Négation des phrases d`action

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Université Paris 7
UFR Linguistique
Master de linguistique informatique
Juin 2006
Négation des phrases d'action :
Y a-t-il des événements négatifs ?
Stéphanie Weiser
Sous la direction de Pascal Amsili
Remerciements
Je remercie très sincèrement Pascal Amsili pour avoir encadré et dirigé mon travail
avec tant de soin et d'efficacité.
Un grand merci à Henri Fournier pour sa relecture attentive.
Mes remerciements vont également à tous les participants du GDR « Sémantique et
modélisation » (responsable F. Corblin) auquel j'ai eu la chance de pouvoir assister et
au laboratoire Talana.
Merci pour leurs aides diverses et variées, qu'il s'agisse de me conseiller, de partager
leurs intuitions sur la naturalité d'énoncés ou simplement de rendre ce travail plus
agréable à (en vrac) : Karma, Jérémy, Elisabeth, Henri, André, Florence, Annick,
Michel et Amélie.
Sommaire
Introduction...................................................................................................................... 4
1. Entités abstraites en général, événements en particulier................................... 6
1.1. Proposition de Davidson sur la représentation des phrases d'action..... 6
1.2. Proposition de Davidson sur les événements............................................ 8
1.3. Evénements, propositions, faits, états, processus et éventualités......... 12
1.4. Proposition de [Parsons 90]....................................................................... 14
1.4.1. Forme logique...................................................................................... 14
1.4.2. Ontologie.............................................................................................. 15
2. Que se passe-t-il quand une phrase d'action est niée ?................................... 20
2.1. Problématique.............................................................................................. 20
2.2. Proposition de Kamp et Reyle (pour la DRT)........................................ 21
2.3. Proposition de de Swart et Molendijk...................................................... 22
2.4. Proposition d'Amsili et Le Draoulec........................................................ 23
3. Analyse des tests linguistiques et des données................................................. 25
3.1. Préambules.................................................................................................... 25
3.1.1. L'usage du progressif.......................................................................... 25
3.1.2. La durée................................................................................................ 25
3.1.3. La tournure clivée................................................................................ 26
3.1.4. Le progressif et le parfait.................................................................... 26
3.2. Référence...................................................................................................... 26
3.2.1. Anaphores............................................................................................ 27
3.2.2. Anaphores et énoncés de perception .............................................. 29
3.2.3. Pronoms relatifs.................................................................................. 31
3.2.4. Déverbaux............................................................................................ 32
3.3. Modification / Quantification................................................................... 33
3.3.1. Adverbes de quantification................................................................ 33
3.3.2. Adverbes cardinaux............................................................................. 34
3.3.3. Rupture d'une habitude...................................................................... 35
3.4. Sémantique.................................................................................................... 36
3.4.1. Causes et conséquences...................................................................... 36
3.4.2. Argument de se produire, arriver...................................................... 37
3.4.3. Verbes de perception.......................................................................... 38
3.5. Temporalité / durativité............................................................................. 39
3.5.1. Propositions temporelles.................................................................... 39
3.5.2. Interaction temps – négation – aspect............................................. 40
3.5.3. Compléments duratifs........................................................................ 42
Conclusion...................................................................................................................... 44
Références bibliographiques......................................................................................... 46
Introduction
D'après la proposition de Davidson, les phrases d'action dénotent des événements.
On peut alors se demander si lorsqu'elles sont niées, elles dénotent toujours des
événements. En effet, l'intuition selon laquelle, quand une phrase d'action est niée,
elle dénote quelque chose qui ne s'est pas produit, est assez répandue. Mais peut-on
alors considérer qu'une phrase d'action puisse décrire quelque chose qui ne se
produit pas ? Par ailleurs, on peut se demander s'il est possible qu'un énoncé négatif
constitue une phrase d'action et puisse donc dénoter un événement.
En linguistique de manière générale et plus précisément en sémantique ou en
traitement automatique des langues, il est nécessaire de pouvoir repérer et traiter les
événements. En effet, pour pouvoir représenter le langage naturel de façon formelle,
il faut distinguer et définir un certain nombre d'entités qui peuvent être exprimées en
langue. Parmi ces entités, on trouve les événements, les états, les individus, etc. Par
exemple, les individus ne se comportent pas de la même manière que les
événements : l'individu Jean peut agir, penser, courir, etc., tandis que l'événement la
destruction de la ville peut survenir, se produire, etc. Cette distinction survient à deux
niveaux : dans le monde qui nous entoure où nous ne percevons pas les événements
et les individus de la même manière ; et dans la langue où nous les exprimons et y
faisons référence de manière différente. Le terme événement fera référence à un
événement du monde, exprimé en langue. Il en sera de même pour les autres types
d'entités.
Il existe une littérature dont on se propose de faire une lecture critique. Même si elle
concerne souvent les événements de manière générale, certains articles s'intéressent
aussi à la négation d'événements, aux événements négatifs. Ces articles permettent de
cadrer le problème traité et apportent beaucoup de données linguistiques, tests et
exemples. Le propos de ce travail sera notamment de faire une synthèse de cette
littérature.
La première partie présentera un état de l'art de la notion d'événement. On partira
des travaux fondateurs de Davidson sur la définition des événements et sur la forme
-4-
logique des phrases d'action. Ensuite on présentera l'ontologie des entités abstraites
(états, événements, processus) proposée par Parsons et la forme logique qu'il
propose pour les événements.
La deuxième partie exposera la problématique dans laquelle on va se placer dans ce
travail sur les événements niés. On verra aussi de quelle manière l'ont abordé Kamp
et Reyle, de Swart et Molendijk ainsi qu'Amsili et Le Draoulec. Par ailleurs,
Przepiórkowski a proposé de nombreux arguments en faveur de l'existence
d'éventualités négatives.
Enfin, la troisième partie tentera de répondre aux questions posées par la seconde.
Pour ce faire, elle exposera, de façon critique, des données linguistiques et des tests
permettant de les manipuler. Un travail de comparaison et de rapprochement de ces
données sera entrepris afin de les mettre en forme.
-5-
1.
Entités abstraites en général, événements en particulier
Dans cette partie vont être exposés les principaux travaux fondateurs sur le
traitement des événements et des phrases d'action : ceux de Davidson et ceux de
Parsons.
1.1.
Proposition de Davidson sur la représentation des phrases d'action
[Davidson 67] a pour but de proposer une forme logique permettant de représenter
les phrases d'action. Davidson cherche à révéler, dans la forme logique d'une phrase,
suffisamment d'informations pour qu'elle reste cohérente, mais il laisse de côté
certains points spécifiques concernant par exemple la distinction entre croire et savoir
ou la présence de l'adverbe lentement (qui n'introduit pas de nouvelle entité),
Davidson rejette, comme [Kenny 63], le principe (soutenu par de nombreux
philosophes) selon lequel un verbe d'action a de nombreux arguments qui varient en
fonction de la phrase dans laquelle le verbe apparaît (polyadicité variable). Le verbe
beurrer aurait alors 5 arguments comme dans :
(1) Dupond beurra la tartine dans la salle de bain avec un couteau à minuit.
(2) Beurrer (Dupond, tartine, dans la salle de bain, avec un couteau, à minuit)
Et la phrase Dupond beurra la tartine n'en serait qu'une version elliptique. Il propose
par contre de révéler la forme logique de cette phrase par :
(3) Dupond fit en sorte que la tartine fût beurrée dans la salle de bain avec un
couteau à minuit.
Mais cela ne fait que transposer le problème de la forme logique de p dans « x fait en
sorte que p ». C'est pour éviter cette critique que Kenny précise que p doit être au
présent et doit décrire le résultat que l'agent a produit. p ne contient alors plus un
événement mais un état, ce qui élimine donc le problème de la forme logique des
phrases d'action. Par contre cela engendre d'autres problèmes puisque cette forme
logique ne tient pas compte de la manière dont on est arrivé à ce résultat et donc de
l'action elle-même, à moins de détailler p à un point qui rende sa forme logique tout
aussi difficile à atteindre que la phrase de départ.
(4) Le docteur a enlevé son appendice au patient.
(5) Le docteur a fait en sorte que le patient n'ait pas d'appendice.
Le deuxième énoncé pourrait constituer une forme logique du premier mais cette
forme logique ne rend pas compte de toutes les informations de la phrase de départ,
cela ne révèle pas comment : en l'opérant ? En l'écrasant ? En le confiant à un autre
médecin ? Si on utilise la forme logique suivante, plus détaillée :
(6) Le médecin a fait en sorte que le docteur ait enlevé l'appendice du patient.
On a toujours le même problème : la forme logique n'est pas plus simple que la
-6-
phrase de départ. Par ailleurs, ce type de forme logique ne peut pas être associé à
n'importe quelle action. Les actions non intentionnelles, notamment, ne peuvent pas
être décrites de cette manière :
(7) ?Durand a fait en sorte que Durand soit dans un état où il vienne juste de
tousser
Cela ne permet toujours pas de donner une forme logique générique aux phrases
d'action. On voudrait d'ailleurs pouvoir obtenir la même forme logique pour
différentes phrases décrivant en réalité la même action.
Reichenbach propose pour la phrase p la forme logique suivante, appelée prédicat
d'événements :
(8) ∃ x, x consiste dans le fait que p
De plus, en ajoutant à cette forme logique d'autres informations sous la forme « et x
eut lieu à telle date », on s'approche d'une solution au problème de polyadicité
variable de Kenny : on peut dire un nombre infini de choses d'un événement. Dans
l'analyse de Reichenbach, les phrases d'action contiennent un quantifieur existentiel
qui lie la variable et évite donc le problème des propositions génériques et
individuelles. Les phrases d'action ont un caractère général, elles ne décrivent pas
d'événement tant qu'un événement ne les a pas rendues vraies. Davidson formule
tout de même des objections à l'analyse de Reichenbach : la première est qu'elle peut
s'appliquer à toute sorte de phrases et pas uniquement à des phrases d'action. La
seconde concerne l'identité : si une entité à deux noms distincts, a et b, on veut
pouvoir inférer « x a mangé b » à partir de « x a mangé a » or cela n'est pas possible
avec l'analyse de Reichenbach.
En gardant uniquement les avantages des théories énoncées jusqu'ici, Davidson
propose l'analyse suivante. Un verbe d'action contient une place qui peut être
occupée par des termes singuliers ou des variables.
(9) Schem a frappé Schaun.
Une phrase d'action comme celle-ci aura la forme logique suivante :
(10) (∃ x)(A Frappé(Schem, Schaun, x))
La phrase de départ n'apparaît pas dans la forme logique, c'est une nouveauté. Les
prépositions sont souvent intégrées au verbe, ce qui n'est pas le cas ici. Elles
apparaissent clairement dans la forme logique proposée par Davidson. Davidson
reprochait à Reichenbach le fait que sa théorie puisse s'appliquer à tous les verbes et
pas uniquement aux verbes d'action. Il contourne alors le problème en proposant
que chaque prédicat contienne un certain nombre de places, prévues pour des
événements ou non. Il n'existe pas de critère grammatical pour distinguer les verbes
d'action, mais une place du verbe d'action doit être occupée par une désignation de
l'agent en tant que personne. Si une forme logique comme faire en sorte décrit dans
tous les cas une action, la réciproque n'est pas systématique et toutes les actions ne
peuvent pas être décrites de cette manière. Quant au problème de l'intentionnalité,
Davidson propose de décrire l'intention par un verbe qui l'implique directement ou
-7-
de la préciser explicitement. Davidson propose trois conditions à respecter lors de
l'écriture de la forme logique de l'expression qui introduit l'action : on ne doit pas
interpréter l'expression introductive comme un verbe d'action, cette expression doit
être intentionnelle et l'intention doit être liée à une personne. On en arrive donc à la
forme logique « il était intentionnel de la part de x que p », où x nomme l'agent et p
une phrase d'action.
1.2.
Proposition de Davidson sur les événements
Lorsque quelqu'un parle, bouge la tête, rit, des actions sont effectuées : il s'agit en fait
de tout ce qui peut être fait par quelqu'un. Mais on peut aussi parler d'actions lorsque
quelqu'un éternue ou trébuche. La différence entre les deux catégories, énoncée dans
[Davidson 71], est que la première contient une dimension intentionnelle
contrairement à la seconde. Davidson distingue les phrases d'action (intentionnelles)
des phrases événementielles. Cette distinction ne sera pas pertinente dans le cadre de
ce mémoire et les termes de phrases d'action et phrases événementielles seront
utilisés indifféremment.
D'après la proposition davidsonienne, toute phrase d'action fait intervenir un
événement existentiellement quantifié. Parmi les différentes entités que la phrase
contient se trouve un événement :
(11) Paul a beurré sa tartine.
