tile . C'est ic i qu'entreraient e n scène l'argumentation rh é to riq u e o u l a dialectique
— facteurs de «décisions raisonnables».
Il se peut que je résume mal, ma is p o u r ma p a rt j'hésite
suivre.
2°) Seconde réaction: j e me tro u ve to u t aussi perplexe devant ce que je cro is être les positions de l'Ecole de Bruxelles
— e t a lo rs d e beaucoup d 'e n tre vo u s — re la tive me n t à l a
notion du Dro it Naturel. A vra i dire je croirais plutôt que cette
notion vous indiffère, que to u t simplement vous le tra ite z p a r
prétérition.
Ce n'est pas v ra i de vo u s tous. I l y a u n a rticle célèbre de
M. le Recteur Foriers su r le «droit naturel positif» que je re n contrerai su r ma route. Je n'ai pas l'impression que cet a rticle
marque une adhésion au Dro it Na tu re l.
Vo ici ce que je lis chez M. Perelman, Dro it, morale et philosophie, p. 100:
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«C'est u n f a it , co n tra ire me n t a u x thèses p o sitiviste s, q u e
dans les décisions ju d icia ire s des notions sont introduites q u i
relèvent de la morale, certaines ont été fondées, dans le passé
sur l e Dro it Na tu re l, q u e l' o n considère p lu s modestement
aujourd'hui c o mme co n fo rme s a u x p rin cip e s g é n é ra u x d u
droit».
J'en conclus que M. Perelman relègue dans l e passé cette
expression métaphysique, e t q u 'a u jo u rd h u i o n re mp la ce ra
avantageusement p a r: p rin cip e s généraux d u d ro it ; o u c ro y ances morales existant en fa it et q u i se trouvent te n ir un rô le
dans la rhétorique ju d icia ire ; idéologies existantes; o u « Dro it
naturel positif.»
Telle n'est pas l'idée que je me fais n i du champ de la dialectique n i des sources d u droit. E t pour ma p a rt je me propose
de développer devant vo u s le s d e u x propositions suivantes,
d'ailleurs identiques à mo n sens:
1°) l a dialectique est essentiellement l'in stru me n t de la spéculation théorique
2°) l a dialectique est l'instrument du Dro it Naturel. Je laisse
la f i n d e ju st if ie r l'o p p o rtu n ité d e ces réflexions, j e m'e n
excuse, excessivement théoriques.
SUR LA «DIALECTIQUE»
Ma p re miè re proposition vous a paru u n paradoxe — parce
que la méthode dialectique (dans le sens ancien d u mo t d ia lectique) — s i méconnue depuis Descartes e t q u i a v a it é té
expulsée de la philosophie moderne — après l'a vo ir pour commencer pressentie su r d'autres te rra in s (dans la «Théorie d e
l'Argumentation»), i l se t ro u ve q u e c'e st dans l e d ro it q u e
vous l'a ve z redécouverte, e t le d ro it p a ra it re sso rtir a u d o maine d e l'action.
Pour u n HISTORIEN a u co n tra ire e lle me p a ra it une é v idence. Pardonnez mo i, ce tte conférence p o rte ra d 'a b o rd s u r
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l'histoire — bien que l'h isto ire ne soit pas à la mode en France. M. Haby, notre min istre de l'Education Nationale, cherche
l'expulser des lycées français. Ma is o n peut encore espérer
rapporter quelque chose d 'u t ile d 'u n vo ya g e dans l e passé,
d'utile même pour l'intelligence de la logique du droit.
Vous savez que cette méthode — dite dialectique ou rhétorique — A rist o t e l' a v a it présentée d a n s se s To p iq u e s; e t
c'est de la philosophie q u 'il t ire ses p rin cip a u x exemples. Les
philosophes é ta ie n t appelés a u tre fo is d e s «dialecticiens». J e
ne cro is i c i aucunement co n tre d ire M . Perelman, l e «champ
de l'argumentation» s'é te n d à l a philosophie. B ie n l o i n d e
soutenir un paradoxe j'enfonce p lu tô t une porte ouverte. Seulement, puisque la porte est ouverte, je va is y entrer.
Je n o te ra i que c'e st dans l e champ d e la th é o rie q u e p rit
racine la dialectique. Bien sûr, je n'entends pas ic i p a r le mo t
théorie ces constructions a rtificie lle s des savants modernes —
qui ressortissent évidemment de la logique formelle, e t q u 'improprement ils nomment théories. No u s restituerons à ce 'terme sa signification ancienne, classique, p o in t encore périmée,
d'effort de spéculation, d e visio n d u monde e xté rie u r. E ffo rt
pour connaître ce monde a ve c vé rité . E t à nouveau j'u se ic i
du mot vérité, non pas dans le sens q u 'il a p ris pour l'idéalisme
moderne, concordance d'une proposition avec une autre proposition, ma is concordance d e n o tre e sp rit o u d e n o s discours
avec le s choses — représentation fid è le d a n s l' e sp rit d e l a
réalité, adequatio intellectus ad rem. Je suis en tra in de fa ire
de l'h ist o ire e t vo u s m'excuserez d e m'in sp ire r d 'u n e p h ilo sophie réaliste.
C'est su r le te rra in de cette recherche réaliste de la vé rit é
qu'apparut l a nécessité de l'in ve n tio n de l' a rt dialectique. E n
effet, si nous postulons que l'o b je t que nous cherchons à vo ir,
connaître p a r l a théorie, c'e st u n monde ré e l e xt é rie u r
notre conscience, transcendant à n o t re conscience, l a tâ ch e
est beaucoup moins facile que s'il s'agissait de comprendre des
idées. Cette réalité extérieure, tenue pourtant p o u r structurée
et in te llig ib le , e st u n mystè re inépuisable. I l n e sa u ra it ê tre
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question de la sa isir exhaustivement. Pour un philosophe réaliste, l a vé rité n e peut ja ma is ê tre qu'un o b je t de recherche,
d'approche plus ou moins imparfaite. Elle n'est qu'un pôle in accessible.
