Weber Capitalisme

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Revue française de sociologie, 46-4 : 745-766.
Le capitalisme entre communauté et société :
retour sur les travaux d’histoire du droit de Max Weber∗
Romain MELOT
Résumé
La réflexion de Max Weber sur la spécificité historique du capitalisme occidental
s’insère dans un large courant d’études sociologiques et économiques, mais aussi
juridiques. Si les interprétations sociologiques de Weber sur le capitalisme du point de
vue des rapports entre économie, culture et religion sont largement connues, son oeuvre
porte également la trace des recherches historiques minutieuses qu’il consacra durant sa
formation universitaire à l’histoire juridique de l’économie médiévale. Or, ce matériau
de recherche n’est pas resté sans influence sur les considérations théoriques que Max
Weber développe dans ses derniers écrits, lorsqu’il traite des formes de relations sociales
au travers des concepts de communautisation (Vergemeinschaftung) et de sociétisation
(Vergesellschaftung).
Il est souvent fait référence dans les
travaux relatifs à l’œuvre et la pensée de Max
Weber à la formation de juriste suivie par ce
dernier durant plusieurs années à Berlin, sans
que les œuvres de jeunesse issues de ses
recherches universitaires ne soient réellement
explorées par les commentateurs. L’intérêt
continu que Weber manifeste tout au long de
sa carrière pour les problématiques juridiques
appréhendées du point de vue des sciences
sociales, de l’essai sur Stammler à Economie
et société en passant par ses interventions aux
congrès de sociologie ou ses recensions
d’ouvrages de juristes, est indubitablement la
marque d’un chercheur fortement imprégné
de sa formation initiale. Mais au-delà de ce
constat d’une « sensibilité juridique », c’est
l’usage ciblé que fait Weber de ses
recherches de jeunesse sur l’histoire du droit,
jusqu’à l’œuvre de maturité, que nous
souhaiterions présenter ici au travers de
quelques textes clefs.
La méthodologie de recherche de
Max Weber a pu être souvent qualifiée de
transversale, dans la mesure où le croisement
des « points de vue » (sociologique,
économique, psychologique et juridique)
contribue à tracer le contour de phénomènes
sociaux déterminés, objets de l’analyse. Or,
c’est précisément au carrefour de plusieurs
disciplines des sciences sociales que se
situent d’emblée ses premiers travaux,
consacrés à l’histoire du droit commercial au
Moyen-Age, thème de travail associant
réflexion
historique,
économique
et
juridique. Mais au-delà de cette posture
méthodologique stratégique, c’est le contenumême de ses travaux qui appelle doublement
à une relecture de l’œuvre de maturité.
En premier lieu, les recherches
menées à Berlin par le jeune Weber
s’inscrivent
dans
les
controverses
scientifiques relatives aux sources du
capitalisme moderne. On sait que Weber

Je remercie François Chazel et Jean-Pierre Grossein pour leurs remarques et suggestions prodiguées durant la
rédaction de cet article.
1
distingue à plusieurs endroits de son œuvre,
et notamment dans la « sociologie de la
domination », entre le capitalisme prérationnel dit « d’aventuriers et de prédation »
(Abenteuer- und Raubkapitalismus) et les
formes rationnelles de capitalisme appuyées
sur l’existence d’un système juridique
stabilisé : l’étude des sociétés commerciales
de la Méditerranée médiévale dans ses
travaux de jeunesse portent précisément sur
des phénomènes « charnières » de ces
typologies, en l’occurrence les premières
formes d’entreprise reposant sur la prise de
risque économique juridiquement organisée.
A cet égard, l’analyse d’objets au croisement
du droit, de la sociologie, et de l’économie
(comme la comptabilité) sont une illustration
de la causalité complexe qui caractérise
l’explication sociologique, laquelle porte ici
sur le problème épineux des relations
causales entre institutions juridiques,
pratiques économiques et types de relations
sociales
L’analyse minutieuse des institutions
juridiques à laquelle se livre le jeune Weber
dépasse cependant le cadre des controverses
relatives à l’évolution du capitalisme, dans la
mesure où le Weber de la maturité reprendra
ces matériaux de recherche consacrés aux
formes
d’organisation
de
l’activité
économique pour réfléchir, dans ses écrits
rédigés autour de 1920, à la portée de
catégories sociologiques générales, comme la
distinction entre communauté et société.
C’est donc à une relecture de certains textes
wébériens de nature très différente que nous
invitons ici, en les croisant avec d’autres
textes lui faisant écho, des écrits de Sombart
sur l’histoire du capitalisme aux réflexions
théoriques de Maine et de Tönnies sur la
catégorisation des formes sociales, tout en
évoquant le contexte scientifique dans lequel
Weber se consacra à ses recherches en
histoire du droit. La confrontation de ces
cadres d’analyse spécifiques que sont les
travaux de jeunesse, avec les réflexions
sociologiques du penseur de la maturité,
permet sans doute d’illustrer à quel point la
diversité des fronts de recherches suivis par
Weber tout au long de sa carrière
universitaire se traduit dans sa réflexion sur
les catégories sociologiques – lesquelles
catégories apparaissent, si ce n’est comme
hybrides, du moins comme fortement
imprégnées par sa connaissance intime des
institutions juridiques. Les institutions et
pratiques juridiques apparaissent ainsi dans
les analyses wébériennes comme des objets
d’étude particulièrement pertinents pour
expliciter les définitions qu’il propose, dans
la dernière version de ses écrits, des formes
de relations sociales.
*
**
2
1. Techniques juridiques et techniques
économiques au cœur du capitalisme
médiéval
Dans la seconde moitié du XIXème
siècle, les controverses scientifiques en
Allemagne sur les sources historiques du
capitalisme sont marquées par des
programmes de recherches convergents entre
économistes et juristes, dans la mesure où les
travaux historiques des uns et des autres
mettent en évidence le fait que, loin de
relever d’une évolution linéaire et univoque,
l’histoire du capitalisme doit être expliquée
aussi bien à l’aune de l’évolution des
pratiques économiques, de nouveaux types
de groupements sociaux et de nouvelles
institutions juridiques. Les travaux menés par
le jeune Weber se situent ainsi de manière
explicite
dans
cette
perspective
interdisciplinaire.
L’apparition des formes modernes de
capitalisme ne peut s’expliquer en premier
lieu que par des pratiques économiques
nouvelles : ces pratiques sont celles qui
relèvent de comportements de prise de risque
économique, liés à des activités spécifiques
comme le transport maritime, telles qu’elles
sont observées par Weber au travers des
sources relatives aux sociétés commerciales
des riches cités de la Méditerranée
médiévale. A ces comportements nouveaux
s’adjoignent des techniques économiques
nouvelles, comme les transformations de la
comptabilité suscitées par la distinction entre
les différents apports de fonds pour le
financement de ces activités risquées. Par làmême, les changements subis par ces
techniques
comptables
s’imbriquent
profondément avec de nouvelles techniques
juridiques en gestation : des contrats
commerciaux adaptés à des groupements
ponctuels orientés vers le profit. L’originalité
des analyses de Weber consiste à montrer
précisément en quoi ces pratiques
économiques nouvelles ne s’opposent pas
radicalement au cadre traditionnel de
l’activité économique que sont les formes
communautaires de production et d’échange :
la naissance de l’entreprise capitaliste
moderne
est
caractérisée
par
une
combinaison associant des formes purement
orientées vers le profit et des formes
intermédiaires
comme
les
« sociétés
familiales », lesquelles se situent « entre
communauté et société ». Or, une telle
hypothèse s’appuie justement sur la prise en
compte de la portée économique et sociale de
faits juridiques déterminés.
Avant d’entrer dans le détail de ces
recherches, il importe pour comprendre le
contexte dans lequel le jeune Weber avait
entrepris ses recherches historiques dans le
cadre de son doctorat en droit1, de souligner
le climat universitaire particulier qui
caractérise la fin du XIXème siècle en
Allemagne, un climat marqué par d’intenses
controverses transdisciplinaires dans la
recherche en sciences sociales. Le professeur
de Weber sous la direction duquel il effectue
Max Weber a suivi un cursus de droit de 1886 à
1892, en commençant par étudier le droit romain. Le
titre
exact
de
sa
thèse
de
doctorat
(Dissertationsschrift) sur les sociétés commerciales,
sous la direction de Levin Goldschmidt, est le
suivant : « Développement du principe de solidarité et
du patrimoine spécifique des sociétés commerciales à
partir des communautés domestiques et artisanales
dans les villes italiennes », (Entwicklung des
Solidarhaftsprinzips und des Sondervermögens der
offenen Handelsgesellschaft aus den Haushalts- und
Gewerbegemeinschaften in den italienischen Städten).
Ce travail est publié en 1889 sous la forme d’un
ouvrage plus large : « Sur l’histoire des sociétés
commerciales au Moyen-Age ». (Zur Geschichte der
Handelsgesellschaften im Mittelalter. IN WEBER,
Max. Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und
Wirtschaftsgeschichte. Tübingen (Allemagne) : J.C.B.
