NOUVELLE RHETORIQUE ET DROIT NATUREL (
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)
Michel VILLEY
Je vous reme rcie d'autant plus de votre in vita tio n qu'égoi-
stement je compte en p rofite r p o u r écla irer ma relig ion re la-
tivement à ce qu'o n appelle l'Ecole d e Bruxelles, e t su r l a
«Nouvelle Rhétorique», q u i est sortie de chez vous. C'est p ro-
bablement l a suprême bêtise p o u r u n conférencier: d 'en tre -
tenir son auditoire d e ce que l'a u d ito ire connaît mie u x que
lui.
Qu'est-ce que vou s d ire z t o u t à l'h e u re ? Qu e j e n 'a i pas
compris ? Je prends le risque.
Et comme il n 'y a pas de discussion sans u n point d'accord,
je commence par pciser qu'au Centre de philosophie du droit
de l'Université d e Paris, no u s a vons re ç u généralement le s
thèses dites de l'Ecole de Bruxelles. No n pas nous tous. Nou s
ne constituons pas p lus que vous u n bloc monolithique je
ne crois pas que ce soit le cas de mes a mis Ka lin owski et J.L.
Gardies mais bien la plupart d'entre nous, surtout les ju ris-
tes ou les historiens du droit. Je d ira i me que nous y avons
adhéré avec enthousiasme.
Avec vo u s nous vo ici sortis, affra nchis d e ce myth e, q u e
tout le d ro it viend rait de la lo i; d'autres arguments pcèdent
la sentence, e t me en nombre indéfini. E t je partage abso-
lument votre conviction que le cœu r de la thode d u d ro it
— de la logique du dro it au sens large est un art de la con-
troverse co mme d i t n o t re a mi it a lie n M . Giu lia n i. O u
d' une « Nou v e l l e Rhét ori q ue» ? O u l ' a pp e ll e ro ns n ou s Di a l e c -
tique? A v ra i dire , j'a va is proposé d'abord à M . Perelma n
comme t itre de cet exposé: Dialectique e t Dro it Naturel. M .
Perelman m'a con seil d'écrire: Nou ve lle Rhétorique. I l e st
possible q u e j e récidive. C e q u i v a su ivre co nstituera u n e
ditation su r la dialectique (
2
). A u s e n s
a n c i e n
d ' a r t
du
d i a -
(') Conférence f ait e a u Centre National de Recherches de Logique, mars
1975.
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logue; mais cette différence de mots n'est peut être pas capi-
tale.
Enfin, à to rt ou à raison, je me tiens p o ur un partisan des
thèses venues de Bruxelles. Je crois vous suivre su r l'essen-
tiel.
Pourtant dans ce que j' a i lu d e vous, quelques p oints me
chiffonnent Comme nous sommes dressés à Paris, po ur l'agré-
gation e n droit, à faire des plans e n deux parties je va is
les réd uire au nombre de deux:
1°) I l me semble re leve r dans la do ctrine de M. Perelman
une tendance à co nfiner l a fon ction de la Dialectique, o u de
la Nouve lle Rhétorique, dans le champ de la pratique. M. Pe-
relman me p a ra it institu e r u n e oppo sition e n tre d u n e p a rt
la théorie, la connaissance théorique, lie u de la recherche de
la vé rité (ic i trouveraient à s'appliquer les modèles d e la lo -
gique forme lle e t la Raison proprement d ite) d'autre p a rt
le domaine de l'action, où ce n'est plus la vé rité q u i est pour-
suivie, mais d'autres valeurs comme l'utile . C'est ici qu'entre-
raient e n scène l'argumentation rhé torique o u la dialectique
facteurs de «décisions raisonnables».
Il se peut que je sume mal, mais po u r ma part j'hésite
suivre.
) Seconde action: je me trou ve to u t aussi perplexe de-
vant ce que je crois être les positions de l'Ecole de Bruxelles
e t a lo rs d e beaucoup d'en tre vou s relative men t à l a
notion du Droit Naturel. A vrai dire je croirais plutôt que cette
notion vous indiffère, que tout simplement vous le traitez p a r
ptérition.