En effet la chose réelle, nous n e saurions e n p e rce vo ir ja mais que des parties. Co mme d isa it Husserl, o n n e ve rra ja mais d 'u n cube que tro is de ses côtés su r six, que des « p ro fils», que des aspects. E t encore l'exemple de Hu sse rl e st in suffisant. U n cube e st u n o b je t a b stra it e t géométrique, q u e
je p u is concevoir exhaustivement en le construisant. L a mu ltitude des aspects est beaucoup p lu s considérable, e t in fin ie ,
s'il s'a g it d 'u n o b je t réel. E t donc, d isa it to u jo u rs Husserl, i l
faut faire le tour pour approcher de la vérité sur la chose, sans
jamais l'atteindre — enfin c'est la la position d'un philosophe
réaliste — il faut confronter ces points de vue d ive rs que l'o n
a su r la chose, d ive rs et même inépuisables. Jamais nous n'en
aurons v u le tout.
Un d e s auteurs q u i m' o n t aidé, a u mo in s j e l'ima g in e ,
mieux co mp re n d re l e s ra iso n s d e l a d ia le ctiq u e — (p o u r
le moment je me permets une excursion trè s éloignée d u d o maine du droit) — c'est Proust; Ma rce l Proust, q u i fu t le typ e
du spéculatif, inapte à l'action, insoucieux d'action. Je me rappelle u n e conversation avec u n spécialiste de Proust, e t tous
deux nous nous entendons p o u r classer Proust — ce q u i d 'a illeurs e s t a ve n tu re u x — p a rmi le s adeptes d u ré a lisme . J e
n'en mettrais pas ma ma in au feu, ma is Proust, avide de co mprendre, d e sa isir la vé rit é d u monde, e n f a it inlassablement
le to u r. Madame de Guermantes l u i apparaît sous d ive rs a spects successifs: u n e châtelaine médiévale, descendante d e
Geneviève de Brabant, une mondaine élégante, spirituelle, une
épouse trompée, une sotte. I l d é crit tous le s changements d e
la me r à Cabourg, désespérant de se fa ire de ces choses une
Idée unique. Finalement i l n ' y a rrive ra pas, o u c'e st a ille u rs
qu'il trouvera ce q u 'il appelle l'essence du réel.
Cet exemple é ta it imp a rfa it. Parce que Proust e st u n so litaire, u n de ces écrivains modernes q u i tra va ille n t seuls, h o mmes du nord, des climats froids; il tra va illa it dans une chambre
tapissée de liège, e t ne pratiquait — comme je l'a i lu quelque
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part chez M. Perelman — qu'une sorte de «discussion intime)).
Pour donner à la dialectique toutes ses dimensions, i l fa u t se
transporter e n u n temps o ù l'imp rime rie n 'e xista it pas — n i
ce qu'elle nous a engendré, u n e cu ltu re livresque — é mig re r
en Grèce, dans le clima t méditerranéen, dans le s ja rd in s des
philosophes, o ù la recherche se fa isa it à plusieurs, dialogue
véritable, exercice d u vé rita b le a rt dialectique.
Car, dès lors qu'était poursuivie — non pas la cohérence lo g ique des propositions — mais la connaissance de la stru ctu re
de la réalité, mettons p a r exemple d e ce qu'est l'homme, d e
ce qu'est une cité, ou le courage ou la prudence, aucun savant
ne se contentera de son expérience singulière, q u i est misérable, dérisoire, i l l u i f a u t t e n ir compte aussi d e l'expérience
des autres, q u i o n t vu d'autres aspects de la chose, l'o n t vu e
autrement, te n ir compte de le u r témoignage et même aussi des
témoignages des auteurs passés. L'homme est un a n ima l social,
il v it avec d'autres, i l ne peut connaître à lu i seul. Donc confrontation d'opinions, c'est la dialectique, imposée p a r le souci
de la vérité.
Et nous savons q u e ce t a rt a ses conditions. Etant donné
que toute discussion e st p a r nature interminable, q u 'o n p e u t
sans cesse y in tro d u ire d e nouveaux arguments, c'e st à d ire
invoquer, a llé g u e r de nouveaux aspects d e la chose (ca r le s
aspects d u ré e l so n t inépuisables); i l s'imposera d ' y me t t re
un terme artificiellement, d e ma rq u e r une pause, d e s'arrêter,
de «conclure», a u sens d e f in ir (concludere epistalam). C'e st
ainsi que dans la Scolastique, au temps de St Thomas, i l y a,
la f i n d e l a séance d e l a disputatio, u n e d e te rmin a tio d u
maître, espèce de conclusion provisoire. Vous admettez que la
dialectique ne se termine pas par une conclusion logique, mais
seulement p a r une décision, q u i est en p a rtie a rb itra ire , sans
certitude apodictique; p o u r e mp lo ye r le langage de M. Pe re lman, o n d o it i c i se contenter d 'u n e d é cisio n «raisonnable».
J'en suis d'accord. Ma is est-ce qu'on ne d o it pas décider aussi d e questions théoriques? O n n e décide pas qu'en vu e d e
l'action, ma is de la connaissance. Est-ce que la Russie Soviétique e st u n pays de lib e rté ? Est-ce que l'o n v i t heureux e n
Chine ? V o ilà des questions théoriques, d o n t o n discute dans
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les cafés, su r lesquelles j' a i une opinion mais q u i ne s'impose
pas logiquement, pas plus qu'elle n'est vé rifia b le scientifiquement. I l a bien fa llu que j'e n décide.
Que sommes nous en tra in de fa ire ? De nous engager dans
une discussion dialectique su r l'importance de la dialectique;
pour sa vo ir s i le s sciences d ise n t to u t, o n t l e d e rn ie r mo t
dans le je u de la connaissance. Question dont vo u s me co n céderez qu'elle est extrêmement théorique. Question de vé rité
théorique. Peut ê tre to u t à l'h e u re e n déciderons nous, b ie n
qu'd ce sujet je ne nourrisse pas beaucoup d'illusion. Ma is nous
en traitons su r le mode dialectique.
Et c'est pourquoi la logique de M. Perelman a suscité mo n
enthousiasme, parce qu'elle est le régime o rd in a ire de l'in t e lligence d a n s l a recherche d e l a vé rité . I l n ' y a pas q u e l e
droit — je n'accepte pas d e n'être qu'un ju rist e (si mê me je
puis m'h o n o re r de cette étiquette). C'e st e n toutes questions
disputées, de façon presque universelle, que cette logique constitue une libération des carcans de la logique formelle, e t des
fanatismes e t de l'intolérance, d e la fermeture de chacun su r
son p ro p re système, d e s systématismes; e l l e représente l a
modestie de l'intelligence, la richesse, l'o u ve rtu re d'esprit, dans
la recherche de la vérité.
