La justice transitionnelle dans le monde francophone : état des lieux

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La justice transitionnelle dans le
monde francophone : état des lieux
Conference Paper 2/2007
Dealing with the Past – Series
Schweizerische Eidgenossenschaft
Confédération suisse
Confederazione Svizzera
Confederaziun svizra
Département fédéral des affaires étrangères DFAE
Ministère des Affaires étrangères de la République française
Centre international pour la justice transitionnelle
Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits de
l'homme et la démocratie en Afrique centrale
Publisher: Political Affairs Division IV, Federal Department of Foreign Affairs FDFA
General Editor: Mô Bleeker
Volume Co-Editor: Carol Mottet
Managing Editors: Fabien Pasquier, Geneviève Swedor
Illustrations: ©2000: Jonathan Sisson
Copies: 1500
Ordering Information: Political Affairs Division IV,
Federal Department of Foreign Affairs FDFA, Bundesgasse 32, CH-3003 Bern 7
Email: [email protected]
Website: www.eda.admin.ch
ISBN 978-3-033-01231-8
Conference Paper
Dealing with the Past – Series
La justice transitionnelle dans le monde
francophone : état des lieux
Mô Bleeker, General Editor
2 | 2007
A propos des organisateurs du séminaire
tenu à Yaoundé, Cameroun, du 4 au 6 décembre 2006
La Division politique IV du Département fédéral des
affaires étrangères s'occupe de sécurité humaine. Elle
se concentre sur des politiques de promotion de la
paix, de droits de l'homme et de politique humanitaire
et de migration, et l'action de son Pool d'experts pour
la promotion civile des conflits. Ses engagements en
faveur de la transformation des conflits couvrent
notamment la médiation, le partage du pouvoir, la
démocratisation, la réforme du secteur de la sécurité et
le traitement du passé.
La Sous-direction de la gouvernance démocratique
met en œuvre, au sein de la Direction des Politiques de
Développement de la Direction Générale de la
Coopération Internationale et du Développement
(DGCID), la coopération dans les secteurs suivants :
état de droit et libertés, prévention des conflits et
reconstruction, modernisation de l’État et gouvernance
locale, gouvernance financière et cadres stratégiques
de lutte contre la pauvreté.
Le Centre international pour la justice transitionnelle
porte assistance à des pays confrontés à l'héritage d'un
passé de violations massives et systématiques des
droits de l'homme. Il oeuvre au sein de sociétés sortant
de régimes autoritaires ou de conflits armés, aussi bien
que de démocraties établies qui n'ont pas résolu les
injustices passées. Fondé en 2001, le Centre compte
aujourd'hui une quarantaine de collaborateurs et des
bureaux à New York, Cape Town, Bruxelles et Genève.
Le Centre des Nations Unies pour les droits de
l’homme et la démocratie en Afrique centrale a pour
mission de contribuer au développement de la culture
des droits de l‘homme et de la démocratie en vue de
prévenir les conflits et de promouvoir la paix et le
développement durables en Afrique centrale. Ses
principaux axes d’action sont l’éducation aux droits de
l’homme et à la démocratie, le renforcement des
capacités
gouvernementales,
des
institutions
nationales et l’appui à la société civile.
Ce rapport contient les textes des présentations qui ont été effectuées dans le cadre du
séminaire tenu du 4 au 6 décembre 2006 à Yaoundé. Au même titre que les opinions qui ont
été formulées à cette occasion, les présents écrits n'engagent exclusivement que leurs
auteurs ainsi que leur propre responsabilité et en aucune manière ne sont constitutifs d'une
position officielle du gouvernement suisse ou français.
Table des matières
1
Introduction _____________________________________1
2
Justice transitionnelle : principes et standards
internationaux — un état des lieux _________________3
2.1
3
Mécanismes de la justice transitionnelle ___________17
3.1
3.2
3.3
3.4
3.5
3.6
4
Un état des lieux des principes et standards internationaux de la
justice transitionnelle
Louis Joinet
3
Commissions de vérité : mythes et leçons apprises
Eduardo González Cueva
17
Cour pénale internationale et principe de la complémentarité
Wilbert van Hovell
21
Le système gacaca au Rwanda : avantages et limites
Joseph Sanane Chiko
29
Réforme du système de sécurité et procédures de vérification
et de filtrage de la fonction publique (vetting)
Alexander Mayer-Rieckh
43
Politique de réparations : rôle normatif et défis des questions
de genre et de l'identité
Paige Arthur
53
Politiques de réparation et réhabilitation des victimes
Lucien Toulou
61
La justice transitionnelle dans tous ses états :
études de cas____________________________________71
4.1
4.2
4.3
4.4
4.5
4.6
4.7
Justice transitionnelle et construction d’une paix durable :
des agendas complémentaires
Mô Bleeker
71
Afrique du Sud
Olivier Kambala wa Kambala
83
République démocratique du Congo
Dieudonné Diku Mpongola
105
Burundi
Clotilde Ngendakumana
115
Pérou
Eduardo González Cueva
125
Ouganda
Chris Mburu
131
Tchad
Jacqueline Moudeina
141
4.8
Algérie
Nassera Dutour
147
Annexes___________________________________________157
A.
Recommandations du séminaire
157
B.
Allocutions liminaires
159
C.
Allocutions de clôture
171
D.
Auteurs
177
Bibliographie ______________________________________183
Introduction
1
Introduction
Du 4 au 6 décembre 2006, un séminaire international sur l’état des lieux de la
justice transitionnelle dans le monde francophone a eu lieu à Yaoundé (Cameroun).
Il a été organisé conjointement par le ministère français des Affaires
étrangères, le Département fédéral des affaires étrangères de Suisse, le Centre
sous-régional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la démocratie
en Afrique centrale et le Centre international pour la justice transitionnelle
(ICTJ).
Ce séminaire a réuni une cinquantaine d'experts, acteurs clés d’horizons variés
et praticiens de la justice transitionnelle, représentants de gouvernements,
d’organisations non gouvernementales, d’universités et de diverses
institutions internationales. Ces personnalités francophones, en provenance
d'une vingtaine de pays ont, pendant trois jours, partagé leurs expériences,
leurs savoirs, leurs doutes et leurs inquiétudes relatifs à la justice
transitionnelle.
C'était aussi la première fois que cette thématique était abordée en référence à
un contexte francophone, permettant de s'interroger sur les spécificités des
expériences et des besoins des sociétés situées dans des espaces francophones
et confrontées à un héritage douloureux du passé.
Le séminaire se proposait plusieurs objectifs :
1. Faire l’état des lieux des initiatives de justice transitionnelle dans les
sociétés du monde francophone, notamment africain.
2. Identifier les concepts, les leçons apprises et les bonnes pratiques en
matière de justice transitionnelle.
3. Comprendre comment les expériences de justice transitionnelle ont
contribué au renforcement des droits de l’homme, à la promotion de la
réconciliation et de la paix.
4. Identifier les principaux défis qui se sont posés aux initiatives prises en
matière de justice transitionnelle dans les sociétés du monde
francophone , comme les mécanismes de recherche de la vérité dans
plusieurs pays africains, les efforts engagés dans la lutte contre
l’impunité et les tensions entre la paix et la justice qu’elle engendre dans
certains pays en transition.
5. Identifier un certain nombre de stratégies à mettre en œuvre à court et à
moyen terme, qui permettront de développer de meilleures pratiques
sur le terrain, des échanges d’expériences, le renforcement des capacités
et des connaissances des acteurs, des praticiens et des décideurs
politiques, ainsi que la recherche dans le domaine de la justice
transitionnelle.
1
La justice transitionnelle dans le monde francophone
6. Réfléchir aux modalités pratiques d’application de la justice
transitionnelle dans les régimes juridiques de tradition française et dans
les différents contextes juridiques, culturels et politiques africains.
Ce document contient les communications présentées lors de ce séminaire.
Nous avons jugé utile d’y adjoindre une bibliographie générale et quelques
liens Internet pour celles et ceux qui veulent effectuer de plus amples
recherches. La liste des participants, ainsi que le programme détaillé sont
disponibles auprès des organisateurs ou sur leurs sites Internet.
Comme le vocabulaire de la justice transitionnelle nous vient essentiellement
des pays anglophones, nous avons opéré certains choix linguistiques pour
cette édition française. Nous avons par exemple opté pour conserver
l’expression « justice transitionnelle », communément utilisée, même si c’est
un anglicisme. Le terme vetting est traduit par « procédure de vérification et
de filtrage de la fonction publique », le terme accountability par « transparence
administrative » et l’expression empowerment of citizens (control capacity) par
« renforcement de la capacité de contrôle citoyen ».
Ce séminaire a été riche en échanges, débats et questionnements. Il a permis
d'approfondir la réflexion sur les exigences de la paix, de la réconciliation et
de la justice, qui sont de grande actualité dans de nombreux pays du continent
africain et dans le monde francophone en général. Ces situations sont
effectivement très complexes et requièrent des sociétés en reconstruction
qu'elles gèrent des équilibres délicats en réponse aux besoins parfois
contradictoires auxquels elles font face. La remarque de Louis Joinet, dans sa
communication au séminaire, illustre bien notre préoccupation commune, à
savoir le besoin de développer des réflexions qui puissent éclairer et enrichir
la pratique depuis divers contextes culturels, juridiques et politiques : « les
principes et standards que devrait respecter la justice transitionnelle [...],
stricto sensu, n’existent pas ou du moins pas encore. Le concept de justice
transitionnelle est d’apparition trop récente pour qu’il puisse être inséré dans
le corset d’une démarche normative. Il doit conserver toute sa créativité
potentielle. Tout au plus peut-il être théorisé. Tel est le but de la présente
contribution. Il faut en débattre. D’où l’importance de ce séminaire qui nous
accueille à Yaoundé ».
Pour conclure, nous ne pouvons donc que souligner l’importance de
poursuivre ce dialogue et ces échanges d’expériences, notamment entre les
praticiens et praticiennes du continent africain, qui ont en partage la langue
française. Yaoundé II est déjà à l’horizon !
2
Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
2
Justice transitionnelle : principes et standards
internationaux — un état des lieux
2.1 Un état des lieux des principes et standards
internationaux de la justice transitionnelle
Louis Joinet
2.1.1 Introduction
Avant de procéder à cet état des lieux, j’aimerais faire quelques commentaires
pour clarifier certains concepts.
1. « Justice de transition » ou « justice transitionnelle » ? Étant
francophone, je préfère la première dénomination mais retiens la
seconde, désormais francisée et communément admise comme concept
de droit international.
2. On a parfois tendance à considérer la question de la justice
transitionnelle comme un « en soi » alors qu’elle n’est le plus souvent
que l’un des aspects particuliers, à un moment déterminant de l’histoire
d’un pays, d’un processus plus global dit « de transition politique ». Un
tel processus ne concerne donc pas que la seule administration de la
justice. Devant toujours être resitué dans le contexte plus global du
processus de transition politique en cours, il concerne tout autant
l’Exécutif (gouvernement de transition — et non provisoire — mis en
place selon une procédure négociée et pour une période donnée), le
Législatif (gouverner par décret ou toute autre forme dans l‘attente de
l’installation d’une instance législative élue) que le Judiciaire.
3. Chacun de ces processus politiques a sa propre spécificité. Aucun ne
ressemble à l’autre. On peut cependant distinguer deux grandes
catégories :
– d’une part les processus qui accompagnent le passage de la guerre
vers la paix par la négociation d’un accord de paix au terme duquel le
bulletin de vote se substitue progressivement aux armes, notamment
celles de la guérilla ;
– d’autre part ceux qui, n’étant pas liés à un conflit armé, ont pour objet
de progressivement faciliter le passage d’un régime autoritaire, voire
totalitaire, à un état de droit par la négociation d’un accord politique
de transition, quelle que soit sa dénomination (dialogue national,
coalition ou pacte démocratique, plate-forme nationale ou autres).
3
La justice transitionnelle dans le monde francophone
4. « Réconciliation » ou « conciliation » ? Mon rapport à la SousCommission des droits de l’homme des Nations Unies sur la protection
et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité1
préconise l’emploi du terme « conciliation » préalablement à celui de
« réconciliation ». La conciliation relève de la démarche collective. Elle
implique, à un moment ou un autre, un minimum de dialogue. La
réconciliation, en revanche, relève de la morale en ce qu’elle passe par
un acte personnel, le pardon. Mais à qui pardonner si l’auteur n’est
toujours pas identifié ? Pourquoi lui pardonner s’il n’a pas manifesté le
moindre repentir ? Le pardon implique qu’il soit demandé. Pour
pouvoir tourner la page, dit-on, encore faut-il qu’elle ait été lue.
Qu’il s’agisse d’un accord de paix ou d’un accord politique, quelles sont, dans
ces deux cas de figure, les problématiques communes ? Tout processus
transitionnel est rapidement confronté à trois fortes demandes sociales : le
droit de savoir, le droit à la justice, le droit à réparation, droits qui sont
étroitement liés à l’administration de la justice transitionnelle. Pour des
raisons de temps, nous nous limiterons à l'examen des deux premiers.
2.1.2 Justice transitionnelle et droit de savoir
Avant même que ne passe la justice, une réponse doit être apportée au
« besoin de savoir ». Telle est la thèse avancée dans le rapport précité sur
l’impunité. Deux raisons à cela : il s’agit certes d’un droit individuel qui, pour
la victime, facilitera ultérieurement l’exercice de son « droit à la justice » ; mais
il s’agit surtout d’un droit collectif qui trouve ses racines dans cette lancinante
question qui se pose à tous, oppresseurs et opprimés : « Comment en est-on
arrivé là ? »
D’où l’émergence relativement récente, au fur et à mesure de la chute des
régimes autoritaires ou dictatoriaux, d’une double préoccupation pour
répondre à cette question : créer, quelle qu’en soit la dénomination, des
commissions non judiciaires d’enquête communément appelées commissions
de vérité et réconciliation et assurer à bref délai la préservation des archives
de l’oppression.
______________________
1
4
E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1.
Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
2.1.2.1 Justice transitionnelle et commissions de vérité et réconciliation
C’est ce droit de savoir qui, dans de nombreux pays en sortie de crise, est à
l’origine de la création de telles commissions, dans l’attente que la justice soit
en mesure de prendre le relais. Leur mission est donc moins de recueillir des
preuves de type judiciaire que des informations permettant de mieux
comprendre les mécanismes de l’oppression violatrice pour en éviter le
renouvellement.
Dans la mesure du possible, de telles investigations doivent être menées à
relativement bref délai, avec célérité et, soulignons le encore, sans revêtir un
caractère judiciaire. Il faut en effet éviter, par exemple, ce que fut la triste
expérience de la France en 1944 lorsqu’à la Libération, plusieurs milliers de
personnes furent exécutées avec la caution d’une justice transitionnelle
expéditive. Une bonne justice, fût-elle transitionnelle, ne saurait être sommaire
sauf à devenir une parodie de justice de nature à compromettre le processus
transitionnel lui-même.
Les pionniers des commissions de vérité et réconciliation furent les Argentins
puis les Chiliens. La première de ces commissions a été créée en 1984 à Buenos
Aires, après la chute de la dictature, par le président Alfonsin
démocratiquement élu. Dénommée « Commission nationale sur les personnes
disparues » (CONADEP), ses travaux ont essentiellement porté sur les
disparitions forcées. Son rapport a été publié en septembre 1984 et les
nombreux témoignages recueillis ont permis d’identifier des lieux clandestins
de détention.
Au Chili, le président Alwyn créa la Commission nationale de vérité et
réconciliation par décret du 25 avril 1990. Son mandat, plus large, portait sur
l'ensemble des violations des droits de l'homme. Son rapport, publié en 1991,
illustre tout à fait cette recherche, en période de transition, du « Comment
avons-nous pu en arriver là ? » L’un de ses chapitres est par exemple consacré
à l’analyse du comportement de la société chilienne sous la dictature. Y sont
successivement analysés le comportement de la classe politique, celui des
syndicats, de la presse, des organisations non gouvernementales, des églises,
etc. Ce fut l’amorce d’un premier examen de conscience collectif, initialement
scellé par un acte symbolique également collectif très fort auquel j’ai assisté.
Le jour de son intronisation, le président Alwyn a conduit sur les lieux même
du Stade national — où tant de citoyens avaient été détenus, persécutés,
torturés lors du coup d’État de 1973 — une cérémonie au cours de laquelle,
dans un long et impressionnant silence, ont « défilé » sur le tableau d’affichage
du stade les noms de milliers de Chiliens disparus.
Puis on est passé, conciliation aidant, à un dialogue permettant de favoriser
l’amorce d’une lente évolution vers un éventuel processus de réconciliation.
5
La justice transitionnelle dans le monde francophone
C’est ainsi que quelques années plus tard ont été mises en place des « tables
rondes » auxquelles participaient d’une part des représentants des victimes,
de la société civile ainsi que des autorités civiles, et d’autre part des militaires
représentant en quelque sorte l’institution des anciens oppresseurs impliqués
dans les violations graves des droits de l’homme, spécialement en ce qui
concerne la pratique des disparitions forcées.
Le but était de commencer à apporter une réponse à cette autre question
qu’implique le droit de savoir : « Que sont-ils devenus ? » Même si beaucoup
reste à faire, c’est en partie grâce à ce processus que l’on a réussi, avec la
coopération de certains militaires chiliens, à localiser des charniers, à identifier
des corps de disparus et ainsi permis à des familles d’assumer leur deuil.
Le cas de l’Afrique du Sud mis à part (pour des raisons spécifiques sur
lesquelles nous reviendrons), de nombreuses autres commissions du même
type ont été créées par la suite, notamment en El Salvador, au Guatemala, au
Ghana, au Nigéria, en Équateur, à Panama, au Pérou, au Timor oriental, etc.
Ces commissions remplissent par ailleurs une mission essentielle de
réhabilitation à l’égard des défenseurs des droits de l’homme. Quand la roue
de l’histoire finit par tourner, on s’aperçoit que les allégations des
organisations non gouvernementales, généralement qualifiées de
grossièrement mensongères par les États concernés, étaient bien en deçà de la
réalité finalement révélée.
2.1.2.2 Transition et préservation des archives de l’oppression
Autre aspect essentiel du droit de savoir, la question de la préservation des
archives de l’oppression : « La connaissance par un peuple de l’histoire de son
oppression appartient à son patrimoine et comme telle doit être préservée par
des mesures appropriées au nom du devoir de mémoire qui incombe à l’État.
Ces mesures ont pour but de préserver de l’oubli la mémoire collective
notamment pour se prémunir contre le développement de thèses
révisionnistes et négationnistes »2.
