Le Prix Nobel de Physiologie ou
decine
Des grenouilles et des hommes
Le Prix Nobel en Physiologie ou Médecine 
attribué à Sir John B. Gurdon et Shinya Yamanaka
«f or the discovery that mature cells can be reprogrammed to
become pluripotent »
par J VANDENHAUTE,
prof. ém. de Génétique, Université de Namur
Avant-Propos
Ce Prix attribué conjointement au Britannique John Gurdon,
ans, et au Japonais Shinya Yamanaka, ans, nest pas vraiment inattendu.
D’abord pour John Gurdon, dont les premiers travaux pionniers sont connus
depuis bien longtemps puisquils datent déjà de la n des années . Cette
circonstance faisait plutôt craindre que le comité Nobel ne l’eût dé nitive-
Revue des Questions Scienti ques, ,  () : -
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ment oublié. Pour Shinya Yamanaka, la situation est bien diérente puisque
ses travaux décisifs ne datent quant à eux que dà peine  ans. Une attribution
aussi précoce du Prix est certes exceptionnelle mais, pour des raisons qui ap-
paraîtront plus loin, les experts du domaine ne doutaient pas que Yamanaka
obtiendrait un jour ou lautre cette consécration. Cependant, le psent Prix a
également un caractère inattendu par labsence au palmas de Ian Wilmut.
Ce chercheur, également Britannique, apporta il y a quelques années une
contribution remarquable à ce même domaine; il est le «père» de la brebis
Dolly, première dune longue série de mammifères à avoir été obtenue par
clonage en . Nombre de biologistes ont pu penser que le Prix irait donc
aux trois: Gurdon le fondamentaliste qui a ouvert le champ du clonage chez
les amphibiens, Wilmut qui réussit le tour de force dappliquer le principe aux
ovins et Yamanaka pour un apport décisif qui permet despérer de très pro-
chaines retombées médicales.
Bien que le secret des délibérations du comité Nobel soit bien tenu, tout
Prix suscite des interrogations sur les motivations de la décision et donc, du
même coup, sur limportance du progrès scientique célébré. Cette impor-
tance est évaluée bien entendu, en premier, au plan de la science, mais peu-
vent entrer en jeu dautres considérations dordre sociologique, éthique, voire
politiques. De plus, lorsque, comme c’est le cas pour la présente édition, il y a
plusieurs co-lauréats on s’interroge sur les liens (éventuellement de liation)
entre eux et aussi sur ce qui aurait pu justier lexclusion éventuelle de cer-
tains appartenant pourtant manifestement au même lignage intellectuel.
Quelquefois, du reste, ce sont les évincés eux-mêmes qui soulèvent la contro-
verse en contestant la décision du comité Nobel.
C’est sous ces divers aspects que je limiterai dans cette note lévocation
de l’attribution du Prix de Médecine ou Physiologie . Je tenterai de mettre
le sujet en perspective du point de vue de la grande histoire de la biologie mais
aussi de celle des techniques et en particulier des techniques médicales au
service du bien-être humain, sans négliger certains ressorts non scientiques
qui peuvent parfois y avoir leur place. Le lecteur pourra trouver ailleurs, dans
les articles de presse consacrés au Nobel et sur le site Nobel (http://www.no-
belprize.org/), bien d’autres détails sur les lauréats et leurs découvertes.
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La contribution historique de J. Gurdon
La plasticité, entre préformation et épigenèse.
La citation du Nobel, reprise en titre, précise ce qui a mérité aux lauréats
leur distinction: la «reprogrammation» à la pluripotence de cellules «ma-
tures». Le sujet ainsi signé par termes programme, pluripotence, matura-
tion renvoie à une question fondamentale et qui hante véritablement la
biologie depuis ses origines. Comment se réalise un organisme (son «évolu-
tion» dans le sens premier de «déroulement dun programme» quon préfère
aujourdhui appeler «développement») au départ de lœuf lequel, à l’évi-
dence totipotent, na cependant aucun des caractères distinctifs des multiples
types cellulaires «matures» qu’il va engendrer? Cest toute la probléma-
tique de l’embryologie ou science de la diérenciation qui, historiquement, se
rattache à deux courants qu’on peut qualier schématiquement de préforma-
tionnisme et dépigenèse. Le préformationnisme arme que l’œuf fécondé
contient tout le déterminisme de sa destinée. Une caricature se rattache à
cette vision. Cest celle des homunculistes (ou animalculistes) selon laquelle le
spermatozoïde contient en réduction un petit dhomme lequel à son tour
contient son descendant et ainsi de suite, à la manière de poupées russes (lal-
ternative défendue par les ovistes ou ovulistes voulait que tout soit contenu
non dans le spermatozoïde mais dans lovule, ce qui semblait soutenu par la
parthénogenèse). Pour l’épigenèse, lœuf n’est pas tout ce quil sera et ne peut
donc être seul à terminer son devenir; au contraire, des facteurs externes
(chimiques, physiques) tiennent un rôle essentiel dans lontogenèse. Les dis-
putes entre tenants de lune ou lautre position baignent lhistoire que nous
allons esquisser. Des préjus idéologiquesn’ont pas manqué de les entacher.
Le déterminisme génétique étant socialement injuste, certains régimes ont
préféré croire en un eet du milieu sur la descendance. Cette façon de voir
justie le sacrice demandé à une génération au prétexte que son eort pour
améliorer les conditions de milieu, le «nid» en quelque sorte, serait versé au
bénéce futur du développement et du bien-être de sa progéniture. Par
ailleurs, que toute lhumanité soit déjà en quelque sorte préformée dans Adam
. "Biological Possibilities for the Human Species of the Next Ten-ousand Years." J.B.S.