Mohr (Paul Siebeck), 1988, p.312-443.) Pour des
informations plus détaillées, on se reportera aux
études suivantes : LOVE, John. Max Weber and the
theory of ancient capitalism. History and Theory,
1986, vol. 25, p. 152-172 ; CAENEGEM, Raoul C.
van. Max Weber : historian and sociologist. IN
CAENEGEM, Raoul C. van (Ed). Legal History : a
european perspective. London : The Hambledon
Press, 1991 ; BERMAN, Harold J., REID, Charles J.
Max Weber as legal historian. IN TURNER,
Stephen (Ed.) The Cambridge companion to Weber.
Cambridge (R-U) : Cambridge University Press, p.
224. SWEDBERG, Richard. Max Weber and the
idea of economic sociology. Princeton (New Jersey,
E.-U.) : Princeton University Press, 1998. 315 p. (en
particulier, note 41, p. 289).
1
3
son travail, le juriste Levin Goldschmidt,
spécialiste reconnu de droit commercial,
consacre son Histoire universelle du droit
commercial
aux
transformations
économiques et sociales, et ne manque pas de
discuter constamment les travaux des
historiens et de l’économie politique, en se
référant fréquemment à Schmoller et
Wagner. L’intensité des échanges, qui n’en
sont pas moins houleux, entre juristes,
historiens et économistes de cette génération
ne manque pas de frapper. Tandis que dans
ses travaux d’économie politique, Schmoller
souligne en effet systématiquement la
dimension institutionnelle, juridique et
sociale des phénomènes économiques
étudiés, certains juristes exposent à leur
propre public l’avancée des travaux des
disciplines économiques et historiques.2
Goldschmidt proclame également à plusieurs
reprises son intérêt pour le croisement des
points de vue , en soulignant que « l’histoire
du droit commercial, comme toute histoire du
droit, ne peut être saisie de façon adéquate,
qu’en rapport avec l’histoire générale de la
culture, (Kulturgeschichte), en particulier
l’histoire économique, qui inclut également
l’histoire des conceptions (Anschauungen)
économiques (…). »3
L’intégration
de
la
science
économique encore jeune dans les facultés de
droit est bien sûr déterminante pour expliquer
la plasticité des domaines de travail
respectifs des juristes et des économistes de
l’époque. Si le jeune Weber rédige sa thèse
de doctorat (Dissertationsschrift) sur des
sujets à portée économique sous la direction
d’un juriste, sa thèse d’habilitation
(Promotionsschrift), sur le droit agraire
Goldschmidt renvoie ainsi à de vives polémiques sur
le statut de l’explication juridique dans les analyses
économiques entre Treitschke et Schmoller, issues
d’un article de ce dernier (« A propos de quelques
questions fondamentales du droit et de l’économie
politique », 1875).
3
Cf. GOLDCHMIDT, Levin. Handbuch des
Handelsrechts. Erster Band. Gechichtlich-literarische
Einleitung und die Grundlehren. Erste Abtheilung :
Universalgeschichte des Handelsrechts. Stuttgart :
Verlag von Ferdinand Enke, 1891. Dritte Auflage. 468
p. Note 11, p. 15-16.
2
romain (« Die römische Agrargeschichte in
ihrer Bedeutung für das Staats- und
Privatrecht »), dont nous ne parlerons pas ici,
sera en revanche réalisée sous la direction de
l’économiste Meizen. La situation est à bien
des égards analogue à l’époque en France, si
l’on songe à l’intérêt porté par des juristes
comme Duguit à la sociologie, et à la
tradition de réflexion sur les institutions
économiques perpétuée jusqu’à Ripert.
Les travaux du jeune Weber se situent
dans la ligne des axes de recherche
historiques de Goldschmidt, centrés sur les
évolutions subies par le droit romain sous
l’influence des pratiques commerciales au
Moyen-Age. Une des intuitions principales
de Goldschmidt consiste à souligner le
contraste entre un corpus juridique romain
fortement imprégné par la pensée logique et
intellectualiste des juristes, et le caractère
essentiellement
pragmatique
des
constructions ad hoc forgées par les pratiques
économiques
des
grandes
villes
commerçantes de la Méditerranée médiévale.
Le droit romain tardif, marqué par l’influence
de l’Eglise (et par sa vision négative du
commerce), constitue à cet égard le cadre
privilégié de formulation des règles
juridiques dans le monde commerçant
médiéval, mais un cadre qui apparaît autant
comme une ressource que comme une
contrainte à l’innovation juridique. Ce droit
n’est cependant pas exempt de dispositifs
relatifs aux échanges commerciaux :
Goldschmidt s’intéresse en effet de près à
une institution héritée de l’Empire romain, la
société en commandite, à laquelle il avait
consacré sa leçon inaugurale en tant que
professeur de droit commercial.4 Se référant
sur ce point à Schmoller, Goldschmidt
explique en quoi le commerce de transport
maritime (principal usager de cette
institution), figure au nombre des activités
« De
societate
en
commandite »,
Inauguraldissertation,
1851.
Citée
dans
GOLDSCHMIDT, Levin. Op. cit., p. 246. La société
en commandite, toujours existante de nos jours, est
une des plus vieilles institutions du droit commercial
des sociétés. Elle associe un commandité à un
commanditaire pour le compte duquel est transporté le
bien affrété.
4
4
économiques les plus innovantes de
l’Antiquité, une des rares qui laisse
apparaître un dépassement de la division
locale et traditionnelle du travail par une
organisation économique transnationale. Les
échanges côtiers de transport maritime étant
parmi les seules
grandes activités
commerciales à avoir survécu au déclin
économique de l’Antiquité tardive, la société
en commandite est également une des plus
importantes institutions juridiques de droit
commercial perdurant au Moyen-Age, lequel
en accentue encore les caractéristiques.
Ce type de société commerciale
constitue l’un des objets d’étude de Weber,
en tant qu’il préfigure à certains égards les
qualités requises par l’entreprise capitaliste
moderne. La société en commandite
constitue en effet une forme annonciatrice de
l’entreprise capitaliste moderne dans la
mesure où ce groupement est à la fois
ponctuel (lié à un but économique déterminé)
et marqué par un régime de responsabilité
adéquat à la prise de risque économique. Le
commanditaire qui affrète un bien, simple
bailleur de fonds, n’est en effet responsable
des dettes de la société qu’à hauteur de son
apport initial. La limitation de la
responsabilité, associée au partage des gains
d’une activité risquée (du fait des aléas du
transport maritime), amène de ce fait les
associés à faire la part entre les fonds affectés
à l’activité ponctuelle d’affrètement, et
l’ensemble de leurs ressources. Les analyses
de Weber consistent à expliquer en quoi la
distinction entre les fonds soumis au risque et
le patrimoine général des associés, s’observe
dans les mécanismes comptables de la
société en commandite. Outre l’évolution
progressive vers une comptabilité double,
distinguant entre dettes et créances, c’est
surtout la nécessité de distinguer les apports
liés à une prise de risque plus ou moins
importante (et des bénéfices espérés en
proportion), qui conduit à considérer le
compte (Konto) comme un « sujet de droit ».5
WEBER,
Max.
Zur
Geschichte
der
Handelsgesellschaften im Mittelalter. IN WEBER,
Max. Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und
Wirtschaftsgeschichte. Tübingen (Allemagne) : J.C.B.
5
C’est en effet dans les sociétés de
commandite maritime qu’apparaît à partir du
XIIème siècle la fiction d’un compte de
l’entreprise, préfiguration de la personne
morale, vis-à-vis duquel les membres de la
société commerciale de transport maritime
sont censés avoir des dettes et des créances
comme à l’égard de n’importe quelle
personne physique, suivant les sommes qu’ils
ont placées et le risque qu’ils ont assumé.
C’est donc l’étude minutieuse des techniques
comptables qui permet à Weber de montrer
l’articulation entre l’évolution des pratiques
économiques d’une part, et d’autre part les
innovations qu’elles rendent nécessaires dans
les instruments juridiques que sont les
contrats commerciaux.
Ces observations ne se limitent
cependant pas à l’étude des sociétés en
commandite, mais s’étendent à une catégorie
particulière d’institutions juridiques. Il s’agit
d’un type de groupements placés dans une
position stratégique entre communauté et
société, dans la mesure où ils ne sont pas a
priori orientés vers le profit de
type capitaliste : les « sociétés familiales ».
Ce terme générique forgé par les historiens
du droit regroupe l’ensemble des activités et
des biens régis dans le cadre communautaire
de la famille ou d’un clan, comme c’est le
cas des grandes maisons de commerce
italiennes. L’angle d’étude proposé est de ce
fait beaucoup plus large : le jeune Weber
entend montrer comment le développement
des activités commerciales et des techniques
comptables bouleverse l’ensemble des
institutions familiales, incluant celles
relatives à des activités non strictement
commerciales, mais à portée économique
(comme la comptabilité domestique).