Pour préserver ce précieux auxiliaire du droit de savoir, puis par la suite du
droit à la justice, que sont les archives de l’oppression, des mesures
conservatoires doivent être prises dès qu’est amorcé le processus de transition,
pour éviter qu’elles ne disparaissent. Le rapport précité propose justement
______________________
2
6
Ibid., Principe 2.
Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
une série de mesures urgentes destinées à limiter les risques soit de
destruction du fait des anciens oppresseurs, soit de détournement — ainsi
qu’on a pu le constater avec les archives du KGB — par des trafiquants qui se
livrent, en connivence avec des collectionneurs indélicats, à un marché noir
d’archives ou plus banalement, hélas, à des actes de chantage.
La préservation des archives peut même poser de délicats problèmes
politiques lorsqu’elles ont été détournées par transfert dans un pays étranger.
Citons à titre d’exemple un cas qu’il m’a été donné de connaître dans le cadre
de mon mandat d’expert indépendant désigné par le Secrétaire général des
Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Haïti. Il s’agissait en
particulier des archives de la dictature du général Cédras. A sa chute, ces
archives, qui contenaient en particulier celles des groupes paramilitaires (les
« FRAPH »), ont été « exfiltrées » vers les États-Unis par les autorités
américaines. Après de nombreuses démarches et pressions, elles ont été
finalement restituées aux autorités haïtiennes mais après qu’aient été noircis,
pour ne pas dire censurés, les passages les plus compromettants et ceci en
application du Freedom of Information Act, c’est-à-dire de la législation
américaine.
2.1.3 Justice transitionnelle et droit à la justice
Ce droit repose sur un principe fondamental du droit international des droits
de l’homme selon lequel « Toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial »3. Il est
donc très important que, dès le début du processus transitionnel, une haute
priorité soit donnée à la réforme de l’administration de la justice pour
atteindre la vitesse de croisière de la justice ordinaire et éviter que, la routine
aidant, la justice transitionnelle ne vienne annihiler l’esprit de réforme.
La création de cours pénales internationales ad hoc (ex-Yougoslavie, Rwanda)
ou de la Cour pénale internationale ne dispense pas les États de rendre justice
eux-mêmes des crimes selon le droit international commis sur leur territoire.
La compétence des juridictions internationales ne reprend en effet sa
prééminence que si la procédure devant la juridiction interne a eu pour but
« de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale pour des
crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale » ou « n’a
______________________
3
Voir notamment l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies, le 16 décembre
1966.
7
La justice transitionnelle dans le monde francophone
pas été menée de manière indépendante ou impartiale, dans le respect des
garanties d’un procès équitable prévues par le droit international, mais d’une
manière qui, dans les circonstances, était incompatible avec le motif pour
lequel l’intéressé a été traduit en justice »4.
A cette raison d’ordre juridique s’ajoute une raison d’ordre technique. Les
juridictions internationales, compte tenu de l’importance et de la complexité
des dossiers dont elles sont saisies, ne peuvent juger qu’un nombre très limité
d’auteurs de violations graves des droits de l’homme. Cette contrainte
explique par exemple que le Bureau du procureur de la Cour pénale
internationale (CPI) donne priorité aux poursuites visant de hauts
responsables politiques ou militaires, en raison de leur responsabilité dans la
commission de crimes graves selon le droit international ; cela pour que passe
la justice et que joue l’exemplarité. En ce sens, la CPI joue un rôle non
seulement répressif mais également préventif en tant qu’épée de Damoclès
brandie sur les oppresseurs en puissance.
2.1.3.1 Principales difficultés que doit surmonter la justice transitionnelle
Priorité donc, en phase transitionnelle, aux tribunaux nationaux. Mais alors,
comment éviter qu’ils ne demeurent une cause majeure d’impunité ? Pour s’en
tenir à l’essentiel on citera les difficultés suivantes :
Appareil judiciaire souvent détruit dont hérite la justice transitionnelle
Tel fut le cas au Timor, ainsi que j’ai pu le constater lors d’une mission
effectuée après le départ des troupes indonésiennes (palais de justice
incendiés, archives judiciaires, état civil et cadastre détruits, etc.), ou encore en
Haïti, où de nombreux commissariats et prisons ont été rendus inutilisables
après le départ du président Aristide. Dans de nombreuses localités, cela
rendait impossible le strict respect des standards internationaux dans le
domaine, par exemple, de la garde à vue et de la détention. Dans ce cas
extrême, il n’est d’autre solution pour la justice transitionnelle que de faire
application dans l’immédiat de la théorie de « l’équivalence de garanties » ou
de « garanties de substitution ». Elle consiste, en l’espèce, à utiliser des locaux
dont ce n’est pas la vocation (par exemple gymnases, entrepôts désaffectés ou
autres), sous réserve de faire respecter au minimum trois règles essentielles :
______________________
4
8
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, art. 20, 17 juillet
1998.
Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
a) que la liste de ces locaux soit rendue publique avec identification du
responsable ;
b) qu’un registre de présence et de mouvement des détenus soit tenu à
jour ;
c) que ces locaux soient accessibles à l’application de mesures de contrôle.
Absence ou carences du personnel judiciaire
A titre d'exemple, on rappellera que du temps de la dictature indonésienne,
les Timorais étaient interdits d’accès aux fonctions de magistrats. Après
l’indépendance, les tribunaux — ou plutôt ce qui en restait — se sont
retrouvés du jour au lendemain sans juges ni procureurs pour assurer un
minimum de justice en début de transition. Citons encore le cas de l’Éthiopie
dont la plupart des juges, après la chute du régime dictatorial, étaient soit en
fuite soit en prison en raison des violations graves des droits de l’homme
qu’ils avaient cautionnées ou dont ils s’étaient rendus complices. L’une des
solutions passe alors par la formation accélérée d’étudiants en droit, avec, le
cas échéant, le recours temporaire à des juristes étrangers siégeant
provisoirement (à titre consultatif ou non, selon les situations) dans les
juridictions internes, pour assurer la formation de la relève sans que soit
interrompu le cours de la justice. Cette sorte d’échevinage ne doit jamais être
détourné de sa finalité, qui est de transmettre le relais dès que possible aux
juges locaux.
Impunité liée à des raisons quantitatives
Il s’agit de l’hypothèse dans laquelle le nombre de personnes à juger est tel
qu’il n’est pas matériellement possible de les juger dans le strict respect des
normes internationales, notamment de celles relatives au droit à un procès
équitable (par exemple, exigence d’un délai raisonnable). Ce type de situation
pose la difficile question de l’applicabilité de ces normes dans certains
contextes transitionnels. On pense, par exemple, au Rwanda où — sauf à
entériner un déni de justice — il a fallu provisoirement faire appel à des
formes spécifiques de l’administration de la justice en recourant à des
juridictions coutumières peu conformes, sur un certain nombre de points, aux
standards internationaux.
9
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Inamovibilité et vetting (vérification et filtrage de la fonction publique)
Autre difficulté et non des moindres : comment assurer un minimum de
compatibilité entre, d’une part, « l’inamovibilité » et, d’autre part,
« l’assainissement » pour ne pas dire « l'épuration » (vetting) tant l’histoire
montre combien les juges sont trop souvent un frein au changement ? Les
mêmes causes produisant les mêmes effets, si tous restent en fonction, la
transition risque de s’en trouver compromise. Essentielle certes, en tant que
garantie de l’indépendance des juges, l'inamovibilité ne doit cependant pas
devenir, là encore, une prime à l’impunité. D’où la proposition, certes
imparfaite, pour concilier ces deux antagonismes, de recourir au principe
fondamental de procédure du « parallélisme des formes ». Les magistrats qui,
antérieurement à l’état de crise, avaient été nommés en conformité avec un
état de droit respectueux des normes internationales, peuvent être confirmés
dans leurs fonctions ; en revanche ceux qui ont été nommés de manière
illégitime, c’est-à-dire hors la période d’état de droit, peuvent être destitués en
application de ce principe du parallélisme des formes, quitte à être réintégrés,
passé un certain délai, après examen de leur situation au cas par cas. Dans
cette dernière hypothèse un minimum de garanties doit être prévu, étant
observé que ceux qui ont été compromis dans des violations particulièrement
graves des droits de l’homme doivent pouvoir être écartés disciplinairement
avant même d’être jugés.
2.1.3.2 Légalité transitionnelle et droit à la justice
Dans un tout premier temps, la justice transitionnelle est presque toujours
confrontée à la question de la légitimité de la législation en vigueur qui, en
l’état, s’impose à elle tant qu’un législateur apte à promouvoir la légalité
nouvelle, donc démocratiquement élu, n’a pas été mis en place. Or il en est
ainsi dans la plupart des cas. Cette phase peut être schématiquement ramenée
à trois étapes :
Première étape, dite « abrogationniste »
Il s'agit là d'une étape visant à l'abrogation des lois et juridictions d’exception,
voire de la peine capitale, qui doit être franchie dans les tous premiers temps
et avec célérité pour éviter, là encore, que les mêmes causes n’en viennent à
produire les mêmes effets et que ne s’organisent les lobbies hostiles à la
transition.
10
Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
Deuxième étape : neutraliser la prescription et l'amnistie
La deuxième étape vise à neutraliser ces primes à l’impunité que sont la
prescription et l’amnistie, trop souvent utilisées pour « tourner la page sans
l’avoir lue », cela pour assurer la crédibilité des premiers pas de la justice
transitionnelle.
Pour ce qui concerne la prescription, s’agissant de violations des droits de
l’homme les plus graves (crimes contre l’humanité, crimes de guerre,
infractions graves aux Conventions de Genève et au Statut de Rome, etc.), on
constate fort heureusement une interprétation de plus en plus extensive, par le
droit international, de la notion d’imprescriptibilité. Encore faut-il que ces
évolutions soient prises en compte par la législation nationale, ce qui peut
prendre du temps en période transitionnelle en raison des réticences qui
peuvent se manifester sous la pression de l’ancien régime. Alors, que faire en
attendant que le législateur soit en mesure d’en prendre l’initiative ? C’est là
qu’une conception du rôle transitionnel de la jurisprudence prend — ou en
tout cas devrait prendre — toute sa place.
On citera parmi ces antidotes, l’originalité de la jurisprudence sur les
disparitions forcées engagée par la Cour interaméricaine des droits de
l’homme et reprise depuis dans certaines législations nationales et bientôt,
dans la Convention internationale contre les disparitions forcées. La Cour
qualifie ces violations de « crimes continus ». Autrement dit, la prescription ne
peut courir que du jour où le cas est élucidé, ce qui signifie par exemple que si
une personne a été portée disparue en mai 1980 et que son corps n’a été
retrouvé et identifié qu’en mars 1992, la prescription ne commencera à courir
qu’à compter de cette dernière date. En outre, même à compter de cette date,
le départ de la prescription peut encore être retardé de la durée correspondant
à la période pendant laquelle les conditions d’un procès équitable n’étaient
pas encore réunies, c’est-à-dire tant que la justice, en particulier
transitionnelle, ne présente pas de garanties suffisantes de procédure,
d’impartialité et d’indépendance.
La question de l’amnistie est encore plus délicate que celle de la prescription,
car elle est d’ordre politique plus que juridique. Les périodes de transition
sont souvent caractérisées tout à la fois par une soif de justice et par une soif
de paix, qui passent par un processus de conciliation pour, si possible,
amorcer plus tard un processus de réconciliation.
Dans ce contexte, l’amnistie peut certes faire partie d’un plan de réconciliation
ultérieure, mais pas à n’importe quel prix. C’est là que réside la principale
difficulté. On ne peut admettre — ne serait-ce que par respect pour les
victimes — que, par exemple, des auteurs de crimes contre l’humanité
puissent bénéficier d’une amnistie. Une exception toutefois a été admise. Il
11
La justice transitionnelle dans le monde francophone
s’agit de la voie empruntée par l’Afrique du Sud après l’abolition de
l’apartheid pourtant qualifié de crime contre l’humanité par le droit
international. Cette réconciliation a été rendue possible parce que les auteurs
de violations graves ont dû faire repentance, ce qui a permis — s’agissant
d’audiences publiques avec retransmission par les médias — « de lire la page
avant de la tourner ».
Autre difficulté que peut rencontrer la justice transitionnelle : la pratique du
« rejugement », qui neutralise le principe de « l’autorité de la chose jugée ».
L’hypothèse est la suivante : pour certains, accepter de bénéficier d’une
amnistie lors de la période de transition (nous faisons référence ici aux
opprimés qui ont été condamnés sous le régime dictatorial et non aux
oppresseurs) reviendrait à s’avouer coupables. La justice transitionnelle doit
donc accepter de rejuger selon un procès équitable (il s’agit le plus souvent de
prisonniers politiques) ceux qui ont été condamnés sans bénéficier de cette
garantie fondamentale. Il s’agit donc bien d’ex-condamnés qui, pour cette
raison, refusent l’amnistie. Le cas uruguayen est intéressant. La personne avait
la possibilité d’être rejugée dans le cadre d’un procès équitable puis, soit elle
était acquittée, soit elle était condamnée (par exemple pour des faits de
guérilla établis). Dans ce dernier cas, la durée de l’emprisonnement subi sous
le régime dictatorial était compensée selon l’équation suivante : en raison de
l’absence de garanties et des mauvais traitements subis, une année de
détention effectuée sous la dictature était réputée correspondre à trois années
d’emprisonnement venant en déduction de la peine finalement prononcée par
la justice transitionnelle. De telle sorte que ceux qui demandèrent à être
rejugés ont été finalement soit acquittés soit condamnés et rapidement libérés.
Troisième étape : légalité en période transitionnelle
La troisième étape pose généralement le délicat problème de la légalité
applicable pendant la période transitionnelle. En l’absence de législateur, les
autorités de transition sont le plus souvent obligées de « légiférer » ellesmêmes par décrets ou actes assimilés. Faute de parlement, une garantie de
substitution consiste à procéder dans la transparence et, autant que faire se
peut, à de larges consultations de la société civile organisée. Puis se pose la
nécessité, en sortie de crise, de faire « légaliser » ces décrets par le parlement
nouvellement et démocratiquement élu. La solution la plus conforme à un état
de droit voudrait que le parlement se prononce au cas par cas, comme s’il
s’agissait de lois nouvelles. Mais cette procédure requiert de très longs délais.
Or l’opinion demande des signes tangibles et rapides de changement, y
compris dans le domaine de la loi. La moins mauvaise solution paraît être,
dans ce cas, de recourir à la technique dite des « lois de validation ». Elle
12
Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
permet un gain de temps appréciable tout en conservant, au plan
parlementaire, une équivalence de garanties significative. Cette technique
suppose l’existence d’un minimum de volonté politique commune entre les
différentes sensibilités politiques et permet de légiférer à titre transitionnel.
Elle consiste à présenter au parlement une loi unique comportant deux volets :
• Le premier volet comporte la liste et les références des décrets
promulgués irrégulièrement mais par nécessité par le gouvernement de
transition (voire de certains textes remontant au régime précédent).
Décrets qui, en raison de leur caractère consensuel (c’est souvent le cas
pour les réformes abrogationistes précitées ou de celles relevant du droit
civil), peuvent être validés en bloc pour leur conférer force de loi ;
• Un deuxième volet comporte la liste des décrets de niveau législatif
également pris par le gouvernement de transition, déclarés
provisoirement applicables par la loi de validation dans l’attente du vote
de lois nouvelles venant les réformer.
Ces clarifications apportées, comment appliquer la législation ancienne dans
les cas précités où elle demeure transitoirement applicable ?
2.1.3.3 Légalité transitionnelle et jurisprudence transitionnelle
Nous entendons par là l’interprétation de la loi (encore inchangée) à la
lumière des principes et valeurs des normes internationales pour combler les
lacunes les plus criantes en attendant que le législateur ne devienne
opérationnel.
Il est en effet rare — nous l’avons souligné — que la loi ancienne puisse être
changée à bref délai. La raison la plus fréquente en est le temps, souvent fort
long, nécessaire à la mise en place d’un processus électoral permettant
d’aboutir à l’élection d’un parlement apte à légiférer (deux ans dans le cas
d’Haïti, par exemple), alors que la volonté du corps social acteur du
changement doit être prise en compte dès que possible.
Sur le thème de l’État et du droit dans un régime de transition, il est essentiel
qu’universitaires, juges et avocats se familiarisent avec les techniques
transitionnelles d’interprétation de la loi antérieure (tant qu’elle demeure en
principe applicable), en prenant comme référent d’interprétation la norme
internationale. Tel fut l’objet, par exemple, d’un séminaire tenu en Ukraine sur
cette technique d’interprétation alternative dont l’intérêt a dépassé la situation
locale dans le contexte de la transition vers l’indépendance — sinon la
démocratie — des pays de l’ex-URSS. On conviendra que cette technique
d’interprétation était facilitée, même si elle a été insuffisamment suivie par les
13
La justice transitionnelle dans le monde francophone
juges, par le fait que l’URSS avait ratifié — certes sans réelle volonté de les
respecter — plusieurs traités internationaux des droits de l’homme dont le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Mais qu’en est-il si le pays qui est engagé dans une période de transition n’est
pas lié par une telle ratification ? Rappelons que, dans ce domaine, si les
conventions internationales n’ont un effet « contraignant » qu’en ce qui
concerne les État parties, elles conservent un effet « déclaratif » à l’égard de
ceux qui ne les ont pas (encore) ratifiées. Ce qui signifie que le juge peut s’en
inspirer et pratiquer ainsi une sorte d’interprétation alternative, ou plus
exactement, une « jurisprudence transitionnelle » tendant, à la lumière de la
norme internationale et de ses valeurs, à interpréter la loi antérieure encore
applicable dans le sens de la légalité future.
Il est vrai que les magistrats, en particulier ceux des cours suprêmes, sont
souvent réticents à emprunter cette voie en raison d’une sorte de
« souverainisme juridique » allergique à viser un texte qui n’appartient pas
directement au corpus juridique national. L’un des moyens permettant de
surmonter ces réticences consiste à utiliser la technique du « visa gigogne »
qui, par exemple, s’énonce comme suit : « Vu l’article xx du code de procédure
pénale, ensemble l’article yy du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques … ».
2.1.4 Conclusion
Peut-on déduire de ce qui précède qu’il existe des « Principes et standards
internationaux de la justice transitionnelle » puisque tel est le sujet du présent
exposé ?
De plus en plus nombreuses sont les initiatives de justice transitionnelle qui
s’enrichissent les unes les autres. Leur « sédimentation » et leur créativité
donnent progressivement naissance à une sorte de droit coutumier de la
justice transitionnelle en cours de formation.