Dans une phrase d'action comme celle-ci, se trouvent trois entités du monde : Paul,
la tartine, et l'événement particulier qui est défini par le prédicat et ses arguments. On
parle souvent des verbes d'action permettant d'exprimer des événements, mais le
verbe ne suffit pas. Pour exprimer un événement il faut un verbe d'action,
accompagné de son sujet et de ses compléments éventuels.
Afin de caractériser les événements, il est intéressant de se pencher sur un critère
d'identité. Davidson a essayé de mettre au jour ce critère dans [Davidson 69] où il
tente de répondre à la question Quand peut-on dire que deux événements sont identiques ?
Il est très problématique de décider si deux événements sont identiques ; il vaut donc
mieux se demander quand les phrases de la forme « a = b » sont vraies, si a et b sont
des termes singuliers faisant référence à des événements.
Le problème qui se pose alors est qu'il est en général difficile de trouver un terme
singulier dans les phrases que nous prononçons habituellement pour décrire des
actions. Davidson s'est penché sur la question et, en se basant sur la proposition de
Quine « Pas d'entité sans identité », il est passé à « Pas d'identité sans une entité » et à
son parallèle : « Pas d'énoncés d'identité sans termes singuliers ». Pour Davidson, il
existe des termes singuliers nommant des événements, par exemple L'éruption du
Vésuve en 79 après J.-C. que l'on peut rattacher à Le Vésuve entra en éruption en 79 après
J.-C.
-8-
Davidson soutient que l'on peut considérer les événements comme des entités. Les
événements peuvent être décrits de plusieurs manières. Il existe à cet effet tout un
vocabulaire spécifique qui n'aurait pas lieu d'être s'il n'existait pas d'entités pouvant
être décrites et redécrites. Il faut traiter les événements comme des individus si l'on
veut proposer une théorie cohérente de l'action, de l'explication, de la causalité ou de
la relation du mental au physique. De plus, les événements sont nécessaires pour
atteindre des formes logiques acceptables pour certaines phrases usuelles. Prenons
par exemple les deux phrases suivantes :
(12) Paul tomba du balcon ce matin.
(13) Paul tomba du balcon.
La première implique la seconde mais cela n'est pas reflété par les formes logiques
généralement attribuées à ce type de phrases. En effet, le prédicat de la première
phrase semble avoir 3 places tandis que celui de la seconde n'en aurait que deux. Le
nombre de places qu'un prédicat d'action peut avoir (en fonction du nombre de
compléments ou modifieurs que l'on veut exprimer) est un problème auquel
Davidson propose une solution très simple qui consiste à dire que les événements
sont des particuliers auxquels on peut faire référence explicitement. Il existe donc
des chutes, des flâneries, des dévorations... dont on peut dire un nombre infini de choses,
sans se soucier du nombre de places disponibles. Donner à chaque verbe d'action
une place d'événement permet donc de rendre compte de la relation d'implication
des deux phrases précédentes. La modification adverbiale et la modification
adjectivale sont mises sur le même plan : elles ne modifient pas le verbe, mais
l'événement introduit par le verbe. Pour le premier exemple, on aura donc une forme
logique du type « il y a un événement x tel que x est une chute de Paul, x a lieu du
balcon et x s'est produit ce matin ».
Lorsque la phrase d'action désigne au plus une action :
(14) Brutus tua César.
elle permet de déduire les deux exemples suivants :
(15) Brutus tua César exactement une fois.
(16) L'assassinat de César par Brutus.
Le dernier exemple fait explicitement référence à l'acte de tuer. C'est à cause de ces
différences que des philosophes ont proposé de distinguer les actions génériques des
types d'action, comme dans [von Wright 63]. Davidson rejette l'idée des actions
génériques en soutenant que l'on peut paraphraser ces actions par :
(17) Il y eut au moins un événement tombant sous la catégorie : l'assassinat de
César par Brutus.
De nombreux philosophes ont confondu les faits et les événements mais [Ramsey
27] essaye de corriger cette erreur. Le même énoncé peut en effet avoir un référent
de discours factuel ou événementiel selon le contexte :
(18) Il est vrai que Paul est tombé.
-9-
(19) Paul est tombé ce matin, il s'est fait mal.
Un fait est vrai alors qu'un événement se produit, c'est pour cela qu'il ne faut pas les
confondre
Si l'on peut substituer un terme singulier à un autre sans changer l'événement auquel
on fait référence, on peut en déduire que l'on fait référence au même événement
dans les deux cas, comme dans les deux exemples suivant :
(20) Le président de la France est mort.
(21) Jacques Chirac est mort.
Puisque le président de la France est Jacques Chirac, on peut en déduire que ces
deux énoncés font référence au même événement.
Certaines phrases d'action ne comprennent pas de termes singuliers. Il s'agit des
actions qui peuvent se reproduire plus d'une fois, comme dans l'exemple suivant :
(22) Doris fit chavirer son canoë hier.
Il ne faut pas confondre cet exemple avec le suivant :
(23) Le chavirage du canoë par Doris eut lieu hier.
En effet, la première ne fait pas référence à un événement particulier (il peut y avoir
eu plusieurs chavirages) comme c'est le cas pour la seconde. Faire cet amalgame
compromettrait les questions sur l'individuation des événements et des actions. Au
lieu de chercher à décider si différentes phrases décrivent la même action, on peut
retourner le problème en proposant de chercher à savoir s'il existe au moins une, ou
peut-être exactement une, action qui rend compte de la vérité des phrases en
question.
L'individuation des événements a été beaucoup traitée, notamment par [Kim 76] qui
a un point de vue beaucoup plus complexe sur l'identité des événements : pour lui,
deux phrases portent sur le même événement si elles affirment véridiquement que
deux mêmes particuliers ont les mêmes propriétés. Il propose de remplacer les
événements particuliers par des classes d'événements et n'admet pas que donner un
coup de poignard puisse correspondre à l'action de tuer, ce qui n'est pas absurde puisque
ces deux événements ne surviennent pas au même instant, ont des raisons différentes
et que toutes les actions de poignarder ne correspondent pas forcément à une action
de tuer. Mais comme il arrive qu'une action de poignarder en particulier mène à la
mort, Kim fait donc l'hypothèse qu'il puisse s'agir d'un seul et même événement.
L'explication, comme le fait de donner des raisons, est attachée à des phrases plutôt
qu'à ce sur quoi portent ces phrases. Et elle peut entretenir des confusions sur la
façon dont les phrases sont reliées à des événements. Il faut par exemple être vigilant
en ce qui concerne la différence entre expliquer pourquoi une avalanche est tombée et
expliquer pourquoi l'avalanche est tombée. On retrouve la même difficulté à propos des
relations causales.
Maintenant que l'on a vu différents points de vue sur l'identité des événements, on
- 10 -
peut revenir à la question initiale : quand peut-on dire que des énoncés de la forme
« a = b » sont vrais ? On ne peut pas trouver de réponse générale, mais on cherche
un moyen de remplir le blanc dans
Si x et y sont des événements, alors x = y si ___
Voici quelques remarques grâce auxquelles Davidson essaye de remplir ce blanc.
Si a = b, toute substance dans laquelle a est un changement est identique à une
substance dans laquelle b est un changement. L'événement n'est pas modifié si, dans
sa description, on substitue au nom d'une substance un autre nom de la même
substance. On pense souvent que l'on ne peut décrire un événement qu'en passant
par la référence de l'objet qui y est lié ou de l'agent mais ce n'est pas toujours le cas.
Un prédicat peut aussi avoir une référence unique : si un événement a est F, a peut
se trouver être le seul événement qui est F, auquel cas « l'événement qui est F »
désigne a de façon unique. On peut aussi utiliser la référence démonstrative pour
obtenir un référent unique.
Mais Strawson remarque tout de même qu'il est difficile d'identifier des événements
sans faire référence à des objets : il est difficile de parler d'une naissance sans préciser
qui est né... Davidson acquiesce et va même plus loin : pour lui, un événement est
toujours lié à un changement dans une substance même si cette substance est
difficile à définir. Par contre, pour Strawson, si les événements sont liés aux objets, la
réciproque n'est pas systématique et on peut se dispenser des événements. La phrase
un animal naquit ne ferait alors pas référence à un événement. Davidson rejette cela
car il existe, selon sa théorie, un événement naissance. Pour lui, la catégorie de la
substance et celle du changement sont liées et ne peuvent fonctionner
indépendamment l'une de l'autre.
Le lieu peut-il être un critère de l'identité de deux événements ? Si les événements
occupent un lieu, deux événements identiques doivent occuper le même lieu mais
certains événements ne sont pas, ou du moins pas facilement, localisables. Les
événements mentaux, entre autres, sont difficilement localisables et leur localisation
n'est pas forcément très pertinente : lorsqu'on parle d'un événement mental on a en
général déjà identifié la personne dans laquelle l'événement était un changement et il
est rarement utile de savoir où était la personne à ce moment là. D'autres
événements sont semblables aux événements mentaux et n'ont pas besoin d'être
localisés très précisément pour l'individuation.
En revanche, la notion de temps semble plus appropriée pour l'individuation des
événements : quand deux événements sont identiques, ils occupent des intervalles de
temps identiques. Pourtant, cela génère tout de même un paradoxe : une action et sa
conséquence ne surviennent pas nécessairement pendant le même laps de temps, il
peut par exemple y avoir un grand décalage entre l'acte de tuer quelqu'un et le
moment où cette personne en meurt effectivement. Il ne faut donc pas oublier que
les relations causales sont très importantes dans la description et l'identification des
- 11 -
actions et des événements.
Peut-on et doit-on dire que deux événements identiques doivent occuper le même
temps et le même lieu ? Ce critère, proposé par Lemmon, est révocable : deux
changements différents peuvent en effet affecter la même substance au même
moment, sans pour autant ne former qu'un seul événement. Davidson propose un
contre-exemple à cet argument : une boule de métal peut, pendant la même minute,
devenir plus chaude et effectuer une rotation sur elle-même. Il s'agirait alors de deux
événements distincts.
Pour conclure, Davidson propose comme critère d'identité que deux événements
sont identiques s'ils ont exactement les mêmes causes et les mêmes effets. Ce sont
d'ailleurs les propriétés causales des événements qui nous intéressent habituellement
lors de l'interprétation des événements, mais aussi lorsqu'il s'agit de les individualiser
ou au contraire de les regrouper. On peut donc peut-être considérer que le critère
des relations causales est le seul qui soit toujours valide, mais ce n'est pas pour autant
le seul qui permette d'établir une identité entre deux événements. On peut d'ailleurs
rapprocher ce système de relations causales de celui des coordonnées spatiotemporelles qui existe pour les objets matériels.
Davidson défend donc l'idée d'une catégorie ontologique fondamentale
d'événements. Pour lui, l'individuation des événements pose les mêmes problèmes
que ceux qui se posent lors de l'individuation des objets matériels.
1.3.
Evénements, propositions, faits, états, processus et éventualités
On va maintenant proposer une définition des notions d'événements, de
propositions et de faits telles qu'elles sont utilisées dans la tradition néodavidsonienne. Nos définitions reprennent celles qui sont proposées dans [Amsili et
al. 2005] (elles-mêmes fortement inspirées de [Asher 93]).
Suite aux travaux de Davidson1, on définit les événements comme des entités ayant
une localisation spatio-temporelle et des effets causaux. De plus, ils sont
existentiellement quantifiés, comme on pourra le voir avec leur forme logique dans la
section suivante. Les verbes du type arriver, se produire, se passer prennent un
événement en position sujet alors que les verbes comme être témoin de, assister à
attendent un événement en position objet :
(24) La chute de Paul s'est produite hier.
(25) Jacques a été témoin de la chute de Paul.
1 [Davidson 69] principalement.
- 12 -
Les propositions sont exprimées par des subordonnées complétives. Elles sont
souvent compléments de verbes d'attitude propositionnelle comme croire ou penser :
(26) Jean croit que Marie est tombée
Il ne faut pas confondre l'entité abstraite proposition avec l'objet grammatical
proposition (principale, subordonnée), qui peut correspondre à une phrase.
On reconnaît les propositions car elle font apparaître un phénomène d'opacité
référentielle que l'on ne retrouve pas avec les événements :
(27) (a) Jean croit que le maire de Paris est un escroc.
(b) Le maire de Paris = Jean Tibéri.
*∴ Donc Jean croit que Jean Tibéri est un escroc.
Cette inférence n'est pas correcte : il n'est pas possible d'inférer ce troisième énoncé
à partir des deux premiers. Cette propriété d'opacité est considérée par les
philosophes comme caractéristique des propositions.
Les faits sont très proches des propositions, mais ils ont un rapport particulier avec
le monde : ils n'existent que s'ils sont vrais dans ce monde. Ils peuvent apparaître
linguistiquement dans trois types de contextes. Ils peuvent apparaître :
– dans une phrase assertive isolée : Paul est tombé.
