Revue française de sociologie, 46-4 : 745-766.
Le capitalisme entre communauté et société :
retour sur les travaux d’histoire du droit de Max Weber
Romain MELOT
Résumé
La réflexion de Max Weber sur la spécificité historique du capitalisme occidental
s’insère dans un large courant d’études sociologiques et économiques, mais aussi
juridiques. Si les interprétations sociologiques de Weber sur le capitalisme du point de
vue des rapports entre économie, culture et religion sont largement connues, son oeuvre
porte également la trace des recherches historiques minutieuses qu’il consacra durant sa
formation universitaire à l’histoire juridique de l’économie médiévale. Or, ce matériau
de recherche n’est pas resté sans influence sur les considérations théoriques que Max
Weber développe dans ses derniers écrits, lorsqu’il traite des formes de relations sociales
au travers des concepts de communautisation (Vergemeinschaftung) et de sociétisation
(Vergesellschaftung).
Il est souvent fait référence dans les
travaux relatifs à l’œuvre et la pensée de Max
Weber à la formation de juriste suivie par ce
dernier durant plusieurs années à Berlin, sans
que les œuvres de jeunesse issues de ses
recherches universitaires ne soient réellement
explorées par les commentateurs. L’intérêt
continu que Weber manifeste tout au long de
sa carrière pour les problématiques juridiques
appréhendées du point de vue des sciences
sociales, de l’essai sur Stammler à Economie
et société en passant par ses interventions aux
congrès de sociologie ou ses recensions
d’ouvrages de juristes, est indubitablement la
marque d’un chercheur fortement imprégné
de sa formation initiale. Mais au-delà de ce
constat d’une « sensibilité juridique », c’est
l’usage ciblé que fait Weber de ses
recherches de jeunesse sur l’histoire du droit,
jusqu’à l’œuvre de maturité, que nous
souhaiterions présenter ici au travers de
quelques textes clefs.
La méthodologie de recherche de
Max Weber a pu être souvent qualifiée de
transversale, dans la mesure le croisement
des « points de vue » (sociologique,
économique, psychologique et juridique)
contribue à tracer le contour de phénomènes
sociaux déterminés, objets de l’analyse. Or,
c’est précisément au carrefour de plusieurs
disciplines des sciences sociales que se
situent d’emblée ses premiers travaux,
consacrés à l’histoire du droit commercial au
Moyen-Age, thème de travail associant
réflexion historique, économique et
juridique. Mais au-delà de cette posture
méthodologique stratégique, c’est le contenu-
même de ses travaux qui appelle doublement
à une relecture de l’œuvre de maturité.
En premier lieu, les recherches
menées à Berlin par le jeune Weber
s’inscrivent dans les controverses
scientifiques relatives aux sources du
capitalisme moderne. On sait que Weber
Je remercie François Chazel et Jean-Pierre Grossein pour leurs remarques et suggestions prodiguées durant la
rédaction de cet article.
1
distingue à plusieurs endroits de son œuvre,
et notamment dans la « sociologie de la
domination », entre le capitalisme pré-
rationnel dit « d’aventuriers et de prédation »
(Abenteuer- und Raubkapitalismus) et les
formes rationnelles de capitalisme appuyées
sur l’existence d’un système juridique
stabilisé : l’étude des sociétés commerciales
de la Méditerranée médiévale dans ses
travaux de jeunesse portent précisément sur
des phénomènes « charnières » de ces
typologies, en l’occurrence les premières
formes d’entreprise reposant sur la prise de
risque économique juridiquement organisée.
A cet égard, l’analyse d’objets au croisement
du droit, de la sociologie, et de l’économie
(comme la comptabilité) sont une illustration
de la causalité complexe qui caractérise
l’explication sociologique, laquelle porte ici
sur le problème épineux des relations
causales entre institutions juridiques,
pratiques économiques et types de relations
sociales
L’analyse minutieuse des institutions
juridiques à laquelle se livre le jeune Weber
dépasse cependant le cadre des controverses
relatives à l’évolution du capitalisme, dans la
mesure le Weber de la maturité reprendra
ces matériaux de recherche consacrés aux
formes d’organisation de l’activité
économique pour réfléchir, dans ses écrits
rédigés autour de 1920, à la portée de
catégories sociologiques générales, comme la
distinction entre communauté et société.