Je ne sais pas s i j a i ju sq u 'ici contredit M. Perelman. Sinon
sur le sens de certains termes. Ma is i l me fera sans doute re marquer q u 'Aristo te , (puisque j a i t ra it é d e s o rig in e s d e l a
dialectique) — e t Platon lu i même avant A risto te (dans l'E u thyphron) signale que la dialectique s'exerce dans le choix des
valeurs, e n v u e d e l'a ctio n . E t le s discussions q u e t o u t
l'heure je prenais en exemple n'avaient-elles pas e n vu e l'a ction ? Si j'a i décidé que la Russie n'est pas l'empire de la lib e rté, c'est que j' a i besoin de décider avant d'agir, de vo te r p o u r
M. Marchais. Je n'en cro is rien. Pas p lu s que Proust n'est in téressé à connaître ce q u i se cache sous le n o m de Guermantes, n o u s n'avons p o u r l e mo me n t e n Fra n ce d'élections e n
perspective.
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Reste i l est vra i que p o u r a g ir la décision devient quelque
chose d'absolument indispensable, e t i l fa u t autant que possible q u e lle soit raisonnable, appuyée su r la dialectique. Seulement dans la pensée classique — à laquelle j'entends me ré férer — il n 'y a pas cette séparation, que nous a léguée notamment Kant, e n tre th é o rie e t pratique. P a r exemple, se lo n S t
Thomas, i l n'existe qu'un seul in te lle ct dont o n peut fa ire d ivers usages so it p o u r connaître, contempler, e t s'a rrê te r là ,
soit éventuellement pour agir. Ca r la volonté est conduite p a r
l'intelligence. A u tre me n t d i t dans l e processus q u i mè n e
l'action — selon cette philosophie — i l y a u ra it u n p re mie r
moment de connaissance théorique: Est-ce que Die u existe ou
n'est pas ? Cherchons là dessus une prédécision théorique, e t
je déciderai ensuite si je dois l'adorer.
L'Ethique d ' A rist o t e m e p a ra î t ê t re essentiellement u n e
oeuvre théorique. O n y d é crit c e q u 'e st l' h o mme p ru d e n t,
l'homme courageux, e t l'a mitié , e t a u ssi c e q u 'e st l'h o mme
envieux, l'ivro g n e , l e lâ ch e ; q u e sig n if ie ce t t e expression:
homme tempérant, courageux, a m i vé rita b le : problèmes e n core théoriques. C'est pour les résoudre q u 'il faut nous me ttre
plusieurs, co n fro n te r d ive rs p o in ts d e vue, e t décider spéculativement. Tire z ensuite, si vous le voulez, des conséquences pour vo tre conduite.
Or c'est dès ce p re mie r moment, moment théorique, moment
de l'intellect, pas encore de la volonté, moment de recherche,
de tension vers la vé rité — su r les valeurs q u i fo n t p a rtie de
la ré a lité — que se ju stifie le recours à la dialectique. E t j e
ne cro is pas dans ce q u i précède m'ê tre éloigné autant que
vous êtes probablement en humeur de m'en fa ire le reproche,
des problèmes d u d ro it. Les remarques q u e nous venons d e
faire constituent une in tro d u ctio n à l'in te llig e n ce d e ce q u e
fut l'id é e classique de Dro it Naturel.
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I E TPRESENTATION
O RI Q U
UNE
DU DROIT NATUREL
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Je reviens
au
D donc
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O droit, peut être pas to u t a fa it au d ro it,
je n 'a i pas Il'honneur
d'être u n praticien, à la philosophie d u
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droit, e t encore
N
Aancienne
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— je continue à faire de l'h isto ire —
U philosophie
R
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à cette vie ille
oubliée du d ro it naturel, cette vie ille
notion de dLro it naturel qui, j'e n a i peur, vous indiffère.
Et je comprends que vous é vitie z cette expression lamentablement équivoque. Seulement s i l' o n vo u la it se passer des
termes équivoques — de ceux dont le dictionnaire Lalande dit:
c'est un «mot a éviter» parce que polysémique —, on ne d ira it
plus rie n . O n n'oserait plus p a rle r de nature, o n ne p a rle ra it
plus d e justice, n i de théorie, n i de vé rité , n i de dialectique,
ni de rhétorique; peut être même devrait-on chasser le ve rb e
être de son discours, parce que ce que signifie le mo t être est
extrêmement controversé...
En fa it de philosophie d u d ro it — e t je cro is à l'in stig a tio n
de M. Perelman — je me suis donné une règle: q u i est de me
défier p a r principe des doctrines des philosophes q u i o n t p a rlé d u d ro it sans rie n y connaître. I ls so n t trè s nombreux, l a
plupart: n i Kant, n i Hegel, Comte, n i Ma rx, Heidegger n i Nie tzsche, e t n i autrefois la p lu p a rt des théologiens, f le u re n t a u cune expérience du droit. Ce q u i ne les a pas empêchés d 'e xercer une la rg e influence su r le s théories générales d u d ro it
modernes e t contemporaines e t su r notre actuel enseignement
universitaire. Je me garderai donc d'user de l'expression Dro it
Naturel dans le sens que ce te rme a p ris chez le s moralistes
modernes.
Mais comme nous re vo ici juristes, e t que le s Romains o n t
fondé le droit, parlons d ro it romain. To u t d'abord, une constatation: A Rome — e t ensuite e n Europe p o u r autant que le s
juristes restèrent attachés à la tradition romaine —, on ne trouvait guère de juristes pour mettre en doute l'existence et même
l'importance d u d ro it n a tu re l. Ma is q u e vo u la it-o n d ire p a r
la ?
Nous avons lie u de présumer que ce vocable, même à Rome,
avait des acceptions variées. Je laisse d e côté le s questions
terminologiques, j e m'e n su is occupé a ille u rs. J e cro is q u e
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pour le s fondateurs d e l a science ro ma in e d u d ro it c i v i l —
du jus civile — cette philosophie du d ro it imp liq u a it au moins
deux idées: premièrement que le d ro it est une chose — réalité
dans la nature, o b je t de recherche théorique — e t deuxièmement, p a r cela même, que l'a rt du d ro it est dialectique. No u s
autres q u i avons été élevés dans la philosophie moderne, f o rmés depuis notre plus jeune âge à une autre notion d u d ro it,
nourris d e ce dogme que le d ro it consisterait e n «règles d e
conduite» e t pas e n u n e réalité, nous avons d u ma l a co mprendre. Reprenons ces deux points.