– en tant que complément phrastique des constructions ou verbes factifs comme
savoir que, regretter que : Marie sait que Paul est tombé.
– en complément de certaines constructions qui sous-catégorisent un fait : il est vrai
que Paul est tombé.
On retrouve avec les faits les mêmes phénomènes d'opacité qu'avec les propositions.
Dans [Parsons 90] sont en plus définies les notions d'états et de processus. Il reprend
le terme d'éventualité, proposé dans [Bach 86] et qui regroupe les notions d'états, de
processus et d'événements (accomplissement et achèvement).
Les états sont proches des propositions et des faits mais ils ont des participants
uniques et ne peuvent être exprimés que par des phrases simples :
(28) Paul dort.
Les états ne culminent pas (ne se terminent pas) et ont une durée : on ne peut pas
demander combien de temps un état a mis, alors que l'on peut demander depuis
combien de temps il dure.
Les processus, que l'on appelle parfois activités, ont la propriété des événements de
se produire, mais ils ont également celle des états de ne pas culminer :
(29) Marie peint.
La plupart du temps, dans notre travail, les processus pourront être traités comme
des événements.
- 13 -
Les événements ont la propriété de se produire, comme on l'a dit plus haut, et de
culminer. Comme on le verra plus en détail avec la proposition de Parsons, il existe
deux types d'événements. Les accomplissements peuvent durer plus ou moins
longtemps, mais on peut toujours demander combien de temps ils ont duré ou s'ils
se sont terminés :
(30) Agathe fait un sandwich.
Les achèvements ont la propriété intrinsèque d'être instantanés, il n'est donc pas
possible de demander combien de temps ils ont duré :
(31) *Combien de temps a-t-elle gagné la course ?
La plupart du temps il ne sera pas utile de distinguer ces deux types d'événements.
1.4.
Proposition de [Parsons 90]
1.4.1.
Forme logique
Parsons propose pour les phrases simples de l'anglais une forme logique plus
complexe que celle à laquelle on s'attend :
(32) Brutus stabbed Caesar2
(33) For some event e,
e is a stabbing,
the agent of e is Brutus,
the object of e is Caesar and
e culminated at some time in the past.
Le fait qu'il s'agisse d'un événement unique existentiellement quantifié n'est pas
explicite dans la phrase, on l'appelle donc un événement sous-jacent (underlying event).
Parsons soutient la théorie suivante : de la même manière que les noms communs
font référence à des types d'objets (et non pas à des objets particuliers, sauf s'ils ont
un déterminant), les verbes font référence à des types d'actions ou d'états.
Cette forme logique très détaillée a plusieurs avantages, elle permet de rendre compte
de la logique des modifieurs, de la sémantique des énoncés de perception, de la
sémantique des propositions causales, de la relation entre les références explicites et
implicites à des événements et de la relation entre les phrases événementielles dont le
sujet est la cause et celles dont le sujet est un agent de l'événement. Tout cela peut
faire partie d'une théorie concernant les événements et états sous-jacents.
Parsons ne s'intéresse pas à la logique des formules atomiques déjà établie. Il cherche
2 On garde certains exemples en anglais car leur traduction pourrait entraîner des problèmes
lexicaux. Ici, par exemple, on traduirait stab par poignarder et il faudrait donc créer un substantif
comme poignardage ou poignardement pour stabbing alors qu'ils n'existent pas en français.
Les exemples qui apparaîtront en anglais seront ceux trouvés tels quels dans la littérature.
- 14 -
à montrer que l'on peut enrichir la structure pour des phrases simples telles que « x
embrassa y » pour obtenir :
(34) (∃ e)(e est une embrassade & x est l'agent de e & y est l'objet de e)
Le but de cette théorie est de pouvoir prédire « Marie court » à partir de « Marie
court lentement » et de pouvoir faire ce genre de prédictions également pour des
énoncés bien plus complexes. Elle associe à des énoncés des formes logiques qui
rendent compte de leur sémantique. Une phrase et la forme logique qui lui est
associée ont les mêmes conditions de vérité.
Il existe différentes façons de faire référence à un même événement : de manière
explicite :
(35) La destruction de la ville.
de manière implicite :
(36) La ville a été détruite.
On peut faire référence à des événements grâce à des syntagmes nominaux
composés d'un déterminant et d'un nom commun, de la même manière que l'on fait
référence à d'autres types d'entités. Les déterminants y ont la même contribution que
lorsqu'il s'agit d'individus ou autres.
Les noms permettant de faire référence à des événements sont la plupart du temps
dérivés de verbes : destruction de détruire, coupure de couper... Parsons propose que ces
noms aient exactement la même contribution que les verbes dont ils sont dérivés. Et
cela s'applique aussi aux adjectifs (qui modifient les noms événementiels) et adverbes
qui peuvent être formés, comme accidentel et accidentellement dérivés de accident. Ces
constructions se comportent de la même manière lorsqu'elles modifient des
événements ou d'autres type d'entités, aucun traitement particulier n'est donc
nécessaire lorsqu'elle modifient des événements.
Les modifieurs prépositionnels ont la même contribution, qu'ils modifient des noms
événementiels ou des verbes :
(37) La destruction de la ville par les Romains.
(38) La ville a été détruite par les Romains.
Ces deux énoncés sont bien équivalents.
1.4.2.
Ontologie
[Parsons 90] propose un certain nombre d'indications pour distinguer les différentes
entités abstraites de l'ontologie : états, événements (achèvements et
accomplissements) et processus.
On a souvent pensé que les verbes seuls permettaient de classer des énoncés dans
cette ontologie. C'est d'ailleurs souvent le cas (pour différencier les états des
événements notamment), mais les cas où le verbe suffit sont très limités et il faut en
réalité s'intéresser au syntagme verbal dans son ensemble.
- 15 -
● Le progressif
L'usage du progressif permet, en anglais, de distinguer les processus et les
accomplissements des états et achèvements. En effet, les processus et les
accomplissements sont possibles à la forme progressive :
(39) Sally is making a birdbath.
(40) Sally is running.
Les états et achèvements, quant à eux, ne sont pas censés accepter la forme
progressive :
(41) *This book is being pink.
(42) *Martha is winning the race.
Parsons rejette ce dernier énoncé car le verbe win n'est pas interprété comme
dénotant une action ponctuelle, comme ce serait le cas sans le progressif. La plupart
des locuteurs l'accepteraient pourtant dans le sens de Martha is leading the race. Parsons
propose l'idée selon laquelle il s'agit en réalité d'un sens légèrement différent du
verbe win, qui signifierait lead, mais cela n'est pas très convaincant car ce sens du
verbe n'existe pas sans être au progressif :
(43) Martha has won the race.
Dans cet énoncé, le verbe win ne peut pas être interprété avec le sens de lead. On
utilise en fait parfois des verbes d'achèvement comme s'il s'agissait
d'accomplissements et ils acceptent alors le progressif, mais le sens du verbe à la
forme progressive est alors très proche de son sens à la forme simple. Pour illustrer
cela, on peut observer les deux exemples suivants :
(44) *Martha has won the race, but she's not the winner.
(45) Martha is winnig the rcae, but she's not the winner.
Le premier exemple n'est en effet pas acceptable sans jugement de contradiction ou
d'anomalie sémantique, tandis que le second est parfait.
Par ailleurs, certains énoncés statifs acceptent le progressif :
(46) John is being silly.
On parle dans ce cas d'un usage particulier du verbe be, qui lui donne les
caractéristiques d'un verbe d'action et qui est paraphrasable par le verbe act.
D'autres verbes statifs acceptent aussi le progressif :
(47) You will be wanting to turn right at the next corner.
Pour expliquer ces exceptions, on a l'intuition de Dowty selon laquelle le progressif
est possible car il s'agit d'un état temporaire. Mais pour tenir compte de ce critère, il
faudrait définir avec précision la notion de temporaire, mais elle est beaucoup trop
subjective pour que cela soit possible. Parsons ajoute que dans ce cas, la forme
progressive est également très proche, au niveau du sens, de la forme non
progressive.
L'usage du progressif ne permettrait donc pas toujours de distinguer les achèvements
des accomplissements, mais il permettrait d'isoler les états.
- 16 -
Ce test est facilement applicable au français, grâce à la locution en train de pour
traduire le progressif. Les processus et accomplissements acceptent cette forme :
(48) Paul est en train de courir.
(49) Paul est en train de faire un gâteau.
Tandis que les états et achèvements ne l'acceptent pas :
(50) *Paul est en train d'habiter la maison rouge.
(51) *Le coup est en train de partir
On peut donc en conclure que, mises à part les interprétations en tant
qu'accomplissements d'énoncés d'achèvements, seuls les processus et
accomplissements acceptent le progressif, tandis que les états et achèvements ne
l'acceptent pas.
La durée
On peut demander depuis combien de temps dure un état ou un processus :
(52) How long was the book pink ? (état)
(53) How long did Mary run ? (processus)
(54) *How long did Mary make a birdbath ? (accomplissement)
(55) *How long did Mary win the race ? (achèvement)
En revanche pour les événements, il convient de demander combien de temps ils
mettent :
(56) *How long did it take the book to be pink ? (état)
(57) *How long did it take Mary to run ? (processus)
(58) How long did it take Mary to make a birdbath ? (accomplissement)
(59) How long did it take Mary to win the race ? (achèvement)
On peut par contre dire :
(60) How long did it take Mary to run to the store ?
Le verbe run dénote habituellement un processus mais la façon dont il est modifié
par to the store lui permet de dénoter un accomplissement avec une phase de
développement (la course) et un point où il va culminer (l'arrivée au magasin). En
dehors de ce type d'exemples, ce test permet bien d'identifier les éventualités : les
événements et processus mettent du temps alors que les états durent un certain
temps.
●
Ce test s'adapte assez naturellement au français. Comme pour l'anglais, on peut
demander combien de temps dure un état ou un processus :
(61) Combien de temps le livre a-t-il été rose ? (état)
(62) Combien de temps Marie a-t-elle couru ? (processus)
(63) *Combien de temps Marie a-t-elle construit une maison ?
(accomplissement)
- 17 -
(64)
Toujours
mettent :
(65)
(66)
(67)
*Combien de temps Marie a-t-elle gagné la course ? (achèvement)
comme en anglais, on peut demander combien de temps les événements
*Combien de temps le livre a-t-il mis pour être rose ? (état)
*Combien de temps Marie a-t-elle mis pour courir ? (processus)
Combien de temps Marie a-t-elle mis pour construire une maison ?
(accomplissement)
(68) Combien de temps Marie a-t-elle mis pour gagner la course ? (achèvement)
La tournure clivée
La catégorie des états est la seule à ne pas accepter le type de construction clivée
illustré dans les exemples suivants :
(69) *What John did was know the answer. (état)
(70) What John did was run. (processus)
(71) What John did was make a birdbath. (accomplissement)
(72) What John did was win the race. (achèvement)
Cela permet d'isoler les états des autres types d'éventualités, dans le monde et dans la
langue.
●
Pour adapter ce test au français, on pourrait traduire littéralement cette construction :
(73) *Ce que Paul a fait, c'était connaître la réponse.
Mais si, en anglais, cette tournure avec auxiliaire est très courante, son adaptation
avec le verbe faire n'est pas très naturelle en français. Il est donc difficile de juger
l'acceptabilité des énoncés obtenus. On peut en revanche observer les réponses
possibles à la question Que fait X ? :
(74) *Que fait Paul ? Il connaît la réponse. (état)
(75) Que fait Paul ? Il court. (processus)
(76) Que fait Paul ? Il construit une maison. (accomplissement)
(77) Que fait Paul ? Il gagne la course. (achèvement)
Les réponses acceptables à cette question peuvent donc, comme en anglais, dénoter
des processus et des événements mais pas des états.
Le progressif et le parfait
Un principe proposé par Kenny permettrait d'opposer les événements aux processus.
Les événements satisferaient cette formule :
(78) If x is V-ing then x has not V-ed
tandis que les processus satisferaient celle-ci :
(79) If x is V-ing then x has V-ed
Selon ce principe, ces énoncés sont vrais :
●
- 18 -
(80) If x is building a birdbath then x has not built a birdbath.
(81) If x is reaching the summit then x has not reached the summit.
(82) If x is running the x has run.
Il faut être prudent : les deux occurrences de l'éventualité doivent coréférer pour que
ce test soit pertinent. En effet le premier exemple pourrait très bien être faux si on
disait If x has built a birdbath, x may have built many birdbath. Il n'y a plus d'ambiguïté s'il
s'agit, les deux fois, de la même baignoire pour oiseaux.