De là à considérer qu’il existe des principes et standards en la matière serait
prématuré tant qu’une réponse n’aura pas été apportée à la question de
principe suivante : que faire lorsque, pour des raisons essentiellement
techniques et non par absence de volonté politique (appareil judiciaire
détruit), il n’est pratiquement pas possible, dans un processus de transition
donné, de respecter strictement les standards internationaux des droits de
l’homme applicables alors que, dans ce cas, la pression des organisations non
gouvernementales se manifeste activement ? Dans ces situations transitoires,
ne devrait-on pas admettre une certaine flexibilité (droits indérogeables
14
Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
exceptés) quant à l’application desdits standards ou faut-il s’en tenir — en
toutes circonstances — à leur strict respect alors que l’institution judiciaire est
entièrement à reconstruire ? Le débat est ouvert.
Dans ces situations, entre l’idéalement souhaitable et le pratiquement possible,
sur le terrain il nous faut choisir, le pire étant l’immobilisme par excès de légalisme. « Summum jus, summa injuria » — justice excessive devient injustice —
disaient les Romains. Il importe donc, dans ce cas, de toujours progresser
positivement même lorsqu’il est fait recours, nous l’avons vu, à des solutions
spécifiques (voir la théorie précitée de « l’équivalence des garanties » ou à
celle des « garanties de substitution »). De telles pratiques, dictées par les
contraintes de certaines périodes de transition, appellent la prudence. Elles ne
sont admissibles qu’à la double condition d’être strictement limitées dans le
temps (principe de proportionnalité ratione temporis) et surtout de toujours
tendre à ce que le pratiquement possible rejoigne progressivement
l’idéalement souhaitable et non l’inverse (principe de l’effet utile). Cette règle
d’interprétation, antidote de l’immobilisme, nous vient du droit romain. Elle a
été consacrée par Cicéron dans son De officiis par le célèbre adage « Actus
interpretandus est potius ut valeat quam ut pereat” » — l’acte doit être interprété
de façon à lui donner vie plutôt que de le laisser sans effet.
Je n’aurai donc pas l’audace d’énoncer quels sont les principes et standards
que devrait respecter la justice transitionnelle car, stricto sensu, ils n’existent
pas ou du moins pas encore. Le concept de justice transitionnelle est
d’apparition trop récente pour qu’il puisse être inséré dans le corset d’une
démarche normative. Il doit conserver toute sa créativité potentielle. Tout au
plus peut-il être théorisé. Tel est le but de la présente contribution. Il faut en
débattre. D’où l’importance de ce séminaire qui nous accueille à Yaoundé.
Que les organisateurs en soient ici remerciés.
15
La justice transitionnelle dans le monde francophone
16
Mécanismes de la justice transitionnelle
3
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.1 Commissions de vérité : mythes et leçons apprises
Eduardo González Cueva
Je souhaiterais partager brièvement quelques réflexions sur les commissions
de vérité, sur la base de l’expérience du Centre international pour la justice
transitionnelle. Comme vous le savez, la création de commissions de vérité est
devenue une pratique presque courante dans les scénarios les plus divers de
transition politique ou de négociations de paix.
L’accord de paix récemment signé pour mettre un terme au conflit au Népal
comprend un accord spécifique pour la création d’une telle commission. Une
commission de vérité figure également dans les accords passés en 2005 entre
le gouvernement indonésien et les guérillas de la région d’Aceh. La même
situation peut être observée dans les accords de paix au Burundi et en
République démocratique du Congo. Finalement, diverses organisations
internationales ont proposé la création de commissions pour le Darfour et la
Côte d’Ivoire.
Il est cependant plus facile de proposer des commissions que de les établir, et
il est plus facile de les établir que d’en assurer le fonctionnement effectif.
L’Indonésie a approuvé une loi portant création d’une commission de vérité et
réconciliation en 2004, après six ans de négociation parlementaire, mais cette
dernière n’a pu voir le jour. La République démocratique du Congo a créé
quant à elle une commission similaire, mais qui ne fonctionne pas de manière
régulière. Par ailleurs, diverses voix émanant de la société civile népalaise
montrent leur scepticisme quant à la création d’une commission de vérité.
La raison en est très simple : les commissions sont fréquemment proposées de
manière automatique, avec l’espoir d’une réconciliation presque magique. Le
cas sud-africain est fréquemment invoqué, mais rarement étudié. Or,
l’invocation sans l’analyse équivaut à nous demander d’avoir la foi. La foi
dans le mythe sud-africain suggère qu’une commission de vérité offre une
alternative à la justice pénale, sur la base de la générosité individuelle des
victimes et la repentance des tortionnaires. Dans ce mythe, il n’y a aucune
place pour la reconnaissance du fait qu’en Afrique du Sud, la commission de
vérité n’a accordé l’amnistie qu'à une fraction minime des tortionnaires ; qu’en
Afrique du Sud, la justice pénale s’est montrée incapable de poursuivre les
tortionnaires non amnistiés ; et finalement qu’en Afrique du Sud, les plus
importantes organisations de victimes demandent toujours aujourd’hui, dix
ans après les travaux de la Commission de vérité et réconciliation, que le
gouvernement offre des réparations équitables.
17
La justice transitionnelle dans le monde francophone
La loi portant création de la Commission de vérité et réconciliation
d’Indonésie est un exemple clair des conséquences négatives de l’imitation
sans aucun questionnement de l’expérience sud-africaine : selon cette loi, la
commission est une instance par le biais de laquelle les victimes et les
tortionnaires devraient « régler leurs comptes » directement, face à face. Si le
tortionnaire admet son crime et que la victime pardonne, la commission
recommande une amnistie pour le tortionnaire et une réparation pour la
victime. Si la victime ne pardonne pas, le tortionnaire peut de toute façon
recevoir une amnistie, mais la victime n’obtient pas la réparation. Dans tous
les cas, le droit de la victime de recevoir réparation dépend de l’amnistie du
tortionnaire. Évidemment, cette loi a été rejetée par les organisations de
défense des droits de l’homme et fait l’objet d’un litige devant la Cour
constitutionnelle indonésienne.
Une autre conception problématique est l’idée que la composition des
commissions de vérité doive refléter d’une manière précise l’équilibre
politique qui marque la transition, ce qui voudrait dire qu’une commission
regroupant toutes les tendances politiques soit plus à même de juger, soit plus
juste. Or, la commission pour la République démocratique du Congo a été
créée il y a plus de trois ans sans résultats réels, précisément parce que
chacune des parties au conflit y est représentée. Naturellement, beaucoup de
ses représentants ont été critiqués comme étant complices de violations des
droits de l’homme par les autres factions et, en conséquence, la commission ne
jouit pas d’une crédibilité suffisante.
Mais les commissions de vérité continuent d’être proposées dans toutes sortes
de situations. Comme cela a été mentionné auparavant, une commission a été
proposée pour le Darfour, au Soudan, et une autre pour la Côte d’Ivoire. Mais
il y a eu des propositions similaires pour le Liban, l’Irak, les îles Fidji, l’Algérie
et la Colombie.
Par rapport à de tels scénarios, marqués par des attentes excessives, certaines
leçons apprises peuvent amener à une vision plus réaliste des commissions de
vérité :
1. La création de commissions de vérité ne peut pas se substituer à une
politique intégrale de lutte contre l’impunité. L’établissement d’une
vérité historique, c'est-à-dire une interprétation sociale des violations
commises, peut refléter les revendications des collectifs de victimes,
mais pas les revendications plus simples de leurs familles, qui
demandent la vérité judiciaire. Même l’établissement des faits à travers
les investigations d’une commission de vérité, similaire à une
clarification judiciaire, peut devenir une sorte de re-victimisation, si les
familles perçoivent que les faits ne sont pas accompagnés de sanction
18
Mécanismes de la justice transitionnelle
pénale pour les tortionnaires, leurs institutions, ou d’une mesure de
réparation. Attendre le pardon automatique des victimes pour la simple
raison que la dimension sociale de la vérité a été livrée est abusif. La
victime porte déjà des séquelles des crimes commis : elle n’a pas besoin
d’être « victimisée » une nouvelle fois si elle refuse d’accorder le pardon.
Au Maroc, la tentative de répondre et d’en terminer avec les demandes
des victimes par la seule mise en place de réparations s’est soldée par la
frustration des victimes et par la décision de créer une véritable
commission de vérité : l’Instance Équité et Réconciliation. En Indonésie,
l’idée d’une commission a été rejetée par la Cour constitutionnelle
comme rendant le droit à la réparation contradictoire au droit de justice.
2. Les commissions de vérité doivent être proposées seulement lorsqu'il y a
des garanties suffisantes pour assurer leur indépendance vis-à-vis de
toute tendance politique. Les membres des commissions doivent être
élus après une large consultation avec la société civile. Leur autorité
morale est la priorité absolue, elle est préférable aux liens politiques et à
l’expérience professionnelle ou juridique. Le cas de la République
démocratique du Congo montre les limites de la création d’une
commission de vérité sur la base des seuls critères politiques.
3. Les commissions de vérité ne garantissent pas automatiquement la
réconciliation. La réconciliation doit être conçue comme un processus
ouvert sur le long terme, une vision à atteindre, une idée qui inspire
l’action pour une longue période historique. La réconciliation ne peut
être réduite à la réconciliation entre des individus, qui sont régis par des
situations psychologiques complexes. Il est impossible de décréter le
pardon ou la repentance. Dans le meilleur des cas, il est possible de créer
des situations favorables à la réconciliation entre individus. En même
temps, la réconciliation entre individus ne se substitue pas au besoin de
résoudre le conflit entre le citoyen et l’État : la réconciliation correspond
également à l’établissement d’une situation sociale où l’État confronte
les causes de la violence et restitue leurs droits aux citoyens. Sans un
véritable état de droit établissant des droits effectifs, il est impossible
d’empêcher le sentiment d’injustice et la tentation de recourir à des
solutions violentes pour régler le conflit social.
4. La publication du rapport final de la commission de vérité ne devrait
pas être considérée comme son principal produit et résultat : c’est plutôt
le processus qui a présidé au travail de la commission qui doit être
vu comme essentiel. Notre foi aveugle dans l’écriture ignore dans
certains cas les conditions spécifiques de création et diffusion du
discours public. La commission sud-africaine vit dans le souvenir
19
La justice transitionnelle dans le monde francophone
social, dans les images des victimes qui ont partagé leur témoignage
avec la nation ; ce qui n’est pas toujours une fonction accomplie par le
rapport final. Dans mon pays, le Pérou, la Commission de vérité et
réconciliation a fait l’objet tant de vives critiques que de soutiens
manifestes, le jour même de la présentation de son rapport final : aucun
des opposants à la commission, ni ses défenseurs, naturellement,
n’avaient lu le rapport final ; mais tous avaient reçu le message moral
transmis par ses actions publiques. Tous savaient que la commission
avait formulé une accusation historique contre les élites qui avaient
ignoré les victimes, une accusation historique contre les spectateurs
silencieux de la violence.
L’expérience des commissions de vérité est très étendue aujourd’hui. Environ
trente commissions ont été créées de par le monde, avec des succès variables.
Certaines d’entre elles ont été établies comme des alternatives, d’autres
comme un appui à la justice. Certaines commissions sont le résultat d’une
pression sociale, d’autres ont vu le jour suite à un accord politique.
Mais il est prévisible que les mythes ne disparaissent pas dans un futur
immédiat. Pour éviter cette mythification, la communauté des défenseurs des
droits de l’homme doit s'efforcer d'identifier les leçons apprises et les
pratiques positives afin d’obtenir de meilleurs résultats pour les victimes et le
renforcement de l’état de droit.
20
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.2 Cour pénale internationale et principe de la
complémentarité
Wilbert van Hovell
3.2.1 Les progrès de la Cour pénale internationale
En guise d’introduction, j’aborderai en quelques mots les progrès que nous
sommes en train d’accomplir à la Cour pénale internationale (ci-après « la
Cour » ou « la CPI »), qui est désormais une institution pleinement
opérationnelle1. Nous menons des enquêtes, nous déployons des activités
judiciaires et nous entretenons des relations avec des États, des organisations
internationales, des organisations de la société civile ainsi qu’avec les victimes.
Le Statut de Rome a déjà été ratifié par 104 États, dont 29 en Afrique, et leur
nombre ne cesse de croître.
Le Bureau du procureur (ci-après « le Bureau ») de la CPI mène des enquêtes à
propos de trois situations : le nord de l’Ouganda, la République démocratique
du Congo et le Darfour (Soudan). Les deux premières situations nous ont été
déférées par les gouvernements des pays concernés, la dernière par le Conseil
de sécurité des Nations Unies. Donnant suite à une requête du procureur dans
le cas de l’Ouganda, les juges de la Chambre préliminaire ont délivré, le 8
juillet 2005, des mandats d’arrêt visant les cinq plus hauts responsables de
l’Armée de résistance du Seigneur. En ce qui concerne la République
démocratique du Congo, M. Thomas Lubanga, un chef de milice bien connu, a
été remis à la Cour en mars de cette année. Il est inculpé d’avoir recruté,
enrôlé et utilisé des enfants soldats. Ces accusations figuraient au cœur de la
première audience de confirmation des charges qui vient de se tenir devant la
Cour et constitua un événement d’une portée véritablement historique. Au
Darfour, l’enquête continue d’avancer. Nous poursuivons, en parallèle,
l’analyse d’autres situations dans lesquelles des crimes internationaux
auraient été commis, comme en République centrafricaine (suite au renvoi de
cette situation par le gouvernement centrafricain) et dans certains autres pays
— sur différents continents — sur la base des communications que nous
recevons d’individus ou d’associations.
______________________
1
Pour rédiger le présent exposé, je me suis appuyé sur la Communication relative à
certaines questions de politique concernant le Bureau du procureur (septembre 2003), les
rapports du Bureau du procureur au Conseil de sécurité des Nations Unies en
application de la Résolution 1593 (2005), le rapport du Bureau du procureur sur les
activités mises en œuvre au cours des trois premières années (septembre 2006) et
des documents internes.
21
La justice transitionnelle dans le monde francophone
3.2.2 Justice pénale : avantages et défis
Permettez-moi de faire quelques remarques liminaires sur les avantages et les
limites des poursuites judiciaires dans le cadre des stratégies de justice
transitionnelle, ceci étant le sujet principal de notre session. Je commencerai
par les avantages bien connus. Les poursuites judiciaires visent à rendre
justice aux victimes et à les aider à reconstruire leur vie. Elles permettent
également de réitérer des valeurs fondamentales qui sont essentielles au
fonctionnement pacifique de chaque société, de rétablir la confiance dans les
institutions, et d'adresser un signal préventif clair selon lequel l’impunité pour
les crimes graves n’est plus de mise.
En général, il est également admis qu’il existe un lien bénéfique entre la justice
pénale et l’établissement d’une paix durable, bien qu’il puisse y avoir une
tension entre ces deux impératifs lors des efforts mêmes visant à mettre fin à
un conflit. On considère aussi que les enquêtes et poursuites judiciaires
peuvent faire la lumière sur ce qui s’est passé lors d’une période de répression
ou de conflit, tout en sachant que la recherche de la vérité historique est une
démarche complexe et requiert différentes approches.
Toutefois, l’expérience de plusieurs pays, sur tous les continents, montre que
la justice pénale, en période de transition, doit surmonter des obstacles et défis
majeurs. Y figure notamment une limite pratique, dans la mesure où la totalité
des crimes graves commis lors d’un conflit dépasse souvent la capacité
judiciaire du pays concerné, qui sort déjà, dans la plupart des cas,
sérieusement affaibli de cette période de crise. Dans de telles circonstances,
une approche sélective des poursuites judiciaires est inévitable ; elle doit être
fondée sur des critères objectifs et gagne à être conçue après consultation avec
les victimes. La justice pénale pourrait être complétée par d’autres initiatives,
telles qu’un programme de réparations, une tentative de recherche de la
vérité, ou des initiatives de conciliation non judiciaire. Il est très important que
la justice transitionnelle soit dispensée de manière indépendante et impartiale,
et pour chaque approche de choisir le moment le plus opportun.
Un deuxième défi majeur concerne la mise au clair des structures et des
organisations qui ont présidé à la perpétration des crimes de génocide, des
crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Une telle démarche est
indispensable pour bien comprendre une situation dans son ensemble et
identifier ceux qui portent la part de responsabilité la plus grande pour les
crimes les plus graves. Il s’avère donc nécessaire d’analyser à fond le contexte
et tous les aspects organisationnels et d’adopter une méthode d’enquête
multidisciplinaire.
En troisième lieu, il importe d’évoquer les difficultés liées à la protection des
témoins, victimes ou autres. Il est clair que dans une situation de transition,
22
Mécanismes de la justice transitionnelle
qui par définition n’est pas encore stabilisée, les risques concernant la sécurité
des témoins sont particulièrement importants. Mettre sur pied un système de
protection et y investir les ressources nécessaires est donc essentiel.
3.2.3 Le principe de complémentarité de la Cour pénale internationale
Il appartient aux juridictions nationales d’agir comme premières lignes de
défense contre l’impunité. A la différence des tribunaux spéciaux pour l’exYougoslavie et le Rwanda, la CPI ne prime pas sur les systèmes nationaux.
Elle n’a pas vocation à se substituer aux tribunaux nationaux, mais bien à agir
lorsque les structures et les instances judiciaires nationales n’ont pas la volonté
ou la capacité de mener des enquêtes et des poursuites. La CPI assume dès
lors un rôle complémentaire à celui des systèmes nationaux. En cas de
chevauchement des compétences entre les systèmes nationaux et la CPI, ce
sont les premiers qui ont la priorité.
Ce principe de complémentarité constitue la transposition de la volonté
expresse des États parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale2,
de créer une institution qui ait un champ d’action mondial, tout en
reconnaissant que c’est aux États qu’il incombe avant tout d’exercer leur
compétence pénale. Ce principe découle de la reconnaissance du fait que
l’exercice de la compétence pénale nationale est non seulement un droit, mais
également un devoir des États3. Les questions de l’efficience et de l’efficacité
sont, elles aussi, importantes, puisque ce sont en général les États qui peuvent
le plus facilement avoir accès aux éléments de preuve et aux témoins.
3.2.4 Évaluer la complémentarité
L’article 17 du Statut de Rome, qui régit la recevabilité des affaires soumises à
la Cour, prévoit pour ce faire une analyse de la complémentarité en deux
phases. La première phase consiste à répondre à la question empirique de
savoir si une enquête ou des poursuites sont ou ont été menées à l’échelle
______________________
2
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, 17 juillet 1998. Le
texte est amendé par les procès-verbaux en date des 10 novembre 1998, 12 juillet
1999, 30 novembre 1999, 8 mai 2000, 17 janvier 2001 et 16 janvier 2002. Le Statut de
Rome est entré en vigueur le 1er juillet 2002.