V) L e d ro it à Rome, en tant du moins q u 'il est naturel, n'est
pas invention, construction a rt if icie lle d e l'e sp rit humain. L e
droit e t la lo i (a u jo u rd 'h u i souvent confondus) appartenaient
a des genres to u t a f a it distincts. A Rome le mo t n 'é ta it pas
synonyme de lo i, comme i l l'e st devenu au co n tra ire dans le
langage des théologiens puis des philosophes modernes. Dans
le Digeste liv re I, vo u s avez deux titre s distincts, t it re 1 : De
justitia et ju re (su ivi du titre 2: De o rig in e ju ris) e t titre 3: De
legibus. Aucune d é fin itio n en fo rme q u i confonde le ju s e t la
/ex.
Que sig n ifia it donc le mot ju s? Eh bien, c'est pour nous su rprenant e t d if f icile à digérer, dans ces définitions classiques,
le d ro it est d'abord présenté comme une chose, id quod justum
est, res justa, comme pour les Grecs le dikaion, te rme neutre,
est évidemment quelque chose — O u p lu tô t u n ensemble de
choses le mo t se me t vo lo n tie rs a u p lu rie l. Dans l e Digeste,
titre 1, ce qu'on appelle les jura, c'est par exemple le mariage,
les conditions sociales distinctes — les limite s des champs, la
servitude, l'affranchissement d e s ra p p o rts so cia u x in h é re n ts
au groupe politique.
Toutes ces choses que l'o n appelle d ro it o n t une existence
préalable a u x règles écrites q u i le s expriment. Un te xte b ie n
connu du Digeste (50.17.1) nous d it que c'est du d ro it existant
qu'on t ire l a rè g le ju rid iq u e : E x j u re q u o d e st re g u la f ia i.
Avant qu'on l'e xp rime dans les lois, le d ro it est, au sein de la
société, e t même, d'après u n autre texte, dans chaque cause
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particulière: ju s in causa positum est. I l est, non dans un monde verbal, ou de propositions, e t pas non plus dans u n monde
d'idées séparées, désincarnées, platoniciennes, ma is d a n s l e
réel, dans l a nature. C'e st e n ce la q u ' il e st n a tu re l: Dika io n
phusikon J u s naturale...
Mais à ce moment, nous risquons des malentendus, e t sommes contraints de fa ire u n peu d'histoire de la philosophie. I l
faut se souvenir que le mot être, dans la philosophie ancienne
— du moins aristotélicienne — n'est pas «univoque». Co mme
le d it souvent Aristo te , ê tre «se prend dans plusieurs sens».
L'être que constitue l e d ro it n 'e st pas to u jo u rs u n ê t re «en
acte» — c'est a d ire pleinement réalisé, rendu effectif — comme sont les «faits» qu'étudie la science moderne. Plus souvent
il n 'e st «qu'en puissance». D e mê me qu'une f le u r n 'e st p a s
toujours à son état d'épanouissement, d e réalisation parfaite,
mais o n la vo it successivement germer, croître, s'étioler, mo u rir — d e mê me à Athènes, l a constitution, l'espèce d 'o rd re
social adapté à la situation du peuple athénien, — système de
rapports e n tre les magistrats, le peuple, le s riches e t les pauvres — à certains moments peut être observée. Ma is i l a rrive
plus fréquemment que cette ju ste constitution ne so it pas a t teinte, ma is se cherche, o u bien disparaisse sous les coups de
la démagogie, de l'oligarchie, de la tyrannie, ou du conquérant
étranger.
A Rome le s «bonnes moeurs» — le s «boni mores», q u 'a llè guent si souvent les juristes, sont lo in d'être to u jo u rs respectées. Elles ne sont pas toujours «en acte». C'est u n o b je t flo u
et mouvant. Cela ne les empêche pas d 'a vo ir une sorte d'existence naturelle.
Je cro is que ce p o in t est capital. O n ne sa isit pas sans ce t
effort de philosophie que pour les Romains le d ro it est d'abord
objet de connaissance, de connaissance «théorique». I l est une
chose que l'o n contemple, qu'on cherche à saisir. Le discours
juridique ro ma in n'est pas fa it originellement de normes prescriptives d'action, d e conduites à t e n ir (obligatoires, p e rmissives, ou interdictives), mais i l s'e xp rima it d'ordinaire à l'in d icatif. Ulp ie n é c rit dans l e Dig e ste q u e l a science d u d ro it
procède d'une connaissance d u ré e l (n o titia re ru m, su r q u o i
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le ju rist e d it <de ju ste o u l'injuste» — D. 1.1.10). Considérez,
dans la procédure romaine, la formule de l'intentio. Vous vous
rappelez que l'in te n tio , te rme p ris à la rhétorique, d é f in it l e
problème du juriste, le point su r lequel porteront la recherche
et le discours du droit. Si paret re m A u li A g e ril esse. Le ju riste est p rié de chercher si la chose est à te l ou te l — quel est
le partage des choses, dans l'o rd re de la cité romaine.
A mo n a vis l'e rre u r ma je u re des déonticiens — j'entends
de ceux q u i croient susceptibles de s'appliquer à l' a rt du d ro it
la logique fo rme lle Qdéontique»— est d e méconnaître ce ca ractère spécifique d u discours d u d ro it: i l se déroule à l' in d icatif, u n e ce rta in e so rt e d 'in d ica tif. L e p re mie r mo me n t d e
l'art du d ro it est une connaissance théorique. Dans le je u d e
l'intellect pratique, de l'in te lle ct à usage pratique, i l faut commencer p a r connaître e t p a r spéculer, a va n t de se je t e r dans
l'action o u le s rè g le s imp é ra tive s. Mo me n t d e l a recherche
sur cette chose, le d ro it n a tu re l existant. Quand mê me cette
philosophie serait extrêmement éloignée de nos habitudes.