En ce qui concerne les processus, on peut se demander si l'énoncé est déjà vrai au
moment où le processus commence. Ce serait le cas si l'on considère les processus
comme étant homogènes, ce qui semble être le cas : une course serait composée de
différentes petites courses.
Ce principe est directement adaptable au français. Pour identifier les événements, on
peut dire :
(83) Si x est en train de V-inf alors x n'a pas V-é :
(84) Si Paul est en train de construire une maison alors Paul n'a pas construit la
maison.
(85) Si Paul est en train d'atteindre un sommet alors Paul n'a pas atteint le
sommet.
et pour les processus on obtient la règle :
(86) Si x est en train de V-inf alors x a V-é
(87) Si Paul est en train de courir alors Paul a couru.
Comme en anglais, il faut faire attention à ce que les deux parties de la règle fassent
référence à la même éventualité. Le principe de l'homogénéité des processus est
également le même en français.
- 19 -
2.
Que se passe-t-il quand une phrase d'action est niée ?
Dans cette partie, on va premièrement tenter d'expliciter la problématique dans
laquelle on va se placer. On va ensuite exposer les positions selon lesquelles se sont
placés Kamp et Reyle, de Swart et Molendijk, et Amsili et Le Draoulec qui ont
travaillé sur le même problème.
2.1.
Problématique
Les événements se définissent, depuis Davidson, par rapport à leurs trois propriétés :
ils se produisent, ils ont une localisation spatio-temporelle, et ils peuvent s'impliquer
dans une relation de cause à effet. Mais est-ce que cela suffit pour pouvoir dire qu'ils
existent ? On peut partir de la proposition que si un événement peut être perçu, ou
même vécu par un individu, c'est qu'il a la propriété d'exister. De plus, peut-on
imaginer que quelque chose qui n'existe pas puisse avoir des causes ? Si les
événements existent, on peut maintenant se demander s'il en est de même pour les
événements négatifs. La négation que l'on considère ici est la négation phrastique qui
porte sur le groupe verbal : Paul n'est pas tombé. On ne tiendra pas compte des autres
types de négation, qui ne sont pas syntaxiquement repérables, comme dans Paul a
refusé de traverser.
Comme on l'a déjà vu, Davidson propose que toute phrase d'action dénote un
événement, cet événement étant existentiellement quantifié. Les phrases d'action ont,
d'après lui, la forme logique ∃e VP(e, _ ). Une phrase d'action niée aurait donc la
forme logique ¬∃e VP(e, _ ). Le problème est que cette forme logique est
incompatible avec un certain nombre de prédictions. De nombreuses phrases
d'action niées ne peuvent pas être représentées par une telle forme logique. On
tentera d'identifier les phrases en question, de trouver pourquoi une telle
représentation ne leur convient pas et éventuellement de leur trouver une meilleure
forme logique. Des formes logiques du type ∃e' ... e' = ¬e ont également été souvent
proposées mais on verra qu'elles posent aussi certains problèmes.
Plusieurs solutions, plus ou moins catégoriques, vont se présenter.
On pourrait avancer que les phrases négatives n'ont pas de dénotation, qu'elles ne
rendent pas de référent de discours accessible.
On pourrait aussi se rapprocher de la théorie de de Swart et Molendijk et répondre
qu'il n'existe pas d'événements négatifs. Les énoncés obtenus en niant un événement
ne dénoteraient pas des événements mais d'autres entités. Se pose alors la question
de savoir quelles entités : en partant de l'hypothèse que les énoncés duratifs dénotent
des états et que les énoncés négatifs sont duratifs, on pourrait aboutir à la conclusion
que les événements niés dénotent en fait des états. Prenons l'exemple suivant :
- 20 -
(88) Paul ne peint pas la maison.
Cette phrase négative pourrait être interprétée de façon stative : La maison est dans un
état tel qu'elle n'est pas peinte.
On pourrait au contraire penser qu'il existe bien des événements négatifs : que
quelque chose qui ne se passe pas peut constituer un événement. Mais il faudrait
alors revoir la définition de la notion d'événement qui deviendrait incohérente,
puisqu'elle précise qu'un événement a nécessairement la propriété de se produire. On
aurait alors des événements négatifs du type le non-arrêt pour des énoncés du type
Paul ne s'est pas arrêté à la station.
Enfin, pour une solution plus mitigée, on peut émettre l'hypothèse qu'un énoncé nié
puisse exprimer un événement, qui lui même n'est pas nécessairement négatif. Le
même événement peut être exprimé par deux énoncés différents, l'un étant positif,
l'autre négatif. Les deux énoncés suivants pourraient alors être interprétés de la
même manière :
(89) Paul à traversé le carrefour.
(90) Paul ne s'est pas arrêté au feu rouge.
2.2.
Proposition de Kamp et Reyle (pour la DRT)
La DRT, telle qu'elle a été proposée dans [Kamp & Reyle 93], permet de représenter
le temps en langage naturel. Elle implémente et généralise l'approche davidsonienne
qui considère les événements comme des objets de la langue. En DRT, toute phrase
simple introduit un référent de discours, qui peut être un événement ou un état.
Kamp et Reyle considèrent qu'il n'est pas nécessaire que la négation introduise un
référent de discours d'un niveau supérieur. Ils le montrent grâce à l'exemple du
« sourire » que l'on peut directement traduire en français :
(91) (a) Anne regarda Jean. Il sourit.
(b) Anne regarda Jean. Il souriait.
(92) (a) Anne regarda Jean. Il ne sourit pas.
(b) Anne regarda Jean. Il ne souriait pas.
Le contraste de durativité est le même pour les deux paires d'énoncés : il est préservé
au négatif. Un référent de discours d'un niveau supérieur n'est donc pas nécessaire
pour en rendre compte. Au contraire, en introduire un mènerait à considérer tous les
énoncés négatifs comme dénotant des états et ne permettrait alors plus de rendre
compte du contraste entre les deux énoncés négatifs de l'exemple du « sourire »
Pour pouvoir interpréter, en DRT, des énoncés négatifs de façon durative sans pour
autant les considérer comme des états, le niveau de l'opérateur négatif doit être
inférieur à celui du temps mais supérieur à celui de la variable événementielle :
(93) Marie a écrit une lettre dimanche.
(94) Marie n'a pas écrit de lettre dimanche.
- 21 -
Ces deux exemples doivent être interprétés de la même manière : un événement s'est
produit (ou ne s'est pas produit) à un moment donné pendant la durée du dimanche. Voici
comment Kamp et Reyle rendent compte de cela en DRT :
Figure 1 :
Marie a écrit une lettre dimanche.
n
e
t
x
y
Figure 2 :
Marie n'a pas écrit de lettre dimanche.
n
t<n
dimanche (t)
e⊆t
Marie (x)
lettre (y)
e:
2.3.
t
x
y
t<n
dimanche (t)
Marie (x)
¬
x écrit y
e
lettre(y)
e⊆t
e : x écrit y
Proposition de de Swart et Molendijk
[De Swart et Molendijk 94] puis [de Swart et Molendijk 99] refusent l'analyse de
Kamp et Reyle. Ils prônent l'introduction d'un référent de discours propre aux
énoncés négatifs. Ce référent doit être d'un niveau supérieur.
De Swart et Molendijk interprètent les énoncés négatifs de façon durative. Etant
donné que les énoncés duratifs dénotent habituellement des états, ils en concluent
que les énoncés négatifs sont statifs. Un état est vrai à chaque instant de la période
de temps pendant laquelle il est vrai. Voici comment de Swart et Molendijk se
proposent de traiter la négation :
- 22 -
Figure 3 :
Jeanne n'est pas venue.
n
t
s
x
t<n
Jeanne (x)
sot
e
s:¬
e⊆t
e : x vient
Ils observent que les énoncés qui expriment la négation d'un état se comportent de la
même manière que leurs homologues positifs respectifs. Tel n'est pas le cas pour les
énoncés niant des événements. Ils n'ont pas la même structure temporelle que leur
correspondant positif. Les énoncés négatifs peuvent avoir des effets temporels et
aspectuels dont de Swart et Molendijk essayent de rendre compte.
Comme les autres opérateurs logiques, la négation a une portée large sur le reste de
l'énoncé.
2.4.
Proposition d'Amsili et Le Draoulec
[Amsili et Le Draoulec 98] rejettent la position de de Swart et Molendijk selon
laquelle un référent de discours d'un niveau supérieur est nécessaire pour traiter les
énoncés négatifs. Par contre, ils proposent de suivre et de compléter l'approche de
[Kamp et Reyle 93] selon laquelle la négation doit être traitée compositionnellement
et avoir une portée large sur le référent de discours de l'éventualité.
Ce qui pose problème à Amsili et Le Draoulec est de déterminer si les énoncés niant
des événements dénotent également des événements. Sans trouver une solution à ce
problème, ils montrent que les énoncés niés ne dénotent pas des états, comme l'ont
proposé de Swart et Molendijk.
En ce qui concerne les énoncés niant des états, Amsili et Le Draoulec indiquent
qu'ils fonctionnent généralement comme leurs correspondants positifs, même si cela
n'est pas systématique. Il arrive que les correspondants négatifs de phrases d'état ne
soient pas acceptables :
(95) Depuis qu'il l'aime, on le voit tous les jours.
- 23 -
(96) *Depuis qu'il ne l'aime pas, on le voit tous les jours.
Amsili et Le Draoulec concluent que la négation a une portée large sur les états et
qu'elle peut permettre de faire référence à des états qui ne se sont pas produits,
comme pour les événements.
- 24 -
3.
Analyse des tests linguistiques et des données
C'est dans cette partie que l'on trouvera les principaux éléments de la lecture critique
à laquelle on s'est livré. On y trouvera de nombreuses données linguistiques ainsi que
des arguments en faveur ou non de l'existence d'événements négatifs. Ces arguments
seront discutés, classés et complétés.
3.1.
Préambules
Dans la première partie de ce mémoire, on a indiqué les différents tests que Parsons a
proposé pour différencier les entités les unes des autres. On va maintenant voir
comment ces tests peuvent être appliqués à la négation.
3.1.1.
L'usage du progressif
L'usage du progressif est habituellement réservé aux accomplissements et au
processus tandis qu'il n'est pas accepté par les états et achèvements. En est-il de
même pour les énoncés négatifs ?
(97) *Paul est en train de ne pas habiter la maison rouge.3
Ce type d'énoncés n'accepte pas la locution en train de et dénote donc bien un état (ou
un achèvement), comme son correspondant positif. Le doute concernant les
achèvements qui accepteraient le progressif n'a plus lieu d'être au négatif car les
achèvements niés n'acceptent réellement pas la forme en train de :
(98) *Paul est en train de ne pas gagner la course.
Les accomplissements et processus n'acceptent pas cette locution au négatif :
(99) *Paul est en train de ne pas tomber.
(100) *Paul est en train de ne pas courir.
L'usage de l'adaptation du progressif en français avec la locution en train de ne permet
donc malheureusement pas d'isoler les états et processus des événements, lorsque les
exemples sont à la forme négative.
3.1.2.
La durée
Comme on l'a déjà vu, les états et processus durent tandis que les événements
mettent du temps. Malheureusement, lorsque l'on tente d'appliquer ce test à des
énoncés négatifs, on obtient des résultats qui ne sont pas naturels :
(101) *Combien de temps Marie a-t-elle mis pour ne pas gagner la course ?
3 Il serait peut-être plus naturel que la négation porte sur être en train de (n'est pas en train de), mais elle
ne porterait alors pas sur le même VP que dans la phrase simple de départ, on ne pourrait rien en
déduire.
- 25 -
(102) *Combien de temps Marie n'a-t-elle pas gagné la course ?
Si aucun de ces énoncés n'est naturel, c'est peut-être parce que l'intuition suggère que
lorsqu'un énoncé est nié, il n'a pas de temporalité. Il serait aisé de trouver des contreexemples à cet argument, avec des négation de rupture notamment, mais il semble
tout de même assez fiable pour le type d'énoncés simples que l'on vient de voir.
3.1.3.
La tournure clivée
La tournure clivée permet de distinguer les états des autres catégories, puisque les
états sont les seuls à ne pas accepter cette tournure. On va maintenant tenter
d'appliquer ce test à des énoncés négatifs :
(103) *Que fait Paul ? Il ne connaît pas la réponse.
(104) Que fait Paul ? Il ne court pas.
(105) Que fait Paul ? Il ne prend pas de bain.
(106) Que fait Paul ? Il ne gagne pas la course.
Le problème de ces énoncés est qu'ils ne sont pas très pertinents, c'est-à-dire qu'ils
sont peu informatifs. A moins que la question intervienne dans un contexte très
particulier, on n'y répondrait pas spontanément par un énoncé négatif. On voit
pourtant que ces énoncés se comportent de la même manière que leurs
correspondants positifs. On peut donc avancer que, contrairement à ce qu'on lit
souvent, des énoncés niant des événements ne dénotent pas nécessairement des
états.