C’est donc à une relecture de certains textes
wébériens de nature très différente que nous
invitons ici, en les croisant avec d’autres
textes lui faisant écho, des écrits de Sombart
sur l’histoire du capitalisme aux réflexions
théoriques de Maine et de Tönnies sur la
catégorisation des formes sociales, tout en
évoquant le contexte scientifique dans lequel
Weber se consacra à ses recherches en
histoire du droit. La confrontation de ces
cadres d’analyse spécifiques que sont les
travaux de jeunesse, avec les réflexions
sociologiques du penseur de la maturité,
permet sans doute d’illustrer à quel point la
diversité des fronts de recherches suivis par
Weber tout au long de sa carrière
universitaire se traduit dans sa réflexion sur
les catégories sociologiques lesquelles
catégories apparaissent, si ce n’est comme
hybrides, du moins comme fortement
imprégnées par sa connaissance intime des
institutions juridiques. Les institutions et
pratiques juridiques apparaissent ainsi dans
les analyses wébériennes comme des objets
d’étude particulièrement pertinents pour
expliciter les définitions qu’il propose, dans
la dernière version de ses écrits, des formes
de relations sociales.
*
**
2
1. Techniques juridiques et techniques
économiques au cœur du capitalisme
médiéval
Dans la seconde moitié du XIXème
siècle, les controverses scientifiques en
Allemagne sur les sources historiques du
capitalisme sont marquées par des
programmes de recherches convergents entre
économistes et juristes, dans la mesure où les
travaux historiques des uns et des autres
mettent en évidence le fait que, loin de
relever d’une évolution linéaire et univoque,
l’histoire du capitalisme doit être expliquée
aussi bien à l’aune de l’évolution des
pratiques économiques, de nouveaux types
de groupements sociaux et de nouvelles
institutions juridiques. Les travaux menés par
le jeune Weber se situent ainsi de manière
explicite dans cette perspective
interdisciplinaire.
L’apparition des formes modernes de
capitalisme ne peut s’expliquer en premier
lieu que par des pratiques économiques
nouvelles : ces pratiques sont celles qui
relèvent de comportements de prise de risque
économique, liés à des activités spécifiques
comme le transport maritime, telles qu’elles
sont observées par Weber au travers des
sources relatives aux sociétés commerciales
des riches cités de la Méditerranée
médiévale. A ces comportements nouveaux
s’adjoignent des techniques économiques
nouvelles, comme les transformations de la
comptabilité suscitées par la distinction entre
les différents apports de fonds pour le
financement de ces activités risquées. Par là-
même, les changements subis par ces
techniques comptables s’imbriquent
profondément avec de nouvelles techniques
juridiques en gestation : des contrats
commerciaux adaptés à des groupements
ponctuels orientés vers le profit. L’originalité
des analyses de Weber consiste à montrer
précisément en quoi ces pratiques
économiques nouvelles ne s’opposent pas
radicalement au cadre traditionnel de
l’activité économique que sont les formes
communautaires de production et d’échange :
la naissance de l’entreprise capitaliste
moderne est caractérisée par une
combinaison associant des formes purement
orientées vers le profit et des formes
intermédiaires comme les « sociétés
familiales », lesquelles se situent « entre
communauté et société ». Or, une telle
hypothèse s’appuie justement sur la prise en
compte de la portée économique et sociale de
faits juridiques déterminés.
Avant d’entrer dans le détail de ces
recherches, il importe pour comprendre le
contexte dans lequel le jeune Weber avait
entrepris ses recherches historiques dans le
cadre de son doctorat en droit1, de souligner
le climat universitaire particulier qui
caractérise la fin du XIXème siècle en
Allemagne, un climat marqué par d’intenses
controverses transdisciplinaires dans la
recherche en sciences sociales. Le professeur
de Weber sous la direction duquel il effectue
1 Max Weber a suivi un cursus de droit de 1886 à
1892, en commençant par étudier le droit romain. Le
titre exact de sa thèse de doctorat
(Dissertationsschrift) sur les sociétés commerciales,
sous la direction de Levin Goldschmidt, est le
suivant : « Développement du principe de solidarité et
du patrimoine spécifique des sociétés commerciales à
partir des communautés domestiques et artisanales
dans les villes italiennes », (Entwicklung des
Solidarhaftsprinzips und des Sondervermögens der
offenen Handelsgesellschaft aus den Haushalts- und
Gewerbegemeinschaften in den italienischen Städten).
Ce travail est publié en 1889 sous la forme d’un
ouvrage plus large : « Sur l’histoire des sociétés
commerciales au Moyen-Age ». (Zur Geschichte der
Handelsgesellschaften im Mittelalter. IN WEBER,
Max. Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und
Wirtschaftsgeschichte. Tübingen (Allemagne) : J.C.B.