Ce n'est pas v ra i de vous tous. I l y a un article célèbre de
M. le Recteur Foriers su r le «dro it naturel positif» que je ren-
contrerai sur ma route. Je n'ai pas l'impression que cet a rticle
marque une adhésion au Dro it Naturel.
Vo ici ce que je lis chez M. Perelman, Dro it, morale et p hilo-
sophie, p. 100:
NOUVELLE RHETORIQUE ET DROIT NATUREL 5
«C'est u n fa it , contraire men t a u x thèses positivistes, q u e
dans les décisions jud icia ires des notions sont introduites q u i
revent de la morale, certaines ont été fondées, dans le passé
sur l e D ro it Natu re l, q u e l' o n considère p lu s modestement
aujourd'hui co mme con fo rmes a u x p rincip e s g é n é rau x d u
droit».
J'en conclus que M. Perelman regue dans le pas cette
expression taphysique, e t q u 'a u jo u rd h u i o n re mp lace ra
avantageusement pa r: principe s généraux d u d roit; o u c ro y-
ances morales existant en fait et qui se trouvent ten ir un rôle
dans la rhétorique jud iciaire; idéologies existantes; o u « Dro it
naturel positif.»
Telle n'est pas l'idée que je me fais ni du champ de la dialec-
tique n i des sources d u droit. Et po ur ma p a rt je me propose
de développer devant vou s le s d e u x propositions suivantes,
d'ailleurs identiques à mon sens:
1°) l a dialectique est essentiellement l'instrument de la spé-
culation théorique
) l a dialectique est l'instrument du Droit Naturel. Je laisse
la f in d e ju st ifie r l'op po rtunité d e ces réflexions, j e m'e n
excuse, excessivement théoriques.
SUR LA «DIALECTIQUE»
Ma première proposition vous a paru un paradoxe parce
que la thode dialectique (dans le sens ancien d u mo t d ia -
lectique) — s i connue depuis Descartes e t q u i a va it é té
expulsée de la philosophie moderne après l'a vo ir pour com-
mencer pressentie su r d'autres te rrain s (dans la «Théorie d e
l'Argumentation»), i l se tro u ve q u e c'est dans l e d ro it q u e
vous l'a ve z redécouverte, e t le d ro it p a ra it re ssortir a u d o -
maine de l'action.
Pour u n HISTORIEN a u co n traire e lle me p a ra it une é v i-
dence. Pardonnez moi, ce tte conférence po rte ra d 'abo rd su r
6 MIC1 LEL VILLEY
l'histoire bien que l'h istoire ne soit pas à la mode en Fra n-
ce. M. Haby, notre min istre de l'Education Nationale, cherche
l'expulser des lycées français. Mais on peut encore espérer
rapporter quelque chose d 'u tile d 'u n voyag e dans l e passé,
d'utile me pour l'intelligence de la logique du droit.
Vous savez que cette thode dite dialectique ou rhéto-
rique A risto te l' a v a it psentée d a n s se s Topiq ues; e t
c'est de la philosophie q u 'il t ire ses p rincipa ux exemples. Les
philosophes éta ient appes autre fois d e s «dialecticiens». J e
ne cro is i c i aucunement co ntredire M. Perelman, l e «champ
de l'argumentation» s'étend à l a philosophie. B ie n lo in d e
soutenir un paradoxe j'enfonce plutôt une porte ouverte. Seu-
lement, puisque la porte est ouverte, je vais y entrer.