3.1.4.
Le progressif et le parfait
Rappelons le principe proposé par Kenny : les événements acceptent ce type de
tournure :
(107) Si x est en train de V-inf alors x n'a pas V-é :
Les processus acceptent celle-ci :
(108) Si x est en train de V-inf alors x a V-é
Le problème de ce test est qu'il exploite déjà la négation, il est donc difficile de
l'adapter aux énoncés négatifs car on obtient des énoncés circulaires :
(109) Si Paul n'est pas en train de courir alors Paul n'a pas couru.
(110) Si Paul n'est pas en train de construire une maison alors Paul n'a pas
construit de maison.
Ce test n'apporte donc pas d'informations sur la nature des énoncés négatifs.
3.2.
Référence
Dans cette section, on trouvera des données qui impliquent des expressions
référentielles (anaphores, pronoms, déverbaux). Ces expressions apparaissent dans
- 26 -
des contextes négatifs où leur dénotation est apparemment événementielle. Dans ces
discussions, on s'intéressera souvent à la distinction entre les entités de type
éventualité et les entités de type propositionnel, en laissant de côté les distinctions
plus fines que l'on peut faire entre événement, état, situation, etc. d'une part et entre
fait et proposition d'autre part.
3.2.1.
Anaphores
[De Swart 95] observe que les éventualités peuvent faire l'objet d'une reprise
anaphorique par un pronom neutre comme ça, cela (it en anglais) :
(111) [Jean est tombé dans la boue]i. Çai a sali ses chaussures.
Dans cet exemple, le pronom ça est interprété comme ayant pour antécédent la
phrase entière : Jean est tombé dans la boue. Même si, grammaticalement, on pourrait
considérer ça comme étant coréférent à la boue, il semblerait que cette interprétation
soit nettement moins accessible. Si l'on admet l'analyse davidsonienne, selon laquelle
tout phrase d'action rend accessible un événement, ça coréfère donc avec un
événement. En DRT, la première phrase introduirait un référent de discours, qui
serait identifié au pronom de la deuxième phrase par une équation anaphorique.
On observe que la reprise anaphorique avec ça est également possible pour des
énoncés négatifs :
(112) Jean ne s'est pas arrêté à la station service, cela a étonné Marie.
Il y a donc clairement un référent de discours accessible pour l'anaphore dans ce type
d'énoncés négatifs. Ce référent est introduit par la phrase entière. Mais on peut
s'interroger sur le fait qu'il s'agisse d'un référent de type événement (ou éventualité).
En effet, si on replace cet énoncé dans un contexte où une éventualité est clairement
attendue, le résultat obtenu n'est pas très naturel :
(113) ?Jean ne s'est pas arrêté à la station service, cela s'est produit hier.
Il faut donc admettre qu'un énoncé négatif dénote bien un référent de discours
accessible pour une anaphore, mais il reste à savoir s'il s'agit d'un référent de discours
de type événement ou d'un autre type.
Or, on peut observer que le pronom cela peut reprendre des objets de type
propositionnel :
(114) Deux et deux font quatre. Paul ne croit pas cela.
De plus, il n'est pas certain que le verbe étonner attende comme sujet une éventualité :
(115) La couleur de la voiture étonne Marie.
(116) Que la glace fonde à 0 degré étonne Marie.
Ni le syntagme nominal dans le premier exemple, ni la complétive dans le second ne
peuvent être considérés comme dénotant des événements (on peut facilement le
vérifier en tentant de placer ces éléments dans des conteneurs4 événementiels). Sans
4 La notion de conteneur a été introduite par Vendler. Un conteneur est un verbe ou une expression
qui attend typiquement un type d'entité particulier. Il existe des conteneurs événementiels,
factuels...
- 27 -
discuter de cela plus longuement, on peut admettre que le verbe étonner souscatégorise un sujet propositionnel.
Il devient donc possible d'expliquer pourquoi dans le premier exemple négatif, la
reprise anaphorique par le pronom cela était possible : le pronom reprend une
proposition introduite par la première phrase. Cette interprétation selon laquelle le
pronom reprendrait un fait a déjà été proposée, par exemple dans [Sandström 93], à
propos de l'exemple suivant :
(117) Bob a déménagé au Canada. Cela a surpris tout le monde.
On peut donc esquisser une explication de toutes les donnée présentées dans cette
partie. Premièrement, une proposition isolée (comme Jean est tombé dans la boue),
lorsqu'il s'agit d'une phrase d'action, rend accessible un référent de discours
événementiel, qui peut être repris par ça, cela, accompagné de conteneurs
événementiels :
(118) Bob a déménagé au Canada. C'est arrivé suite à son mariage.
Deuxièmement, si la proposition est négative, aucun référent de discours
événementiel n'est accessible et ces mêmes exemples deviennent impossibles :
(119) ?Jean ne s'est pas arrêté à la station service, cela s'est produit hier.
(120) *Les candidats ne trouvèrent pas la solution. Cela se prolongea plusieurs
jours.5
(121) ?Bob n'a pas déménagé au Canada. C'est arrivé suite à son mariage.
Troisièmement, il arrive qu'une reprise par ça, cela soit possible, mais avec des
conteneurs factuels, propositionnels (étonner, surprendre). Dans ce cas, la présence
d'une négation ne change pas l'accessibilité du référent de discours.
On peut donc conclure que les énoncés négatifs repris anaphoriquement par le
pronom ça rendent accessible un référent de discours factuel et non pas un référent
de discours événementiel.
Dans [Amsili et Le Draoulec 98], on trouve par ailleurs que le pronom cela ne peut
pas être remplacé par cet événement ou cet état, ce qui empêcherait de conclure
directement sur la manière dont les événements font l'objet, ou non, d'une reprise
anaphorique par ce pronom. Mais cet argument peut être mis en doute ; il est en
effet possible de reprendre un énoncé événementiel par cet événement :
(122) Jean est tombé. Cet événement s'est produit hier.
Mais ce n'est pas parce que cette reprise est possible, qu'elle est très pertinente : le cet
événement que l'on trouve souvent dans la langue ne correspond pas obligatoirement
avec le type d'entité défini comme dénotant des événements. On pourrait tout aussi
bien dire :
(123) Jean est tombé, c'est un fait.
Il n'est donc pas possible de s'appuyer sur les occurrences de termes comme
5 Exemple proposé dans [Amsili et Le Draoulec 98].
- 28 -
événement ou fait en langue. De plus, ces termes sont polysémiques, on parle
d'événements pour caractériser ce qui se passe dans le monde et a de l'impact, comme
par exemple, L'abolition de la peine de mort : un événement ! On ne peut donc pas assimiler
ces termes de langue avec les types d'éventualités que l'on traite.
3.2.2.
Anaphores et énoncés de perception
[Cooper 98] propose des données sur les événements, en particulier sur leur
conjonction, la relation partie-tout qu'ils peuvent avoir et le rôle du temps. Il cite
[Barwise et Perry 83] qui ont énoncé le principe suivant au sujet des énoncés de
perception :
Si i voit x et y alors i voit x et i voit y.
Ce principe mène à ce type d'inférences :
(124) Paul a vu Jacques signer le contrat et sa secrétaire faire une photocopie.
∴ Paul a vu Jacques signer le contrat.
Cette inférence peut être traitée selon deux approches davidsoniennes. L'une est
méréologique, c'est-à-dire qu'elle considère la conjonction comme un événement
plus large constitué de deux événements plus petits. L'autre approche considère qu'il
existe deux événements indépendants et pas d'événements plus large. Cette seconde
approche pose problème si l'on veut traiter les cas où le verbe de perception est
introduit par un pronom :
(125) Marie a pleuré et Anne a mis ses bras autour d'elle. Ben a vu cela du
balcon.
On peut ici interpréter le pronom cela comme faisant référence à un événement plus
large correspondant aux pleurs ET à l'embrassade. On peut aussi imaginer qu'il puisse
référer à plusieurs événements, ce qui n'est syntaxiquement pas possible avec des
pronoms pluriels :
(126) *[Marie a pleuré]i et [Anne a mis ses bras autour d'elle]j. Ben[les]i+j a vu du
balcon
Ici le pronom les ne peut pas référer à des événements, il désigne les deux individus,
Marie et Anne. On peut alors se demander pourquoi les pronoms pluriels ne peuvent
référer à des événements, et ce dans de nombreuses langues. La raison pourrait être
que l'ontologie universelle fait état de la méréologie des événements et que l'on
considère naturellement un groupe d'événements comme un événement plus large
comprenant un groupe de sous-événements.
Mais il est difficile de considérer cette conjonction d'événements comme un seul
événement pour plusieurs raisons : tout d'abord, si l'on voulait représenter cet
énoncé par une forme logique davidsonienne, il serait difficile de concilier le fait que
l'on a un seul événement avec le fait que les formes logiques davidsoniennes ne
permettent de représenter que des événements atomiques. De plus, cela ne permet
pas de montrer si les pleurs et l'embrassade peuvent survenir à des moments différents
ou non. On voit pourtant, grâce à des énoncés naturels, que cela peut être le cas :
- 29 -
(127) D'abord Marie a pleuré et Anne a mis ensuite ses bras autour d'elle. Ben l'a
vu du balcon.
On constate que le pronom le peut toujours référer à la fois aux pleurs et à l'embrassade
malgré leur différence temporelle. On pourrait donc proposer la représentation
davidsonienne suivante :
(128) ∃e, ∃e', voir(Ben, e', e) ∧ ∃e'', e'''[pleurer(Marie, e'') ∧ at(e'', t'') ∧ ∃e'''
embrasser(Anne, Marie, e''') ∧ at(e''', t''') ∧ part-of(e'', e') ∧ part-of(e''', e')]
Le problème que l'on rencontre avec ce type de traitement est qu'il est difficile de
rendre compte des propriétés des événements plus larges, comme ici e'. Il est
également difficile de déterminer quand établir une relation part-of.
Ce principe et ces données ont donc permis de montrer qu'il est possible
d'interpréter deux événements comme un événement plus large qui peut être repris
par un pronom singulier.
On peut par ailleurs constater que ce principe reste valable lorsqu'on a des énoncés
négatifs :
(129) Paul a laissé le ballon tomber et Marie ne s'est pas fâchée. Marc l'a vu du
balcon.
(130) Paul n'a pas laissé tomber le ballon et Marie ne s'est pas fâchée. Marc l'a vu
du balcon.
Ce second exemple serait plus naturel avec une mise en contexte plus explicite :
(131) Pour une fois, Paul n'a pas laissé tomber le ballon et donc Marie ne s'est
pas fâchée comme tous les jours. Marc l'a vu du balcon.
Dans ce dernier exemple on s'appuie sur le principe de la rupture d'une habitude que
l'on verra plus tard.
La reprise anaphorique de deux événements par un pronom singulier est donc
également possible lorsqu'il s'agit d'énoncés négatifs. Par ailleurs, il est possible de ne
reprendre qu'un événement avec ce même pronom le, mais cela n'est possible qu'avec
un certain nombre de verbes de perception :
(132) Marie a pleuré. Paul l'a vu.
(133) *Marie a pleuré. Paul l'a regardé.
Le même contraste persiste au négatif :
(134) Marie n'a pas pleuré. Paul l'a vu.
(135) *Marie n'a pas pleuré. Paul l'a regardé.
On peut penser que cette reprise n'est possible que lorsque la situation est perçue de
façon non intentionnelle.
On peut conclure que dans tous ces énoncés, la première phrase exprime une
situation, composée d'un événement simple ou de deux événements coordonnés.
Cette situation peut être reprise anaphoriquement par le pronom neutre le, que
l'énoncé soit négatif ou non.
- 30 -
3.2.3.
Pronoms relatifs
[Przepiórkowski 99] avance que le pronom d'une proposition relative peut faire
référence à des éventualités mais pas à des faits ou propositions. Il se sert pour cela
de l'argument selon lequel seules les éventualités peuvent entrer dans des relations
causales :
(136) John kissed Mary, which made her angry.
Il montre pour cela que les éventualités ne peuvent pas se trouver dans le contexte X
est vrai qui est réservé aux faits :
(137) *John kissed Mary, which is true.
Enfin, il ajoute que montrer X est un contexte factuel dans lequel on ne peut donc pas
trouver d'éventualités :
(138) *John kissed Mary, which is shown by her blushed face.
On a, dans un premier temps, gardé ces exemples en anglais car la construction est
plus simple et naturelle qu'en français. Mais les résultats sont les mêmes en français
et en anglais :
(139) Jean a embrassé Marie, ce qui l'a énervée.
(140) *Jean a embrassé Marie, ce qui est vrai.
