Sociologie de la démocratie
Cours pour le Master 2 Recherche
Angelina Peralva
2007-2008
1
I
Les sociologues et la démocratie
Je partirai d’une question : celle de savoir dans quelle mesure la démocratie peut être
envisagée comme une catégorie à part entière de l’analyse sociologique – au même titre que
les rapports des classes, le genre ou la domination, par exemple ; et dans le cas affirmatif, quel
serait son importance heuristique ? En disant cela, je suggère un mode de perception de la
démocratie qui ne la confond pas avec un objet socio-historique ou sociopolitique. Ce n’est
pas d’une analyse des institutions ou de la vie politique dont il est question. L’idée que je
tenterai de défendre est que le thème de la démocratie peut apporter un éclairage sur la vie
sociale en général, considérée à différentes échelles et dans ses différentes expressions
empiriques : qu’il s’agisse de la vie scolaire, de la vie de couple, du rapport parents enfants,
des rapports de travail, ou du rapport aux médias... Admettant, comme je le fais, que le
phénomène démocratique traverse l’expérience sociale dans son ensemble - quelles
conséquences faudrait-il tirer de cette constatation ? La démocratie supposerait-elle un type
particulier de lien social, observable dans des situations diverses et différenciées ? Si c’est le
cas, alors il y a peut-être un mode proprement sociologique d’approche de la démocratie,
distinct de celui de la science politique, ou de celui de la philosophie politique, avec une
portée analytique spécifique qu’il convient d’élucider.
1 – Trois sens du mot démocratie
On peut se référer à, pour le moins, trois significations relativement distinctes,
autonomes et éventuellement complémentaires du mot démocratie. D’abord, la démocratie est
un mode de gestion des affaires publiques qui reconnaît une certaine égalité à ceux qu’elle
appelle « des citoyens » en reconnaissant leur capacité à délibérer librement sur leur destin
collectif. Dès le départ, on retrouve donc au cœur de la démocratie un principe d’égalité -
restrictif, puisque renvoyant à un groupe restreint, mais « universel » dans les limites de ce
groupe ; un principe de liberté de choix accordé à chaque citoyen ; et un principe de
reconnaissance la « citoyenneté » - qui établit une frontière entre ceux qui sont et ceux qui
ne sont pas concernés par la vie démocratique dans un espace social donné.
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Par extension et c’est la deuxième signification de la notion de démocratie la
démocratie comprend un ensemble de politiques de réduction des inégalités, qui visent à
préserver les intérêts d’une majorité de citoyens. Cette signification prend acte du fait que,
dans une société complexe, le respect des principes de la démocratie formelle, notamment le
droit de vote, n’assure pas nécessairement l’égalité des citoyens. Il faut alors pouvoir saisir
sous une forme plus concrète les sources d’inégalité et y répondre par des politiques de
compensation. Autrement dit, il faut tenir compte de lautonomie relative qui existe entre la
sphère politique et la sphère proprement sociale ; tenir compte du fait que chacune est
informée par des dynamiques relativement autonomes quoiqu’interdépendantes, et qui
peuvent être même dans certaines situations historiques parfaitement disjointes. De ce fait, un
gouvernement autocratique, où la liberté politique n’est pas assurée, peut développer un
certain nombre de politiques « démocratiques » - et c’est très souvent le cas, lorsque, sous la
pression des accords internationaux, certains pays adoptent des chartes de droits en
contradiction avec leur politique intérieure générale.