21 J' a rrive a lo rs a u second p o in t. U n second t ra it d e l a
philosophie ancienne du d ro it naturel, est qu'elle imp liq u a it le
recours à la dialectique. La méthode d u d ro it naturel est, n é cessairement, dialectique. Ce la s'ensuit d u caractère d'abord
théorique de la discipline du droit. Car puisqu'il s'agit de saisir
cette chose qu'est le d ro it dans la nature, o u mê me a u se in
de chaque affaire — le ju s in causa —, cet être fa it de va le u r
incarnée dans le monde réel, ma is q u i n'est pas to u jo u rs e n
acte, p o in t immédiatement saisissable — ce t o b je t so cia l q u i
dépasse les premières visio n s qu'en acquiert chaque in d ivid u
—, i l s'impose d'en fa ire le tour, d e confronter ses d ive rs a spects, les points de vue des uns e t des autres, p o u r nous é le ver progressivement à u n e in t u it io n p lu s complète. J e n ' a i
pas besoin de vous apprendre que la méthode des ju riste s ro mains — et des ju riste s de l'Europe élevés dans la même tra dition — fu t en effet controversiale. Ce la a été démontré p a r
GIUL IANI e t p a r bien d'autres — e t la me ille u re illu stra tio n
des thèses de l'Ecole de Bruxelles, e lle est dans l'h isto ire d u
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droit, e t p o u r commencer dans l'h isto ire d e la jurisprudence
romaine. Les jurisconsultes o n t co n stru it la science ju rid iq u e
romaine en procédant par quaestiones, disputationes, confrontations des opinions des uns e t des autres.
Toute la structure d u d ro it ro ma in me p a ra it d 'a ille u rs re poser su r sa procédure dialectique: y co mp ris l a place q u ' y
tiennent fin a le me n t le s sources «positives» (Ga iu s I , 2 ). J e
m'explique: Nous avons noté q u 'il est de l'essence de toute discussion dialectique de se conclure par une décision comportant
une p a rt d'arbitraire. Puisque la vé rité totale su r la chose est
inaccessible, jamais parfaitement saisissable, que la discussion
risquerait de se prolonger à l'in f in i, i l fa u t trancher. E t dans
le d ro it, ce la s'imposera d'autant plus que to u t le t ra va il des
juristes se d o it de déboucher dans l'a ctio n . L a connaissance
est ic i a usage pratique. E lle d o it aboutir. E t aussi, p o u r l a
même raison, étant donné que la décision d o it ê tre efficace,
obéie, e lle a ce t autre t ra it spécifique d e procéder, n o n p lu s
d'un «maître» (comme dans les école médiévales de théologie),
mais d 'u n e a u to rité publique. I l n 'e st d e d ro it a u sens p le in
du mo t que dans u n e cit é organisée, p o u rvu e d e magistrats
ou d'organes pourvus d u p o u vo ir de décision. C'e st ce qu'enseignait Aristo te , e t qu'avaient parfaitement co mp ris le s fo n dateurs d e la science ro ma in e d u ju s civile : le d ro it ro ma in
est d'abord né seulement comme d ro it dans la cité (').
Ainsi donc naissent, comme conclusions de recherches d ia lectiques, dans chaque cas le s sentences des juges; et, p a rce
qu'il faut guider les juges, les équiper de règles générales, le s
«sentences» des jurisconsultes; o u mê me le s lo is proprement
dites, beaucoup plus rares en d ro it romain et qui, discutées su r
le Fo ru m, re lè ve n t a v ra i d ire d 'u n e procédure assez d if f é rente; l'ensemble d u « d ro it positif», d o n t ja ma is le s auteurs
classiques n'ont n ié l'importance. Ma is vo ici le p o in t précisément q u i nous intéresse: sans se prétendre rationnels, (c'est
dire déduits logiquement de principes a p rio ri), ces textes d e
droit positifs ne sont pas totalement arbitraires. I ls sont, co mme vous dites, «raisonnables». Ma is pourquoi, d'où vie n t le u r
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valeur ? De la controverse dialectique q u i les précède e t dont
ils so n t la terminaison. Ce n'est pas encore assez d ire . L e u r
valeur de vé rité se fonde su r ce q u 'ils étaient le d e rn ie r acte
et l'aboutissement, d 'u n e recherche théorique p o rta n t s u r l e
droit naturel.
Il en ira différemment quand la philosophie moderne — e t
d'abord la théologie — perdront le sens d e cette u n io n de la
théorie e t de la pratique. Quand s'instituera le dualisme entre
la pratique e t la théorie, e n tre l'e sp rit e t la nature — quand
la pratique constituera un monde à part, monde autonome d u
Sollen séparé d u Sein — e t cro ira p o u vo ir se dispenser de la
recherche de la vérité.
Le pragmatisme des modernes e xclu t l a recherche t h é o rique, ma is se d é vo u e a u se rvice d e b u ts, co mme l a ve rt u ,
l'exaltation de la lib e rté personnelle, o u l'u tilité , l a richesse;
qu'il re fu se d e me t t re e n question. L 'h o mme d 'a ct io n f u i t
la dialectique. Mo ra le et d ro it ont rejeté leurs anciennes sources naturelles p o u r d e ve n ir l a d icté e d e l a g râ ce o u d e l a
Révélation d ivin e , e t p a r la su ite d e la Raison o u d e la v o lonté humaines.
Ces disciplines se sont donné des prémisses aprioristiques.
C'est d e cette façon qu'un grand nombre d e théologiens o n t
raisonné su r la morale, e t certains d'entre e u x le fo n t encore.
Ainsi d u «Tu ne tueras pas», ils affecteront de conclure q u 'il
nous faudrait mettre en p riso n les femmes q u i se fo n t avorter.
Bien q u e j e so is tra d itio n a liste e t pas d u t o u t a d mira t if d e
l'avortement, je pense que c'est là e xp lo ite r la lo i d ivin e révélée dans u n sens q u i n'est pas le sien. «Ecoute, Israél» n ' implique pas que la Bib le puisse se rvir de prémisses à des s y llogismes.
Ou bie n on se donnera p o u r prémisses de la rè g le de co n duite mo ra le , l a « lo i naturelle» d e S t Paul — a rb itra ire me n t
mise e n fo rmu le s — q u i b ie n tô t deviendra l a Raison — le s
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prétendus impératifs de la Raison pure pratique - l'Imp é ra tif
catégorique. E t dans l e d ro it, finalement, o n e n e st ve n u
tout d é d u ire d e s lo is d e l'Eta t, e n affectant d e fo n d e r le u r
autorité su r le myth e du Contrat social.
