ces ! ”18. Quel que soit l’illogisme qu’il professe par ailleurs, Nietzsche se montre ici
parfaitement logique. Car l’abolition du monde des apparences ne signifie pas que
plus rien n’apparaît, mais qu’il n’y a plus rien à opposer à cet apparaître pour le réfu-
ter faux ou trompeur. Il n’y a pas d’être à opposer à l’apparaître, parce que l’être lui-
même est une illusion – logique – qui relève de l’apparaître : il sauve du devenir en
projetant sur lui la fiction d’essences permanentes. Or, si l’apparence tient désormais
la place de la réalité, il semble que le discours qui l’énonce comme telle sans lui op-
poser une pseudo-réalité-en-soi soit vrai, et le discours opposé faux : c’est ainsi que
Nietzsche présente comme “ histoire d’une erreur ”19 l’abolition philosophique pro-
gressive de l’idée platonicienne de vérité. Si, de plus, la vérité sur l’apparence est
que rien n’est et que tout devient, cette dernière proposition présente elle-même
l’inconvénient d’énoncer une vérité permanente : Aristote voyait là une contradiction
du mobilisme20. Mais il n’a pas échappé à Nietzsche que le devenir n’est pas moins
un concept que l’être, et n’est en cela pas moins fictif. C’est pourquoi il souligne que
sa propre thèse selon laquelle “ il n’y a que des interprétations ” n’est elle-même
“ qu’une interprétation ”21, qui ne saurait se présenter comme vraie plutôt que
fausse. Nietzsche est de même conscient, et là aussi de manière fort logique, que sa
généalogie critique du concept aboutit à remettre en question ce qui lui a servi de
point de départ et de justification : si “ notre antithèse de l’individu et du genre est
aussi anthropomorphique et ne provient pas de l’essence des choses ”22, il n’y a pas
de sens à dire que le concept universel jette un voile d’illusion sur la singularité réelle
de ces dernières. Comment dire l’incapacité du langage à dire l’être sans prétendre
énonce par là l’être même du langage ?
La substitution nietzschéenne du concept d’interprétation à l’opposition méta-
physique de la vérité et de l’erreur peut être comprise comme une conséquence ul-
time – à un siècle de distance – de la conception kantienne de la connaissance, au-
trement appelée révolution copernicienne en philosophie. Selon Nietzsche en effet,
“ l’idée ” est “ devenue pâle, nordique, koenigsbergienne ” lorsque le “ monde-vérité ”
a été réputé “ inaccessible, indémontrable ”23. Ce fut le geste fondateur de la philo-
sophie critique que de limiter la connaissance au phénomène – ce qui apparaît – et
de déclarer inconnaissable l’au-delà nouménal du phénomène : la chose-en-soi, et
donc tout aussi bien Dieu, l’âme spirituelle, et en général l’idée d’une subsistance
immatérielle. Kant jugeait nécessaire d’affirmer l’existence de la chose-en-soi comme
“ cause non sensible (unsinnliche Ursache) ”24 du phénomène, pour éviter
“ l’absurdité qu’il y aurait manifestation (Erscheinung) sans rien qui s’y manifeste ”25.
Mais comme il est contradictoire de poser ainsi la chose-en-soi comme objet d’une
proposition nécessairement vraie, et de la déclarer en même temps inconnaissable,
les successeurs de Kant ont reconnu là une notion qui s’éliminait d’elle-même
comme “ vide total déterminé seulement comme un au-delà ”, pure “ négation ” de
toute “ pensée déterminée ”26. La contradiction de la chose-en-soi, donc tout aussi
bien de la notion kantienne de phénomène, est ainsi le moment décisif de l’abolition
18 Id., Le Crépuscules des Idoles, Comment le "monde-vérité" devint enfin une fable, 6.
19 Ibid.
20 Aristote, Métaphysique, Livre Γ, ch.8.
21 Nietzsche, Par-delà Bien et Mal, § 22.
22 Id., Introduction théorétique sur la vérité et le mensonge au sens extra-moral, 1.
23 Id., Le Crépuscules des Idoles, Comment le "monde-vérité" devint enfin une fable, 3.
24 Kant, Critique de la Raison pure, De l'idéalisme transcendantal comme clef de la solution de la dialectique
cosmologique.
25 Op. cit.,Préface B, pp. XXVI-XXVII.
26 Hegel, Encyclopédie, § 44 R.
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