3
Le Statut de Rome rappelle « qu'il est du devoir de chaque État de soumettre à sa
juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». Cf. Statut de
Rome, op.cit., Préambule.
23
La justice transitionnelle dans le monde francophone
nationale. Si la réponse est négative, l’affaire est manifestement recevable
(compte tenu de l’absence de toute ambiguïté dans le texte de l’article 17).
Si la réponse est positive, la deuxième phase pose une question qualitative : les
procédures nationales sont-elles entachées de nullité du fait de manque de
volonté ou de l’incapacité de mener véritablement l’enquête ou les
poursuites ?4
La mise en application par le procureur de l'article 53-1 du Statut de Rome,
qui l'autorise à ouvrir une enquête en fonction de conditions données, passe
également par une évaluation du rôle complémentaire de la Cour par rapport
à celui du système pénal national concerné. Le procureur fondera notamment
sa décision sur une analyse de la recevabilité (et donc de la complémentarité)
en référence à l'article 17. Du fait qu'à ce stade, aucune affaire spécifique n’est
encore ouverte devant la Cour, cet examen revêt cependant nécessairement un
caractère plus général.
Au moment de procéder à cet examen, le procureur prend en considération la
nature des crimes allégués, de même que les renseignements ayant trait aux
personnes qui pourraient en porter la responsabilité la plus lourde — en
l’occurrence, la catégorie de personnes sur lesquelles le Bureau concentre ses
efforts en matière d’enquêtes et de poursuites.
Pour mener à bien son analyse, le Bureau examine les institutions, la
législation et les procédures nationales pertinentes. Il est possible qu'il
recherche des informations auprès de l’État concerné ou d’autres sources au
sujet des procédures nationales susceptibles d’avoir été engagées à propos de
crimes relevant de la compétence de la Cour, y compris dans le cadre de
dispositifs judiciaires et non judiciaires spéciaux. D’une façon générale, le
Bureau s'attache également à examiner les mécanismes dont disposent les
personnes pour pouvoir signaler des crimes ou pour avoir accès à la justice en
toute impartialité et indépendance. Un autre facteur pris en considération est
la disponibilité des moyens nécessaires pour mener à bien les procédures
(personnel, juges, enquêteurs, etc.)5.
Une analyse méticuleuse a démontré toute sa pertinence dans la situation au
Darfour, car le gouvernement soudanais avait annoncé publiquement sa
______________________
24
4
Décision ICC-01/04-01/06 du 20.02.2006 (publiée en annexe de la Décision ICC01/04-01/06-37 du 17.03.2006), para. 30-36.
5
La Cour ne s’est pas encore prononcée sur l’interprétation de « manque de
volonté » et « incapacité de l’État de mener véritablement à bien des poursuites ».
Cf. Statut de Rome, op.cit., art. 17.
Mécanismes de la justice transitionnelle
volonté et sa capacité de mener des enquêtes et des poursuites à l’encontre des
crimes qui auraient été commis et ce, dans le cadre de son propre système
judiciaire6. Néanmoins saisi par le Conseil de sécurité, le Bureau du procureur
a décidé d'ouvrir une enquête, suite notamment à l'examen minutieux de la
recevabilité auquel il a procédé au regard de l'article 17 et du principe de
complémentarité susmentionnés.
Comme le procureur l’a indiqué dans les rapports qu’il a remis au Conseil de
sécurité des Nations Unies en application de la Résolution 1593 (2005),
l’examen de la recevabilité constitue un processus dynamique dans le temps.
A mesure que nous progressons, depuis l’analyse jusqu’à la sélection des
affaires qui feront l’objet de poursuites en passant par l’enquête, l’examen de
la recevabilité s’axera davantage sur des cas emblématiques.
Avant de demander à la Cour qu’elle délivre un mandat d’arrêt ou une
citation à comparaître à l’encontre d’une ou de plusieurs personnes, le Bureau
se doit d’évaluer si le gouvernement du pays concerné engage ou a engagé
des procédures nationales véritables qui englobent tant la personne que le
comportement faisant l’objet de l’affaire portée devant la Cour7.
Il est essentiel de mettre l’accent sur ce point, car l’appréciation de la
recevabilité est propre à chaque affaire et ne constitue aucun jugement du
système national de justice dans son ensemble.
S’il résulte de l'enquête du Bureau et du dialogue mené avec un État
particulier que des procédures nationales véritables ont été entamées,
l’initiative en matière de lutte contre l’impunité reviendra à l’État concerné.
L’examen de la recevabilité comprend également un examen de la législation
nationale concernée. Le simple fait que la législation n’a pas intégré les
infractions autonomes visées par le Statut de Rome ne constitue pas en soi, et à
lui seul, un élément déterminant. A mon avis, la Cour devrait prendre en
considération le résultat tangible susceptible de découler de toute procédure
______________________
6
En ce qui concerne les cas de l’Ouganda et de la République démocratique du
Congo, ces États avaient décidé de ne pas engager eux-mêmes de procédures
pénales et de saisir le procureur de la CPI.
7
Il convient aussi de noter que la recevabilité d’une affaire peut être contestée devant
la Cour par un État « qui est compétent à l’égard du crime considéré du fait qu’il
mène ou a mené une enquête, ou qu’il exerce ou a exercé des poursuites en
l’espèce » Cf. Statut de Rome, op.cit., art. 19, para. 2. L’accusé ou la personne à
l’encontre de laquelle a été délivré un mandat d’arrêt ou une citation à comparaître
peut également contester la recevabilité.
25
La justice transitionnelle dans le monde francophone
nationale qui aura été entreprise. Il est nécessaire que l’affaire concernée
puisse faire l’objet de poursuites sans que l’on puisse y voir une intention de
soustraire la personne concernée à la justice.
3.2.5 Une approche positive en matière de complémentarité
Plutôt que d’entrer en concurrence avec des systèmes nationaux en matière de
compétence, le Bureau a opté pour une ligne de conduite positive, ce qui
signifie qu’il encourage de véritables procédures nationales lorsque cela
s’avère possible, qu’il s’appuie, pour ce faire, sur des réseaux nationaux et
internationaux et qu’il participe à un système de coopération internationale.
L’efficacité de la CPI ne doit pas se mesurer uniquement au nombre d’affaires
dont elle est saisie. Au contraire, une augmentation du nombre d’enquêtes et
de procès véritables menés à l’échelon national pourrait très bien prouver le
bon fonctionnement du système de Rome dans son ensemble.
Une ligne de conduite positive ou active en matière de complémentarité
reconnaît la responsabilité première des États d’exercer la compétence pénale,
aide à combler ce que l’on qualifie de « fossé de l’impunité » et permet à la
Cour de concentrer ses efforts et ses ressources sur d’autres situations ou
affaires.
Il est des situations pour lesquelles le Bureau peut être en mesure
d’encourager les procédures nationales par le simple fait d’attirer l’attention
des États concernés sur de graves allégations, ou bien dans le cadre de
recherche de renseignements supplémentaires au cours de l’analyse des
communications faisant état de telles allégations. Les stratégies en matière de
complémentarité positive englobent les échanges diplomatiques, le dialogue et
les déclarations publiques, des conseils et la mise en commun de l’expérience
acquise dans l’organisation d’enquêtes complexes. Une mobilisation de
ressources extérieures (pour augmenter la capacité en matière d’enquête ou de
logistique par exemple) peut en faire partie également, par le biais du réseau
que la Cour s’efforce de constituer avec les États et les organisations
internationales.
3.2.6 Le partage des tâches
Il se peut que dans certaines situations la Cour et un État territorial
conviennent qu’une division consensuelle du travail représente la façon la
plus logique et la plus efficace d’appliquer la justice pénale. Les efforts
judiciaires conjugués aux niveaux nationaux et internationaux ont
26
Mécanismes de la justice transitionnelle
vraisemblablement un impact plus grand dans la lutte contre l’impunité,
particulièrement dans des situations de crimes commis à grande échelle.
Alors que le Bureau ciblerait normalement ses efforts sur les personnes qui
portent la responsabilité la plus lourde pour les crimes les plus graves, les
États concernés pourraient décider de poursuivre d’autres suspects. Il
convient également de garder à l’esprit que les poursuites engagées par une
cour internationale perçue comme étant neutre et impartiale peuvent
constituer un avantage important dans des sociétés qui sont profondément
divisées par un conflit ou en sortent tout juste.
3.2.7 Une démarche globale
Nous convenons que dans les pays qui sortent de situations où des crimes ont
été commis à grande échelle, rendre justice aux victimes passera souvent par
différentes mesures prises dans le cadre d’une démarche globale. Comme je
l’ai mentionné plus haut, les stratégies en matière de justice transitionnelle
peuvent comprendre des formes nouvelles ou traditionnelles de
responsabilité, de recherche de la vérité, de réparations et de vérification et de
filtrage de la fonction publique (vetting).
Selon la situation et en prenant en considération les vues et les intérêts des
victimes, l’association d’efforts judiciaires et non judiciaires peut constituer
une réponse globale au besoin de justice, de paix et de réconciliation.
Cependant, particulièrement en ce qui concerne les personnes qui portent la
responsabilité la plus lourde pour les crimes qui relèvent de la compétence de
la Cour pénale internationale, l’impunité en matière de procédure pénale ne
peut plus être une option.
27
La justice transitionnelle dans le monde francophone
28
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.3 Le système gacaca au Rwanda : avantages et limites
Joseph Sanane Chiko
3.3.1 Introduction
D’avril à juin 1994, le génocide rwandais a fait près d'un million de morts,
aggravant le clivage entre les deux principales communautés du pays, les
Hutus et les Tutsis. Après la victoire militaire du Front patriotique rwandais
(FPR), le gouvernement a inscrit dans ses priorités la réconciliation et la lutte
contre l'impunité, conditions sine qua non de la reconstitution du tissu social
déchiré. La réconciliation étant un long processus, les autorités ont engagé un
débat afin d'arrêter des stratégies cohérentes pour atteindre cet objectif.
Il est évident que le choix entre l'amnistie, les poursuites pénales et une
commission de vérité, après des violations graves des droits de l'homme, est
difficile à opérer. Certains analystes soutiennent que ce choix doit être
déterminé par l'héritage du passé, les rapports de force au service de la
société, la culture et l'origine des crimes1. Chacun de ces mécanismes de justice
transitionnelle a ses avantages et ses limites, mais un choix résultant d'une
large concertation, accepté par tous les acteurs, a plus de chance de produire
les effets escomptés.
Dans un premier temps, les autorités rwandaises ont opté pour les poursuites
pénales en vue de régler le contentieux généré par le génocide. Vers la fin de
l'année 1999, quelque 2 500 personnes avaient été jugées par les chambres
spécialisées créées par la Loi organique n° 08/96 du 30 août 19962 au sein des
tribunaux de première instance. Au même moment cependant, 120 000
détenus attendaient leurs procès, alors que la justice rwandaise était
complètement paralysée. Il fallait donc augmenter la capacité de la justice.
C’est pour cette raison qu’a été adoptée en 2001, la première Loi organique sur
les juridictions gacaca3.
______________________
1
HUYSE, Luc , VAN DAEL, Ellen, « Justice après des violations graves des droits de
l'homme », in Choix entre l'amnistie, la commission de vérité et les poursuites pénales,
K.U.L, janvier 2001, pp. 10-11.
2
Loi organique n° 08/96 du 30 août 1996 sur l'organisation des poursuites des
infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l'humanité,
commises à partir du 1er octobre 1990.
3
Loi organique n° 40/2000 du 26 janvier 2001 portant création des juridictions gacaca
et organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou
de crimes contre l'humanité commises entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre
1994.
29
La justice transitionnelle dans le monde francophone
3.3.2 Fonctionnement des juridictions gacaca
3.3.2.1 Composition
Les juridictions gacaca4 constituent un système hybride, fondé sur une
institution de droit coutumier, qui intègre simultanément des concepts
propres au droit écrit dans le code pénal et la procédure pénale. Tout en
s'appuyant sur les vertus « de la mise en débat » d'une affaire qui déchire la
communauté, le système prévoit des jugements et des sanctions5.
Les Gacaca sont conçues comme une justice participative devant permettre :
• D'établir la vérité sur ce qui s'est passé lors du génocide ;
• D’accélérer le cours de la justice ;
• De mettre un terme à la culture de l'impunité ;
• De réconcilier les Rwandais.
Initialement, un total de 10 684 juridictions gacaca devaient être créées, à raison
d'une juridiction par cellule (soit 8 987 juridictions, la cellule étant la plus
petite unité administrative du pays), par secteur (1 530), par commune (154,
aujourd’hui les districts) et par préfecture (13, aujourd’hui les provinces).
Selon les termes de la Loi organique n° 40/2000 sur les Gacaca, une juridiction
gacaca de cellule, une juridiction gacaca de secteur et une juridiction gacaca
d'appel au niveau de chaque secteur ont été créées. La juridiction de cellule
comprend une assemblée générale, un siège et un comité de coordination. La
juridiction du secteur, qui a en son sein une juridiction d'appel, est composée
d'une assemblée générale, d'un siège et d'un comité de coordination.
L'instance compétente pour désigner les membres du siège l'est aussi pour
leur remplacement.
L'assemblée générale de la juridiction de cellule (article 6) est composée de
tous les habitants de la cellule âgés d'au moins 18 ans. Lorsqu'il apparaît que
dans une cellule donnée le nombre d'habitants âgés de 18 ans ou plus n'atteint
pas 200, cette cellule peut être fusionnée avec une autre cellule du même
______________________
30
4
« Gacaca » signifie « herbe » en kinyarwanda, et par extension « la justice sur
l’herbe ». Ce mot désigne l'endroit où une communauté locale se réunissait
traditionnellement pour trouver une solution aux litiges opposant les membres
d'une même famille, plusieurs familles ou les habitants d'une entité.
5
Avocats Sans Frontières, Vade-mecum : les crimes de génocide et les crimes contre
l'humanité devant les juridictions ordinaires du Rwanda, Kigali et Bruxelles, 2004, p. 68.
Mécanismes de la justice transitionnelle
secteur pour former une juridiction de cellule. Il en est de même lorsqu'il est
constaté que le nombre requis de personnes intègres (voir plus bas) n'est pas
atteint. Quand les cellules fusionnées ne parviennent pas à réunir le nombre
requis de personnes intègres et que dans ce secteur il n'y a pas d'autres
cellules, ces cellules sont fusionnées avec celles du secteur voisin. Les secteurs
dont les cellules sont fusionnées sont à leur tour mis ensemble. La décision de
fusion de cellules est prise par le Service national chargé du suivi, de la
supervision et de la coordination des activités des juridictions gacaca, à son
initiative ou sur demande du maire du district ou de la ville.
Aux termes de l’article 7 de la Loi organique n° 40/2000, l'assemblée générale
du secteur est composée des organes suivants :
• Les sièges des juridictions gacaca des cellules du secteur ;
• Le siège de la juridiction gacaca du secteur ;
• Le siège de la juridiction gacaca d'appel.
L'assemblée générale du secteur choisit en son sein neuf personnes intègres
qui forment la juridiction gacaca d'appel et cinq remplaçants, ainsi que neuf
personnes intègres qui forment le siège de la juridiction gacaca du secteur et
cinq remplaçants. Ces élections sont organisées et dirigées par la Commission
nationale électorale.
Selon les termes de l'article 14 de la Loi organique n° 40/2000, est élu
Inyagamugayo ou « personne intègre » tout Rwandais remplissant les
conditions suivantes :
• N'avoir pas participé au génocide ;
• Être exempt d'esprit de divisionnisme ;
• N'avoir pas été condamné par un
d'emprisonnement de six mois au moins ;
jugement
à
une
peine
• Être de bonne conduite, vie et mœurs ;
• Dire toujours la vérité ;
• Être honnête ;
• Être caractérisé par l'esprit de partage de parole.
Ces critères ne sont pas objectifs et ils sont difficilement applicables, car les
concepts de divisionnisme, d'honnêteté et d'esprit de partage de parole ne
sont pas précisés par la législation sur les Gacaca. Il s'agit en réalité de notions
politiques qui donnent souvent lieu à des abus et à des règlements de compte
au niveau local.
31
La justice transitionnelle dans le monde francophone
3.3.2.2 Compétences
Le principe de la catégorisation des personnes accusées de crime de génocide
et d'autres crimes contre l'humanité commis au Rwanda entre le 1er octobre
1990 et le 31 décembre 1994 a été instauré par la Loi organique n° 08/96 du 30
août 1996, qui porte sur l’organisation des poursuites des infractions
constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l'humanité, commises
à partir du 1er octobre 1990. Il était en effet apparu que les qualifications
classiques du droit pénal rwandais et les échelles de peines qu'il prévoyait
n’étaient pas adéquates en ce qui concerne la responsabilité des personnes qui
avaient, à des degrés divers, pris part aux massacres.
Cette loi créait quatre catégories d'infractions par rapport auxquelles devaient
être classées des personnes soupçonnées d'avoir participé à la conception ou à
l'exécution d'actes de génocide. Une nouvelle loi, la Loi organique n° 16/2004 a
ramené ces catégories au nombre de trois6 :
Catégorie 1 :
• La personne que les actes criminels ou de participation criminelle
rangent parmi les planificateurs, les organisateurs, les incitateurs, les
superviseurs, les encadreurs du crime de génocide ou des crimes contre
l’humanité, ainsi que ses complices ;
• La personne qui, agissant en position d'autorité au niveau national, au
niveau de la préfecture, au niveau de la sous-préfecture ou de la
commune, au sein des partis politiques, de l'armée, de la gendarmerie,
de la police communale, des confessions religieuses ou des milices, a
commis ces infractions ou a encouragé les autres à les commettre, ainsi
que ses complices ;
• Le meurtrier de grand renom qui s'est distingué dans le milieu où il
résidait ou partout où il est passé, à cause du zèle qui l'a caractérisé dans
les tueries ou la méchanceté excessive avec laquelle celles-ci ont été
exécutées, ainsi que ses complices ;
• La personne qui a commis les actes de torture quand bien même les
victimes n'en seraient pas succombées, ainsi que ses complices ;
______________________
6
32
Article 51 de la Loi organique n° 16/2004 du 19 juin 2004 sur l'organisation des
poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre
l'humanité, commises à partir du 1er octobre 1990.
Mécanismes de la justice transitionnelle
• La personne qui a commis l'infraction de viol ou des tortures sexuelles
ainsi que ses complices ;
• La personne qui a commis les actes dégradants sur des cadavres, ainsi
que ses complices.