La troisième signification du mot « démocratie » et c’est celle qui nous intéresse le
plus directement ici renvoie au fait qu’une dynamique égalitaire peut prendre source dans
des changements qui s’opèrent au niveau de la vie sociale et qui sont susceptibles d’être
analysés en tant que tels, et non pas simplement comme le résultat de décisions prises dans la
sphère politique. Les changements qui ont abouti, par exemple, à des relations plus égalitaires
entre les hommes et les femmes que par le passé ne relèvent pas seulement de décisions qui
concernent la sphère politique ; ils comprennent un ensemble de changements culturels, eux-
mêmes fondés sur des éléments autrement plus complexes et diversifiés – par exemple,
l’impact d’une « découverte » scientifique et d’un outil technique, comme les pilules
contraceptives, sur la capacité des femmes à contrôler leur activité de procréation. Assurant
aux femmes de nouveaux espaces de liberté et d’égalité vis-à-vis des hommes, dans le
domaine de la sexualité, les pilules contraceptives ont entraîné une dynamique sociale
égalitaire et démocratique quasiment autonome vis-à-vis de la sphère politique, entraînant tout
d’abord des conflits culturels ou moraux relatifs à la définition du « permis » et de
« l’interdit ». En ce sens, l’impact de la pilule contraceptive a été plus ou moins le même,
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autant dans les pays relevant de régimes démocratiques que dans ceux qui n’en relevaient pas,
et elle a suscité une révolution démographique qui n’épargne pas les régions du monde où les
contraintes qui pèsent sur les femmes restent encore très lourdes, et où, pourtant la
contraception peut être fortement pratiquée.
Dès lors, de tels changements, de nature démocratique, peuvent s’opérer à l’intérieur
d’un cadre politico institutionnel non démocratique. Ils peuvent aussi être en décalage avec
des institutions démocratiques n’ayant pas suffisamment tenu compte des changements
introduits par la dynamique sociale - auquel cas une mise à jour des institutions
démocratiques peut être nécessaire ; et elle peut, enfin, déborder ces institutions en donnant
lieu à des pratiques sociales échappant à toute forme de régulation institutionnelle. Nous y
reviendrons. En tout état de cause, pour l’instant, il s’agit simplement d’affirmer l’autonomie
d’une dynamique sociale à visée démocratique, susceptible d’être repérée et analysée en tant
que telle, par rapport aux institutions et aux régimes politiques démocratiques.
2 – Revisiter Tocqueville
L’apport de Tocqueville à une approche proprement sociologique de la démocratie est
probablement le plus importante, parmi les auteurs qui participent à la naissance de la
sociologie. Cet apport est fondamentalement en lien avec cette troisième signification du mot
« démocratie » que j’ai évoquée ici : la prise en compte d’une dynamique démocratique
intrinsèque à la vie sociale, qui ne se confond pas avec l’existence, ou non, d’un
gouvernement démocratique.
Dès l’introduction du premier volume de De la démocratie en Amérique
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, Tocqueville
dit l’étonnement qu’il a éprouvé en découvrant « l’influence prodigieuse » qu’un
gouvernement démocratique exerce sur la marche de la société ; et il ajoute ensuite, à propos
de l’Europe, qu’il il y voyait une égalité des conditions qui, sans avoir atteint comme aux
Etats-Unis ses limites extrêmes, s'en rapprochait chaque jour davantage ; « et cette même
démocratie, qui régnait sur les sociétés américaines, me parut en Europe s'avancer rapidement
vers le pouvoir." (Souligné par moi, p. 37/38.)
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Paris, Gallimard, 1961 (1ère édition : 1836).
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Quelles logiques identifiait-il comme étant à l’œuvre dans cette dynamique
démocratique observable en Europe ? D’abord l’importance de l’Eglise en tant que voie de
mobilité sociale. En France le pouvoir fondé sur la propriété de la terre, tel qu'il existait 700
ans auparavant, avait été progressivement remplacé par celui du clergé. : "Le clergé ouvre ses
rangs à tous, au pauvre et au riche, au roturier et au seigneur ; l'égalité commence à pénétrer
par l'Eglise au sein du gouvernement, et celui qui eût végété comme serf dans un éternel
esclavage, se place comme prêtre au milieu des nobles, et va souvent s'asseoir au-dessus des
rois." (DA, 1
er
vol. p. 38) Ensuite, l’impact du marché : progressivement, "l'influence de
l'argent commence à se faire sentir sur les affaires de l'Etat. Le négoce est une source nouvelle
qui s'ouvre à la puissance et les financiers deviennent un pouvoir politique qu'on méprise et
qu'on flatte." (DA, 1
er
vol. p. 39) L’éducation s’étend à un nombre plus large de personnes :
"peu à peu les lumières se répandent (...) les lettrés arrivent aux affaires." (DA, 1
er
vol. p. 39).