Une telle perspective centrée sur le
cadre
communautaire,
comme
point
d’observation des effets exercés par les
transformations
issues
de
l’activité
économique sur la solidarité familiale, pose
bien entendu la question de l’équilibre
dynamique entre ce cadre communautaire
dans sa dimension de production et d’activité
commerciale, et les structures juridiques
Mohr (Paul Siebeck), 1988, p.312-443, p. 336.
5
renvoyant à des institutions contractuelles
que sont les « sociétés ». Or, les termes de
« communauté » et de « société » sont à la
fois des catégories définies par la tradition
sociologique, et des notions juridiques que
l’on retrouve dans le droit, notamment le
droit allemand. La lecture des règles
énoncées par le code civil et le code
commercial de l’Empire unifié à la fin du
XIXème siècle, largement inspirées de la
codification française, permet de rappeler
l’univers sémantique juridique auquel se
réfère Weber. Ces règles reprennent et
codifient une série d’institutions héritées de
l’évolution juridique du capitalisme moderne.
Dans la terminologie juridique allemande
(qui recouvre ici la française), le concept de
« communauté » est essentiellement employé
dans le sens patrimonial de « communauté de
biens », notamment dans la vieille notion
germanique de « communauté en main
commune » (Gesamthandgemeinschaft) qui
caractérise l’indivision de la propriété. Les
communautés de bien, notamment dans le
domaine successoral et familial, se
définissent précisément par cette indivision,
par la responsabilité commune et illimitée
des individus vis-à-vis du patrimoine
commun.
Les évolutions du capitalisme
moderne ont eu pour conséquence
l’apparition d’institutions juridiques plus
adaptées à la prise de risque économique et à
la mobilisation de capitaux, des institutions
nouvelles rompant avec le système de la
communauté de bien. Les sociétés de
capitaux
(Kapitalgesellschaften),
parmi
lesquelles on range les sociétés anonymes et
les sociétés par action, sont ainsi
caractérisées par la limitation de la
responsabilité et la souplesse des formes
d’association et d’apports financiers.6 Les
Il est à noter que, dans le droit commercial allemand,
seules les sociétés de capitaux sont des corporations
(Körperschaften), c’est-à-dire des sociétés dotées de la
personnalité morale, alors que les sociétés de personne
n’ont qu’une capacité juridique plus ou moins étendue
(la société en nom collectif a le droit d’agir en justice
et d’être enregistrée, mais ne bénéficie pas de la
personnalité morale). Cf. FROMONT, Michel. Droit
allemand des affaires. Paris : Montchrestien, 2001.
6
analyses de Weber ne visent pas à montrer
dans les sociétés commerciales du MoyenAge les prémices de ces sociétés de capitaux
modernes résolument distinctes de la
communauté de bien, dans la mesure où de
telles caractéristiques sont propres aux
évolutions les plus récentes du capitalisme.
Les considérations développées dans ces
recherches se concentrent davantage sur les
origines de la « société en nom collectif »
(offene Handelsgesellschaft), une forme de
société commerciale qui fait encore partie
des
« sociétés
de
personne »
(Personengesellschaften), c’est-à-dire sous le
régime de la communauté de biens et de la
responsabilité illimitée. En revanche, Weber
s’attache à mettre en évidence les deux
formes annonciatrices du concept moderne
de « société » juridique, à savoir :
l’assignation d’un but déterminé à l’activité
du groupement d’une part, et d’autre part le
caractère contractuel de cette institution.
Le matériau d’archives des recherches
de jeunesse de Weber est essentiellement
constitué des recueils de statuts (Statuten), en
l’occurrence l’ensemble des textes législatifs
issus soit des Etats nés sur les ruines de
l’Empire romain (la lex lombardica par
exemple), soit des législations des
communes, notamment les grandes villes
commerçantes italiennes : les statuts de
Venise et Florence, les « usages constitués »
(Constitutum Usus) de la ville de Pise. Alors
que les règles relatives aux communautés de
biens relevant de la famille, du clan ou de la
« maison », étaient traditionnellement du
ressort direct de la loi, Weber montre
l’évolution de ces textes juridiques, lesquels
mentionnent progressivement, non plus des
règles organisant directement les liens
d’obligation de la communauté, mais visant
indirectement la régulation de pratiques
contractuelles
à
l’intérieur
de
ces
communautés.
«(…) on commença à transformer, y compris
dans les familles, les anciennes relations
communautaires
(Gemeinschaftsverhältnisse), qui auparavant
relevaient du domaine de la loi (ex lege) en
6
relations
à
caractère
contractuel
(vertragsmässig) et ponctuel (auf Zeit), ce
qui fit entrer la communauté familiale, sur le
plan formel également, dans le domaine du
droit des sociétés. Nous en arrivons ici
également au concept de la « mise de fonds »
(Einlage), entendue comme une quote-part,
par laquelle le socius participe au profit, aux
pertes et au capital de la communauté - à
l’instar de la societas maris.7 »
C’est donc principalement sur le
modèle des sociétés tournées vers l’activité
commerciale et le profit, que les sociétés
familiales, se consacrant entre autres, mais
pas exclusivement au commerce, se mettent à
organiser à partir du XIVème siècle les liens
d’obligation de leurs membres sur le mode
du contrat, en assimilant l’individu membre
de la maison à un « socius », un associé.
Cette transformation juridique rompt avec
les critères traditionnels d’appartenance à la
communauté de biens, résumés par la
formule du « stare ad unum panem et vinum
» (« partager le pain et le vin », c’est-à-dire
l’identification entre le lieu de travail et la
résidence familiale), le fait de ne pas résider
dans la Maison, et de fonder un autre
domicilium étant, dans les anciens statuts de
la ville de Pise, le signe d’une dissolution de
la communauté. Dans un premier temps, à
l’ordre de la communauté de vie familiale ou
clanique, se substitue « l’activité tournée vers
le profit menée en commun » (« gemeinsame
Erwerbstätigkeit »). L’évolution se radicalise
dans un second temps, lorsque, dans une
même famille, les liens de succession se
disjoignent totalement des liens d’obligation
commerciaux existant entre les membres de
la famille. Un cohéritier n’est plus
automatiquement un associé : non seulement
l’influence des activités commerciales
organisées sous la forme de sociétés
orientées vers une activité ponctuelle de
profit conduit à contractualiser les liens
purement familiaux de succession, mais ces
liens sont de plus séparés des autres rapports
contractuels entre les membres de la famille,
WEBER, Max. Op. cit., p. 355. Sauf indications
contraires, les passages cités sont traduits par nous.
7
conclus
dans
commerciales.8
le
cadre
d’activités
« Le statut de 1619 [à Venise] ne confère
plus la qualité de fonds de société qu’à des
communautés de patrimoine créées par
contrat de société. Nous apercevons ainsi un
trait important de l’évolution de ces
phénomènes : l’affaire économique gérée en
commun (gemeinsame Wirtschaft) des
associés de la famille, jadis support principal
de l’association, décline et finit pas
disparaître totalement, pour faire place à des
principes purement contractuels. A Venise,
on n’aperçoit encore ce support ancien qu’au
travers de la possibilité donnée à un
cohéritier de faire en sorte qu’il ne soit pas
traité comme un compagno. Mais plus tard,
dans les autres cités italiennes, la situation
s’inverse, comme le montrent clairement les
livres des Alberti et des Peruzzi [à
Florence] : non seulement la qualité de
cohéritier n’en fait pas un socius, mais les
associés de la famille ne deviennent des socii
avec tous les effets qu’après avoir conclu
également un contrat limité dans le temps
(auquel est liée de façon régulière la
notification dans le registre public). Les
sociétés familiales (Familiensozietäten)
entrent ainsi pleinement dans le cercle des
autres sociétés (Gesellschaften), leur
spécificité étant essentiellement la facilité
avec laquelle une société (Sozietät) peut être
fondée dans leur cas, alors que sont déjà
partagés un patrimoine et une existence
tournée vers le profit (Erwerb).9 »
L’articulation entre institutions juridiques et
individualisation des relations sociales est un thème
approfondi par l’historien du droit Gerhard Dilcher
dans de nombreuses recherches, notamment en
référence à certaines idées de Weber telles qu’elles
sont exposées dans le chapitre d’Economie et société
sur « la ville ». DILCHER, Gerhard. Bürgerrecht
und Stadtverfassung im europäischen Mittelaltter.
Cologne : Böhlau Verlag, 1996, en particulier le
chapitre 9, ‘die städtische Kommune als Instanz des
Europäischen Individualisierungsprozesses’, p. 301
sqq. Pour des informations historiques plus détaillées,
voir également du même auteur : Die Entstehung der
lombardischen Stadtkommune. Aalen : Scientia
Verlag, 1967.
