4
comme un moyen de s’opposer à son siècle et de se définir en tant qu’individu unique. Il
rêve à « une thébaïde raffinée, à un désert confortable, à une arche immobile et tiède où
il se réfugierait loin de l’incessant déluge de la sottise humaine » (Huysmans, 1977
[1884], 84). Mais plutôt que d’être ascétique comme on l’attendrait, cette thébaïde
requiert les progrès les plus avancés des arts décoratifs, que cela concerne l’agencement
des couleurs des tentures ou la disposition commode des pièces. Ailleurs, chez la
Miranda de Moréas et Adam, le décor est décrit en termes rares et compose un doux
climat d’intimité luxueuse, là encore coupée du monde : « Le jour des lampes se réfracte
en la profondeur violâtre du tapis aux cycloïdes bigarrures; il se réfracte contre les
tentures sombres, à plumetis » (Moréas et Adam, 1886, 8). Dans un texte au statut
hybride, à mi-chemin entre le catalogue d’art et le journal d’un collectionneur, Edmond
de Goncourt (1881) décrit en détail l’aménagement de sa maison de la rue d’Auteuil,
incluant les tapisseries, les revêtements des planchers, l’arrangement des meubles, et
bien sûr les beaux objets innombrables ordonnés en collections variées. Ici aussi, la
maîtrise de la matérialité luxueuse semble directement liée au statut supérieur du
protagoniste; tout se passe comme si le statut symbolique des choses inutiles se
transmettait à leur possesseur.
C’est aussi le cas dans cet autre domaine important de l’affirmation de soi qui
concerne le vêtement et la parure. Fonctionnant depuis longtemps comme attributs
spécifiques de la noblesse, le vêtement d’apparat et la parure permettent de signifier un
statut – c’était d’ailleurs tout le but des lois somptuaires que d’empêcher l’imposture, de
garantir le bon fonctionnement du signe de richesse. Or le vêtement et la parure sont
régulièrement convoqués dans la littérature décadente. Au début du roman qui porte son
nom, monsieur de Phocas apparaît « étroitement moulé dans un complet de drap vert
myrthe, cravaté très haut d’une soie vert pâle et comme sablée d’or » (Lorrain, 2001
[1901], 13), en une élégance qui rappelle celle d’Oscar Wilde ou de Robert de
Montesquiou. De façon plus baroque mais tout aussi spectaculaire, Wladimir Noronssof
s’affuble d’« un invraisemblable caftan de soie rose turc » et se montre « les doigts
surchargés de perles et de turquoises » (Lorrain, 1926 [1897], 169); ailleurs on le voit
« une gandoura de soie verte jetée sur ses épaules, enturbanné à la hâte d’une étoffe
bleue et or » (Lorrain, 1926 [1897], 241). Chez Rachilde, les toilettes féminines sont
toujours décrites avec grand soin et se démarquent par leur originalité – pensons au
manteau de bal de la protagoniste dans La Jongleuse, « une écharpe violente, une
écharpe d’aventurière, comme un feu d’artifice » (Rachilde, 1982 [1900], 29). Par la
description systématique de ces ornements du corps, les romanciers accolent les matières
directement aux personnages, et par métonymie font d’eux des objets – ou des sujets –
de luxe (voir à ce sujet Simmel, 1996, 51-59, et 1988).
Ainsi la matérialité précieuse occupe une place centrale chez les écrivains de l’avant-
garde décadente de la Belle Époque. Elle leur permet de protester contre le « stupide
XIXe siècle » (Daudet, 1922) en érigeant un univers idéal, « loin des promiscuités et des
banalités du réel » (Samain, 1916 [1902], 9). Cette multiplication ostentatoire des signes
du luxe veut rendre les objets et les textes qui les renferment plus précieux, moins
accessibles. Par de telles représentations, les écrivains tentent de s’abstraire du monde :
nos œuvres, semblent-ils dire, ne sont en rien évaluables à l’aune des valeurs utilitaires