Catégorie 2 :
• La personne que les actes criminels ou de participation criminelle
rangent parmi les auteurs, coauteurs ou complices d'homicides
volontaires ou d'atteintes graves contre les personnes ayant entraîné la
mort, ainsi que ses complices ;
• La personne qui, sans intention de donner la mort, a causé des blessures
ou commis d'autres violences graves auxquelles les victimes n'ont pas
succombé, ainsi que ses complices ;
• La personne ayant commis d'autres actes criminels ou de participation
criminelle envers les personnes sans l'intention de donner la mort, ainsi
que ses complices.
Catégorie 3 :
• La personne ayant seulement commis des infractions contre les biens,
etc.
Les tribunaux de première instance (juridiction ordinaire) sont compétents
pour juger les auteurs présumés relevant de la première catégorie.
Les juridictions gacaca sont compétentes pour juger les personnes soupçonnées
d'infractions de catégories 2 et 3 selon la Loi organique de 2004 (2 à 4 sous la
loi précédente de 1996).
Une catégorisation « provisoire », opérée en phase préjuridictionnelle par les
juridictions gacaca de cellules, détermine la compétence matérielle.
Les juridictions gacaca de secteur sont habilitées à juger les personnes classées
en deuxième catégorie, tandis que les juridictions gacaca de cellule sont
compétentes pour juger les personnes placées en troisième catégorie.
Le législateur a appliqué, en matière de compétence, une règle de bon sens :
« qui peut le plus peut le moins ». La juridiction saisie de faits qui devraient en
réalité relever de la compétence d'une juridiction inférieure reste saisie et
tranche sur le fond.
33
La justice transitionnelle dans le monde francophone
En revanche, aucune juridiction ne peut outrepasser ses compétences
normales. Par exemple, la juridiction gacaca de cellule qui constate que les
faits dont elle est saisie relèvent en réalité de la première catégorie doit
renvoyer le dossier au Ministère public afin que celui-ci saisisse la juridiction
ordinaire compétente.
Nous avons souligné que le système gacaca est hybride en ce sens qu’il
combine des éléments de la justice classique et de la justice traditionnelle. A ce
titre, les juridictions gacaca peuvent interroger les témoins à charge et à
décharge et assigner toute personne devant apporter des éclaircissements au
tribunal. Elles peuvent ordonner des perquisitions et délivrer des mandats de
justice. Elles peuvent enfin ordonner une détention préventive. Ces
compétences sont dévolues au Comité de coordination.
L'article 12 de la Loi organique n° 16/2004 circonscrit les attributions du
Comité de coordination :
1. Convoquer, présider les réunions et coordonner les activités du siège de
la juridiction gacaca ;
2. Enregistrer les plaintes, les témoignages et les preuves déposés par la
population ;
3. Recevoir les dossiers des prévenus ;
4. Enregistrer les déclarations d'appel formées contre les jugements des
juridictions gacaca ;
5. Transmettre à la juridiction gacaca d'appel les dossiers dont les
jugements sont frappés d'appel ;
6. Rédiger les décisions prises par les organes de la juridiction ;
7. Collaborer avec les autres institutions pour mettre en application les
décisions de la juridiction gacaca.
Les assemblées générales se réunissent une fois par mois. La présence de tous
les membres y est devenue obligatoire depuis peu. Chaque assemblée
générale élit pour une année les membres du siège et les personnes à déléguer
à la juridiction gacaca immédiatement supérieure.
Le siège de la juridiction gacaca de cellule établit, avec le concours de son
assemblée générale, les listes des auteurs présumés du génocide ainsi que des
biens endommagés. Il prend acte des offres de preuves et mène des enquêtes
sur les dépositions des témoins. Toute personne qui refuse ou omet de
témoigner fait l’objet de poursuites et encourt une peine d'emprisonnement de
douze mois à trois ans dont la moitié est commuée en travaux d'intérêt
général.
34
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.3.2.3 La procédure d'aveu, de plaidoyer de culpabilité, de repentir et
d'excuses
Selon la Loi organique n° 16/20047, pendant la période préjuridictionnelle, en
particulier durant les phases d'établissement des listes et de récolte
d'informations, les auteurs présumés ont la possibilité d'avouer les crimes
commis. L'aveu est recevable si la déclaration contient une description
détaillée de tout ce qui se rapporte à l’infraction avouée, notamment le lieu où
elle a été commise, la date, les noms de témoins éventuels, les noms des
victimes, les biens endommagés. Des renseignements doivent être donnés sur
les co-auteurs et les complices et des excuses être présentées pour les crimes
commis.
Les prévenus relevant de la première catégorie qui recourent à la procédure
d’aveu, de plaidoyer de culpabilité, de repentir et d’excuses avant que leur
nom ne soit publié sur la liste des auteurs présumés du génocide, passent de
la première à la deuxième catégorie. En cas d'aveu, les auteurs présumés du
génocide bénéficient d’une réduction de la peine d'emprisonnement.
Les prévenus de deuxième catégorie peuvent avouer à tout moment et
bénéficier des avantages de la procédure d'aveu. Ces avantages sont plus ou
moins importants suivant que les prévenus ont avoué avant ou après
l’inscription de leur nom sur la liste des personnes accusées par la juridiction
gacaca (article 56).
Le législateur a prévu un régime particulier en ce qui concerne la
manifestation de l'aveu concernant les infractions de viol et de tortures
sexuelles. La victime de viol et de tortures sexuelles est exemptée de toute
publicité et elle a la possibilité de porter plainte « secrètement » auprès du
juge de son choix ou auprès du parquet, et de bénéficier d'un procès à huis
clos. Cette procédure s'étend à celle d'aveu, le dernier alinéa de l'article 38 de
la Loi organique n° 16/2004 excluant explicitement l'aveu public de cette
infraction. Cette interdiction ne prive pas l'auteur du viol ou des tortures
sexuelles des avantages dont est assorti l'aveu.
______________________
7
Note des éditeurs : une nouvelle loi a depuis modifié les dispositions spécifiques de
la procédure d'aveu, tout en en maintenant le principe, pour les 3 catégories de
criminels présumés. Voir Loi organique n° 10/2007 du 1er mars 2007 modifiant et
complétant la Loi organique n° 16/2004 du 19 juin 2004 sur l'organisation des
poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre
l'humanité, commises à partir du 1er octobre 1990, telle que modifiée et complétée.
35
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Une personne qui a commis uniquement des infractions contre les biens est
exonérée de toute poursuite si elle parvient à un accord à l'amiable avec sa
victime. Cela implique donc un aveu de fait et la reconnaissance de la victime
comme telle.
3.3.2.4 Les peines applicables
Aux termes de la loi de 2004 et de celle de 1994, la détermination de la peine
passe par plusieurs filtres. Si le juge estime établis certains ou tous les faits à
charge, il doit placer le prévenu dans l'une des catégories prévues par la loi, ce
qui détermine la fourchette des peines à appliquer au cas d'espèce. La peine
définitive est retenue en tenant compte du fait que le prévenu a recouru ou
non à la procédure d'aveu.
L'accusé de première catégorie qui n'a pas recouru à la procédure d'aveu, de
plaidoyer de culpabilité, de repentir ou d'excuses est passible de la peine de
mort ou de l'emprisonnement à perpétuité. Selon le préambule de la Loi
organique n° 16/2004, cette alternative à la peine de mort permet aux
condamnés de s'amender. Cette position est conforme au moratoire de fait
observé quant à l'application de la peine de mort depuis les exécutions du 24
juin 1998. Par ailleurs, les négociations avec le Tribunal pénal international
pour le Rwanda au sujet des possibilités de transfert ont permis au
gouvernement de relancer le débat sur l'abolition de la peine capitale.
En cas d'aveu fait avant la publication de la liste des auteurs présumés, les
condamnés de la première catégorie sont passibles d'une peine
d'emprisonnement de 25 à 30 ans. Avant 1996, ils encouraient une peine
d’emprisonnement à perpétuité et, aux termes de la loi de 2001,
l'emprisonnement à perpétuité ou une peine d'emprisonnement de 30 ans.
Les condamnés de la deuxième catégorie sont passibles d’une peine
d'emprisonnement de 25 à 30 ans pour les homicides volontaires et de 5 à 7
ans pour les crimes commis sans intention de donner la mort. En cas d'aveu, la
peine pour homicides volontaires varie de 12 à 15 ans d’emprisonnement si
l'aveu est intervenu après l'inscription sur la liste des auteurs des infractions
du génocide dressée par la juridiction gacaca, et de 7 à 12 ans si l'aveu
intervient avant. Et la peine pour les crimes commis sans intention de donner
la mort varie de 3 à 5 ans si l'aveu est intervenu après l'inscription et 1 à 3 ans
s'il est intervenu avant.
Le législateur a prévu un barème de sanctions spécial pour les mineurs
(catégorie 1 : entre 3 et 10 ans d’emprisonnement ; catégorie 2 : 18 mois à 6 ans
d’emprisonnement ; catégorie 3 : réparation civile).
36
Mécanismes de la justice transitionnelle
La Loi organique n° 16/2004 a institué la peine de travaux d'intérêt général,
dont l’organisation et la réglementation ont fait l'objet de l'Arrêté présidentiel
n° 26/01 du 10 décembre 2001. Les travaux d'intérêt général sont conçus pour
servir l'intérêt de la société. Là où il est prévu, ce mécanisme permet à l'accusé
de ne rester en prison que pour la moitié de la peine prononcée et d'effectuer
le reste de sa peine en liberté, sous la forme de travaux d'intérêt général qui lui
auront été assignés. Les condamnés de la troisième catégorie ne peuvent être
condamnés à une peine de travaux d’intérêt général et doivent réparer les
dommages causés aux biens d'autrui.
3.3.2.5 Le droit des victimes à réparation
La question du droit à réparation des victimes du génocide et de crimes contre
l'humanité est délicate. Le concept même de victime est difficile à cerner. De
plus, comment faire en sorte que les victimes soient indemnisées
intégralement ? L'indemnisation des victimes est un élément essentiel de la
lutte contre l'impunité des crimes graves. C’est la raison pour laquelle des
mesures de réparation adéquates doivent être prises afin de rationaliser le
processus de réconciliation. Les articles 27 à 32 de la Loi organique n° 08/96 du
30 août 1996 renvoient la question de l'indemnisation aux règles ordinaires
relatives à la dénonciation, à la plainte et à l'action civile, en y apportant
quelques aménagements.
Aux termes de cette loi, les victimes, agissant en personne ou par
l'intermédiaire d'associations légalement constituées, peuvent se constituer
partie civile et introduire une action en dédommagement, à l’occasion du
dépôt de la plainte. Si dans les six mois, le Ministère public n'a pas saisi la
juridiction compétente, la partie civile peut agir par voie de citation directe
devant le tribunal. D'après Avocats Sans Frontières, cette faculté n'a jamais été
exercée par une victime.
Le Ministère public représente d'office ou sur demande les intérêts civils des
mineurs et autres personnes dépourvues de représentants légaux, lors de ces
procédures. Les condamnés relevant des deuxième, troisième et quatrième
catégories prévues par la Loi organique n° 08/96 encouraient la responsabilité
civile découlant des actes criminels qu'ils avaient commis personnellement.
Par contre, l’article 30 de cette loi, dérogeant au droit commun de la
responsabilité civile, faisait porter aux condamnés de la première catégorie la
responsabilité civile conjointe et solidaire pour tous les dommages causés. Ces
principes n'apparaissent plus dans la Loi organique n° 16/2004.
Sur requête du Ministère public, la juridiction saisie d'une action publique
en matière de génocide ou de crimes contre l'humanité pouvait allouer aux
37
La justice transitionnelle dans le monde francophone
victimes non encore identifiées des dommages et intérêts à verser sur un fonds
d'indemnisation des victimes (article 30 de la Loi organique de 1996). La Loi
organique n° 16/2004 laisse à une loi particulière le soin de déterminer les
autres actions à mener en faveur des victimes (article 96).
La Loi organique no° 16/2004 est muette en ce qui concerne les dommages
matériels autres que ceux liés aux atteintes aux biens et les dommages pour
préjudices moraux (régis par son article 75). Elle charge cependant les
juridictions gacaca d'appel (secteur) d'établir la liste des préjudices corporels
ou des infractions subis par les victimes. Elle se garde toutefois de préciser ce
qu'il advient de l'énumération des préjudices que les juridictions sont tenues
de faire figurer dans les jugements qu'elles rendent.
Le problème de l'indemnisation des dommages matériels et moraux semble
n'avoir pu être tranché à l'occasion de l'adoption de la nouvelle loi de 2004.
3.3.2.6 Voies de recours
Les juridictions gacaca peuvent rendre des jugements par défaut, lesquels sont
susceptibles d'opposition dans un délai de quinze jours après leur notification.
Le même délai est imparti pour former appel devant une juridiction
supérieure contre un jugement prononcé par une juridiction gacaca. Les arrêts
de la Cour d'appel dans les procès des prévenus relevant de la première
catégorie sont susceptibles d'un pourvoi en cassation. Les jugements des
juridictions gacaca ne peuvent pas faire l'objet d'un pourvoi en cassation. Seul
le procureur général de la Cour suprême peut, d'office ou sur requête et dans
un délai de trois mois, se pourvoir en cassation contre une décision qui serait
contraire à la loi.
3.3.3 Avantages et limites du système gacaca
Le système gacaca a le mérite d'augmenter la capacité de la justice rwandaise
de régler le volumineux contentieux du génocide. Par ailleurs, cette justice
participative rapproche la justice du justiciable et peut, si tout obstacle est
levé, contribuer au rétablissement de la vérité. Des obstacles existent
cependant :
• Faire connaître la vérité est très délicat. C’est un travail long et
laborieux, dont l'issue dépendra notamment de la participation de tous.
L'organisation Penal Reform International, qui a beaucoup travaillé sur
le système gacaca, révèle une faible participation de la population aux
activités des Gacaca pendant les deux phases préjuridictionnelles. On a
38
Mécanismes de la justice transitionnelle
constaté un manque d'intérêt croissant de la population, à l'exception
notable de nombreux rescapés. La situation s'est améliorée, bien que
certaines juridictions gacaca affichent une faible participation de la
population. Pour encourager les citoyens à participer, les activités sont
suspendues pendant les réunions des assemblées générales de Gacaca de
chaque entité ;
• La justice participative suppose un cadre social permettant une liberté
d'expression minimale, tolérant la dissidence. Non seulement le
génocide a déchiré le tissu social, mais il a aussi détérioré certaines
valeurs de base partagées par les communautés locales. Or, à ce jour
encore, le climat sociopolitique au niveau local ne semble pas être
porteur d'ouverture, de sérénité et de tolérance, propices à la
manifestation de la vérité8. Ce contexte sociopolitique se caractérise par
le rétrécissement d'espaces d'expression permettant un débat libre et
contradictoire, ce qui n'est pas favorable à l'éclosion de la vérité sur
l'histoire du Rwanda, jalonnée de crimes de sang ;
• La coexistence sociale au Rwanda bute contre l'antagonisme entre deux
catégories de citoyens, à savoir les rescapés et les familles des
prisonniers, auteurs du génocide, même si le gouvernement déploie des
efforts considérables pour réduire le fossé qui les sépare. Ce problème
est mis en évidence dans le rapport du Représentant spécial de la
Commission des droits de l'homme des Nations Unies sur la situation
des droits de l’homme au Rwanda en ces termes : « Le gouvernement a
annoncé son intention de remettre en liberté 10 000 détenus non
inculpés. Furieux, des rescapés ont crié au déni de justice, si bien que la
décision de libérer tout le monde en même temps a été abandonnée au
profit d'une solution plus discrète ». Très récemment, la même tendance
a été observée lors de la mise en liberté provisoire de détenus9 ;
• La protection des témoins et des victimes est un problème. Les rapports
des organisations de la société civile telles que Avega-Agahozo10 font
état de menaces contre des témoins. Il est cependant difficile d'en
apprécier l'impact sur le système ;
______________________
8
VANDEGINSTE, Stef, « Les juridictions gacaca et la poursuite des suspects du génocide, des crimes contre 1’humanité au Rwanda », in Dialogue, n° 234, 2004, p. 26.
9
Entre janvier 2003 et août 2005, plus de 30 000 détenus avaient bénéficié d'une
liberté provisoire.
10
Association des veuves du génocide d’avril 2004.
39
La justice transitionnelle dans le monde francophone
• La réinsertion des détenus libérés pose aussi problème, certains
rencontrant d’énormes difficultés pour se réintégrer dans leur milieu
d'origine ;
• Un autre défi sur la voie de réconciliation est la non-reconnaissance des
crimes commis ;
• La plupart des personnes assistant aux procès, les survivants en
particulier, sont souvent choquées d'entendre un criminel avouer son
crime sans manifester la moindre émotion, parfois même avec beaucoup
d'agressivité. Les rescapés se demandent, avec raison, si les aveux sont
sincères, dans la mesure où souvent aucun remord n'est exprimé. Des
membres de l'assistance semblent être choqués par les accusations et la
désignation de complices. En outre, les prévenus ont tendance à
présenter le génocide comme la conséquence de la politique menée par
le gouvernement en place à l’époque et de celle du régime colonial, qui
les a mis dans une position difficile. Il est regrettable que le
gouvernement actuel semble privilégier cette position. A notre sens, les
prévenus ne paraissent pas accepter la responsabilité de leurs crimes,
même s'ils avouent. Ils ne recourent à l'aveu que pour bénéficier des
avantages qui lui sont liés ;
• Une autre limite est d'ordre culturel. Par le passé, au Rwanda, la vérité
dépendait de l'autorité et des intérêts en jeu. Un certain comportement,
emprunté à la tradition rwandaise, fait que la vérité n’est pas toujours
dite, car le silence permet de se ménager les faveurs des grands. C’est
ainsi que certains usent du mensonge ou de demi-vérités pour charger le
petit ou le pauvre ;
• La compétence temporelle des juridictions gacaca couvre la période
allant d'octobre 1990 au 31 décembre 1994. Certains analystes croient, à
tort ou à raison, que les Gacaca devraient poursuivre tous les crimes
quelle que soit l’appartenance ethnique de l'auteur. La poursuite des
crimes commis par des éléments du Front patriotique rwandais et sa
branche militaire, l'Armée patriotique du Rwanda, ne relève que de la
compétence des juridictions militaires. Il sera donc difficile de connaître
la vérité et cela pourrait avoir un impact considérable sur l'objectif visé :
la réconciliation des Rwandais ;
• Le manque de formation des juges des juridictions gacaca est un obstacle
majeur à la manifestation de la vérité. Une meilleure formation est une
condition sine qua non pour garantir la réussite du système. Au stade
actuel, l'inexpérience des juges a des effets pervers : arrestations
arbitraires, règlements de comptes et abus de pouvoir ;
40
Mécanismes de la justice transitionnelle
• Les conditions matérielles que connaissent les personnes intègres qui
composent les sièges des Gacaca ne sont pas de nature à les protéger des
pressions. Jusqu'à ce jour, ces juges sont des bénévoles, ce qui est
anormal ;
• Enfin, les principes relatifs à la procédure régulière ne sont pas
entièrement pris en compte dans les différentes lois organiques sur les
Gacaca.