Autant d e fictio n s: i l e st c la ir q u e dans ce tte philosophie
pratique q u i nous amène a u légalisme, a u p o sitivisme ju rid ique, on a perdu le souci de la vérité. On ne poursuit plus que
d'autres va le u rs — pragmatiques. P o u r fo n d e r le s rè g le s d e
conduite o u les solutions judiciaires, o n re co u rt au mensonge
— nous dirons, avec plus d'indulgence, a u myth e ; additionné
des déductions qu'en t ire la logique fo rme lle . E n fin to u s ces
vices eue n a cessé de dénoncer M. Perelman.
Car p o u r fin ir, j e reviens à l'école de Bruxelles. Vo u s avez
eu la patience ou la politesse d'entendre ce discours, ma is je
ne me fais pas d'illusion: l'idée ne vous prend pas de re ve n ir au
droit n a tu re l d'Aristote, à supposer que t e lle a it été e n effet
sa philosophie.
Je n e cro is pas d e vo ir f a ire exception p o u r M . FORIERS,
auquel nous devons la défense e t l'illu stra tio n d 'u n nouveau
type inattendu, surprenant, de d ro it naturel, d it « d ro it naturel
positif». M. Fo rie rs dans son a rticle mo n tra it parfaitement les
insuffisances d u p o sitivisme légaliste: i l e st t o u t à f a it f a u x
que la lo i so it l'unique source d u d ro it, comme o n nous l'e n seignait naguère, e t q u 'il ré su lta it des anciennes doctrines d u
Contrat social. Ma is l e f a it e st q u e l a so lu tio n ju d icia ire a
d'autres sources, e t dépend en p a rticu lie r du f lu x des opinions
'latentes à chaque mo me n t dans l e groupe, à p a rt ir desquels
sont fo rg é s c e q u ' o n a p p e lle co mmu n é me n t le s « p rin cip e s
généraux du droit». L'un des mérites de vo tre école est d 'a vo ir
remis en lu miè re le pluralisme des sources d u d ro it, ou, p o u r
mieux d ire , des arguments u tilisé s dans l a discussion ju d iciaire. Ma is co mme ces idéologies qu'observerait u n e science
«positive», n 'o n t rie n de naturel, n i prises en elles mêmes n e
sont juridiques, j'accepte le fond des analyses de M. Foriers,
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mais n 'a i pas encore co mp ris q u ' il y a it accolé l'étiquette d e
droit naturel.
Vous n'êtes pas jusnaturalistes. Donc, j e p la id e une cause
impossible, même désespérée — puisqu'A ma connaissance ja mais o n n 'a v u u n conférencier f a ire a d me ttre à so n a u d itoire c e d o n t l'a u d ito ire n 'é t a it p a s co n va in cu d'avance. E t
cependant ce s p ro p o s q u e j e vie n s d e t e n ir, q u i vo u s o n t
paru à vo u s a u tre s e sp rit s p o sit if s in u t ile me n t spéculatifs,
n'étaient pas d u to u t sans ra p p o rt a ve c vo s t ra va u x d e mé thodologie juridique. Je ne cro is pas q u ' il so it possible de ré former la logique du d ro it sans du même coup renouveler toute la philosophie du d ro it. Les d e u x choses sont solidaires:
chaque idée que l'o n a du d ro it e t de ses sources répond une
méthodologie. Quand vous vous bornez à l'étude et la description d u raisonnement ju rid iq u e , j ' a i l'imp re ssio n q u e v o t re
oeuvre demeure incomplète, s'arrête à mi-chemin. E t j'attends
maintenant vo tre contradiction...
POST SCRIPTUM
Telle q u e j e vie n s d e l'esquisser, l a d o ctrin e d u d ro it
naturel pourrait A mon sens apporter à la No u ve lle Rhétorique
un fondement philosophique, peut ê tre aussi u n complément.
11 Fo n d e me n t philos ophique
Pourquoi l a logique ju rid iq u e n'est e lle pas — vous l'a ve z
prouvé — logique déontique formelle, ma is d'abord e t surtout
un a rt de la controverse dialectique ? I l est possible de fonder
cette logique de la controverse su r une définition d u d ro it.
Mais i l vous fa u t ic i ch o isir entre deux systèmes de p h ilo sophie.
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a) O u b ie n nous resterons attachés à l'espèce d e p h ilo so phie triomphante à l'époque moderne, au dualisme des modernes, q u i institue une séparation entre la nature e t l'e sp rit, l e
Sein e t le Solien; nous tiendrons le d ro it p o u r u n p ro d u it de
l'élément spirituel, e n «lutte contre la nature», q u i impose sa
loi à a nature. No t io n idéaliste d u d ro it. C'est a in si que su ccessivement l'o n t entendu la p lu p a rt des théoriciens d e l'E u rope moderne e t contemporaine: i l s o n t vo u lu q u e l e d ro it
procède de la L o i d ivin e révélée — ensuite de la Raison h u maine (dans le jusnaturalisme moderne) ,ou bien encore de la
Volonté des cito ye n s o u d u p rin ce q u i le s représente (dans
l'école du Contrat social et le positivisme juridique). I l imp o rte p e u q u 'a u jo u rd 'h u i d'autres é co le s a ille n t ch e rch e r l ' o ri gine du d ro it dans la prétendue <cvolonté collective» du groupe
social o u d e classes sociales dominantes. To u jo u rs c'e st l a
même philosophie. Le d ro it demeure une production a rt if icie lle de la Pensée...
Mais alors il devrait s'ensuivre que le droit, œu vre de l'esp rit humain, tende à se modeler sur les formes préférées de la
logique humaine. Dans la philosophie moderne ,le d ro it tend
immanquablement à la fo rme systématique. I l vise à d e ve n ir
système, «ordre normatif» homogène. C'est sa manière de «progresser». Je sais bien qu'on n 'y est pas encore parvenu: n i les
grands ouvrages ordonnés à la mode géométrique du jusnaturalisme moderne, n i les traités de dogmatique du X I X me siècle, n i les p lu s récentes entreprises d u sociologisme n e fu re n t
des succès. V o u s l'a ve z montré. Ce la n'empêche que la pensée ju rid iq u e moderne ne continue à s'efforcer ve rs cette e spèce d'idéal.