9
WEBER, Max. Op. cit., p. 366-367.
8
7
Le mouvement de contractualisation
de la communauté de biens, dont témoigne
l’évolution des statuts des villes italiennes
médiévales, par lequel le fils de la maison
devient ainsi un associé parmi d’autres,
trouve à nouveau son illustration la plus
adéquate, selon Weber, dans l’analyse des
techniques comptables, sur lesquelles son
professeur, Goldschmidt, en adéquation avec
l’économie politique de Schmoller, avait mis
l’accent. Précisément, les comptes des
sociétés familiales en question ne sont plus
ceux de la communauté de biens en général,
mais les comptes des individus membres de
cette communauté. Cette individualisation de
la mesure économique, qui a pour corollaire
la contractualisation des rapports entre
associés d’une même famille, ne va pas
jusqu’à la dissolution de la communauté de
biens : l’individu reste toujours solidairement
responsable des dettes de la communauté à la
fois au titre de ses apports personnels et du
patrimoine commun, de même qu’il ne peut
disposer librement de ces apports et de ce
patrimoine. Si le compte individuel acquiert
une existence juridique distincte, elle ne sert
encore qu’à réaffirmer le caractère
prédominant de la communauté, qui peut
elle, en cas de besoin, recourir à ce compte.
Mais l’originalité du propos de Weber tient
justement à souligner que ces évolutions dans
les
techniques
économiques
(l’individualisation de la mesure comptable)
sont annonciatrices de changements futurs
dans les techniques juridiques contractuelles
(la limitation progressive de la responsabilité
dans les entreprises capitalistes modernes).
« Dès lors que l’on se mit à compter et à
considérer certains revenus et dépenses
comme allant spécialement à un individu ou
pesant sur lui - et dès que la communauté
(Gemeinschaft) pénétra dans la vie des
affaires de chacun, ces deux aspects furent
inévitables -, la question de savoir lequel des
participants (Beteiligten) pouvait faire valoir
ses droits de participation (anteilsberechtigt
gelten) devait alors forcément se poser, de
même que la participation de l’individu à la
communauté devait en général se penser
forcément sous le concept de la part (Anteil),
et se constituer progressivement en apport de
fonds pour une société (Sozietätseinlage).10 »
Ce sont donc avant tout les besoins en
termes de mesure économique de l’activité,
visant à faciliter les apports de capitaux et le
partage des profits, qui expliquent que les
innovations contractuelles des sociétés
commerciales, et notamment des sociétés
commerciales familiales, se concentrent sur
cet objet qu’est le compte ou la raison : un
objet d’une nature particulière, dans la
mesure où il mobilise autant des analyses
économiques que juridiques et sociales. C’est
le nécessaire croisement de ces perspectives
pour la compréhension des logiques
historiques propres aux formes de
groupements qui explique selon nous que
Weber ait ressenti le besoin de faire retour
sur ce matériau de recherche dans ses œuvres
postérieures, afin de souligner l’articulation
nécessaire entre droit, économie et
sociologie.
2.
L’entreprise
capitaliste
entre
groupement occasionnel et solidarités
familiales
Ces riches développements sur
l’articulation
entre
formes
d’activité
économique, types de relations sociales et
innovations juridiques ne constituent pas
qu’un simple témoignage d’un intérêt de
jeunesse momentané pour les relations entre
histoire du droit et histoire du capitalisme.
C’est ce que nous souhaiterions montrer à
présent en reprenant les écrits des années
précédant la première guerre mondiale,
consacrés aux formes de communauté11. Si
WEBER, Max. Op. cit., p. 349.
Dans l’édition d’Economie et société de 1921,
(Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, Mohr
Siebeck, 1980 [1921]), ces écrits correspondent aux
références suivantes : 2ème partie, Die Wirtschaft und
die gesellschaftlichen Ordungen und Mächte
(L’économie [dans ses relations avec] les ordres
sociaux et les puissances sociales), chapitre III, Typen
der Vergemeinschaftung und Vergesellschaftung in
10
11
8
Weber opère un retour sur ses recherches de
jeunesse, c’est avant tout parce qu’elles
constituent selon lui une illustration
pertinente de la complexité et la plasticité qui
caractérise l’évolution des formes de
groupement. Ces textes annoncent par
certains aspects des idées développées plus
tard dans les écrits rédigés autour de l’année
1920,
traitant
des
concepts
de
communautisation et de sociétisation.
Cependant, à l’époque, la réflexion de Weber
n’est pas encore guidée par cette
terminologie et ce cadre théorique précis,
contrairement à ce que laissent entendre les
titres choisis par l’éditeur Winckelmann dans
l’édition de 1921 : le concept de communauté
(ou de communautisation) n’est pas encore
conçu en opposition ou en parallèle avec
celui de société (ou de sociétisation).12
ihrer Beziehung zur Wirtschaft, (Types de
communautisation et de sociétisation dans leur
relation avec l’économie), en particulier le paragraphe
6, Die Auflösung der Hausgemeinschaft : Äenderung
ihrer funktionellen Stellung und zunehmende
‘Rechenhaftigkeit’. Entstehung der modernen
Handelsgesellschaften (La dissolution de la
communauté domestique : changements de sa position
fonctionnelle et augmentation du ‘caractère de
calcul’. Apparition des sociétés commerciales
modernes), pp. 226-230. Dans l’édition française :
WEBER, Max, Economie et société, Freund et alii
(trad.), Paris : Plon 1995 [1971], pp.109-118.. On
dispose à présent de l’édition critique de ce texte :
WEBER, Max. Gesamtausgabe (im Auftrag der
Kommission für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte der
Bayerischen Akademie der Wissenschaften). BAIER,
Horst, LEPSIUS, Rainer, MOMMSEN, Wolfgang et
alii (ed.). Volume 1/22, tome 1. « Gemeinschaften »
(éditeurs de ce volume : Wolfgang J. Mommsen en
collaboration avec Michael Meyer). Tübingen : J. C.
B. Mohr (P. Siebeck), 2005.
12
Jean-Pierre Grossein distingue entre les concepts
élaborés à l’occasion des derniers travaux de Weber et
ceux, plus anciens, renvoyant à des travaux d’avant la
première guerre mondiale, et propose de les désigner
respectivement sous les termes de «systématique1920 » et « systématique-1913 ». « Ici [dans la
systématique-1920] à la différence de la systématique1913, la conceptualisation s’inscrit dans la logique de
l’opposition
tönniesienne
« communauté »
/
« société », tout en la modifiant : les concepts
wébériens ne renvoient pas à des entités sociales,
mais à des orientations des relations sociales. (…) ».
Introduction de Jean-Pierre Grossein à : WEBER,
Max. Sociologie des religions. Paris : Gallimard,
1996, p. 87-88.
Dans ces écrits, Weber traite plus
précisément de la portée économique de
phénomènes sociaux ne relevant pas a priori
de ce point de vue économique, comme les
objets traditionnels de l’anthropologie (étude
des relations communautaires rurales
traditionnelles, des normes sociales régulant
les relations sexuelles et la famille). C’est
dans ce contexte qu’interviennent des
considérations traitant de l’histoire du droit
commercial, dans la mesure où l’objet
historique que sont les sociétés commerciales
permet de faire le lien entre les pratiques « à
portée économique » (les relations familiales
dans les grandes maisons de commerce) et
« spécifiquement économiques » (l’activité
orientée vers le profit). Cette position
stratégique confère à cet objet historique un
intérêt
sociologique
particulièrement
important
La réutilisation de ses recherches de
jeunesse par Weber dans ses écrits de
maturité, s’insère dans un champ de travaux
importants, et contemporains de l’auteur, sur
l’histoire du capitalisme, qui intègrent la
dimension
juridique.
L’histoire
des
techniques
contractuelles
du
droit
commercial est abordée notamment par
Gustav Schmoller, et surtout par Werner
Sombart, collègue de Weber. Dans le second
volume de sa somme d’histoire du
capitalisme, Der moderne Kapitalismus,
Sombart consacre de larges passages de son
chapitre sur les « formes économiques »
(Wirtschaftsformen) à l’étude des formes
juridiques de sociétés commerciales, et cite la
thèse de Weber sur le sujet comme un
ouvrage de référence.13 C’est à l’occasion de
la discussion des travaux de jeunesse de
Weber, ainsi que d’autres recherches
d’histoire juridique et économique que
Sombart expose dans le détail les discussions
scientifiques relatives au classement des
différents
types
de
groupements
économiques que l’on peut identifier au
Moyen-Age, parmi lesquels se détachent
deux types principaux, les « sociétés
familiales » (Familiengesellschaften) et les
SOMBART, Werner. Der moderne Kapitalismus.
Leipzig: Duncker und Humblot, 1902, p. 87.