(141) *Jean a embrassé Marie, ce qui est montré par son visage rouge.
Comme en anglais, le premier exemple rend, d'après Przepiórkowski, accessible un
événement qui entretient une relation de causalité avec la relative. Les deux autres
exemples sont factuels et ne font donc pas intervenir de relation causale.
On constate par ailleurs que des propositions négatives peuvent également être
antécédent du pronom relatif ce qui. Cela indiquerait donc qu'un énoncé négatif peut
dénoter un événement :
(142) Jean n'a pas invité Marie à danser, ce qui l'a énervée.
On peut énoncer deux critiques contre cet argument. Premièrement, c'est pour des
raisons pragmatiques que le contexte X est vrai est refusé. Cette forme d'énoncé n'est
jamais naturelle, même avec des faits ou des propositions :
(143) *P; P est vrai.
(144) *Le livre est rose, ce qui est vrai.
(145) ?La glace fond à 0 degré, ce qui est vrai.
Mais il est possible que ces énoncés soient acceptables avec des faits en polonais,
langue dans laquelle ces propriétés ont été énoncées.
Deuxièmement, les énoncés que Przepiórkowski utilise pour indiquer la présence
d'événements, comme John kissed Mary, which made her angry ou Jean n’invita pas Marie à
danser, ce qui l'énerva comportent en fait des verbes d'attitude propositionnelle. Ce qui
est vrai et ce qui étonne sont donc tous deux des conteneurs factuels mais ils ne se
comportent pas de la même manière, puisque le premier, qui s'appuie sur la vérité,
n'accepte pas de construction du type X est vrai alors que l'on peut dire X étonne, car
cela met en jeu une attitude propositionnelle. Dans ces énoncés, la première phrase
- 31 -
rend donc accessible un fait qui est repris par le pronom dans la deuxième. Il s'agit
du même phénomène que celui dont on a rendu compte au sujet de la reprise
anaphorique par le pronom cela. Pour confirmer cela, on peut d'ailleurs constater qu'il
n'est pas toujours possible de replacer ces énoncés dans un conteneur événementiel :
(146) ?Jean embrassa Marie, ce qui s'est passé hier.
(147) *Jean n’invita pas Marie à danser, ce qui s'est passé hier.
On peut donc en conclure que dans les exemples où Przepiórkowski fait intervenir
des relations causales et une proposition relative, la principale rend accessible un fait
qui est repris dans la relative. Cette relative comprend toujours un verbe d'attitude
propositionnelle.
3.2.4.
Déverbaux
[Przepiórkowski 99] étudie une autre manière de faire référence aux événements. Il
s'agit de l'usage des déverbaux. En anglais, les gérondifs en of-ing dénotent des
éventualités :
(148) The mayor’s throwing of the pizza in the guests of honour’s face.
On peut traduire ce type d'énoncés, mais il n'est pas possible d'en préserver la
syntaxe en français :
(149) Le jeté de pizza du maire au visage des invités d’honneur.
On a choisi le terme jeté que les locuteurs natifs comprendraient et accepteraient,
mais ce n'est pas la formulation qu'ils choisiraient spontanément pour exprimer la
même chose. De plus tous les verbes ne permettent pas ce genre de construction en
français, mais il existe certains déverbaux, comme destruction, explosion, etc. qui peuvent
être utilisés comme les gérondifs en of-ing anglais. Ils dénotent donc des éventualités.
On peut par ailleurs construire des énoncés avec une négation de déverbal :
(150) La non-explosion des gaz a rassuré les chercheurs.
On peut donc utiliser la négation pour former des événements négatifs mais on ne
peut pas généraliser cet usage de déverbaux proposé par Higginbotham suivant les
travaux de Vendler, Davidson et Asher car il n'existe pas de déverbaux pour tous les
verbes de la langue. Par ailleurs cette négation est différente de la négation
phrastique :
(151) La non-explosion.
(152) *La pas explosion.
Pas peut pourtant avoir une portée étroite sur des adjectifs ou des adverbes :
(153) C'est une affaire pas claire.
Cette négation avec non est donc proche d'une négation morphologique que l'on peut
trouver dans certains déverbaux avec négation affixée comme invalidation :
(154) L'invalidation de sa carte de séjour s'est produite hier.
De plus, le lexique comprend des noms qui dénotent ce que l'on pourrait appeler des
événements négatifs, comme refus.
- 32 -
Il existe donc plusieurs façons de faire référence à des événements négatifs, mais il
ne s'agit pas d'une simple négation phrastique. La négation doit intervenir sur le
prédicat lui-même au niveau de la forme logique :
(155) ¬ ∃e explosion (e, gaz)
(156) ∃e non-explosion (e, gaz)
Ces deux formes logiques ne sont pas équivalentes. La première fait état de l'absence
d'un événement alors que la deuxième en indique justement l'existence.
Ces données sur les déverbaux indiquent qu'il est possible de faire référence à un
événement malgré une négation morphologique. Cette négation peut être réalisée par
l'ajout du non (non-explosion) ou d'un préfixe de privation comme -in (invalidation), elle
est très différente de la négation phrastique. Les substantifs obtenus par ces moyens
permettent bien de rendre accessible un référent de discours événementiel.
3.3.
Modification / Quantification
Dans cette section, on tentera de montrer que la façon dont un élément peut être
modifié ou quantifié donne des indications sur la nature de cet élément.
3.3.1.
Adverbes de quantification
On affirme souvent que les adverbes de quantification ne peuvent quantifier que des
éventualités :
(157) [Paul danse] souvent.6
(158) *La glace fond souvent à 0 degré.
On peut trouver ces adverbes dans des énoncés négatifs :
(159) [Paul ne danse pas] souvent.
Mais on rencontre alors un problème pour associer une forme logique à cet énoncé.
Deux formes logiques semblent possibles, on associe à chacune une paraphrase en
français pour faciliter la lecture :
(160) ¬souvent (∃e danse (Paul, e))7
(161) Il n'y a pas de nombreux moments où il y a un événement tel que Paul
danse.
(162) souvent (¬∃e danse (Paul, e))
(163) A de nombreux moments, il n'y a pas d'événement tel que Paul danse.
La différence entre les deux formes logiques concerne la portée. Dans la première,
c'est la négation qui a une portée large sur le reste de l'énoncé. Mais en l'interprétant,
on peut en déduire qu'il existe un événement tel que Paul danse, ce qui n'est pas
explicite dans l'énoncé de départ. Dans la seconde au contraire, c'est l'adverbe qui a
6 Les crochets indiquent la portée de l'adverbe.
7 Il s'agit de formes logiques simplifiées, il faudrait bien sûr attribuer à souvent une sémantique.
- 33 -
une portée large8. Le problème qui se pose alors est que si l'on considère les adverbes
de quantification comme portant sur des événements, il faut alors considérer Paul ne
danse pas comme un événement, ce qui est difficile étant donné que la forme logique
de l'énoncé nie l'existence d'un événement.
Il est donc difficile de trancher entre ces deux formes logiques et il en existe peutêtre une troisième qui serait meilleure. Il faudrait que cette forme logique puisse
rendre compte de la sémantique de la négation, de la sémantique compliquée de
l'adverbe souvent, mais surtout de l'interaction qui existe entre les deux. Il ne sera pas
possible d'établir cette forme logique ici.
3.3.2.
Adverbes cardinaux
[Przepiórkowski 99] reprend l'argument de [Parsons 90] selon lequel les adverbes
cardinaux, qui quantifient habituellement le temps, peuvent aussi quantifier des
éventualités. Ils ne peuvent modifier que des éventualités, et non des faits ou
propositions. Przepiórkowski illustre la quantification sur les éventualités grâce à
l'exemple suivant :
(164) In all his life, [John didn't come to a party he was invited to] twice. It was
actually on the same evening.
(165) Paul n'est pas allé deux fois à une soirée à laquelle il était invité et c'était le
même soir.
Cet exemple étant assez complexe, on va utiliser des énoncés plus simples pour
indiquer que seules les éventualités sont concernées et non les faits ou propositions :
(166) Paul a été invité à des soirées deux fois, et c'était au même moment.
(167) *La glace a fondu à 0 degré deux fois, et c'était au même moment.
L'ajout de et c'était au même moment a pour but de montrer que la locution deux fois
quantifie l'éventualité et non le temps, comme ce serait le cas dans :
(168) Paul a mangé un dessert deux fois, c'était lundi et mardi.
Cette interprétation « événementielle » des adverbes cardinaux n'est pas acceptable
avec tous les types d'événements. En effet, il faut que l'événement concerné puisse
avoir deux occurrences distinctes, et que leur différence ne réside pas dans leur
temporalité. Dans l'exemple précédent, la seule différence entre les deux occurrences
de l'événement manger un dessert concerne le moment où il a lieu ; il est en effet
physiquement impossible de manger deux desserts au même moment. Mais le plus souvent,
il est possible d'interpréter l'adverbe cardinal des deux manières :
(169) Brutus a poignardé César deux fois.
Comme l'indique Parsons, cet énoncé peut évoquer deux coups de poignard qui auraient
simplement eu lieu à deux moments différents, ou, selon l'interprétation
« événementielle », il peut aussi s'agir de deux coups de poignard qui auraient eu lieu au
même moment, par exemple dans le dos et dans le ventre.
8 Dans [de Swart 96], on trouve cet argument selon lequel les adverbes de quantification peuvent
avoir une portée large sur la négation phrastique.
- 34 -
On peut maintenant revenir à l'exemple de Przepiórkowski qui montre que des
adverbes cardinaux peuvent s'interpréter de manière « événementielle » et non
« temporelle » également dans des énoncés négatifs :
(170) Paul n'est pas allé deux fois à une soirée à laquelle il était invité, et c'était le
même soir.
De plus, ce type d'énoncé peut être placé dans un contexte où un événement est sans
aucun doute attendu :
(171) Il est arrivé deux fois que Jean n'aille pas à une soirée à laquelle il était
invité, et c'était le même soir.
Mais il est difficile de distinguer cette quantification « événementielle » de la
quantification « temporelle » : en effet, chaque type d'événement, comme invitation,
peut avoir plusieurs occurrences, que l'on peut donc quantifier. La plupart du temps,
on les distingue grâce à leur différence temporelle, mais elles peuvent aussi avoir la
même temporalité mais se distinguer par d'autres critères, comme la provenance de
l'invitation. On peut donc avancer que ces exemples comprennent tout de même une
quantification sur le temps, même si ces événements peuvent survenir au même
moment. On peut imaginer qu'il existe deux moments où des événements se
produisent ; rien n'empêche ces deux moments de coïncider sans pour autant que les
deux événements n'en forment qu'un seul.
Dans ces énoncés, la quantification porte sur le temps et on obtient donc une forme
logique du type :
(172) ∃t1 t2 tels que ¬∃e e = aller_à _une_invitation ∧ (at (e, t1 ) ∨ at(e, t2 ))
3.3.3.
Rupture d'une habitude
[De Swart 95] cite [Vendler 67], [Horn 89] et [Stockwell et al. 73] qui font
l'observation suivante : lorsqu'un énoncé négatif indique la rupture d'une habitude, il
peut alors dénoter un événement, tout comme son correspondant positif :
(173) Il ne paye pas ses impôts.
(174) Il ne dîne pas.
On peut renforcer ce test par l'ajout d'un adverbe de fréquence propre aux
événements et dont la portée serait alors plus large que celle de la négation :
(175) Souvent, il ne paye pas ses impôts.
(176) Parfois, il ne dîne pas.
Il a parfois été considéré que les énoncés niant des événements dénoteraient des
faits, l'ajout d'un adverbe de fréquence contredit cette affirmation. En effet, les faits
ne sont pas localisés de manière spatio-temporelle comme les éventualités, il n'est
donc pas possible de les modifier par un adverbe de fréquence.
Ces énoncés indiquent la rupture d'une habitude : une action est attendue, parce
qu'elle est habituelle ou prévue mais elle n'a finalement pas lieu. Il est pourtant
- 35 -
toujours possible d'y faire référence comme à une action qui aurait eu lieu. On peut
même, grâce aux adverbes, préciser à quelle fréquence ces actions n'ont pas lieu. On
peut rapprocher ces exemples d'énoncés tels que :
(177) Marie n'a pas coupé le gaz.9
Il est bien évident que cet énoncé ne signifie pas Marie n'a jamais coupé le gaz, mais
plutôt Marie a oublié de couper le gaz, cette fois-ci. Il s'agit donc en fait d'un contexte dans
lequel un événement ne s'est pas produit, ce contexte étant assez facile à établir. On
peut donc une nouvelle fois considérer ces énoncés comme caractérisant le temps :
ils indiquent des moments où certains événements n'ont pas lieu. On peut donc
proposer une forme logique pour ce dernier exemple :
(178) ∀t ∈ C / ¬ ∃e (couper-le-gaz, Marie, e) ∧ at (e, t)10
On aboutirait au même type de forme logique pour les énoncés comprenant un
adverbe de quantification ou un adverbe cardinal.