C'est pourquoi dans le s discussions q u i vo u s opposent a u x
partisans d ' u n e lo g iq u e ju rid iq u e f o rme lle , v o t re t rio mp h e
pourrait n'être que très provisoire. Jusqu'aujourd'hui, le s faits
sont e n vo t re faveur. Ma is e n se ra t --il a in si d e ma in ? Peut
être demain quelque inventeur d'une nouvelle théorie du d ro it
parviendra t -il à tra n sfo rme r le d ro it e n système déductif. I l
suffirait encore une fo is d e changer de prémisses, d e su b stituer aux principes de Hobbes, d e Pufendorf, de Locke, de Ke lsen (d o n t la f a illit e e st manifeste) d'autres axiomes, d'autres
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formules générales de la justice, comme par exemple en A mé rique s'y est essayé M. RAWL S. C'e st la hese de Jean-Louis
GARDIES, b ie n q u e ses recherches so ie n t orientées ve rs d e
tout autres solutions que celles d e M. RA WL S . De la mê me
façon, é c rit -il, q u 'E u clid e a re n d u ra tio n n e lle s l e s ma t h é matiques, a in si serions nous à la ve ille de la découverte des
principes d'un d ro it rationnel, E t si p a r hasard i l réussissait ?
b) Dans l a philosophie classique d u d ro it naturel, l e d ro it
n'est pas un commandement de l'homme à la nature, construction d 'a u ta n t p lu s p a rfa ite q u 'e lle e st ra tio n n e lle , a f i n q u e
s'accroisse le trio mp h e de la Raison su r la nature. I l e st une
chose de la nature, u n donné q u i s'impose à l'homme, tra n scendant à l'e sp rit de l'homme, ja ma is parfaitement saisissable
mais q u i to u jo u rs conservera sa p a rt de mystère, o b je t d'une
recherche. E t quand nous cherchons à connaître cette réalité,
nous ne saurions échapper à l'obligation d'additionner, de confronter ces visio n s diverses acquises to u t d'abord à p a rt ir de
points de vue divers (supra p. 5).
Nous comprenons alors q u 'il est de l'essence de l'a rt ju rid ique d 'u t ilise r l'in stru me n t d e l a controverse; q u ' il e xiste u n
lien nécessaire entre l'in ve n tio n de la sentence o u des règles
générales du d ro it et la controverse juridique. Est fondé p h ilo sophiquement le langage dialectique du droit.
Mais, comme je ne serais pas étonné que ce p re mie r p o in t
vous laissât sceptiques — sans doute jugez vous suffisant d'appuyer vo tre théorie su r une description purement scientifique
de r état de choses contemporain — j'e n ajoute u n second.
2°) Complément
Il concernera la nature de la controverse ju rid iq u e , Ca r i l
y a différentes manières de l'analyser, on peut lu i affecter p lu sieurs dénominations.
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a) Dans vo tre école, o n la qualifie d e Rhétorique, No u ve lle
Rhétorique. J ' a i d é jà d it q u e ce tte étiquette n e me sa tisfa it
qu'd mo itié . Je cro is y t ro u ve r u n re le n t d e positivisme, d e
positivisme scientifique. O r i l me semble que to u t autant que
le p o sitivisme lé g a liste l e p o sitivisme scie n tifiq u e d o i t ê t re
aujourd'hui dépassé.
Comme vo u s le savez, i l é ta it à la mode a u siècle d e rn ie r
d'expliquer la genèse d u d ro it d'une façon quasi mécanique,
comme résultat d'une lu tte de forces .Telle fu t la tendance de
JHERING, lo rsq u ' il é c riv a it « L e co mb a t p o u r l e d ro it » ; d e
MARX, prétendant rendre compte de l'h isto ire du d ro it p a r la
lutte des classes etc... I l est ce rta in que cette description ne
manque pas d'une p a rt de vé rité . O n p o u rra it la cro ire su ffisante à rendre compte de l'essentiel pour la vie internationale,
où c'e st assez souvent l a g u e rre q u i f ix e le s fro n tiè re s d e s
Etats.
Vous n'en êtes plus là. Je ne pense pas que vo u s vous contentiez de cette analyse simpliste e t quelque peu cynique des
faits. V o u s avez reconnu que le p ro p re de l' a rt ju rid iq u e e st
au contraire d 'é limin e r l'usage et même la menace de la force
brutale. Les armes sont exclues d u prétoire. Plus exactement
les seules armes y seraient les discours, et pas n'importe quels
discours; toutes les espèces d'arguments n ' y sont pas admises
mais la rhétorique est canalisée par un ensemble de coutumes
ou de règles procédurales. D'après l'enseignement de M. Perelman, l e débat ju d icia ire d o it te n d re à u n e so lu tio n q u i so it
acceptable p a r tous, parce que «raisonnable» (j'a vo u e ne pas
trouver ce terme absolument cla ir).
Il n'en reste pas mo in s que p o u r vous, si j' a i bien compris,
la d é cisio n d e d ro i t ré su lt e d 'u n e lu t t e d'avocats, ch a cu n
acharné à défendTe sa propre cause, ses valeurs propres. Et la
victo ire appartiendrait au plus persuasif (si la Rhétorique e st
l'art d e persuader); à ce lu i des d e u x o ra te u rs q u i t ro u ve
appuyer sa cause sur les lieux communs les plus forts: lois, précédents de jurisprudence, «principes généraux du droit», idéologies d u groupe so cia l e n vig u e u r. Ou , quand la fo rce des
arguments des d e u x adversaires se balance, le procès p o u rra
se te rmin e r par un compromis. Car, entre deux causes rivales,
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deux buts opposés, il n'est pas de réunion possible; mais seulement un intermédiaire, un moyen terme, u n compromis, a rra n gement diplomatique d o n t se contenteront le s d e u x p a rtie s:
comme entre l'Egypte e t Israél.
Tout i c i encore me p a ra it dépendre d 'u n système d e f o rces, d e puissance effective des arguments, d'idéologies e xistantes en fait dans le groupe, dont joue l'avocat. Dans ces conditions j e me demande s i nous n e devons pas renoncer a la
justice d e la sentence — et, s i t o u t l' a rt d e l'a vo ca t e st d e
s'aligner su r le s opinions dominantes dans le groupe, co mme
les modes de l'opinion sont excessivement changeantes, je n'arrive plus a m'e xp liq u e r cette re la tive sta b ilité q u i caractérise
un grand nombre de solutions e t règles de d ro it.
b) P o u r q u a lifie r la controverse — ju d icia ire o u lé g isla tive
— d'où naissent les solutions de d ro it, j' a i préféré le mo t Dia lectique, bien que ce terme ne soit guère moins chargé d'équivoque. Je n 'ig n o re pas q u 'd tra ve rs l'h ist o ire i l f u t entendu
dans des sens extrêmement divers, e t souvent, co mme i l a rriva très vite que cet a rt dégénère, péjoratifs; e t que c'est a lle r
contre l'usage d e l'a sso cie r à l a méthode des jurisconsultes.