Des mécanismes institutionnels d’égalisation partielle des conditions voient le jour : «le
premier anoblissement a lieu en 1270, et l’égalité s’introduit enfin dans le gouvernement par
l’aristocratie elle-même » (DA, 1
er
vol. p. 39). « Les conditions sont plus égales de nos jours
parmi les chrétiens, conclut-il, qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun temps ni dans aucun
pays du monde » Or, un tel changement, constate-t-il, s’est produit à l’insu des chefs d’Etat
ou malgré eux : « il en est résulté que la révolution démocratique s’est opérée dans le matériel
de la société, sans qu’il se fit, dans les lois, les idées, les habitudes et les mœurs, le
changement qui eût été nécessaire pour rendre cette révolution utile ». (DA, 1
er
vol. p. 43).
L’« utilité » d’une révolution démocratique s’effectuant d’abord sur le plan social, c’est ce
que Tocqueville a cherché en Amérique. Et il dit alors : "J'avoue que dans l'Amérique j'ai vu
plus que l'Amérique ; j'y ai cherché une image de la démocratie elle-même, de ses penchants,
de son caractère, de ses préjugés, de ses passions ; j'ai voulu la connaître, ne fût-ce que pour
savoir du moins ce que nous devions espérer ou craindre d'elle. (DA, 1
er
vol., p. 51)
Ce raisonnement de Tocqueville concernant une dynamique sociale démocratique
autonome vis-à-vis des institutions démocratiques sera repris et développé dans L’ancien
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régime et la révolution
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. Dans ce livre, publié en 1856, vingt ans après la première édition de
DA, après avoir entrepris un vrai travail d’historien de l’Ancien Régime, Tocqueville présente
la révolution de 1789 comme le point d’aboutissement d’une histoire sociale marquée par
l’égalisation progressive des conditions, par la réduction des distances qui séparaient la
noblesse et le Tiers Etat, par les transformations internes d’une noblesse devenue de moins en
moins puissante, socialement hétérogène, subissant les effets de la division de la propriété
agraire et au pouvoir délégitimé ; et par les transformations internes d’un Tiers Etat devenu de
plus en plus actif sur le plan économique, engendrant en son sein des classes moyennes
diversifiées petits commerçants, paysans indépendants, agents des services urbains et se
rapprochant du pouvoir. La tension entre l’architecture absolutiste du pouvoir et une
dynamique sociale marquée par l’égalisation des conditions (par la réduction des distances
sociales) aurait abouti à un point de rupture, la révolution.
Dans ce raisonnement, ce qui intéresse Tocqueville n’est pas tant l’existence de poches
de misère incontestables dans cette France prérévolutionnaire - mais l’impact d’une
égalisation tendancielle des conditions sur les modes traditionnels de domination. Si on
comprend la domination comme basée sur le monopole de certaines ressources d’action, un
meilleur partage (même relatif) de ces ressources ne peut manquer d’avoir une incidence sur
la domination elle-même. Or, ces effets ne sont pas toujours entièrement positifs, ils peuvent
charrier de la violence (la révolution) et ils posent, selon Tocqueville, une interrogation
majeure : à quelles conditions est-il possible de combiner dynamique égalitaire et un « vivre
ensemble » pacifié ? Si Tocqueville s’était montré sensible à l’expérience nord-américaine de
la démocratie, c’est bien parce qu’il croyait y trouver une réponse à cette interrogation.
Tocqueville a ainsi ouvert aux sociologues la possibilité d’une pensée sur la
démocratie qui n’a pas pour seul objet les institutions qui ne s’y réduit pas mais qui porte
sur la nature du lien mocratique, sur son caractère dynamique et sur les implications qu’il
peut avoir sur la vie sociale en général. En France (contrairement à l’Amérique d’ailleurs),
l’égalisation des conditions, fondement de la démocratie, précède les institutions
démocratiques ; inversement, la dynamique démocratique, en tant que trait propre au
changement social, rend par périodes ces institutions périssables. C’est la raison pour laquelle
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Paris, Flammarion, 1988 [1856]
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