Mohr (Paul Siebeck), 1988, p.312-443.) Pour des
informations plus détaillées, on se reportera aux
études suivantes : LOVE, John. Max Weber and the
theory of ancient capitalism. History and Theory,
1986, vol. 25, p. 152-172 ; CAENEGEM, Raoul C.
van. Max Weber : historian and sociologist. IN
CAENEGEM, Raoul C. van (Ed). Legal History : a
european perspective. London : The Hambledon
Press, 1991 ; BERMAN, Harold J., REID, Charles J.
Max Weber as legal historian. IN TURNER,
Stephen (Ed.) The Cambridge companion to Weber.
Cambridge (R-U) : Cambridge University Press, p.
224. SWEDBERG, Richard. Max Weber and the
idea of economic sociology. Princeton (New Jersey,
E.-U.) : Princeton University Press, 1998. 315 p. (en
particulier, note 41, p. 289).
3
son travail, le juriste Levin Goldschmidt,
spécialiste reconnu de droit commercial,
consacre son Histoire universelle du droit
commercial aux transformations
économiques et sociales, et ne manque pas de
discuter constamment les travaux des
historiens et de l’économie politique, en se
référant fréquemment à Schmoller et
Wagner. L’intensité des échanges, qui n’en
sont pas moins houleux, entre juristes,
historiens et économistes de cette génération
ne manque pas de frapper. Tandis que dans
ses travaux d’économie politique, Schmoller
souligne en effet systématiquement la
dimension institutionnelle, juridique et
sociale des phénomènes économiques
étudiés, certains juristes exposent à leur
propre public l’avancée des travaux des
disciplines économiques et historiques.2
Goldschmidt proclame également à plusieurs
reprises son intérêt pour le croisement des
points de vue , en soulignant que « l’histoire
du droit commercial, comme toute histoire du
droit, ne peut être saisie de façon adéquate,
qu’en rapport avec l’histoire générale de la
culture, (Kulturgeschichte), en particulier
l’histoire économique, qui inclut également
l’histoire des conceptions (Anschauungen)
économiques (…). »3
L’intégration de la science
économique encore jeune dans les facultés de
droit est bien sûr déterminante pour expliquer
la plasticité des domaines de travail
respectifs des juristes et des économistes de
l’époque. Si le jeune Weber rédige sa thèse
de doctorat (Dissertationsschrift) sur des
sujets à portée économique sous la direction
d’un juriste, sa thèse d’habilitation
(Promotionsschrift), sur le droit agraire
2 Goldschmidt renvoie ainsi à de vives polémiques sur
le statut de l’explication juridique dans les analyses
économiques entre Treitschke et Schmoller, issues
d’un article de ce dernier (« A propos de quelques
questions fondamentales du droit et de l’économie
politique », 1875).
3 Cf. GOLDCHMIDT, Levin. Handbuch des
Handelsrechts. Erster Band. Gechichtlich-literarische
Einleitung und die Grundlehren. Erste Abtheilung :
Universalgeschichte des Handelsrechts. Stuttgart :
Verlag von Ferdinand Enke, 1891. Dritte Auflage. 468
p. Note 11, p. 15-16.
romain (« Die römische Agrargeschichte in
ihrer Bedeutung für das Staats- und
Privatrecht »), dont nous ne parlerons pas ici,
sera en revanche réalisée sous la direction de
l’économiste Meizen. La situation est à bien
des égards analogue à l’époque en France, si
l’on songe à l’intérêt porté par des juristes
comme Duguit à la sociologie, et à la
tradition de réflexion sur les institutions
économiques perpétuée jusqu’à Ripert.
Les travaux du jeune Weber se situent
dans la ligne des axes de recherche
historiques de Goldschmidt, centrés sur les
évolutions subies par le droit romain sous
l’influence des pratiques commerciales au
Moyen-Age. Une des intuitions principales
de Goldschmidt consiste à souligner le
contraste entre un corpus juridique romain
fortement imprégné par la pensée logique et
intellectualiste des juristes, et le caractère
essentiellement pragmatique des
constructions ad hoc forgées par les pratiques
économiques des grandes villes
commerçantes de la Méditerranée médiévale.
Le droit romain tardif, marqué par l’influence
de l’Eglise (et par sa vision négative du
commerce), constitue à cet égard le cadre
privilégié de formulation des règles
juridiques dans le monde commerçant
médiéval, mais un cadre qui apparaît autant
comme une ressource que comme une
contrainte à l’innovation juridique. Ce droit
n’est cependant pas exempt de dispositifs
relatifs aux échanges commerciaux :
Goldschmidt s’intéresse en effet de près à
une institution héritée de l’Empire romain, la
société en commandite, à laquelle il avait
consacré sa leçon inaugurale en tant que
professeur de droit commercial.4 Se référant
sur ce point à Schmoller, Goldschmidt
explique en quoi le commerce de transport
maritime (principal usager de cette
institution), figure au nombre des activités
4 « De societate en commandite »,
Inauguraldissertation, 1851. Citée dans
GOLDSCHMIDT, Levin. Op. cit., p. 246. La société
en commandite, toujours existante de nos jours, est
une des plus vieilles institutions du droit commercial
des sociétés. Elle associe un commandité à un
commanditaire pour le compte duquel est transporté le
bien affrété.