Dans son rapport semestriel de 1999, Avocats Sans Frontières note que « sans
occulter le fait que des sanctions seront prononcées, la Gacaca doit être
considérée comme un mode extrajudiciaire de règlement du contentieux de
génocide. Il serait vain de se référer aux critères habituels de fonctionnement
de la justice classique »11.
Cette position ne nous paraît pas fondée. En effet, conformément à la
conception moniste que le Rwanda applique, la législation sur les Gacaca doit
se conformer aux traités et conventions internationaux relatifs aux droits de
l'homme qu’il a ratifiés. D'ailleurs, le paragraphe 9 du préambule de la
Constitution du 4 juin 2004 réaffirme l'attachement du Rwanda aux normes
internationales contenues dans les instruments internationaux régulièrement
ratifiés.
3.3.4 Conclusion
Le système gacaca accroît certes la capacité de la justice rwandaise de juger les
auteurs du génocide et des crimes contre l'humanité, mais son succès ou son
échec dépendra de la crédibilité du système, de l'acceptation ou du rejet des
décisions rendues à tous les niveaux.
Les obstacles identifiés doivent être levés afin de crédibiliser le système auprès
de ceux qui l’utilisent. A notre sens, la vérité qui sera établie au terme de la
mission des Gacaca ne sera que partielle si certains crimes continuent à
échapper à leur compétence. Si tel est le cas, la réécriture de l'histoire
rwandaise mettrait en exergue les causes qui sont à l’origine des massacres
cycliques perpétrés dans le « Pays des mille collines », de son accession à
l'indépendance jusqu'au génocide de 1994.
______________________
11
Avocats Sans Frontières, op.cit., p. 11.
41
La justice transitionnelle dans le monde francophone
42
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.4 Réforme du système de sécurité et procédures de
vérification et de filtrage de la fonction publique
(vetting)
Alexander Mayer-Rieckh
3.4.1 Pourquoi la réforme du système de sécurité intéresse-t-elle la justice
transitionnelle ?
La justice transitionnelle a trait à une diversité d’approches que les sociétés
utilisent pour gérer un héritage de violations graves des droits de l'homme et
bâtir un avenir plus juste et plus pacifique. Ces approches, à la fois judiciaires
et non judiciaires, visent à englober diverses dimensions de la justice qui
accordent une reconnaissance aux victimes et aux survivants, encouragent la
confiance des citoyens et contribuent à la reconstruction sociale. Dans « justice
transitionnelle », le mot « transitionnelle » qualifie non la qualité de la justice
qui est recherchée mais le contexte dans lequel elle est recherchée : des sociétés
qui sortent d’un conflit ou d’un régime autoritaire et sont confrontées à un
héritage de violations graves des droits de l'homme.
Les principales approches de la justice transitionnelle comprennent les
poursuites pénales engagées contre les auteurs des violations, les efforts de
recherche de la vérité entrepris pour déterminer et reconnaître l’ampleur et la
nature des violations, les réparations accordées aux victimes, les programmes
de réconciliation des communautés divisées et la réforme des institutions1. La
réforme institutionnelle, en tant que moyen de prévenir la récurrence des
violations, est de plus en plus reconnue comme une obligation au regard du
droit international2. Elle contribue à accorder une reconnaissance aux victimes
et aux survivants en tant que citoyens qui ont des droits, et à faire comprendre
que tous les membres de la société sont des citoyens égaux. Elle contribue en
outre à légitimer à nouveau les institutions de l’État et à promouvoir la
confiance des citoyens.
______________________
1
JOINET, Louis, Question de l'impunité des auteurs des violations des droits de l'homme
(civils et politiques), Rapport final révisé, E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1, p.10 (notant
que les États doivent prendre des mesures « pour éviter que les victimes ne soient à
nouveau confrontées à des violations portant atteinte à leur dignité »).
2
Cour interaméricaine des droits de l’homme, Velásquez Rodríguez decision, Inter-Am.
Ct. H.R. 35, OSA/ser. L/V/III. 19, doc. 13, app. VI, 1988, pp. 174-175. Voir aussi
MÉNDEZ, Juan E. et MARIEZCURRENA, Javier, « Accountability for Past Human
Rights Violations: Contributions of the Inter-American Organs of Protection »,
Social Justice 26, n° 4, 1999.
43
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Les violations les plus massives et les plus systématiques sont généralement
commises par des organismes et des groupes qui ont les moyens d’exercer une
force coercitive, c’est-à-dire, les forces armées, les organismes chargés de
l’application des lois et autres organes de sécurité intérieure, ainsi que les
groupes armés non étatiques. Une stratégie efficace de prévention des
violations ou de leur résurgence devrait donc viser, en priorité, ces organismes
et ces groupes. Il faut, généralement, dissoudre les groupes armés non
étatiques, dont les membres doivent être démobilisés ou intégrés dans des
institutions régulières de l’État3. La réforme des forces armées sera axée, en
particulier, sur le désarmement, la démobilisation et la réintégration du
personnel excédentaire dans la vie civile, la démilitarisation du secteur chargé
de l’application des lois, et la limitation du rôle des forces armées à des
fonctions de défense extérieure. Les organismes chargés de l’application des
lois auront pour mandat d’assurer la sécurité en exerçant une force coercitive
organisée, et jouiront pour ce faire de pouvoirs d’arrestation et de détention
ainsi que de la possibilité d’user de la force meurtrière. En raison également
du caractère clandestin et secret d’une grande part de leur travail, et des
possibilités d’ingérence politique, ils comportent des risques importants de
dérapage et donc d’effets néfastes sur les normes fondamentales. Ces
organismes sont potentiellement particulièrement susceptibles de commettre
des violations4. Cela est le cas, notamment, dans le contexte fragile des sociétés
qui sortent d’un conflit ou d’un régime autoritaire, quand des organismes
chargés de l’application des lois et autres organes de sécurité intérieure, qui
ont commis des violations, peuvent porter atteinte à l’état de droit et
compromettre la transition elle-même. La justice transitionnelle porte donc un
______________________
44
3
Voir ORENTLICHER, Diane, Rapport de l’experte indépendante chargée de mettre à jour
l’Ensemble de principes pour la lutte contre l’impunité, Additif. E./CN.4/2005/102/Add.1,
8 février 2005, p. 18. De nombreux auteurs ont récemment souligné que les
stratégies de réforme du secteur de la sécurité restent trop étato-centriques et que,
pour aboutir, les interventions doivent aussi englober et réformer les structures non
étatiques et informelles. Voir, par exemple : UK Department for International
Development, « Non-state Justice and Security Systems », DFID Briefing PD Info
018, 2004.
4
Voir la Résolution Code de conduite pour les responsables de l’application des lois,
Assemblée générale des Nations Unies, A/34/169, 17 décembre 1979. Le préambule
note que « la nature des fonctions d’application des lois pour la défense de l’ordre
public et la manière dont ces fonctions s’exercent ont une incidence directe sur la
qualité de la vie des particuliers, tout comme de la société dans son ensemble » et
souligne les « abus que l’exercice de ces devoirs peut entraîner ».
Mécanismes de la justice transitionnelle
intérêt particulier à la réforme des organismes de sécurité qui ont commis des
violations, notamment ceux chargés de l’application des lois ou de la sécurité
intérieure5.
3.4.2 Qu’est-ce qu’une réforme du système de sécurité soucieuse de la justice ?
Une réforme du système de sécurité soucieuse de la justice vise à transformer
un système de sécurité ayant commis des violations en un système qui
respecte et protège les droits de l'homme. Les mesures destinées à prévenir la
récurrence des violations seront principalement de trois ordres : renforcer
l’intégrité du système de sécurité, promouvoir la légitimité de ce système et
donner aux citoyens, notamment les victimes et les survivants des violations,
les moyens d’agir. La cohérence avec d’autres mesures de justice
transitionnelle renforcera encore l’efficacité et la crédibilité de l’effort de
réforme.
3.4.2.1 Renforcer l’intégrité du système de sécurité
La dimension intégrité du système de sécurité a trait aux moyens employés et
aux fins poursuivies pour garantir la sécurité. Dans les situations d'aprèsconflit ou d'après-régime autoritaire, la réforme du système de sécurité est
souvent fortement axée sur la formation, la fourniture de ressources et le
renforcement de l'efficacité organisationnelle, pour surmonter le déficit de
capacités du système de sécurité. Toutefois, le déficit de capacités n’est
généralement pas la seule ni même la plus importante des insuffisances du
système de sécurité dans ce type de situations. En fait, il est fréquent que les
organismes responsables des violations utilisent leurs compétences et leurs
ressources avec une « efficacité » remarquable. Se concentrer exclusivement,
pendant la période d'après-conflit ou d'après-régime autoritaire, sur le
renforcement des capacités de ces organismes c’est prendre le risque d’aider
leurs membres à poursuivre leurs pratiques, et même de faciliter des
« violations plus efficaces ». Les efforts déployés pour prévenir la récurrence
des violations ne devraient donc pas se limiter au développement des
capacités d'un système de sécurité, mais viser avant tout à renforcer l’intégrité
du système.
______________________
5
Nombre des mesures de réforme décrites s’appliquent, cependant, au secteur public
en général.
45
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Dans les situations d'après-conflit ou d'après-régime autoritaire, les mesures
de renforcement de l'intégrité auront pour objet, au minimum, de garantir que
les membres d'un organisme de sécurité s'abstiennent de commettre des
violations graves. Par-delà cette norme minimaliste, les réformes entreprises
pour renforcer l'intégrité s’attacheront à promouvoir un service public qui
réponde de manière équitable aux besoins de tous les citoyens. Promouvoir
l'intégrité d'un organisme de sécurité ayant commis des violations peut exiger
un changement radical dans les fins et les moyens qui sont les siens : passer
du service de l'État, d’un régime autoritaire ou de groupes d'intérêts partisans
au service des citoyens ; de l’oppression, l’impunité et l’arbitraire à
l’obligation de rendre compte et à la légalité ; de comportements suscitant la
peur à la satisfaction des besoins du public. Par conséquent, les mesures de
renforcement de l'intégrité comprennent, notamment, des réformes
structurelles qui préviennent les violations (par exemple, procédures de
vérification et de filtrage de la fonction publique (vetting) pour exclure les
fonctionnaires qui se sont livrés à des violations ; renforcement de la
responsabilité des institutions, en particulier, mécanismes de recensement,
d’identification, de discipline interne et de surveillance externe ; renforcement
de l'indépendance des institutions pour éviter les ingérences politiques
partisanes ; et promotion de la représentation adéquate des deux sexes et des
minorités dans les organismes de sécurité) et qui augmentent la capacité de
réaction du système de sécurité (par exemple, formation aux droits de
l'homme et promotion de la surveillance policière de proximité).
3.4.2.2 Promouvoir la légitimité du système de sécurité
La dimension légitimité a trait au degré de confiance dont un système de
sécurité jouit auprès des citoyens. Un héritage de violations graves
compromet gravement la légitimité du système de sécurité. Les mesures de
renforcement de l'intégrité mentionnées plus haut améliorent la légitimité du
système de sécurité mais peuvent ne pas être suffisantes pour surmonter la
crise de confiance profonde que connaissent les sociétés sortant d'un conflit ou
d'un régime autoritaire6. Un héritage de violations massives et systématiques
______________________
6
46
J’utilise la notion de confiance développée par DE GREIFF, Pablo, « The Role of
Apologies in National Reconciliation Processes: On Making Trustworthy
Institutions Trusted », The Age of Apology: The West Confronts Its Past, Ed. GIBNEY,
Mark ; HOWARD-HASSMANN, Rhoda E. ; COICAUD, Jean-Marc ; et STEINER, Niklaus,
(à paraître). Il soutient que faire confiance à une institution suppose « savoir que ses
règles constitutives, ses valeurs et ses normes sont partagées par les participants,
qui les considèrent comme contraignantes ».
Mécanismes de la justice transitionnelle
continue, à l’issue d’un conflit ou après la chute d’un régime autoritaire, de
saper la légitimité d'un organisme chargé de la sécurité, car les citoyens,
notamment les victimes des violations, ne savent pas si ses membres en
partagent et en respectent les normes et les valeurs fondamentales — et leurs
doutes sont souvent justifiés. Les situations d'après-conflit et d'après-régime
autoritaire sont donc fréquemment caractérisées par la méfiance à l'égard des
organismes de sécurité. Un organisme qui ne suscite pas la confiance aura du
mal à fonctionner efficacement parce qu'il est peu probable que des citoyens
qui ne peuvent pas avoir la certitude qu’il pourvoira à leurs besoins et
produira les résultats attendus se tournent vers lui.
Des mesures spécifiques de renforcement de la légitimité peuvent aider à
surmonter cette crise de confiance profonde et à transformer des organismes
dignes de confiance en des organismes qui suscitent la confiance. Ces mesures
comprennent, par exemple, les excuses des représentants des organismes
impliqués dans des violations massives et systématiques du passé ; les
monuments commémoratifs, les journées du souvenir et les musées qui sont
dédiés à la mémoire des victimes et reconnaissent le rôle des organismes en
question dans les violations commises dans le passé ; le changement des noms
des rues et des places publiques qui portent les noms des responsables ou des
organismes auteurs des violations ; la modification des blasons, des insignes et
des uniformes qui sont associés au passé de violence ; et la recherche de la
vérité au sein des institutions même. Ces mesures ciblées réaffirment
verbalement ou symboliquement la volonté de surmonter l'héritage de
violations et d’adhérer aux normes et aux valeurs démocratiques.
Contrairement aux mesures de renforcement de l'intégrité, elles n’ont pas
pour objet de modifier les comportements en assurant une formation, ou de
développer des structures décourageant les violations. Elles ne visent pas à
« promouvoir la confiance à travers l'action » mais à réaffirmer des normes.
Elles le font en reconnaissant les violations passées, en exprimant la volonté de
se détourner du passé et en réaffirmant l'attachement aux normes.
3.4.2.3 Renforcement du contrôle citoyen
Outre les mesures de renforcement de l'intégrité et de la légitimité, le
renforcement de la capacité de contrôle citoyen fait partie intégrante d'une réforme
du système de sécurité soucieuse de la justice. Les cibles premières d'une telle
réforme sont les institutions publiques responsables de violations, mais le rôle
des citoyens doit lui aussi changer au cours du processus de réforme
transitionnelle. Les citoyens ne sont plus simplement les sujets de l'oppression
de l'État ou les victimes de la violence liée au conflit. Ils deviennent
véritablement des citoyens qui ont des droits, des responsabilités et des
besoins — des citoyens que les institutions publiques sont appelées à servir.
47
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Le processus de reconnaissance des victimes de la violence et des sujets de
l’oppression exercée par l’État, en tant que citoyens jouissant de droits, se
produit principalement en transformant les institutions responsables des
violations en des organismes publics responsables et participatifs, ainsi qu'en
adoptant d'autres mesures de justice transitionnelle. En même temps,
toutefois, les victimes de la violence et les sujets de l'oppression de l'État
peuvent être visés directement et habilités à se reconnaître et à être reconnus
comme des citoyens ayant des droits, des devoirs et des besoins légitimes. Les
campagnes d’information, les enquêtes menées auprès des citoyens pour
définir leurs besoins en matière de sécurité et de justice, la formation des
organisations de la société civile à la surveillance du système de sécurité, la
formation des médias sur la question de la sécurité dans la démocratie,
constituent autant d’efforts de renforcement du contrôle citoyen. Ils
permettent aux citoyens d'agir sur le processus de réforme institutionnelle, sur
les organismes chargés de l'application des lois et la sécurité interne, et
contribuent à construire une relation dans laquelle chacun reconnaît le rôle
légitime de l’autre.
3.4.2.4 Cohérence avec d’autres mesures de justice transitionnelle
La cohérence touche, à la fois, à l’interdépendance des différentes mesures qui
sont prises en vue de la réforme du système de sécurité, qui devront être de
nature à réaliser la transformation transitionnelle espérée, mais également à la
corrélation qui existe entre cette réforme et d’autres efforts de justice
transitionnelle. Un héritage de violations massives et systématiques produit
souvent une crise institutionnelle profonde appelant une réforme
transitionnelle qui ne sera efficace et durable que si elle est générale. Une
réforme du système de sécurité soucieuse de la justice sera encore plus
crédible et efficace si elle s’inscrit dans le cadre d’une politique globale de
justice transitionnelle et si elle est associée à des mesures telles que les
poursuites pénales, la recherche de la vérité et l’indemnisation des victimes.
Par exemple, la réforme du système de sécurité ne sera pas crédible aux yeux
des victimes et des survivants si aucun effort n’est fait pour accorder des
réparations. De même, en l’absence de mesures destinées à réduire la
probabilité d’une récurrence des violations, le versement de réparations sera
sans doute perçu par les victimes et les survivants comme un geste
symbolique. Les différentes composantes d’une approche cohérente de la
justice transitionnelle sont indissociables et sont beaucoup plus susceptibles
d’avoir des effets si elles se complètent les unes les autres.
48
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.4.3 Procédures de vérification et de filtrage de la fonction publique (vetting) en
période de transition
Dans un état de droit établi, les procédures de vérification et de filtrage de la
fonction publique (vetting) ont ordinairement trait à l’examen des antécédents
d’un individu, entrepris pour déterminer si celui-ci peut occuper des fonctions
publiques sensibles. Le plus souvent, les candidats à des postes où ils auront
accès à des informations ou des sites sensibles, notamment dans le secteur de
la sécurité, sont soumis à des contrôles destinés à exclure ceux qui
représentent une menace pour la sécurité de l’État ou un risque accru d’abus
de pouvoir7. Dans les situations de transition, ces procédures ne visent pas
seulement à contrôler les antécédents d'individus candidats à des fonctions
spécifiques. Elles ont aussi généralement pour objet d’examiner certaines
catégories de fonctionnaires ou de candidats à des fonctions publiques et
d’exclure de la fonction publique toutes les personnes qui ont été impliquées
dans des violations graves ou d’autres pratiques répréhensibles, ou ont été
affiliées à une organisation criminelle. Elles ont pour but principal de réformer
une institution : il s’agit de transformer des institutions ayant commis des
violations en des organismes officiels dignes de confiance et de démanteler les
structures dans lesquelles des fonctionnaires ont perpétré ces violations. Le
Secrétaire général des Nations Unies, par exemple, parle d’« assainir la fonction
publique en révoquant les éléments qui ont pris part aux exactions passées [ce
qui peut] jouer un rôle important en renforçant la légitimité des organismes
officiels »8. De même, l’Ensemble de principes des Nations Unies pour la
protection et la promotion des droits de l'homme par la lutte contre l’impunité
établit que la révocation des agents de l’État responsables de violations graves
est une mesure nécessaire pour réformer les institutions publiques dans un
contexte de transition9.