3.4.
Sémantique
Dans cette partie dont le titre est très général, sont regroupés les différents éléments
permettant d'identifier les événement ou les éventualités selon des critères
sémantiques : la causalité, les conteneurs événementiels et les verbes de perception.
3.4.1.
Causes et conséquences
Davidson, Parsons, et Higginbotham, entre autres, ont tenté d'établir que seules les
éventualités peuvent être une cause ou une conséquence :
(179) Il est blessé parce qu'il est tombé.
Or, Asher et Parsons ont également montré que des faits pouvaient être des causes
et des effets, ce qui est donc en contradiction avec leur proposition précédente :
(180) 19 est un nombre premier parce qu'il n'est divisible que par 1 et par luimême.
(181) Sa mauvaise humeur résulte du fait qu’il a mal à la tête.
Parsons observe que ce type d'énoncé peut se trouver dans un conteneur factuel et
non dans un conteneur événementiel :
(182) John's rude answering of the phone was caused by his fight with his wife.
≈The fact that John answered in a rude manner was caused by ...
≠The rude phone-answering event was caused by ...
Mais il ajoute que [Bennett 88] démontre que cela ne menace pas sa théorie des
événements sous-jacents. Bennett avance que les événements et les faits ont tous
deux la capacité d'être des causes ou conséquences pour d'autres faits ou
9 Exemple proposé dans [Partee 73].
10 C représente le contexte dans lequel on se place.
- 36 -
événements. Sa théorie s'éloigne donc de notre ontologie, dans laquelle les faits ne
peuvent en aucun cas être des causes et effets, puisqu'ils ne sont pas inscrits dans le
monde. Mais ce qu'il suggère au sujet de la causalité des événements est tout de
même intéressant : dans une relation causale C(e, x), où e serait donc la cause de x,
l'événement e rendrait en fait disponible un référent de discours factuel qui, lui, serait
la cause de x.
Pour expliquer les données précédentes, on peut se rapprocher de la proposition de
Bennett pour certains cas. Les faits auraient la capacité d'être la cause d'attitudes
psychologiques :
(183) Marie est triste parce qu'il a plu.
Pour que cet énoncé soit cohérent, il faut que la proposition il a plu soit vraie ; on
peut donc affirmer qu'elle rend accessible un référent factuel qui peut avoir des
conséquences d'ordre psychologique.
Par ailleurs, il n'est pas possible d'assimiler parce que à l'introduction d'une cause. En
effet, cette locution est trop polymorphe et peut jouer de nombreux rôles. Dans cet
exemple, déjà proposé, elle introduit une définition plutôt qu'une cause :
(184) 19 est un nombre premier parce qu'il n'est divisible que par 1 et par luimême.
Cela n'est donc pas en contradiction avec la proposition selon laquelle seules les
éventualités peuvent être des causes ou conséquences. Enfin, on peut observer que
des énoncés négatifs peuvent aussi prendre la place d'une cause ou d'une
conséquence :
(185) Il est blessé parce qu’il n’a pas attrapé la corde.
Intuitivement, on a bien l'impression que cet énoncé contient deux événements qui
entretiennent une relation causale. Si on visualise la scène, on interprète en réalité :
(186) Il est blessé parce qu’il a raté la corde.
On peut donc suggérer que des énoncés négatifs peuvent ainsi dénoter des
événements tout à fait positifs auxquels ils correspondent.
3.4.2.
Argument de se produire, arriver...
[De Swart 95] cite Vendler, Horn et [Stockwell et al. 73] selon qui les énoncés
négatifs peuvent dénoter des événements. En effet, les événements sont les seuls à
pouvoir arriver ou se produire, on en trouverait donc dans les énoncés qui suivent, bien
qu'ils soient négatifs :
(187) Ce qui s'est produit, c'est que l'ambassade n'a pas délivré les visas.
(188) Il est arrivé que personne ne décroche le téléphone.
(189) ?Personne n'a décroché le téléphone, c'est arrivé hier.
Même si ce dernier exemple semble plus difficile à accepter, il est possible de trouver
des contextes dans lesquels il est naturel : Personne n'a décroché le téléphone alors qu'il
réveillait les voisins, c'est arrivé hier. L'antécédent de c' correspond alors à l'énoncé dans
- 37 -
son ensemble : Personne n'a décroché le téléphone alors qu'il réveillait les voisins. Il en est de
même pour l'exemple précédent : on peut imaginer une situation où chacun attendait
que quelqu'un d'autre décroche le téléphone qui sonnait.
Ces données permettent donc de montrer que des énoncés négatifs peuvent se
trouver dans des conteneurs purement événementiels. Ces énoncés seraient alors
capables, dans certains cas, de rendre accessible un référent de discours
événementiel. Mais il faut pouvoir identifier les cas dans lesquels les énoncés négatifs
ont une telle capacité. Comme dans les exemples de la section précédente sur la
causalité, on peut avancer, comme cela a été suggéré dans [Higginbotham 94], que
l'on obtient des énoncés naturels lorsque la proposition négative correspond à un
événement positif auquel on l'associe :
(190) Ce qui s'est produit, c'est que l'ambassade a refusé de délivrer les visas.
Quand des énoncés négatifs se trouvent dans un conteneur événementiel, c'est donc
qu'il font référence à un événement positif. Comme dans le cas de la rupture
d'habitude, vu précédemment, l'événement positif est la plupart du temps attendu.
3.4.3.
Verbes de perception
[Przepiórkowski 99] rappelle l'argument proposé par Higginbotham et Parsons selon
lequel les verbes de perception sélectionnent uniquement des événements :
(191) J'ai vu Paul tomber.
Attention, il semble que cela ne soit le cas que lorsque les verbes de perception
introduisent une infinitive et non pas une proposition introduite par que :
(192) J'ai vu la glace fondre à 0 degré.
(193) J'ai vu que la glace fond à 0 degré.
On peut interpréter le premier exemple comme évoquant l'événement particulier de
la glace en train de fondre à un moment précis. Alors que dans le second, il s'agit bien du
fait que la glace fond, toujours, à 0 degré.
Les verbes de perception peuvent également introduire des énoncés négatifs :
(194) J'ai vu Paul ne pas s'arrêter au feu rouge.
Mais ces énoncés posent problème car ils sont assez rares, et souvent peu naturels :
(195) ?J'ai vu Paul ne pas tricoter.
La théorie du correspondant positif auquel s'associe l'énoncé négatif semble une
nouvelle fois fonctionner :
(196) J'ai vu Paul griller le feu rouge.
(197) J'ai vu Paul ne pas fermer la porte à clef.
(198) J'ai vu Paul laisser la porte ouverte.
Il n'y a pas de correspondant positif direct pour ne pas tricoter ; c'est pour cela que cet
énoncé ne serait pas très naturel.
[Cooper 98] cite un principe, figurant dans [Barwise et Perry 83], qui concerne ce
- 38 -
type d'énoncés:
Si b voit ¬x, alors b ne voit pas x
On peut illustrer ce principe grâce à des inférences telles que :
(199) Ralph a vu Marie ne pas servir Bill.
∴Ralph n'a pas vu Marie servir Bill (à cette occasion).
Mais ces énoncés posent problème. Tout d'abord, et comme précédemment, les
énoncés dans lesquels un verbe de perception a un complément négatif ne semblent
pas naturels à un certain nombre de locuteurs natifs. L'hypothèse de Higginbotham
selon laquelle ces énoncés sont plus naturels lorsque la scène perçue peut être
exprimée en termes positifs, ou lorsque la version positive est attendue se confirme
ici. Par exemple, on peut facilement imaginer que Marie, la serveuse, a refusé de
servir un verre supplémentaire à Bill, même si l'on attend normalement de la part des
serveuses de servir leurs clients. Par ailleurs, la nature de l'inférence est également
problématique. En effet, l'inférence n'est valable que pendant une certaine période de
temps ; c'est pourquoi il a fallu ajouter à cette occasion. La scène à laquelle fait référence
l'inférence doit obligatoirement être la même que celle évoquée dans le premier
énoncé : dans l'exemple précédent, on ne peut pas dire que Ralph ne verra jamais
Marie servir Bill, elle le servira peut-être plus tard.
Cette théorie du correspondant positif semble bien fonctionner mais il est difficile
d'établir des critères formels selon lesquels un énoncé négatif aurait un
correspondant positif ou non :
(200) Paul ne s'est pas arrêté au feu : Paul a traversé le carrefour.
(201) Marie n'a pas tricoté : ?Elle a fait autre chose.
(202) Marie n'a pas fini un roman : ?
Il est donc très difficile d'identifier ces énoncés négatifs sans tenir compte de
l'intuition de locuteur. Mais cette intuition est tout de même assez forte pour
confirmer l'hypothèse d'Higginbotham. Les énoncés négatifs rendent accessible un
référent de discours événementiel lorsqu'ils peuvent être associés à un événement
positif.
3.5.
Temporalité / durativité
Les événements, et les éventualités en général, ont un certain nombre de propriétés
temporelles et duratives. On verra dans cette section si ces propriétés peuvent nous
aider à identifier des éventualités négatives.
3.5.1.
Propositions temporelles
[Amsili et Le Draoulec 98] réfutent l'idée selon laquelle les énoncés événementiels
niés dénoteraient des états. En effet, si tel était le cas, ils se comporteraient de la
même manière que des énoncés statifs dans des propositions temporelles, ce qui
- 39 -
n'est pas le cas. Les énoncés statifs acceptent des propositions introduites par pendant
que :
(203) Pendant que Marie dormait, Jean a nettoyé la maison.
Ce n'est pas le cas pour les énoncés événementiels niés :
(204) *?Pendant que Marie ne mangeait pas le gâteau, Jean a fait la vaisselle.
(205) *Pendant que Jean n'a pas invité Marie à danser, les autres se sont bien
amusés.
Le connecteur temporel pendant a besoin d'un prédicat statif, que les événements niés
ne sont pas en mesure de fournir. Cet argument n'a donc pas pour but de proposer
un traitement des énoncés négatifs, mais il réfute une idée répandue. Les événements
niés ne rendent donc pas nécessairement accessible un référent de discours statif.
3.5.2.
Interaction temps – négation – aspect
[Przepiórkowski 99] rappelle que seuls les événements ont la capacité de faire
« avancer le temps ». On va tenter d'observer cela grâce au contraste qui existe entre
le passé simple et l'imparfait, contraste qui reflète celui qui existe entre événements et
états.
(206) (e1)Marie a regardé Paul. (e2)Il lui a parlé. (e3)Elle est sortie.11
(207) (e1)Marie a regardé Paul. (s2)Il parlait. (e3)Elle est sortie.
Le contraste entre ces deux énoncés est assez marqué. Dans le premier, il est évident
que Marie est sortie après que Paul lui a parlé, après qu'elle l'a regardé, c'est pour cela que
l'on dit que e2 a la capacité de faire avancer le temps. E3 se situe temporellement par
rapport à e2. En revanche, dans le second exemple, Paul était déjà en train de parler au
moment où Marie l'a regardé et il l'était encore quand elle est sortie. S2 n'a pas la capacité de
faire avancer le temps et e3 doit donc se situer temporellement par rapport à e1 et
non par rapport à s2.
On peut par ailleurs suggérer qu'un énoncé fait avancer le temps du discours lorsqu'il
peut être précédé d'un adverbe temporel :
(208) Marie a regardé Paul. Ensuite, il lui a parlé. Puis elle est sortie.
(209) *Marie a regardé Paul. Ensuite, il parlait. Puis elle est sortie.
Lorsqu'un énoncé ne peut pas être précédé d'un adverbe temporel, c'est qu'il n'a pas
la capacité de faire avancer le temps dans le discours.
(210) *Ensuite il parlait.
Cet énoncé n'est pas naturel, même sans contexte. Cela vient probablement des
valeurs de l'imparfait. L'imparfait ne s'utilise en effet pas pour faire avancer le temps.
[De Swart et Molendijk 94] ont d'ailleurs indiqué que l'imparfait introduit des états
qui ne font donc pas avancer le temps tandis que le passé simple introduit des
événements qui le font avancer. De plus, on peut observer cela aussi bien dans des
11 Les événements (e) et états (s) sont numérotés pour qu'on puisse y faire référence plus facilement.
- 40 -
énoncés positifs que dans des énoncés négatifs :
(211) Quand Jean fit cela, Marie parlait. (état)
(212) Quand Jean fit cela, Marie parla. (événement)
(213) Quand Jean fit cela, Marie ne parlait pas. (état)
(214) Quand Jean fit cela, Marie ne parla pas. (événement)
De Swart et Molendijk tentent de montrer avec ces exemples qu'un état nié dénote
toujours un état et qu'un événement nié dénote toujours un événement (malgré le
fait que cela ne soit pas évident dans le dernier exemple). Les événements niés ont
donc toujours la capacité de faire avancer le temps :
(215) (e1)Marie a regardé Paul. (e2)Il ne lui a pas parlé. (e3)Elle est sortie.