4
économiques les plus innovantes de
l’Antiquité, une des rares qui laisse
apparaître un dépassement de la division
locale et traditionnelle du travail par une
organisation économique transnationale. Les
échanges côtiers de transport maritime étant
parmi les seules grandes activités
commerciales à avoir survécu au déclin
économique de l’Antiquité tardive, la société
en commandite est également une des plus
importantes institutions juridiques de droit
commercial perdurant au Moyen-Age, lequel
en accentue encore les caractéristiques.
Ce type de société commerciale
constitue l’un des objets d’étude de Weber,
en tant qu’il préfigure à certains égards les
qualités requises par l’entreprise capitaliste
moderne. La société en commandite
constitue en effet une forme annonciatrice de
l’entreprise capitaliste moderne dans la
mesure ce groupement est à la fois
ponctuel (lié à un but économique déterminé)
et marqué par un régime de responsabilité
adéquat à la prise de risque économique. Le
commanditaire qui affrète un bien, simple
bailleur de fonds, n’est en effet responsable
des dettes de la société qu’à hauteur de son
apport initial. La limitation de la
responsabilité, associée au partage des gains
d’une activité risquée (du fait des aléas du
transport maritime), amène de ce fait les
associés à faire la part entre les fonds affectés
à l’activité ponctuelle d’affrètement, et
l’ensemble de leurs ressources. Les analyses
de Weber consistent à expliquer en quoi la
distinction entre les fonds soumis au risque et
le patrimoine général des associés, s’observe
dans les mécanismes comptables de la
société en commandite. Outre l’évolution
progressive vers une comptabilité double,
distinguant entre dettes et créances, c’est
surtout la nécessité de distinguer les apports
liés à une prise de risque plus ou moins
importante (et des bénéfices espérés en
proportion), qui conduit à considérer le
compte (Konto) comme un « sujet de droit ».5
5 WEBER, Max. Zur Geschichte der
Handelsgesellschaften im Mittelalter. IN WEBER,
Max. Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und
Wirtschaftsgeschichte. Tübingen (Allemagne) : J.C.B.
C’est en effet dans les sociétés de
commandite maritime qu’apparaît à partir du
XIIème siècle la fiction d’un compte de
l’entreprise, préfiguration de la personne
morale, vis-à-vis duquel les membres de la
société commerciale de transport maritime
sont censés avoir des dettes et des créances
comme à l’égard de n’importe quelle
personne physique, suivant les sommes qu’ils
ont placées et le risque qu’ils ont assumé.
C’est donc l’étude minutieuse des techniques
comptables qui permet à Weber de montrer
l’articulation entre l’évolution des pratiques
économiques d’une part, et d’autre part les
innovations qu’elles rendent nécessaires dans
les instruments juridiques que sont les
contrats commerciaux.
Ces observations ne se limitent
cependant pas à l’étude des sociétés en
commandite, mais s’étendent à une catégorie
particulière d’institutions juridiques. Il s’agit
d’un type de groupements placés dans une
position stratégique entre communauté et
société, dans la mesure ils ne sont pas a
priori orientés vers le profit de
type capitaliste : les « sociétés familiales ».
Ce terme générique forgé par les historiens
du droit regroupe l’ensemble des activités et
des biens régis dans le cadre communautaire
de la famille ou d’un clan, comme c’est le
cas des grandes maisons de commerce
italiennes. L’angle d’étude proposé est de ce
fait beaucoup plus large : le jeune Weber
entend montrer comment le développement
des activités commerciales et des techniques
comptables bouleverse l’ensemble des
institutions familiales, incluant celles
relatives à des activités non strictement
commerciales, mais à portée économique
(comme la comptabilité domestique).
Une telle perspective centrée sur le
cadre communautaire, comme point
d’observation des effets exercés par les
transformations issues de l’activité
économique sur la solidarité familiale, pose
bien entendu la question de l’équilibre
dynamique entre ce cadre communautaire
dans sa dimension de production et d’activité
commerciale, et les structures juridiques
Mohr (Paul Siebeck), 1988, p.312-443, p. 336.
5
1 / 18 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans l'interface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer l'interface utilisateur de StudyLib ? N'hésitez pas à envoyer vos suggestions. C'est très important pour nous!