13
9
« sociétés
occasionnelles »
(Gelegenheitsgesellschaften). Connue des
juristes spécialistes de droit commercial,
cette typologie n’est pas sans lien évoque
fortement les analyses du jeune Weber, dans
la mesure où les sociétés commerciales
fondées sur les liens familiaux renvoient à
l’appartenance collective à un ordre naturel,
et les sociétés occasionnelles à la
constitution ad hoc d’un groupement
d’intérêts
rationnels
visant
l’accomplissement d’un but déterminé.
La thèse principale de Sombart
consiste à souligner que, s’il n’est pas
possible de parler véritablement d’entreprises
« capitalistes » à l’égard de ces groupements,
ces différentes institutions juridiques ont en
revanche
eu
un
rôle
fondamental
(« révolutionnaire », selon ses termes) dans
l’apparition du capitalisme moderne. Un
élément manque notamment pour qualifier
ces institutions de capitalistes : le caractère
non dominant du « principe de profit »
(« Erwerbsprinzip ») qui explique que
certaines grandes familles de commerçants
mettent sur le même plan la recherche du
prestige et des dépenses somptuaires d’une
part, et la rentabilité de l’investissement
d’autre part. On sait toute l’importance que
Sombart réserve dans l’ensemble de son
œuvre à l’étude de la comptabilité : c’est
dans cette perspective que sont analysées les
pratiques économiques des grandes maisons
de commerce de l’Italie médiévale pour
mettre en évidence le fait que le principe de
profit y est insuffisamment développé.
Sombart cite les travaux de l’historien du
droit Sieveking sur les livres de compte de la
maison Medici à Pise datant du début du
XVème siècle, lesquels consignent aussi bien
les résultats de l’activité commerciale que les
dépenses d’ordre purement domestiques (les
frais médicaux du personnel de maison, les
sommes dépensées pour la garde-robe d’une
esclave…).14
L’intérêt que Sombart porte aux
objets comptables s’inscrit dans la droite
ligne des travaux de jeunesse de Max Weber.
D’une part, l’étude de la comptabilité place
14
SOMBART, Werner. Op. cit., p.90.
au centre de l’analyse les pratiques sociales,
qui sont en même temps des institutions
définies par des normes. D’autre part, les
objets comptables se situent au confluent de
divers savoirs des sciences sociales : la
comptabilité
comme
mécanisme
économique, comme dispositif encadré par le
droit commercial, ou encore comme
révélateur de certaines pratiques sociales et
culturelles15. Dans cette perspective, Sombart
considère les « sociétés occasionnelles »,
c’est-à-dire les sociétés juridiques constituées
de manière éphémère pour une activité
déterminée,
comme
les
institutions
annonciatrices par excellence de l’entreprise
capitaliste proprement dite, en tant qu’elles
développent au plus au point la distinction
comptable entre le patrimoine affecté à
l’activité commerciale, et le patrimoine
propre aux individus. D’où le paradoxe
énoncé par Sombart, suivant lequel les
sociétés
occasionnelles
opèrent
un
bouleversement dans les mentalités et les
pratiques économiques qui rend possible le
capitalisme (l’idée révolutionnaire d’un
groupement d’intérêts rationnel, autre que
communautaire), tout en étant incapables de
proposer elles-mêmes un support pour une
activité capitaliste de grande échelle, du fait
de leur caractère temporaire. Parmi ces
sociétés occasionnelles, figurent au premier
rang les sociétés de commerce et transport
maritime « de commandite » étudiées par
Weber, lesquelles constituent la forme
économique la plus sophistiquée sur le plan
juridique dans la Méditerranée médiévale.
Par ailleurs, ces considérations sur les
groupements juridiques éphémères à
vocation économique sont explicitement
reliées par Sombart à un programme
théorique plus large : les débats initiés par
Tönnies sur la distinction entre relations
organiques et mécaniques, laquelle renvoie à
son tour à l’opposition entre communauté et
société.
Pour une présentation synthétique des travaux et
conceptions de Sombart sur le sujet, cf. DURAND, R.
Werner Sombart, le capitalisme et la comptabilité.
Cahiers d'histoire de la comptabilité, 1992, n°2, pp. 717.
15
1
« Les pensées révolutionnaires sur lesquelles
reposaient les sociétés occasionnelles du
Moyen-Age étaient avant tout les suivantes :
le lien de nature contractuelle, et la réunion
par ce moyen de personnes « étrangères »
unies par aucun lien de parenté, de voisinage
ou de profession, dans le but d’une
production en commun (…). Le premier pas
visant à substituer à la place de relations
naturelles, à taille humaine et « organiques »,
une union artificielle, « mécanique », était
ainsi accompli. L’union « à caractère
sociétal » (« gesellschaftsmässige ») avait
foncièrement pris la place de celle « à
caractère
communautaire »
(« gemeinschaftsmässigen »). L’association
de finalité (Zweckverband) avait remplacé
l’association
naturelle
(natürlichen
Verband).16 »
L’intérêt qui pousse Weber à
reprendre le matériau de ses anciennes
recherches se comprend aisément à la lecture
des préoccupations de collègues comme
Sombart, mais aussi des thématiques de ses
propres travaux sur le capitalisme, qui font
une large place à l’histoire des pratiques
économiques comme la comptabilité. Les
écrits de Weber sur les formes de
communautés, postérieurs aux travaux de
Sombart précédemment cités, sont l’occasion
pour Weber de réfléchir sur l’articulation
entre les analyses historiques portant sur les
transformations de la « communauté de
biens ». En revenant sur ses recherches de
jeunesse, Weber s’intéresse aux signes qui
préfigurent la remise en cause de l’unité de la
communauté de biens, comme les réserves
pécuniaires des membres d’une maison
commerciale, comptabilisées comme telles,
et sur lesquelles les individus peuvent avoir
un libre accès (en contradiction avec le
principe de l’intégrité du patrimoine
commun). L’étude des livres de comptabilité
domestique laisse donc entrevoir, en plus de
la mesure économique distincte des apports
de chacun, la mesure de sommes qui ne sont
même plus destinées à l’activité en commun,
mais sont du ressort strict de l’individu. Il ne
16
SOMBART, Werner. Op. cit., p.97.
s’agit plus alors d’une mesure séparée des
parts de chacun, mais d’un patrimoine
véritablement séparé, même si celui-ci n’a
pas encore de fonction strictement
économique de capital autonome et librement
disponible, mais celle, indéterminée,
« d’argent de poche ».
« Dans
les
grandes
communautés
domestiques
(Hausgemeinschaften)
capitalistes des villes médiévales (par
exemple Florence), chaque individu a déjà
son ‘compte’ propre. Il a de l’argent de poche
(Taschengeld) (danari borsinghi), dont il
dispose librement. Pour des dépenses
déterminées (par exemple les visites, suite à
une invitation faite par l’individu), des
maxima sont assignés. Pour le reste, on règle
les comptes avec lui, comme dans chaque
affaire commerciale moderne entre des
associés. Il a des participations de capital ‘au
sein’ de la communauté ainsi qu’un
patrimoine (‘fuori del corpo della
compagnia’), qu’il dépose certes entre les
mains de celle-ci, et pour lequel elle lui paie
des intérêts, mais qui n’est pas compté dans
le capital et ne participe pas de ce fait au
profit. A la place de la participation ‘par
naissance’ à l’activité en communauté
(Gemeinschaftshandeln) de la maison avec
ses avantages et ses obligations, s’est ainsi
substituée
une
sociétisation
(Vergesellschaftung) rationelle. »17
L’accent mis par Weber sur
l’articulation entre techniques économiques
et techniques juridiques apparaît encore
lorsque, dans la suite du texte, il estime
réducteur d’expliquer les transformations des
relations sociales en ne retenant que l’étude
des « modes de vie » ou de « l’organisation
spatiale du travail », en faisant l’impasse sur
la portée sociologique des innovations
juridiques et comptables.18 Par conséquent, le
WEBER, Max. Wirtschaft und Gesellschaft.
Tübingen : Mohr Siebeck, 1980 [1921]), p. 227. C’est
nous qui soulignons la dernière phrase.
18
« Le moment d’évolution le plus important n’est pas
ici à vrai dire la séparation spatiale entre le foyer et
l’atelier ou la boutique. (…) Le plus important, c’est
plutôt la séparation ‘comptable’ (buchmässige) et
17
1
caractère communautaire de l’activité
envisagée ne s’entend pas uniquement
comme le simple partage du lieu de vie, ou
de l’activité en commun, mais s’explique par
la prise en compte de pratiques juridiques
particulières. En l’occurrence, les signes de
transformations de la communauté de biens
préfigurant les formes modernes de sociétés
commerciales (les sociétés en nom collectif,
voire les sociétés de capitaux), apparaissent
comme autant de signes de remise en cause
de cet ordre communautaire. A cet égard, les
objets d’analyse traités par Weber peuvent
être à la fois considérés comme des objets
techniques et des objets institutionnels, et
c’est en ce double sens que le rapport entre
pratiques
économiques
et
pratiques
juridiques est appréhendé sur le plan d’une
étude empirique des normes. En partant
d’objets particuliers (l’organisation des livres
comptables, l’usage de certains contrats),
Weber propose ainsi une analyse de savoirs
pratiques qui envisagent conjointement
l’étude des outils techniques et des
constructions normatives.