Je noterai que c'est dans l e champ de la théo rie que p rit
racine la dialectique. Bien sûr, je n'entends pas ici p ar le mo t
théorie ces constructions artificielles des savants modernes
qui ressortissent évidemment de la logique formelle, et q u 'im-
proprement ils nomment théories. Nous restituerons à ce 'ter-
me sa signification ancienne, classique, poin t encore périe,
d'effort de spéculation, de visio n d u monde extérie ur. Effo rt
pour connaître ce monde avec vé rité . E t à nouveau j'use ic i
du mot vérité, non pas dans le sens qu 'il a pris pour l'idéalisme
moderne, concordance d'une proposition avec une autre propo-
sition, ma is concordance de n o tre esprit o u d e nos discours
avec le s choses repsentation f id è le d a n s l'e sp rit d e l a
alité, adequatio intellectus ad rem. Je suis en train de fa ire
de l'h isto ire e t vou s m'excuserez d e m'in sp irer d'une p h ilo-
sophie aliste.
C'est su r le te rra in de cette recherche réaliste de la vérit é
qu'apparut la nécessité de l'inve n tio n de l'a rt dialectique. En
effet, si nous postulons que l'objet que nous cherchons à voir,
connaître p a r la théorie, c'e st u n monde ré e l e xté rie u r
notre conscience, transcendant à n o tre conscience, l a tâche
est beaucoup moins facile que s'il s'agissait de comprendre des
ies. Cette réalité extérieure, tenue pourtant p our structue
et in telligible, e st u n mystè re inépuisable. I l n e sau rait ê tre
NOUVELLE RHETORIQUE ET DROIT NATUREL 7
question de la saisir exhaustivement. Pou r un philosophe a-
liste, la vé rité ne peut jamais ê tre qu'un o bjet de recherche,
d'approche plus ou moins imparfaite. Elle n'est qu'un pôle in -
accessible.
En effet la chose elle, nous ne saurions e n p e rce voir ja -
mais que des parties. Comme disait Husserl, o n n e ve rra ja -
mais d'un cube que tro is de ses tés su r six, que des « p ro-
fils», que des aspects. E t encore l'exe mple de Husserl est in -
suffisant. U n cube e st u n o b je t abstrait e t géotrique, qu e
je puis concevoir exhaustivement en le construisant. L a mu l-
titude des aspects est beaucoup plus considérable, e t infinie ,
s'il s'agit d'un o bjet el. E t donc, d isa it to ujo urs Husserl, i l
faut faire le tour pour approcher de la vérité sur la chose, sans
jamais l'atteindre enfin c'est la la position d'un philosophe
aliste il faut confronter ces points de vu e divers que l'on
a sur la chose, dive rs et me inépuisables. Jamais nous n'en
aurons v u le tout.
Un des auteu rs q u i m'o n t aidé, a u mo in s j e l'ima g ine,
mieux comprend re l e s ra iso n s d e l a dia le ctiq u e (p o u r
le moment je me permets une excursion ts éloignée d u do -
maine du droit) c'est Proust; Ma rcel Proust, q ui fu t le type
du spéculatif, inapte à l'action, insoucieux d'action. Je me rap-
pelle un e conversation avec u n spécialiste de Proust, e t tous
deux nous nous entendons p o u r classer Proust ce qu i d 'ail-
leurs e s t aventureux p a rmi le s adeptes d u réa lisme. J e
n'en mettrais pas ma ma in au feu, mais Proust, a vide de com-
prendre, d e saisir la vé rité d u monde, e n f a it inlassablement
le tour. Madame de Guermantes l u i apparaît sous d ive rs as-
pects successifs: u n e châtelaine diévale, descendante d e
Geneviève de Brabant, une mondaine élégante, spirituelle, une
épouse trompée, une sotte. I l décrit tous le s changements de
la me r à Cabourg, désespérant de se fa ire de ces choses une
Idée unique. Finalement i l n ' y a rrive ra pas, o u c'e st a ille u rs
qu'il trouve ra ce q u 'il appelle l'essence du el.
Cet exemple éta it imparfait. Parce que Proust est u n so li-
taire, un de ces écrivains modernes qui travaillen t seuls, h o m-
mes du nord, des climats froids; il tra va illa it dans une chambre
tapissée de lge, et ne pratiquait comme je l'a i lu quelque
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