Dans cet énoncé, on comprend naturellement que e2 survient après e1 et non pas
simultanément. De plus, e3 peut se situer temporellement par rapport à e2, sans
avoir recours à e1. En revanche, les états, lorsqu'ils sont niés, n'ont pas cette
capacité :
(216) (e1)Marie a regardé Paul. (s2)Il ne parlait pas. (e3)Elle est sortie.
Dans l'interprétation que l'on fait spontanément de ce second exemple, s2 ne fait pas
avancer le temps. Il est impossible de situer temporellement e3 par rapport à s2, on
est obligé de le situer par rapport à e1.
L'imparfait peut avoir d'autres valeurs, c'est pour cela que l'on peut trouver des
exemples où il n'est pas certain qu'il introduise un référent de discours statif :
(217) Quand Marie mangeait une pomme pourrie, elle sursautait.
Spontanément, on aurait tendance à considérer elle sursautait comme dénotant un
événement. On peut même compléter cet exemple pour qu'un événement soit
attendu :
(218) Quand Marie mangeait une pomme pourrie, il arrivait qu'elle sursaute.
On peut écarter ce genre d'énoncés car il ne s'agit pas de la valeur classique de
l'imparfait. En ce qui concerne le passé simple, l'étude de corpus de [Amsili 96] met
en évidence les cas où l'on trouve des énoncés négatifs au passé simple. Deux types
d'occurrences se démarquent : premièrement, en discours, ces énoncés entretiennent
souvent une relation de réaction avec ce qui précède, la plupart du temps dans un
contexte de dialogue, avec des verbes comme répondre, réagir, protester, bouger...
Deuxièmement, on trouve souvent des verbes de perception au passé simple dans
des énoncés négatifs. La négation est donc souvent utilisée pour exprimer l'absence
d'une réaction ou d'une perception alors qu'elle était attendue. Les cas de
combinaison de négation et du passé simple relevés par Amsili sembleraient bien
pouvoir dénoter des événements, dans la mesure où ce sont des événements qui sont
attendus. Ce sont par ailleurs des cas relativement restreints.
Ces données permettent donc de confirmer que seuls les événements peuvent faire
avancer le temps et qu'ils sont exprimés au passé simple plutôt qu'à l'imparfait. Ce
contraste reste le même, que les énoncés observés soient positifs ou négatifs. La
- 41 -
théorie standard davidsonienne ne permet pas de prédire ces données. Elle ne
permet pas de rendre compte des énoncés négatifs au passé simple qui font avancer
le temps. Si la négation avait la capacité de « cacher » les événements, de les rendre
inaccessibles, comme c'est le cas dans la théorie de Davidson, alors le contraste entre
l'imparfait et le passé simple ne serait pas conservé.
Pour pouvoir rendre compte d'énoncés négatifs au passé simple, trois pistes s'offrent
à nous. Reprenons l'exemple précédent :
(219) (e1)Marie a regardé Paul. (e2)Il ne lui a pas parlé. (e3)Elle est sortie.
On cherche à trouver une représentation cohérente pour e2. La première piste
repose sur le temps, avec la potentielle interprétation :
(220) Il existe un moment où il n'y a pas d'événement tel que Paul parle à Marie.
Le problème avec cette représentation est qu'elle est contradictoire avec le fait que
seuls les événements ont la capacité de faire avancer le temps. En effet, e2 a cette
capacité alors que dans la représentation proposée, il n'y a pas d'événement.
La deuxième piste prônerait l'existence d'un événement qui serait nié, avec la forme
logique partielle suivante :
(221) ∃e ¬parle(Paul, Marie, e)
La négation serait donc située à un niveau très bas, elle n'aurait plus la portée large
qu'on lui attribue habituellement et cela pose problème car ce n'est pas en accord
avec la position de la négation dans la forme syntaxique de l'énoncé.
La troisième piste, qui semble être la meilleure, consisterait en l'élaboration d'une
nouvelle théorie, comme de Swart et Molendijk ont essayé de le faire. Cette théorie
représenterait la négation tout en tenant compte de ses interactions avec les temps
verbaux et l'aspect. Malheureusement, elle serait trop complexe pour que l'on puisse
l'élaborer ici.
3.5.3.
Compléments duratifs
[Przepiórkowski 99] propose un argument pour l'existence d'éventualités négatives. Il
s'agit de l'usage des adverbes temporels qui ne peuvent modifier que des éventualités
puisque les faits et les propositions n'ont pas de temporalité :
(222) Paul a téléphoné pendant deux heures.
(223) *La glace fond à 0 degré pendant deux heures.
Ils peuvent également modifier des énoncés négatifs :
(224) Paul n'a pas parlé pendant deux heures.
(225) *La glace ne fond pas à 20 degrés pendant deux heures.
Przepiórkowski en déduit donc que ces énoncés dénotent des éventualités.
[Amsili et Le Draoulec 98] font d'autres remarques intéressantes au sujet des
compléments duratifs. Certains énoncés événementiels acceptent un complément en
pendant (for en anglais) dans leur forme négative mais pas dans leur forme positive :
(226) *Quelqu'un est mort à l'hôpital pendant deux heures.
- 42 -
(227) Personne n'est mort à l'hôpital pendant deux heures.
Cela permettrait de montrer que la négation d'un événement lui permet de rendre
accessible un référent de discours statif aux propriétés duratives. Mais il est difficile
de s'appuyer sur de telles données à cause des propriétés particulières de termes
comme personne et quelqu'un.
On avance parfois que les événements niés ne peuvent pas être temporellement
localisés :
(228) Après qu'il lui a répondu, elle est partie.
(229) *Après qu'il ne lui a pas répondu, elle est partie.
Mais comme le montrent Amsili et Le Draoulec, grâce aux travaux de [Hamann 89],
il n'est pas possible de faire une telle généralisation. Certains énoncés temporels
acceptent bien la négation :
(230) A 10 heures, le train n'arriva pas.
(231) Après que Jean n'est pas arrivé par le train de dix heures, Eva a quitté la
gare.
Hamann explique que dans ces exemples, on traite d'événements qui ne se
produisent pas mais qui sont interprétables parce qu'ils impliquent un horaire et
donc une référence temporelle spécifiées pour l'événement. Pour que ces énoncés
soient naturels, il faut que la référence temporelle soit assez précise. Plus elle est
précise, plus l'énoncé est naturel :
(232) ?Après que Jean ne fut pas venu à la fête, Eva se mit en colère.
(233) Après que, à minuit, Jean ne fut pas venu à la fête, Eva se mit en colère.
Les événements peuvent donc être modifiés par des compléments temporels aussi
bien dans leur forme positive que dans leur forme négative. On peut proposer une
hypothèse d'interprétation pour les cas où un énoncé négatif semble faire référence à
un événement, comme dans le dernier exemple. Ces énoncés feraient en réalité
référence à la perception de l'événement : Eva s'est mise en colère quand elle a réalisé que
Jean ne venait pas. Le référent de discours serait alors un fait disponible pour une
attitude psychologique. Il en est de même pour l'exemple précédent :
(234) Après que Jean n'est pas arrivé par le train de dix heures, Eva a quitté la
gare.
On interprète une nouvelle fois cet énoncé comme dénotant une attitude
psychologique : Eva a quitté la gare quand elle s'est aperçu que Jean n'était pas dans le train.
On peut donc en conclure que ces énoncés rendent accessible un référent de
discours factuel auquel on peut faire référence. Il s'agit du même phénomène que
celui que l'on a exposé dans la première partie sur la référence.
- 43 -
Conclusion
Dans ce mémoire, on a donc étudié la négation d'événements, en se basant aussi bien
sur des travaux portant sur les événements (Davidson et Parsons) que sur des
travaux plus récents (de Swart et Molendijk, Przepiórkowski, Amsili et Le Draoulec),
qui portent sur la question même de la négation des phrases d'action.
Malgré une première intuition selon laquelle il existerait des événements négatifs, il
n'a pas été possible de le prouver dans cette étude. Mais on peut conclure qu'il est
possible de faire référence à des événements grâce à des énoncés négatifs. Plus
précisément, la troisième partie, avec les tests et données linguistiques, a permis
d'aboutir à plusieurs conclusions : on peut rendre compte des énoncés niant des
événements de différentes manières. Quatre cas principaux se distinguent.
Premièrement, on a vu que dans certains cas, l'énoncé négatif rend accessible un
référent de discours factuel, notamment lorsqu'il est repris par un pronom
anaphorique. Pour que l'énoncé Jean n'est pas arrivé, ça énerve Marie soit cohérent, il faut
que la première partie, Jean n'est pas arrivé, soit vraie. Si on peut dire d'un énoncé qu'il
est vrai, c'est qu'il dénote un fait. On peut donc dire que le pronom reprend un fait,
exprimé par la phrase négative, et non un événement.
Deuxièmement, certains énoncés négatifs sont interprétables grâce à leur
correspondant positif : on fait alors référence à un événement positif classique mais
en l'exprimant par un énoncé négatif. Quand on dit Paul ne s'est pas arrêté au feu rouge,
on imagine bien qu'il a traversé le carrefour et cet énoncé fait sans aucun doute référence
à un événement.
Troisièmement, la négation permet parfois de quantifier sur les temps. Mais on a vu
que pour rendre compte de ce phénomène il faudrait élaborer une théorie complexe
sur les interactions entre la négation, le temps et l'aspect. Une telle théorie
permettrait de rendre compte d'énoncés comme Paul ne danse pas souvent.
Enfin, il est possible de faire référence à un événement grâce à un substantif négatif,
comme la non-explosion ou l'invalidation. Le référent de discours accessible est bien un
référent événementiel mais l'énoncé en lui même n'est pas négatif et sa
représentation ne pose donc pas de problèmes.
- 44 -
Pour être plus fournie, cette étude aurait peut-être du se pencher de façon plus
approfondie sur la notion d'événement avant de la lier à la négation. Une étude des
conteneurs de Vendler ou du lien entre les événements et les temps verbaux, au
début de ce travail, aurait pu être utile.
Par ailleurs, une étude de la négation aurait éventuellement permis d'éclairer certains
points. En effet, en étudiant la négation de façon autonome, on aurait pu distinguer
avec plus de précision les différents types de négation et tenir compte des propriétés
de la négation phrastique et de la négation morphologique par exemple. En outre, on
aurait pu distinguer la négation syntaxique de la négation sémantique.
Notre point de départ a été la question « y a-t-il des événements négatifs ? ». Or cette
question attend une réponse en « oui » ou « non » dont il a été difficile de se
détacher. En revanche, elle a l'avantage de placer la discussion à un niveau assez
philosophique de l'étude du langage.
La question concernant la représentation des énoncés niant des événements, à
laquelle on est arrivé ensuite, a l'avantage de ne pas limiter le nombre de réponses
possibles. On peut donc explorer de nombreuses solutions, mais le cadre est plus
formel et plus précis, puisqu'il s'agit d'aboutir à une forme logique.
Pour compléter cette étude, il faudrait élaborer la théorie de l'interaction du temps,
de l'aspect et de la négation que l'on a déjà abordée. Cette théorie complexe
permettrait de ne pas dissocier les effets de la négation de ceux des temps verbaux et
inversement. La négation, au lieu d'être considérée de façon autonome, pourrait
jouer le rôle d'un opérateur aspectuel.
Il pourrait être intéressant d'utiliser les résultats de cette étude dans le cadre de
formalismes tels que la DRT. Cela pourrait permettre de proposer un nouveau
traitement des énoncés niant des événements, dans le but de refléter plus fidèlement
la sémantique de ces énoncés. Il serait également possible d'élargir cette étude aux
autres entités de la langue, pour un nouveau traitement de la négation, d'une manière
plus générale.
Pour envisager une dernière approche, il serait possible de partir d'un point de vue
tout à fait différent sur la négation. En effet, en psycho-linguistique, il a été suggéré
que les énoncés négatifs nécessiteraient le même temps de production et
d'interprétation que les énoncés positifs équivalents. Cela peut faire penser à
l'hypothèse suivante : la négation ne serait pas une opération effectuée sur un énoncé
positif, mais elle se situerait à un autre niveau, plus bas, dans la langue. Un petit peu
comme l'impératif, qui permet de donner des ordres, la négation permettrait
d'indiquer la non-existence.
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