Au-delà de ces considérations sur la
communauté de biens,
la place de la
réflexion sur le droit chez Weber apparaît
très éclairante pour expliquer la construction
d’une terminologie conceptuelle propre à la
sociologie. Au sein de cette réflexion sur les
institutions juridiques, les recherches
effectuées durant sa formation de juriste sur
l’histoire du droit des sociétés ont
manifestement marqué sa conception du
rapport entre faits juridiques, économiques et
sociologiques. C’est ce cheminement
intellectuel que nous proposons de
poursuivre en relisant certains passages de la
« sociologie du droit », ainsi que ces écrits
théoriques relatifs aux concepts de
communauté et de société.
juridique entre la ‘maison’ et ‘l’entreprise’, ainsi que
le développement d’un droit tracé suivant ce partage :
registre du commerce, effacement de la dépendance de
l’association et de la firme à l’égard de la famille,
patrimoine propre de la société en nom collectif et en
commandite, de même qu’une formation du droit de la
faillite correspondant. » WEBER, Max. Op.cit., p.
229.
3. Des « fondements juridiques » du
capitalisme à l’analyse théorique des
formes de relation sociale.
Si l’on recherche dans d’autres
travaux de maturité des considérations de
Weber sur les caractéristiques juridiques de
l’évolution du capitalisme et des formes de
groupement qui lui sont associés, c’est dans
les analyses de la Sociologie du droit19
relatives à la « communauté de marché »
qu’elles trouvent naturellement leur place.
Lorsqu’il discute la notion de « liberté
contractuelle », Weber s’intéresse ainsi de
manière précise aux institutions juridiques en
rapport avec le développement du
capitalisme. Les thématiques principales de
la Sociologie du droit traitent avant tout de
l’histoire des institutions (corporations, droit
public) liées aux professionnels du droit, et
proposent également une sorte de sociologie
de la connaissance au travers de la genèse
des conceptions juridiques profanes et
techniques. Mais dans le passage qui nous
intéresse, en l’occurrence la section
consacrée aux « formes de fondation des
droits subjectifs », c’est surtout l’évolution
des pratiques contractuelles, sur le fondement
de matériaux historiques à la fois d’ordre
ethnologique (droit et coutumes des sociétés
traditionnelles
traitant
des
alliances
matrimoniales et claniques, et des formes
anciennes du droit pénal) et économique
(notamment le droit commercial) qui est
évoquée.
C’est dans ce contexte qu’est par
ailleurs définie la distinction entre « contrat
relatif à des statuts » et « contrat relatifs à des
fins » reprise de façon récurrente dans la
Sociologie du droit.20 La généralisation du
19
Dans l’édition d’Economie et société de 1921, la
« sociologie du droit » constitue le chapitre VII de
l’ouvrage.
20
WEBER, Max. Op. cit., p. 401. (sauf indication
contraire, les citations de Weber sont traduites par
nous). Sur la conception wébérienne des droits
subjectifs, cf. COLLIOT-THÉLÈNE, Catherine.
Etudes wébériennes. Paris : PUF, 2002. Plus
généralement, sur l’analyse du capitalisme dans la
sociologie du droit, on se reportera à l’ouvrage de
référence : COUTU, Michel. Max Weber et les
1
marché comme forme d’activité économique
s’inscrit selon Weber dans une généralisation
parallèle des formes contractuelles de
relations juridiques, y compris dans des
domaines a priori non économiques (le droit
familial), dans lesquels l’extension du lien
contractuel contribue à son invisibilité et à
son
évidence
quotidienne.
Cette
généralisation du contrat obéit en effet selon
Weber à une logique paradoxale : c’est
précisément la systématisation de l’usage du
contrat qui tend à éliminer les pratiques
juridiques de négociation active visant les
obligations réciproques, que l’on associe
pourtant à la substance du rapport
contractuel. Dans les domaines où le contrat
s’est le plus imposé (le droit de la famille
avec le contrat de mariage, le droit
successoral), il n’a plus que la valeur d’une
simple
routine
administrative,
d’un
formulaire à ce point encadré par des
dispositions législatives et réglementaires
qu’il n’est qu’à peine examiné par les parties
concernées.21
La distinction de ces deux formes de
contrat constitue en fait la reformulation
d’une autre typologie, établie par le juriste
britannique Henry Sumner Maine, auteur
d’une série d’ouvrages d’histoire du droit
ouverts
sur
des
problématiques
anthropologiques. Dans un passage célèbre
de son ouvrage de 1864 intitulé Ancient law
(Le Droit antique), passage traduit et cité in
extenso pas Tönnies dans Communauté et
société, Maine développe l’idée d’une
évolution des formes juridiques de la vie
sociale conduisant à une substitution quasigénéralisée du « contrat » au « statut ».22 Le
rationalités du droit. Paris : LGDJ, 1996.
21
WEBER, Max. Op. cit., p. 401.
22
Nous reproduisons un extrait de cette citation : « Il
n’est pas non plus difficile d’apercevoir quel est le lien
unissant les hommes qui a remplacé graduellement ces
formes de réciprocité en termes de droits et de devoirs
qui ont leur origine dans la famille. C’est le contrat.
Partant, comme d’un terme de l’histoire, d’une
condition de la société dans laquelle toutes les
relations de personnes se résument à des relations
familiales, il semble que nous ayons continûment
tendu vers une phase d’ordre social (social order)
dans lequel toutes les relations découlent de l’accord
d’individus (agreement of individuals) (…) nous
point de départ de Maine réside dans sa
critique des théoriciens du droit naturel, et
notamment des Lumières (Montesquieu et
Rousseau), dans la mesure où leurs modèles
philosophiques idéaux se présentent comme
des explications de la genèse des institutions
juridiques. La parabole philosophique des
Troglodytes dans les Lettres persanes pose
en effet la fiction d’un état originel de la
société marqué par la règle du lien
contractuel et de la parole donnée, lien
corrompu par les carences morales des
habitants de ce royaume. Maine tente ainsi,
sur la base de ces recherches historiques, de
renverser la lecture de cette fiction
philosophique, en définissant le contrat
comme une des créations les plus récentes de
l’histoire juridique. Le matériau historicojuridique de ces analyses est principalement
constitué de sources relatives au droit
successoral et familial de l’Antiquité et des
sociétés
traditionnelles
de
l’Europe
occidentale.
De ces interprétations historiques,
Weber retient notamment le caractère
totalisant des formes juridiques de la vie
sociale propre aux sociétés de « statut ». Les
transactions juridiques ne peuvent en effet se
concevoir suivant ce modèle propre aux
sociétés traditionnelles, que suivant le
transfert d’une « qualité juridique totale »
(rechtliche Gesamtqualität), bien illustré par
le mécanisme de l’universitas juris que décrit
Maine à propos du droit successoral romain
primitif.23 Dans ce type de société
pouvons dire que le mouvement des sociétés en
devenir a été par là-même un mouvement du statut au
contrat. » MAINE, Henry Sumner. Ancient Law.
Tucson (Arizona, E-U) : The University of Arizona
Press, 1986 (reprint New York : Holt 1864), p. 168.
23
« La succession universelle est une succession à
destination d’une universitas juris. Elle survient
lorsqu’un homme est investi du vêtement juridique
(legal clothing) d’un autre, devenant au même
moment sujet de toutes ses obligations (liabilities) et
titulaire (entitled) de tous ses droits.». MAINE, Henry
Sumner. Op. cit., p. 174. Citation à rapprocher de ce
que dit Weber dans la ‘sociologie du droit’ : « Tous
ces contrats originels, par lesquels par exemple sont
créés des groupements (Verbände) politiques ou
personnels, des relations durables ou éphémères, ou
encore familiales, avaient pour contenu un
changement de la qualité juridique dans sa totalité
1
traditionnelle, la transaction juridique se
conçoit essentiellement sur le modèle du
transfert (conveyance) matériel d’un droit de
propriété, plutôt que comme un lien abstrait
d’obligations de faire, et c’est sur ce schéma
que se construira, à des stades supérieurs de
la société (suivant la lecture évolutionniste
que l’on peut supposer chez Maine), la
notion de contrat. Les conséquences de ces
institutions juridiques sur le système familial
se traduisent avant tout par des mécanismes
de responsabilité, lesquels, par leur caractère
également globalisant, s’opposent à la
segmentation des domaines de responsabilité,
et de ce fait à la différenciation des activités
et des individus. Schématisant volontiers les
données de ses sources historiques, Maine
pose un lien explicite entre les formes
d’organisation familiale et les techniques
juridiques de responsabilité contractuelle.