Les procédures de vérification administratif et d’exclusion des auteurs
d’exactions de la fonction publique, en particulier des secteurs de la sécurité et
de la justice, sont des mesures de réforme institutionnelle que les États sont
______________________
7
Voir, par exemple : Centre pour le contrôle démocratique des forces armées,
« Vetting and the Security Sector », DCAF Backgrounder Series, Genève, 2006.
8
Conseil de sécurité des Nations Unies, Rétablissement de l’état de droit et
administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un
conflit ou sortant d’un conflit, Rapport du Secrétaire général, S/2004/616, 23 août 2004, p.
22. C'est nous qui soulignons dans l'extrait.
9
ORENTLICHER, Diane, op. cit., p. 18.
49
La justice transitionnelle dans le monde francophone
encouragés à prendre en vertu du droit international10 et qui sont largement
reconnues comme étant de nature à renforcer l’intégrité des organismes
publics dans les pays sortant d’un conflit ou d’un régime autoritaire11. Elles
peuvent aussi permettre aux institutions des secteurs de la sécurité et de la
justice de déterminer la responsabilité pénale des violations passées. Un
service de police réformé, par exemple, peut enquêter professionnellement sur
les violations commises durant le conflit ou le régime autoritaire ; un parquet
réformé peut efficacement établir des actes d’accusation ; et un tribunal
réformé peut juger de manière impartiale les violations passées.
En outre, dans les situations où les poursuites pénales sont limitées ou
retardées, les procédures de vérification et de filtrage de la fonction publique
(vetting) peuvent contribuer à combler le « fossé de l’impunité » en
garantissant que les responsables des violations passées ne continuent pas, au
moins, à jouir des avantages et privilèges de la fonction publique12.
Néanmoins, ces procédures ne devraient pas servir de prétexte pour
abandonner les poursuites pénales. Reste que la pénurie de ressources dans
une situation d’après-conflit ou d’après-régime autoritaire, ainsi que les
obstacles juridiques et la multitude des crimes, empêchent souvent de
poursuivre tous les auteurs des violations du passé.
Les stratégies de vérification et de filtrage de la fonction publique (vetting)
doivent tenir compte des particularités historiques et politiques uniques
auxquelles une société sortant d’un conflit ou d’un régime autoritaire est
confrontée. Ces situations soulèvent des défis considérables mais offrent aussi,
souvent, des possibilités inégalées de changements institutionnels. D’une part,
plusieurs conditions fondamentales préalables doivent être remplies, en
particulier la réalité de l’autorité et du contrôle du gouvernement sur le
______________________
50
10
Id. Voir aussi Comité des droits de l’homme, Observations finales : Argentine, Examen
des rapports présentés par les États parties en vertu de l'article 40 du Pacte,
CCPR/CO/70/ARG (2000), para. 9. Le Comité a fait des observations analogues au
sujet de la Bolivie, du Brésil, du Chili, de la Colombie, du Guatemala et du
Paraguay.
11
Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de
transition, op.cit., pp. 22-23. Voir aussi : Haut-Commissariat des Nations Unies aux
droits de l’homme, Rule-of-Law Tools for Post-Conflict States – Vetting: An Operational
Framework, Nations Unies, New York et Genève, 2006.
12
Le fossé de l’impunité est un phénomène récurrent dans les situations de transition
où de nombreuses personnes ont été impliquées dans des violations graves mais où
toutes ne peuvent pas être poursuivies. Voir Haut-Commissariat des Nations Unies
aux droits de l’homme, Rule-of-Law Tools for Post-conflict States – Prosecution
Initiatives, Nations Unies, New York et Genève, 2006, pp. 7-10.
Mécanismes de la justice transitionnelle
secteur public, un mandat reconnu en droit, la volonté politique et des
ressources suffisantes pour mener une procédure de vérification et de filtrage
de la fonction publique (vetting). D’autre part, la conception d’une telle
procédure doit chercher à prévenir certaines conséquences indésirables, en
particulier l’utilisation du processus à des fins politiques partisanes, la
création d’un déficit de gouvernance, ou la déstabilisation de la situation
politique et de sécurité. Il est recommandé de procéder à une analyse
approfondie pour déterminer si les conditions sont propices à la mise en place
d’un tel processus et évaluer les risques de conséquences indésirables.
Une grande souplesse est possible. La procédure peut, par exemple, viser tous
les postes ou seulement quelques postes au sein d’un organisme public, ou
une certaine catégorie de postes dans tous les organismes ; prendre la forme
d’un processus d’examen ou de rengagement ; et utiliser un mécanisme
spécial ou un mécanisme régulier. Différents types d’institutions soulèvent
des préoccupations particulières. Une procédure de vérification et de filtrage
des magistrats, par exemple, imposera de tenir dûment compte de
l’indépendance du système judiciaire. Les droits fondamentaux des personnes
qui en sont l’objet doivent être respectés. La procédure doit être fondée sur
l’évaluation du comportement personnel et non pas sur l’appartenance à un
groupe ou à une institution. Tout processus d’examen doit respecter les
normes minimales de procédure régulière : conduire la procédure dans des
délais raisonnables et généralement en public ; aviser les parties en cause de la
procédure qui a été engagée contre elles et des charges qui ont été retenues ;
leur donner la possibilité d’organiser leur défense, y compris l’accès aux
données pertinentes ; leur donner la possibilité de présenter des arguments et
des preuves, et de répondre aux arguments et aux preuves de la partie
adverse, devant l’organisme d'examen ; leur donner la possibilité d’être
représentées par un avocat ; les aviser de la décision et des raisons de la
décision ; leur donner la possibilité de présenter un recours devant un tribunal
ou un autre organisme indépendant13. Les agents nommés illégalement, en
violation des règles de procédure ou des exigences en matière de
qualifications, peuvent être démis de leurs fonctions sans qu’il soit besoin
d’établir d’autres raisons pour leur révocation14.
Les procédures de vérification et de filtrage de la fonction publique constituent une mesure importante mais généralement insuffisante pour renforcer
l’intégrité des institutions publiques dans les sociétés sortant d’un conflit ou
d’un régime autoritaire. En général, elles doivent constituer une composante
______________________
13
JOINET, Louis, op. cit., p. 29.
14
ORENTLICHER, Diane, op. cit., p. 16.
51
La justice transitionnelle dans le monde francophone
d’une réforme beaucoup plus large de l’institution concernée pour en
maximiser l’impact et en garantir la crédibilité. Le plus souvent, les déficits
d’intégrité des agents de l’État ne sont pas la seule défaillance des institutions
publiques dans les situations d’après-conflit ou d’après-régime autoritaire, et
l’exclusion des personnes qui manquent d’intégrité ne peut pas à elle seule
produire les changements requis pour prévenir la récurrence des violations.
52
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.5 Politique de réparations : rôle normatif et défis des
questions de genre et de l'identité
Paige Arthur
3.5.1 Introduction
Comment réparer l’irréparable ? Voilà la question incontournable que posent
les programmes de réparations. Je me propose d’examiner le sujet de la
réparation comme instrument de restauration de la dignité des victimes, en
m’intéressant plus particulièrement à deux sujets un peu spécialisés, qui
s'inscrivent dans le cadre de cette démarche générale : les buts normatifs des
réparations, et les questions du genre et de l’identité ethnique par rapport à la
réparation.
Commençons par préciser ce dont il s'agit ici. Dans le domaine de la justice
transitionnelle, la réparation est un moyen de faire face aux crimes massifs et
aux violations systématiques des droits de l’homme. Il ne s'agit pas de
considérer des violations ponctuelles des droits de l'homme. Dans un tel cas,
le tort pourrait être redressé dans le système existant, par exemple à travers
les tribunaux. La justice transitionnelle concerne donc des systèmes
d'exactions appliqués dans le cadre d’un régime autoritaire, ou en l’absence de
tout système, comme dans le cas d’une guerre civile.
3.5.2 Les buts normatifs des réparations
Comment donc élaborer un programme de réparations pour les crimes
massifs et les violations systématiques des droits de l'homme ? Nous
insisterons sur deux buts normatifs assignés aux programmes de réparations :
le sentiment de reconnaissance que retrouvent les victimes ; la confiance
civique et la solidarité sociale qui se développent à travers la garantie de nonrépétition des abus — une confiance entre le citoyen et l’État, et une confiance
entre les citoyens.
Pour ce qui est du premier but (donner aux victimes un sentiment de
reconnaissance), un programme de réparations bien fait peut renforcer le
statut de la victime, non pas en tant que victime, mais en tant que citoyen.
C’est-à-dire qu’il peut renforcer chez la victime l'idée qu'elle possède des
droits, et que ces droits ont été violés. Loin de soutenir une culture de
victimisation, un programme de réparations devrait aider, même
modestement, à réintégrer la victime dans la communauté politique et sociale.
Eu égard au second but (contribuer au développement de la confiance civique
et de la solidarité sociale), l'important est de savoir qu'un contexte
53
La justice transitionnelle dans le monde francophone
postautoritaire ou postconflit génère une culture de méfiance à l’égard des
institutions juridiques, politiques et sécuritaires (comme la police et l’armée).
Un programme de réparations devrait donc signaler aux victimes que l’État
prend leurs souffrances au sérieux, et qu'il se sent tenu de les soulager.
Le niveau symbolique est très important pour l'un comme pour l'autre de ces
buts. Nous avons souvent une approche partielle des réparations et nous nous
référons avant tout à des compensations financières ou matérielles.
Cependant, la reconnaissance et la confiance civique se reconstituent autant
par des gestes symboliques qu'au moyen d'argent.
Quelques cas concrets préciseront un peu ma pensée et je vais maintenant
m’intéresser à deux problèmes majeurs qui se posent lors de l’élaboration d’un
programme de réparations, deux problèmes qui sont liés : comment les
réparations peuvent-elles prendre en compte les effets différentiels ou
spécifiques des violences dont ont été victimes les femmes et les groupes
marginalisés, en raison de leur religion, de leur origine ethnique, ou d’une
autre caractéristique identitaire ?
3.5.3 Réparations et la question du genre
D’abord, concernant le genre et la réparation, l'institution pour laquelle je
travaille, le Centre international sur la justice transitionnelle, est en train
d'achever un projet de recherche dans lequel, selon une méthodologie
comparative, nous avons analysé la question de l'égalité entre les hommes et
les femmes dans les programmes de réparations. En général, la parité n'est
naturellement pas le but premier poursuivi par les programmes de
réparations. Les violations des droits de l'homme — meurtre, torture ou
disparition forcée — sont définies sans que soit pris en compte le fait que les
hommes et les femmes n'ont pas la même expérience des conflits. Les risques
d'abus sexuels, par exemple, sont plus grands pour les femmes. Il faut au
demeurant prendre acte du fait que, de plus en plus, le viol est reconnu
comme étant une violation aussi grave que la torture et la disparition forcée, et
c’est donc un crime qui demande réparation.
Mais, poussant plus loin la réflexion, il faut considérer également la position
de dépendance de la femme dans de nombreuses sociétés. Lorsque l’homme
disparaît, la femme doit faire vivre ou au moins survivre la famille, dans un
contexte où souvent elle est illettrée, n’a pas le droit d’être propriétaire de la
terre qu’elle occupe et n’a pas de capital social. Autrement dit, elle est déjà
marginale et elle risque d'être encore plus marginalisée après la disparition
d'un homme dans sa famille.
54
Mécanismes de la justice transitionnelle
Un problème additionnel qui s'inscrit dans le prolongement des questions de
genre et qui lui est directement lié est celui du sort des enfants conçus suite à
un viol et dont les femmes ont la responsabilité, un fait qui n'est pas rare
pendant un conflit.
Tels sont les trois points que je souhaitais mettre en évidence : les crimes dont
les femmes sont victimes ; les effets dits « secondaires » des crimes contre les
hommes, surtout dans une société patriarcale ; et, enfin, le sort des enfants
conçus lors d'un viol.
Un exemple tiré du programme de réparations proposé par la Commission de
vérité et réconciliation de Sierra Leone illustre bien cette problématique. La
commission avait été mandatée pour émettre des recommandations en vue de
l'élaboration d'un programme de réparations, suite aux violations massives
des droits de l'homme qui ont eu lieu pendant le conflit en Sierra Leone,
touchant la majorité de la population, hommes, femmes et enfants. Examinons
comment ces recommandations ont répondu à l’exigence de prendre en
compte les effets différentiels des violations des droits fondamentaux sur les
femmes :
• En premier lieu, au niveau de la procédure, la commission a beaucoup
fait pour inviter et inclure des femmes dans ses délibérations ;
• Deuxièmement, la commission a défini les bénéficiaires des réparations
en fonction de la vulnérabilité résultant des abus, et non pas seulement
en fonction des abus en tant que tels. Cette stratégie permet d'accorder
une reconnaissance aux femmes et aux enfants ;
• Troisièmement, la commission a classé les violences sexuelles au même
niveau que d’autres crimes graves ;
• Quatrièmement, la commission a recommandé un ensemble de mesures
et d’avantages sociaux, parmi lesquels l’accès aux services médicaux, y
compris aux services psychologiques, ce qui est important surtout pour
les femmes victimes d’un viol ;
• Enfin, la commission a reconnu les effets de la violence non pas
seulement sur la victime elle-même, mais également sur la structure de
la famille en Sierra Leone. Les veuves de guerre par exemple ont été
reconnues comme constituant une catégorie privilégiée de bénéficiaires
de réparations.
Malheureusement, le gouvernement n’a que très relativement mis en œuvre ce
programme de réparations assez progressiste, éventualité hélas très courante
lorsqu’il s’agit de passer à la phase de mise en œuvre des recommandations
proposées par les commissions de vérité et réconciliation. Les victimes de
55
La justice transitionnelle dans le monde francophone
violations de droits de l'homme pendant le conflit en Sierra Leone — hommes
et femmes — attendent donc toujours la réparation qui leur est due.
3.5.4 Identité et réparations
Concernant maintenant l'identité et la réparation, nous avons remarqué qu'il
existe une lacune dans la connaissance systématique des relations entre les
conflits dits « identitaires » et la dimension des réparations ayant trait aux
caractères ethnique, religieux ou linguistique des victimes. C’est un problème
surtout dans les contextes postconflit (par exemple en ex-Yougoslavie, au
Rwanda, au Burundi, en République démocratique du Congo, ou en Irak), où
la politique, les perceptions, et même le sentiment de sécurité sont fortement
marqués par les affiliations des groupes.
Cela pose la question du lien entre réparations et politique à plus grande
échelle. Lorsqu'il y a un héritage d’abus systématiques contre un groupe, ou
un héritage de marginalisation en termes d’accès aux postes publics, au
marché et à l’économie, ou en termes de prise de pouvoir politique, social, ou
culturel, lorsqu'il y a un héritage d’assimilation, par exemple, la répression
d’une langue ou d’un mode de vie : comment traiter ces abus à long terme
dans le cadre d’un programme de réparations ? Va-t-on les passer sous
silence ?
Comment repenser les processus de la justice transitionnelle dans de tels cas ?
Nous avons souligné que la réparation est un moyen de restaurer la dignité
des victimes en tant que personnes et non en tant que membres d'un groupe.
Mais est-il possible de restaurer la dignité du survivant d’un génocide, par
exemple, si nous ne reconnaissons pas le caractère spécifique du crime, qui est
le fait d’avoir ciblé un groupe, et non pas tel ou tel individu ? Et si nous
reconnaissons le caractère propre du crime comme étant un crime contre un
groupe, est-ce que nous ne risquons pas la collectivisation de la culpabilité
parmi les membres de l’autre groupe, qui n’avaient peut-être pris aucune part
aux abus ?
Autrement dit, comment éviter le cycle de la politisation identitaire qui est
souvent à l'origine des conflits ?
3.5.4.1 Dilemmes de l'égalité et de la légitimité procédurales : deux
exemples
Deux exemples illustreront ces dilemmes. Le premier concerne la Commission
de vérité et réconciliation qui a été active de 2001 à 2003 au Pérou. Elle avait
56
Mécanismes de la justice transitionnelle
pour mandat d’enquêter sur une large gamme de violations des droits de
l'homme commises par le groupe rebelle Sentier lumineux et le mouvement
révolutionnaire Túpac Amaru, ainsi que par l'armée péruvienne, violations
caractérisées par des massacres, des disparitions forcées, des actes terroristes
et des violences contre des femmes.
Dans leur grande majorité, les victimes étaient des indigènes, dont la langue
maternelle était souvent le quechua. Or, aucun indigène ne siégeait dans la
commission, et aucun des membres n'était de langue maternelle quechua. La
commission mit donc un système de traduction à la disposition des indigènes
qui venaient témoigner devant elle. En mettant en place ce système, personne
n'avait pensé que la sorte de chapeau melon que portent toujours les femmes
indigènes les empêcherait d'utiliser les casques que la commission mettait à
leur disposition. Lorsque les femmes se présentèrent, le personnel de la
commission s'aperçut de l'erreur. Il fallut abandonner le système au milieu de
la procédure pour utiliser des oreillettes.
Le second exemple concerne le Tribunal pénal international pour l'exYougoslavie, qui poursuit son activité depuis 1993. Des études ont montré que
le TPIY a la confiance de 83 % de la population du Kosovo mais seulement de
8 % de la population de Serbie1. Partant de cette constatation, on pourrait
estimer, en lien avec le dilemme relevé plus haut, que les efforts du TPIY pour
juger les principaux responsables de crimes de guerre et de crimes contre
l'humanité n'ont pas contribué de manière fondamentale à réconcilier les
différents groupes entre eux.
Le premier exemple montre les problèmes concrets tels qu'ils sont et une
procédure équitable telle qu'elle devrait être : organisation, méthodes
d'investigation, choix du personnel, technologies, proximité, etc. Une question
se pose : comment la procédure peut-elle assurer que la justice rendue soit
équitable envers tous les groupes ? Faudrait-il prévoir des procédures
spéciales pour les minorités, et si oui, quelle serait la meilleure méthode pour
que la mise en œuvre soit à la fois efficace et équitable à l'égard de tous ?
