Organisateurs : Xavier Bougarel (CNRS, CETOBAC), Nathalie Clayer (CNRS, EHESS, CETOBAC) et Fabio Giomi (CNRS, CETOBAC) Lorsqu’en 1986, Alexandre Popovic publie le livre L’islam balkanique, les populations musulmanes de l’Europe du Sud-Est demeurent un sujet exotique et méconnu. Les politiques sécularisantes mises en place par les régimes communistes semblent alors confirmer l’idée que l’adhésion à l’islam y est superficielle et en déclin. Le peu de recherches publiées à l’époque se limite souvent à analyser le syncrétisme des pratiques religieuses et la permanence des traditions préislamiques. Autrement dit, les musulmans d’Europe du Sud-Est appartiennent à ces groupes de population qu’Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay appelaient en 1981 les "musulmans oubliées". Organisé en six chapitres, les cinq cents pages du livre L’islam balkanique font donc apparaître une autre réalité, en parcourant l’histoire post-ottomane des musulmans dans les six États qui divisent alors la région - Grèce, Albanie, Yougoslavie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie. Pour chacune des six études de cas, Alexandre Popovic accorde une importance centrale aux institutions qui ont façonné la vie de ces communautés à l’époque contemporaine : institutions religieuses, partis politiques, associations, journaux. Les soixante-dix pages de bibliographie situées en fin de volume – en français, anglais, allemand, italien, serbo-croate/croato-serbe, albanais, turc, bulgare, macédonien, hongrois, roumain – sont là pour confirmer l’ambition du projet : jeter les bases d’une étude scientifique des populations musulmanes dans cette partie de l’Europe aux XIXe et XXe siècles. Dans les trente ans qui ont suivi la parution du livre, les études sur les musulmans des Balkans ont cependant connu des changements profonds, dictés tant par les transformations politiques de l’espace balkanique que par des changements dans les sciences sociales. En premier lieu, l’amnésie occidentale pour les musulmans d’Europe du Sud-Est a été vite brisée. En mai 1989, les images de l’exode des musulmans de la Bulgarie vers la Turquie, fuyant la violence des politiques assimilatrices de Todor Zhivkov, rappellent aux opinions publiques occidentales l’existence de populations musulmanes « autochtones » sur le continent européen. Peu après, pendant les guerres yougoslaves, les images de minarets, souvent touchés par les obus ou dynamités dans le cadre du nettoyage ethnique, montrent que la présence des musulmans en Europe n’est pas seulement le résultat de l’immigration économique de la seconde moitié du XXe siècle, mais a une histoire beaucoup plus longue. Au cours de la même période, deux Etats peuplés en majorité de musulmans voient le jour : la Bosnie-Herzégovine et le Kosovo. La fin de la Guerre froide, la fragmentation de l’espace yougoslave et les débuts de l’intégration européenne contribuent donc à changer la perception des musulmans de la région, au reste non univoque : soit victimes et représentants d’un « islam européen » modéré et tolérant, soit au contraire « tête de pont » en Europe d’un islam radical, d’un djihadisme transnational. Dans ce dédale de discours et de contre-discours idéologiques, la recherche a dû apprendre à se déplacer, et à répondre aux demandes légitimes de compréhension qui venaient des médias et des administrations. Mais les études sur les musulmans de l’Europe du Sud-Est non pas été exclusivement conditionnées par les évènements politiques. Des transformations plus globales dans les sciences sociales ont aussi influencées les évolutions de ces études. Alexandre Popovic lui-même a contribué à replacer l’islam balkanique dans ce qu’on appelait à l’époque le « monde musulman périphérique », qui englobait les musulmans de la Chine à l’Afrique, en passant par l’Asie du SudEst et l’Asie centrale. Par ailleurs, si pendant les années 1990 et 2000 les chercheurs travaillant sur ces populations se sont surtout occupés de la question de leurs relations avec l’Etat et des constructions nationales, la dernière décennie a connu d’autres tournants : dans le sens transnational par exemple, ce qui a amené les chercheurs à se concentrer sur la circulation des personnes, d’idées et des biens. En même temps, d’autres recherches ont commencé à explorer des domaines d’étude jusque-là négligés, comme celui de l’histoire des femmes et du genre, l’histoire sociale, l’anthropologie et la sociologie des institutions, et plus récemment les formes de la religiosité. Le but du présent workshop est donc de revenir sur ces nouvelles thématiques, mais aussi de mettre en perspective ces nouvelles manières d’aborder la recherche dans/sur cette région et de montrer comment elles sont susceptibles d’engager une réflexion plus vaste, concernant la pratique des sciences sociales sur l’Europe ou sur la Méditerranée. Pour cela, nous souhaitons inviter des collègues de différentes disciplines dont l’apport dans ces domaines est significatif afin de réfléchir à partir de leurs propres recherches, autour de quatre grandes thématiques : « circulations/mobilisations », « anthropologie et sociologie des institutions », « genre, sexualité, corps », « religion et spiritualité ». Afin de donner une place aux études visuelles et à l’audiovisuel, une séance sera consacrée à la projection d’un documentaire sur le rituel du mevlud. Enfin, une table ronde sur les dimensions comparatistes et globales permettront d’interroger la place de ces approches dans l’étude de l’islam balkanique, à partir des questionnements sur l’islam périphérique et l’islam européen, notamment. Le workshop a été organisé avec le soutien du Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques (CETOBAC), le Laboratoire d’excellence Transformations de l’état, politisation des sociétés et institution du social (LabEx TEPSIS), les programmes de recherche Espaces, réseaux et circulations. Les reconfigurations du politique en Turquie (POLTUR), et La production du politique dans l’espace post-ottoman. Réseaux, espaces et circulations (PROPOL) et par l’Institut d'études de l'Islam et des sociétés du monde musulman (IISMM).