La définition par Weber des types de
contrats peut se lire comme une relecture
critique des conceptions de Maine, dans la
mesure où il introduit des nuances dans deux
directions opposées, qui contribuent à
relativiser la force de la dichotomie entre
contrat et statut. D’une part, Weber estime
que la forme contractuelle, dont la
signification et la fonction sociales ont
profondément évolué, caractérise également
les sociétés traditionnelles, d’où sa
préférence pour une typologie des formes de
contrats. A l’inverse, il s’oppose également à
l’idée d’une disparition des formes
statutaires, dans la mesure où la
généralisation de la forme « contrat » ne doit
pas occulter la dimension empirique de ses
usages. Pour les individus, le contrat dans
son usage quotidien peut tout à fait avoir la
signification d’un « quasi-statut », comme
nous l’évoquions à propos du mariage et du
testament. Ces derniers sont des contrats
entre personnes autonomes, mais ne
correspondent
que
rarement
à
l’aboutissement d’une négociation, précisant
le contenu spécifique des clauses (argument
repris dans un autre passage à propos de la
(rechtlichen
Gesamtqualität), de la position
universelle et de l’habitus social des personnes ».
WEBER, Max. Op. cit., p. 401
« négociation » du contrat de travail). Les
contrats en question ne font bien souvent que
reprendre, précisément sur un mode
« statutaire » les dispositions légales en
vigueur.24
Ces considérations sur les différents
modes de relations contractuelles prolongent
d’une certaine manière les passages évoqués
précédemment sur la dissolution de la
communauté domestique : dans ces textes
comme dans ceux de la « sociologie du
droit », il s’agit toujours d’expliquer par
l’analyse des pratiques juridiques les
caractéristiques et les évolutions de certains
types de groupements sociaux. On peut
ajouter en outre que, d’une manière générale,
l’intérêt porté par Weber à l’histoire des
institutions juridiques et, plus précisément,
aux
mécanismes
de
responsabilité
contractuelle en tant qu’objets d’analyse des
évolutions sociales, s’inscrit dans des thèmes
de recherches que l’on retrouve dans la
sociologie de la fin du XIXème siècle, que ce
soit en Allemagne ou en France. L’idée du
passage d’une société statutaire à une société
contractuelle est très présente dans les leçons
de Durkheim sur le droit contractuel25 : ses
réflexions sur le mélange des sangs (bloodcovenant) comme rituel archaïque et sur la
distinction entre contrat solennel et contrat
consensuel visent en effet, à l’instar de
Maine, à ruiner les fictions philosophiques du
contrat inter-individuel comme lien social
originel.
Dans
une
perspective
durkheimienne, les travaux du sociologue
Paul Fauconnet sur la responsabilité
s’appuient de même sur un matériau
essentiellement historique et ethnographique
pour démontrer le caractère premier de la
responsabilité collective sur les mécanismes
WEBER, Max. Op. cit., p. 400. Cette conception,
que Weber reprend à propos des « droits spéciaux »
que sont le droit commercial et le droit du travail,
fortement encadré par la régulation législative et des
juridictions spécialisées, est évidemment à rapprocher
de la célèbre formule de Durkheim, suivant laquelle
« tout n’est pas contractuel dans le contrat ».
25
DURKHEIM, Emile. Leçons de sociologie. Paris :
P.U.F., 1997 (1950, 1ère ed.), p. 204-205. Ce texte
correspond aux leçons dispensées à Bordeaux dans les
années 1890.
24
1
modernes d’individualisation des rapports
contractuels.
En outre, si les thèmes de réflexion
présents chez Maine et les typologies
historico-juridiques qu’il propose ne se
résument pas à des controverses internes au
monde des juristes, c’est bien dans la mesure
où l’influence de ces conceptions a été très
vive sur la théorie sociologique, notamment
au travers de l’œuvre de Tönnies.
L’opposition entre statut et contrat est en
effet mentionnée par ce dernier comme une
des inspirations directes de la distinction
entre communauté et société.26 Ceci nous
amène ainsi au second point de cette filiation
conceptuelle issue de l’intérêt de Weber pour
l’histoire du droit, et nous fait passer du
couple statut/contrat aux catégories plus
abstraites de communautisation/sociétisation,
Tönnies pouvant être considéré comme le
médiateur entre ces deux couples conceptuels
chez Weber. Dans son essai de théorie
sociale, Tönnies mobilise des dichotomies
catégorielles récurrentes dans la littérature de
théorie du droit, comme l’opposition entre
relations mécaniques et organiques, qu’il
reprend de la philosophie du droit de Hegel
et des travaux historiques du juriste Gierke
sur le droit des corporations.27 Or, cette
dichotomie catégorielle, qui s’impose dans
la littérature sociologique allemande,
Dans la préface de la première édition de
Communauté et société (1887), Tönnies se réclame de
l’influence de trois auteurs : Henry Sumner Maine,
Otto von Gierke et Karl Marx. (Cf. TÖNNIES,
Ferdinand.
Gemeinschaft
und
Gesellschaft.
Grundbegriffe der reinen Soziologie. Darmstadt
(Allemagne) : Wissenschaftliche Buchgesellschaft,
1991 (1887), p. XXII).
27
Dans l’esprit de Tönnies, les catégories idéales de
communauté et de société trouvent leur illustration
« typiquement pure », respectivement dans les
relations juridiques familiales, d’une part, et le droit
général des contrats d’autre part, ce dernier domaine
renvoyant chez cet auteur à la prégnance du thème
marxiste de la marchandisation généralisée et
anonyme de la force de travail. Sur ce point, on se
reportera à : KAMENKA, Eugene, ERH-SOON TAY,
Alice. « Gemeinschaft », « Gesellschaft » and the
Nature of Law. IN SCHLÜTER, Carsten,
CLAUSEN, Laura (Eds), Renaissance der
Gemeinschaft ? Stabile Theorie und neue Theoreme.
Berlin : Duncker und Humblot, 1990, p. 131-152.
26
s’inspire ainsi directement d’une lecture
sociologique de l’évolution des institutions
juridiques.
Weber poursuit la discussion des
idées de Tönnies dans ses écrits théoriques
rédigés autour de 192028, au travers des
notions de « communautisation » et de
« sociétisation », qu’il développe dès les
années 1910-1913, sans qu’elles soient alors
conçues comme formant un « couple
conceptuel ». Envisagées sous une forme
processuelle,
la
communautisation
(Vergesellschaftung) et la sociétisation
(Vergesellschaftung) sont des phénomènes
dynamiques définis dans une perspective de
sociologie de l’action, c’est-à-dire en
fonction du sens manifeste de l’action des
individus, la première renvoyant, selon
Weber, à une « appartenance collective
ressentie de façon subjective », tandis que la
seconde repose sur « un équilibre d’intérêts
motivé de façon rationnelle ».29 A propos des
concepts de communauté et de société,
Weber développe en outre deux conceptions
complémentaires qu’il partage avec Tönnies :
ces catégories doivent être envisagées du
point de vue du sens de l’action, et ne
peuvent être entendues de ce fait comme des
distinctions substantialistes, biologisantes et
raciales entre autres (d’où la distinction entre
« le fait d’avoir une qualité en commun –
Gemeinsamkeit », et la « communauté –
Gemeinschaft »).30 Appliquant sa conception
des types idéaux, Weber identifie deux types
« purs » illustrant ces catégories : le lien
28
Ecrits repris dans l’édition de 1921 d’Economie et
société dans la première partie, intitulée par
Winckelmann:
« Théorie
sociologique
des
catégories ».
29
WEBER, Max. Op. cit., p. 21. Il faut noter
également que pour la terminologie juridique
allemande, le terme de « Vergesellschaftung » peut
revêtir le sens de « création d’une société », comme la
« création d’une société anonyme » par des associés.
30
« En aucun cas, un quelconque fait d’avoir en
commun (Gemeinsamkeit) une qualité, une situation
ou un comportement ne peut constituer une
communautisation. Par exemple, le fait d’avoir en
commun un héritage biologique, considéré comme
caractéristique ‘raciale’, ne signifie en soi
naturellement aucune communautisation des individus
distingués par ce fait. » WEBER, Op. cit., 22.
1
familial (pour le type pur communautaire) et
l’échange conclu librement sur un marché
(pour le type social).31 En revanche, ni les
catégories wébériennes ni les types de
volontés définis par Tönnies ne sont
susceptibles d’une lecture « purement
psychologique », dans la mesure où ce
dernier les rattache à la fois à leur dimension
sociologique et à des institutions juridiques.
Ces définitions suivent en effet un
schéma précis dans l’ordre des concepts
fondamentaux exposés par Weber. Ce n’est
qu’après avoir défini « l’action sociale » en
excluant les actions non orientées par le
comportement d’autres individus (les
phénomènes étudiés par la psychologie des
foules de Le Bon), que sont envisagées les
formes de « relations sociales » : par
conséquent, la typologie des relations
sociales est directement conditionnée par la
« probabilité plus ou moins grande que se
produise une action correspondant à un
sens ».32 Or, c’est ce critère du sens de
l’action que Weber utilise pour opposer les
typologies sociologiques aux conceptions
que se font les juristes des relations sociales.