Haldane (1963). Conférence où, à propos de lexpérience de Gurdon, est utilie pour la
première fois le terme de clone cf.
http://www.transhumanism.org/resources/Haldanebioposs.htm

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ou présente à l’état emboîdans lovaire de Ève est plus en harmonie avec
certaines conceptions bibliques et a de ce fait trouvé la faveur de religions.
Comme lobserve Louis Gallien dans laperçu historique qu’il donne au
début de son ouvrage classique «Problèmes et Concepts de l’Embryologie
Expérimentale» () dont je me suis inspiré ici, les débats nourris dune
part par des observations diciles avec des moyens d’investigation primitifs
et, dautre part, par des préjugés que nous venons de rappeler, eurent cepen-
dant un immense mérite: celui de faire en sorte que les questions, notamment
la question cruciale du rôle du noyau soient enn adressées par des approches
expérimentales. C’est ainsi que limportance du noyau dans l’économie cellu-
laire, déjà proposée dans la foulée de la théorie cellulaire et renforcée par la
cytogénétique naissante trouva par la suite une conrmation directe dans les
expériences classiques de mmerling () sur une algue unicellulaire et
dautres sur des amibes. Par ailleurs, de nombreuses expériences de fragmen-
tation de lœuf (principalement damphibiens) ont montle le du noyau
dans la poursuite du développement et par conséquent aussi de la diérencia-
tion. Lorsque j’étais jeune étudiant, soit quelques années seulement après les
tout premiers travaux de J. Gurdon, la réponse quon nous donnait à la ques-
tion de la maturation ou la diérenciation cellulaire et lexplication du rôle
prépondérant (sinon unique) du noyau et de son contenu en gènes étaient
assez académiques: les gènes selon Mendel et Morgan étant les responsables
des caractères, la diérenciation était donc aaire de gènes. Mais toute la
question était de savoir si la diérenciation était simplement lexpression mo-
diée dun génome inchangé ou, au contraire, si elle s’accompagnait d’une
perte irréversible (mutation, délétion, inactivation permanente) au niveau de
larsenal des gènes dans les noyaux des cellules diérenciées, cette perte étant
responsable de la «qualité» diérente – et dénitive - acquise par ces cellules.
Il fallait trancher entre plasticité cellulaire ou au contraire irréversibilité de la
diérenciation. Et je me souviens quon citait déjà des expériences de Gurdon
à l’appui de la première explication, en ajoutant quelles soulevaient des
controverses.
De quoi s’agissait-il dans ces fameuses expériences du futur No-
bel? Avant d’y arriver, on ne peut résister au plaisir de mentionner une anec-
dote à propos de létudiant atypique qu’était Gurdon. C’est avec une espèce
de erté que l’octogénaire exhibe aujourdhui pour ceux quil reçoit dans son
bureau un document dont il dit qu’il est le seul quil ait jamais encadré. Il
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
s’agit dune note dun de ses professeurs de collège qui qualie les prestations
de lélève Gurdon de «désastre» et qui ajoute que la prétention de lélève de
devenir un chercheur en biologie est «complètement ridicule» puisquil est
incapable d’assimiler des savoirs élémentaires de la biologie et que surtout « il
ne veut pas écouter » (ce quon lui enseigne) et « quil s’obstine à vouloir
conduire son travail on his own way’». Pour l’élève Gurdon la conséquence
en a été qu’il fut réorienvers des études classiques de latin et de grec mais,
par la grâce dun bienheureux cafouillage dans le service des études, il pourra
tout de même suivre les cours de Zoologie. C’est cet étudiant, inscrit nale-
ment en sciences à Cambridge, qui, dès , signera une note dans Nature,
le premier journal scientique de l’époque, alors quil est encore à  ans dob-
tenir son titre de docteur.
Premières indications de pluripotence
de cellules de l’embryon
Pour comprendre le cadre conceptuel dans lequel les travaux de thèse de
John Gurdon s’inscrivent il faut remonter aux travaux de Hans Spemann de
la première moitié du XXe siècle et même à August Weismann à la n du
XIXe siècle. Ce dernier avait veloppé la célèbre théorie de lhérédité dite du
«soma-germen» selon laquelle les cellules reproductrices étaient à l’abri dans
lorganisme et séparées des cellules diérenciées du corps, ou soma. Elles
étaient protégées des atteintes externes, au contraire des cellules somatiques,
et donc a fortiori ne pouvaient transmettre à la descendance des caractères que
le soma aurait pu acquérir sous linuence du milieu. Weismann porte ainsi
un coup qui allait être fatal à la vision dite Lamarckisme prônant lhérédité
des caractères acquis par leort ou lexpérience individuelle. Sur la question
connexe de la diérenciation, Weismann opte pour lexplication de la perte
irréversible de gènes ou du moins de leur inactivation au cours du développe-
. Cette condamnation vère est celle de la créativité. Elle rappelle des jugements aussi
péremptoires qui ont frappé dautres Nobélisés tel Peter Mitchell, père de la théorie
chimiosmotique. Il fut refusé à lentrée au Jesus College de Cambridge et ne dut nale-
ment son acceptation qu’à une lettre appuyée de son professeur du secondaire. On ra-
conte aussi – mais ce n’est qu’une belle légende –que Niels Böhr aurait dit à Rutherford
à propos dun enseignant «j’en ai marre que des professeurs me disent comment je dois
penser».
. Fischberg M., Gurdon, J. B., Elsdale T.R. Nuclear transplantation in Xenopus laevis.
Nature, , , .
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