Mais j e propose de lu i re stitu e r sa sig n ifica tio n première.
Ou du moins celle que lu i attribuait en d ive rs endroits A ristote. Se lo n le s analyses d e s To p iq u e s e t d e l a Rh é to riq u e
d'Aristote, le terme semble désigner une espèce d'échange de
paroles, entrant dans le genre p lu s étendu d e la Rhétorique,
mais d o n t i l s'efforce d e l e distinguer. L a dialectique p a ra it
relever d'un plus haut niveau de culture, a ses exigences spécifiques e t ne d e vra it in te rve n ir qu'entre interlocuteurs ch o isis. Dans les Topiques e lle nous est surtout présentée comme
l'apanage des philosophes qui, se lib é ra n t des soucis pragmatiques des hommes d'affaires, s'exercent a t ro u ve r les p rin cipes des sciences. Ma is A risto te reconnaissait a l' a rt d ia le ctique une sphère d'application plus large, e lle peut, d it il, nous
être u t ile dans toutes «les affaires de la vie quotidienne». E t
je suis persuadé qu'A Rome les jurisconsultes, sans la mention-
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ner p a r son nom, pratiquèrent u n a rt q u i ressemble à la d ia lectique d'Aristote.
Le jurisconsulte romain, créateur d u ju s civile , est u n p e rsonnage d'une espèce inconnue e n Grèce, in te rmé d ia ire e n tre l'a vo ca t e t le philosophe. Son rô le n e st pas seulement de
se rvir le s intérêts de son client, i l se d it aussi «prêtre d e la
justice», chercheur d u n e «science» o u quasi-science d u ju ste
ou d e l'injuste». I l donne l u i mê me des «sentences» o u des
responsa su r des problèmes juridiques. E t s ' il f u t l'in ve n te u r
du droit, ce n'est pas q u 'il a it u tilisé la rhétorique des Cicéron
ou des Quintilien, mais une espèce de dialectique à l'in sta r du
philosophe grec.
Quelles e n étaient le s conditions ? P o u r que s'instaure u n
véritable d é b a t dialectique, i l f a u t q u 'e xiste e n t re le s j o u eurs u n pôle d'attraction commun, une même tension q u i le s
rassemble: comme, a u je u d'échecs le s d e u x partenaires, a u
delà de la victo ire de l'u n ou l'autre, recherchent en commun
la beauté d u je u . A v o i r f a it de la dialectique u n e puissance
d'action, d e mouvement, c'e st la faute de He g e l e t de Ma rx ;
alors q u 'e lle é t a it o rig in a ire me n t u n o u t il d e l'in te llig e n ce .
Car le s b u ts pratiques séparent, e t d e ma n iè re irré mé d ia b le
et d é fin itive . S i j e poursuis a ctive me n t u n e ce rta in e va le u r,
la réalisation concrète, la V e rwirklich u n g d'une certaine idée
de la justice que je me suis donnée à l'avance, rie n ne saurait
me f a ire changer d 'a vis e t m'a cco rd e r a ve c vo u s mê me q u i
servez u n e cause différente; n o u s n e p o u rro n s a u p lu s q u e
compromettre, co n clu re u n e p a ix p ro viso ire , e n co n ve n a n t
d'un certain partage a rb itra ire entre nos intérêts. I l est désespéré de s'entendre avec u n ma rxiste q u i est engagé dans une
praxis contraire à la vôtre.
Le monde moderne pragmatiste, e n fié vré d'efficacité, a mé connu cette évidence: des hommes d'opinions différentes n e
sauraient s'u n ir que dans l'in te n tio n de dépasser la d ive rg e n ce de ces opinions, c'est à d ire de se transporter su r le te rra in
de la recherche de la vé rité théorique. Un e conversion d 'a ttitude nous est demandée: que chacun de nous, mettant de côté
provisoirement la poursuite de ses intérêts, vise une connaissance désintéressée; changeant la forme de la question — nous
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interrogeant sur ce qu'est le bien ou le juste, quelle est la juste
répartition d e nos biens respectifs. No t re se u l e sp o ir e st d e
suspendre p o u r u n mo me n t la v ie a ctive , nous e n remettant
au trib u n a l de la spéculation théorique. Sinon, le dialogue ne
peut aboutir à des résultats sincèrement acceptés p a r tous; e t
stables, comme furent les résultats de la science ju rid iq u e ro maine.
Sur la scène de la dialectique, i l faut la présence, o u tre les
interlocuteurs, e t leurs discours, le u rs arguments, le u rs propositions normatives, d'un tiers personnage qui est la chose dont
on cherche la connaissance. A q u o i le discours se rapporte.
Son propos n'est pas la conduite que vise n t les u tilita riste s ou
les moralistes modernes, ma is la vé rité su r cette chose qu'est
le ju ste o u l'in ju ste , p o u r l'ontologie réaliste; cette chose o u
ces choses qu'on appelait autrefois ju s naturale. La clé de la
logique d e l a controverse spécifiquement ju rid iq u e e st l'a n cienne philosophie classique d u d ro it naturel.
C'est tro p demander. Je reste conscient de p la id e r une cause impossible. Rhétoriquement elle ne va u t rien, puisque je ne
trouve à l'a p p u ye r su r aucune idéologie, a u cu n des slogans
insufflés a u peuple p a r le s mass-media. M a thèse, a u co n traire, in sp iré e d 'o p in io n s anciennes, s'oppose à n o s l i e u x
communs d'aujourd'hui. Et peut être est-elle un scandale p o u r
nos philosophes ? Ma is ce n'est pas mo i q u i a it inventé cette
proposition: q u e le s philosophes o n t «quelque ch o se a a p prendre de l'expérience du droit». Elle est de M. Perelman. Ce
quoi me semble provoquer le spectacle de ce qu'est le d ro it
pourrait être à une conversion radicale, e n philosophie.
Université de Paris 11.
M
i
c
h
e
l
VILLEY
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