Alors que la dogmatique juridique envisage
l’existence de « relations juridiques » entre
des individus sur le mode de l’alternative
conceptuelle pure et simple (soit un lien
d’obligation existe, soit il n’existe pas), la
sociologie s’intéresse aux régularités
produites par le sens de la règle visée. Si une
règle définie conceptuellement ne rencontre
plus aucune signification auprès des
individus (une règle juridique tombée en
désuétude sur le plan empirique), aucune
relation effective appuyée sur cette règle ne
peut être constatée sur le plan sociologique.33
Cependant, Weber n’identifie nullement
sociétisation et activité économique, et fournit
l’exemple de l’activité religieuse (l’adhésion à une
secte en vertu d’une croyance rationnelle ne relève pas
de la communautisation, mais de la sociétisation).
WEBER, Op. cit., p.22.
32
WEBER, Max. Op. cit., p. 14. , §4.
33
« L’alternative inévitable pour le point de vue des
juristes (juristische Betrachtung) : qu’une proposition
juridique d’un sens déterminé soit ou non valide
(gelte) (au sens juridique), qu’une relation juridique
existe ou n’existe pas, ne vaut pas pour le point de vue
31
Cette distinction entre raisonnement de
dogmatique juridique et raisonnement
sociologique illustre à cet égard les deux
moments de l’exposé des catégories : si la
problématique de l’action sociale permet
dans un premier temps à Weber de situer
l’objet de la sociologie, un concept clef de
l’explication sociologique comme celui de
régularité ne prend tout son sens qu’au
travers de la « relation sociale », cadre des
orientations réciproques. L’importance du
dialogue avec la science du droit est d’autant
plus marquée dans ces définitions
catégorielles que Weber, dans la suite de ce
passage, traite des « ordres légitimes », dans
lesquels il range les conventions et le droit.
C’est donc dans un contexte théorique
fortement imprégné par les thématiques
juridiques que sont introduites les
considérations
relatives
au
couple
communauté/société. Des recherches de
jeunesse sur les sociétés familiales aux
considérations historiques sur le statut et le
contrat, la permanence de certaines
préoccupations
théoriques de Weber
semblent se dessiner ainsi en filigrane. Sa
grande familiarité avec les débats juridiques,
y compris dans leur plus grande technicité,
sur l’évolution des institutions et des
pratiques contractuelles, associée à la forte
influence de la théorie du droit dans la
seconde moitié du XIXème siècle, au travers
des figures de Hegel, Gierke et Maine, sur les
sociologues de sa génération comme
Tönnies, contribue à donner tout son intérêt à
une relecture de son œuvre prenant en
compte son intérêt pour le droit. Or de telles
affinités ne sont pas uniquement le fruit de
réflexions théoriques approfondies, à l’instar
des longs développements de l’essai sur
Stammler, mais s’expliquent sans doute en
grande partie par le véritable travail de
recherche érudite qu’il mena durant sa
formation sur l’histoire du droit des sociétés.
*
**
sociologique. » WEBER, Max. Op. cit., p. 14.
1
Lorsqu’il s’agit de s’interroger sur
l’articulation entre droit et sciences sociales,
l’œuvre de Max Weber est susceptible d’être
sollicitée dans le cadre d’analyses issues de
disciplines variées, que ce soit à l’occasion
de discussions sur la sociologie économique
à propos des rapports entre production de
savoirs juridique et économique34, ou dans la
perspective d’une théorie juridique appuyée
sur la sociologie de l’action et s’interrogeant
sur les relations entre règles de droit et
comportements économiques35, ou encore à
l’appui d’une version critique de l’économie
du droit36. Sans doute un tel intérêt manifesté
pour la réflexion wébérienne sur les
institutions
juridiques
et
plus
particulièrement sur le rapport entre droit et
économie, nécessite-t-il non seulement de se
pencher sur les textes de maturité, mais aussi
de prendre au sérieux les premiers textes
qu’il rédigea en tant que juriste. Cette
relecture est d’autant plus justifiée que ces
recherches sur l’histoire du droit des sociétés
traitent précisément de ces relations entre
règles juridiques, pratiques économiques et
formes de relations sociales redécouvertes
par
la
sociologie
et
l’économie
contemporaine.
Au-delà de ce cadre général, les
différents textes que nous avons analysés ici
illustrent sans doute de manière spécifique
certains
traits
de
la
méthodologie
wébérienne. On notera en premier lieu le
refus de tout évolutionnisme affirmé dès ses
textes de jeunesse, refus confirmé par la
critique implicite des schémas de Maine et
Tönnies. La réflexion sur les formes de
groupement n’a en effet pas pour fonction de
définir des stades de développement partant
STEINER, Philippe. Sociologie de la connaissance
économique. Essai sur les rationalisations de la
connaissance économique (1750-1850). Paris :
P.U.F., 1998.
35
SERVERIN, Evelyne, BERTHOUD, Arnaud. La
production des normes entre Etat et société civile.
Paris : L’Harmattan, 2000, p.210-235.
36
KENNEDY, Duncan. The Disenchantment of
Logically Formal Legal Rationality, in CAMIC., C.,
GORSKI, P., TRUBEK, D. (ed.). Max Weber’s
Economy and Society: A Critical Companion,
Stanford University Press, 2005.
34
de la « communauté primitive » à la « société
moderne », de même que l’ordre juridique ne
succède pas, dans le cours de l’histoire, à
l’ordre coutumier ou conventionnel. Ces
relations ne doivent nullement être comprises
au sens d’une évolution linéaire, mais comme
l’analyse complexe, à partir d’objets
juridiques, du rapport entre économie et
société.
D’autre part, lorsqu’il développe ces
analyses sur les formes de relations sociales,
Weber précise qu’il n’entend nullement
proposer une philosophie de l’histoire,
scandant les progrès du « subjectivisme ».
Les transformations de la communauté de
biens s’inscrivent dans des évolutions
historiques, telles que la séparation entre le
cadre de vie et le cadre de travail, ou encore
le
développement
de
l’acquisition
individualisée,
qui
participent
du
rétrécissement de la sphère des relations
communautaires, c’est-à-dire autant de faits
sociaux
et
institutionnels,
dont
le
« subjectivisme » n’est pas la cause (ce qui
n’exclut pas que des représentations sociales
à contenu « subjectiviste » – comme les
doctrines juridiques ou religieuses - puissent
participer, à titre de cause, à ce mouvement
général).37
Enfin, on peut reconnaître dans ses
travaux d’histoire du droit certains leitmotivs
méthodologiques affirmés plus tard dans les
écrits de la maturité, et qui concernent
notamment la conception d’une causalité
complexe dans l’explication des phénomènes
sociaux. En effet, dans le prolongement du
refus de tout évolutionnisme, ces écrits
s’attachent à comprendre la coexistence
historique d’ordres sociaux a priori
contradictoires, coexistence qui nécessite de
penser certains effets de décalages dans les
rapports de causalité. Non seulement certains
types de relations sociales intermédiaires
existent entre la communauté et la société,
« Il ne s’agit pas d’un accroissement du
« subjectivisme »
(« Subjektivismus »)
comme
« étape » socio-psychique (sozialpsychische), mais
d’un état des choses (Sachverhalt) objectif qui
favorise, comme condition de cet accroissement, le
rétrécissement des communautés domestiques. »
WEBER, Max. Op.cit., p. 226.
37
1
mais certaines formes contradictoires
peuvent coexister et être de ce fait sources de
tensions. Or, la compréhension de ces
décalages ne peut se faire que par la prise en
compte
d’outils
techniques
et
de
constructions
normatives
spécifiques
(juridiques et économiques, notamment) dans
la mesure où ils revêtent une portée
sociologique. Les contradictions entre
l’organisation de la comptabilité des sociétés
familiales, distinguant de plus en plus entre
activités
commerciales
et
activités
domestiques, et l’agencement des obligations
juridiques à l’intérieur de ces mêmes
sociétés, laissant ces activités relativement
indifférenciées, offrent un exemple de
tensions
créatrices,
à
terme,
de
transformations en profondeur du régime de
la responsabilité contractuelle.
A cet égard, l’originalité des travaux
de Weber sur l’histoire du droit au MoyenAge consiste à analyser des objets juridiques
au confluent de domaines d’analyses
économiques, juridiques et sociologiques, et
susceptibles, précisément, d’en montrer la
plasticité
(les
relations
d’obligation
contractuelle d’ordre économique entre les
membres d’une même famille, le droit
successoral comme enjeu pour la définition
de l’entreprise capitaliste). De ce point de
vue, le Weber sociologue ne pouvait
qu’utiliser avec profit les travaux du Weber
historien du droit, pour éclairer les
controverses sur l’évolution du capitalisme.
1
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