Le second exemple met le doigt sur le problème de la légitimité, et sur les
différences de perception de la légitimité par les différents groupes en cause,
lorsque la dynamique politique d'un pays se focalise sur des questions
identitaires. La question qui se pose est alors de savoir comment combler le
fossé qui sépare les différentes perceptions, afin d'aider à convaincre tous les
______________________
1
International Institute for Democracy and Electoral Assistance, South East Europe
Public Agenda Survey -Summary 2002. Cf.
http://archive.idea.int/balkans/survey_summary_intl_inst.htm
57
La justice transitionnelle dans le monde francophone
groupes de la légitimité des mesures de la justice transitionnelle. Et comment
faut-il s'y prendre pour que les mesures de justice transitionnelle amènent
tous les groupes à avoir confiance dans les institutions politiques ?
Les questions de l'égalité des procédures et de la légitimité procédurale sont
ainsi les problèmes centraux — et les enjeux — auxquels nous sommes
confrontés lorsque nous voulons mettre en place un processus de réparation à
la suite de crimes de masse qui ciblent un groupe. Il y a en fait peu d'exemples
de mesures de justice transitionnelle qui aient réussi à traiter les crimes contre
les groupes identitaires comme étant dus à ce qu'ils sont des groupes
identitaires, mis à part le travail qui a trait à la sauvegarde de la mémoire du
passé. La raison en est que, sauf dans les cas de génocide, ces mesures ont trop
souvent négligé le fait que les crimes étaient liés à la notion de groupe et que
leur impact est différent sur les groupes marginalisés. Les mesures se sont
plutôt concentrées sur les atteintes à la personne, généralement sur les
atteintes à l'intégrité physique de la personne. Les crimes massifs tels que les
expropriations qui frappent souvent les groupes minoritaires ne sont
généralement pas traités par les activités de justice transitionnelle. Et la
marginalisation systématique est habituellement traitée par le biais de
réformes politiques ou constitutionnelles, de lois électorales, de politiques
préférentielles, ou encore par la garantie des droits des minorités, etc.
3.5.4.2 Programme de réparations mis en place aux États-Unis pour les
Américains-Japonais internés pendant la Seconde Guerre mondiale
Malgré ces défis, quel potentiel existe-t-il pour que les programmes de
réparations réalisent leurs buts normatifs dans des contextes fortement
marqués par des conflits ou des revendications identitaires ?
Un exemple qui permet d'éclairer cette discussion concerne un programme
mis en place aux États-Unis, en tant que réparation de l'internement des
Américains d'origine japonaise et des immigrants japonais pendant la Seconde
Guerre mondiale, programme qui a pris beaucoup de temps à se mettre en
place. En 1988, le Congrès américain a approuvé le versement de 1,2 milliard
de dollars américains à titre de réparation et a autorisé le président à présenter
des excuses officielles pour l'incarcération injustifiée de quelque 120 000
Américano-Japonais, dont 70 000 étaient citoyens américains. Je souhaiterais
souligner dans cette politique plusieurs aspects qui entrent dans le cadre de
mon propos.
• Premièrement, en termes de procédure, le programme a puisé une large
information auprès des groupes de victimes et de la société civile, et, en
fait, il a fonctionné en partenariat avec des groupes de la société civile,
58
Mécanismes de la justice transitionnelle
en vue d'identifier les bénéficiaires potentiels. Une intense campagne de
communication, dont le financement était assuré, a permis des actions
en particulier par les groupes eux-mêmes, ce qui a renforcé la légitimité
du processus ;
• Deuxièmement, sans être particulièrement complexe, ce programme de
réparations mélangeait compensations matérielles et gestes
symboliques : un versement unique de 20 000 dollars américains, ainsi
qu'une lettre d'excuses signée par le président des États-Unis. La
conjonction des deux mesures représentait une authentique
reconnaissance de responsabilité et des revendications des victimes,
ainsi qu'un engagement du gouvernement à protéger les libertés civiles
de tous les Américains, sans discrimination, ce qui a accru la confiance
dans les institutions publiques et dans les droits des citoyens ;
• Troisièmement, les montants versés étaient relativement modestes selon
les normes américaines. En fait, le versement avait pour objet non pas de
rétablir les victimes dans un statu quo antérieur, ce qui, de toute façon,
aurait été impossible, mais plutôt de permettre aux victimes de
retrouver leur dignité et de savoir qu'elles ont des droits en tant que
citoyens. Ce point est important pour les programmes de réparations en
général. De nombreux États, en effet, prétendent ne pas posséder les
ressources nécessaires pour financer semblables mesures. Cet argument
n'est pas très convaincant, car il est entendu que les réparations
devraient avoir pour objet la restauration de la dignité et une
reconnaissance de la citoyenneté à part entière, et non pas le retour à un
statu quo parfaitement impossible dans le cas des crimes les plus graves.
Raison supplémentaire pour vouloir que les réparations comprennent
toute une gamme de compensations différentes, les unes matérielles, les
autres symboliques ;
• Quatrièmement, les réparations destinées aux Américains d'origine
japonaise ont provoqué du ressentiment parmi les autres groupes
identitaires qui demandèrent aussi réparation des crimes commis au
cours de l'histoire, en particulier chez les Afro-Américains qui ont
demandé des réparations pour l'héritage de l'esclavage dont ils ont
souffert aux États-Unis. Comme pour tout plan d'indemnisation par
l'État, il faut peser avec soin les effets bénéfiques liés aux compensations
versées, et les inconvénients qui pourraient en découler. Il y a là
certainement un potentiel de ressentiment intercommunautaire, car
l'attention que l'État porte à un groupe risque d'être perçue comme
portant « préjudice » à un autre groupe. De plus, il est important
d'étudier très soigneusement la structure du mode de distribution, en
vue de décider si les bénéficiaires doivent être uniquement les personnes
59
La justice transitionnelle dans le monde francophone
directement touchées ou s'étendre également à toutes les personnes qui
ont subi une forme quelconque de préjudice (par exemple, les épouses
ou les enfants de la victime d'un meurtre). Dans certaines sociétés, le
ressentiment peut survenir au sein de la famille ou de la communauté, si
certains reçoivent de l'argent de l'État et pas les autres : par exemple, une
bénéficiaire pourrait susciter le ressentiment des hommes de sa famille.
3.5.5 Conclusion
En conclusion, je souhaiterais souligner une nouvelle fois l’importance des
buts normatifs assignés aux mesures de réparations, car ils tracent la voie pour
celles et ceux qui sont chargés de développer un programme de réparations.
Les défis que constituent le genre et les revendications identitaires dans la
conceptualisation de tels programmes nous l'ont montré. Cependant, je ne le
nierai pas, il nous reste beaucoup à faire si nous voulons que nos programmes
réalisent une parfaite égalité entre les hommes et les femmes et qu'ils traitent
équitablement les dilemmes posés par les conflits identitaires.
60
Mécanismes de la justice transitionnelle
3.6 Politiques de réparation et réhabilitation des
victimes
Lucien Toulou
3.6.1 Introduction
Les sociétés en transition de la guerre à la paix ou d’un régime autoritaire à un
régime plus démocratique se trouvent inévitablement confrontées à une
obligation de réparation des dommages causés par les violations du passé.
Celles-ci résultent souvent d’atrocités commises et d’abus de droits
attentatoires à la dignité des victimes, actes auxquels la transition politique est
censée mettre fin. La notion de justice transitionnelle est construite autour de
l’idée de rendre justice aux victimes des violations des droits de l’homme dans
des contextes de transition politique. Elle sera logiquement centrée sur la
réparation des dommages causés par la société en général, ou par quelquesuns de ses membres en particulier, y compris les plus éminents d’entre eux.
Mais ce champ émergent de pratiques va au-delà du cadre des poursuites
pénales à l’encontre des bourreaux et d’autres auteurs d’abus de droits. Il ne
s’agit pas de privilégier une confrontation entre la victime et son bourreau et
de sacrifier les intérêts du premier au profit de ceux du second en cherchant à
tout prix à éviter la condamnation. Une autre approche est envisagée. Elle
entend reconnaître, réparer le dommage subi, restaurer et réhabiliter la dignité
de la victime.
3.6.2 La réparation, une obligation de l’État
La réparation est une obligation de l’État de faire face aux crimes du passé. En
cela elle doit être distinguée de la réparation comme mécanisme, parmi
d’autres, de la justice transitionnelle. Diverses politiques sont mises en
application pour corriger les violations des droits de l’homme et éviter qu’ils
ne se reproduisent à l’avenir : les poursuites pénales ; la recherche de la vérité,
notamment à travers les commissions de vérité ; les politiques spécifiques de
réparation ; les réformes institutionnelles ; la remémoration et la construction
d’une mémoire collective. Les politiques de réparation comme moyen de
restauration de la dignité des victimes sont donc à la fois une obligation
morale de l’État et une opportunité de promouvoir les efforts de réconciliation
au travers d’un système de compensation, afin de répondre aux préjudices
que les victimes ont subis ou aux opportunités perdues suite à la violation de
leurs droits.
61
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Les politiques de réparation se basent sur les droits inaliénables et sacrés des
victimes et cherchent à rétablir leurs droits bafoués. En général, « l’idée
maîtresse est de rétablir l’état des choses tel qu’il aurait dû advenir en
l’absence des facteurs justifiant la réparation »1. En faisant le lien entre le passé
et l’avenir, les politiques de réparation doivent nécessairement accompagner
et appuyer les exigences de justice, de vérité et de responsabilité. L’aveu des
atrocités commises suscite souvent des demandes de réparation qu’il incombe
aux autorités politiques de prendre en compte.
De la même manière, des réformes institutionnelles sont nécessaires pour
prouver la volonté politique des dirigeants de transformer, de manière
radicale, des institutions violant régulièrement les droits de l’homme. Bref, la
justice transitionnelle étant une approche globale et intégrée de la justice, les
réparations doivent être articulées avec les autres mécanismes de restauration
de la dignité des victimes.
3.6.3 Politiques de réparation ou politiques publiques en général ?
Les politiques de réparation au profit des victimes d’atrocités ne sont pas à
confondre avec les politiques publiques classiques de l’État. Elles ne sont ni
des politiques sociales en faveur des couches sociales les plus défavorisées de
la population ni des politiques économiques ou de développement de l’État
désireux de corriger les déséquilibres causés par un gouvernement antérieur
ou de reconstruire un pays dévasté par la guerre. Elles visent à réhabiliter les
victimes. Elles constituent des politiques de reconnaissance officielle par l’État
de la barbarie du passé et cette reconnaissance induit une acceptation de la
responsabilité vis-à-vis des préjudices subis et des dommages à réparer. Dans
ce sens, les réparations sont un moment de vérité.
3.6.4 Plusieurs formes mais un objectif : la réhabilitation des victimes
De plusieurs ordres, les politiques de réparation sont des politiques qui
honorent les disparus, réhabilitent et réconfortent les survivants en visant la
restauration de leur dignité bafouée. L’élaboration d’une politique de
réparation pose de nombreux problèmes compte tenu de l’enjeu même de ce
mécanisme de la justice transitionnelle : compenser un dommage subi par la
victime, lui apporter le réconfort psychologique et matériel nécessaire. Bref il
______________________
1
62
JEWSIEWICKI, Bogumil, « Héritages et réparations en quête d’une justice pour le
passé et le présent », Cahiers d’études africaines, n° 173-174, 2004, p. 7.
Mécanismes de la justice transitionnelle
s’agit de donner de nouvelles raisons de croire en la vie, alors que, malgré
tout, le passé atroce ne s’oblitère pas aussi vite que la victime elle-même
pourrait parfois l’espérer et que la réparation n’efface pas toujours
entièrement le préjudice subi. Il est dès lors impératif que toute politique de
réparation respecte quelques exigences minimales notamment l’adéquation
avec la nature des dommages causés, la participation des victimes au
processus de prise de décision y relatif et l’équité dans la mise œuvre des
programmes de réparation.
3.6.5 Les diverses formes de réparation
Étymologiquement, réparer signifie restaurer ou soulager la victime d’un tort.
La réparation peut être réalisée, entre autres, de trois manières différentes : en
restituant les biens ou le cadre de vie (économique, politique, etc.) ; en
reconnaissant la responsabilité du tort commis ; en rétablissant la relation
dégradée par le tort subi2. Les politiques de réparation renvoient donc à un
ensemble de mesures correctives qui vont de la restitution à la garantie de la
non-répétition en passant par la compensation et la réhabilitation3. La
restitution touche les atteintes à la propriété ou aux droits. Elle fait partie
intégrante de l’obligation de restitution imposée à l’État par les règles du droit
international.
3.6.6 La Cour pénale internationale et les réparations
Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale4 définit la réparation
comme une mesure correctrice qui inclut la restitution, la compensation et la
réhabilitation. A la fin d’un régime autoritaire ou lors du retour à la paix après
une période de guerre civile, il est requis du gouvernement en place, qu’il
restitue aux victimes leurs biens et leurs droits. Les diverses mesures visées
par la restitution concernent l’assistance accordée aux populations ayant été
déplacées ou transférées de force ou ayant vu leurs terres confisquées. Elles
visent à assurer la restauration des libertés, des statuts sociaux perdus, des
droits attachés à la citoyenneté ou encore le retour dans leurs positions
publiques de personnes qui en avaient été chassées.
______________________
2
APPIAH, Kwame Anthony, « Comprendre les réparations. Une
préliminaire », Cahiers d’études africaines, n° 173-174, 2004, pp. 25-40.
réflexion
3
Voir, par exemple, HAYNER, Priscilla B., Unspeakable Truths. Facing the Challenge of
Truth Commissions, Routledge, New York and London, 2001, p. 171.
4
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, 17 juillet 1998.
63
La justice transitionnelle dans le monde francophone
De fait, le Statut de Rome contient des dispositions novatrices en ce qui
concerne les victimes et prévoit, dans son article 68, la participation des
victimes5 et la mise en place d’une division d’aide aux victimes. Un fonds au
profit des victimes a également été créé par le Statut de Rome6, qui pourra être
alimenté par des ressources provenant des amendes et des ordonnances de
réparation prononcées contre les personnes condamnées ainsi que par des
contributions volontaires versées par des gouvernements, des organisations,
des sociétés ou des particuliers.
L’exécution de l’obligation de restituer pose quelques problèmes dans la
pratique en raison de la difficulté à restaurer entièrement les pertes
consécutives à des violations des droits de l’homme. Évaluer de telles pertes
n’est jamais une tâche aisée et satisfaire entièrement les prétentions des
victimes relève souvent de la gageure. Il s’avère plus aisé d’offrir des
compensations adéquates et équitables sous une forme monétaire pour tenter
de redresser rétrospectivement les torts infligés aux victimes. Si la restitution
et son corollaire, la compensation, constituent des prestations directes offertes
aux victimes ou à leurs ayants droits, la garantie de la non-répétition exige de
l’État qu’il prenne toutes les mesures institutionnelles nécessaires afin d’éviter
que des faits similaires ne se reproduisent à l’avenir.
Il appartient à l’État de poursuivre et de punir ceux qui se sont rendus
coupables d’atrocités, de défendre et de protéger leurs victimes, dans une
perspective à court et moyen termes. Dans le long terme, il lui incombe
notamment de s’assurer de la mise en œuvre de mesures dissuasives contre les
méfaits des premiers et qui soient suffisamment fortes pour assurer aux
seconds que leurs droits ne seront plus jamais bafoués. Cela passe notamment
par l’adoption d’une législation appropriée et l’éducation de tous aux droits
de l’homme. La réparation est donc à la fois un mécanisme rétrospectif et
prospectif.
3.6.7 Réparations matérielles et symboliques
Les réparations peuvent être classées selon deux critères : selon leur nature et
selon l’identité de leurs bénéficiaires. Selon leur nature, on distingue les
réparations matérielles et les réparations symboliques. Les réparations
peuvent être d’ordre matériel et prendre la forme d’indemnisations, de
dédommagements ou d’autres mesures concrètes pour réparer les torts causés
______________________
64
5
Ibid., art. 68.
6
Ibid., art. 79.
Mécanismes de la justice transitionnelle
aux personnes et rétablir l’harmonie dans les collectivités. Il s’agit souvent de
paiement de sommes d’argent, de prestations diverses ou d’allocations (santé,
éducation, emploi, transports publics, etc.). Les réparations peuvent
également revêtir un caractère symbolique lorsqu’elles se manifestent par une
reconnaissance solennelle ou des excuses officielles, par la construction de
monuments commémoratifs, par des gestes aussi simples que l’attribution de
nouveaux noms (de victimes par exemple) à des rues ou des parcs, la
restauration de la citoyenneté, la délivrance des certificats de décès pour les
personnes « disparues », l’exhumation des corps des victimes de meurtre ou
d’assassinat pour leur offrir une sépulture décente, etc.
Contrairement aux réparations matérielles, les réparations symboliques
n’exigent pas toujours la mobilisation d’importantes ressources financières et
sont le plus souvent un complément nécessaire aux réparations financières.
Elles ont aussi un spectre de bénéficiaires plus élargi. En hommage aux
victimes d’atrocités, un parc, une rue, un monument ou un musée nommés ou
érigés en hommage aux victimes ne profitent pas moins à l’ensemble de la
collectivité pour qui ces espaces peuvent être une source d’attraction, un bien
culturel, un lieu de mémoire ou un espace de recueillement. Ils contribuent
dès lors à créer un espace de solidarité et à ressouder la mémoire collective
autour des victimes. Ici, on transcende le paradigme traditionnel des droits
individuels, ce paradigme n’étant plus suffisant pour apporter des remèdes
adéquats parce que les dommages ont été infligés à la mémoire collective.
Quant à la distinction selon l’identité des bénéficiaires, les réparations sont
tantôt individuelles, tantôt collectives. Individuelles, les réparations visent des
particuliers et ont pour objectif de redresser les torts qu’ils ont
personnellement subis. Elles sont collectives lorsqu’elles sont accordées aux
groupes ou aux collectivités lésés, des groupes entiers, ethniques, religieux ou
autres qui ont souffert collectivement.
3.6.8 Les dilemmes de la réparation
Comme l’ensemble des pratiques de justice en contexte de transition, les
politiques de réparation obéissent le plus souvent à des choix difficiles devant
concilier plusieurs impératifs à la fois.
Premièrement, l’équilibre précaire entre les options répressives (poursuites
pénales) et celles dites « rémissives » (politiques du pardon, d’amnésie ou
d’amnistie) peut souvent avoir pour effet pervers de constituer un solde de
tout compte pour l’État qui accorde des réparations ou présente officiellement
des excuses aux victimes d’atrocités. Tout le problème est de savoir comment
offrir un réconfort psychologique aux victimes en leur octroyant des
65
La justice transitionnelle dans le monde francophone
réparations sans pour autant transformer celles-ci en indécente contrepartie
matérielle pour l’obtention d’un pardon difficile. C’est pourquoi « le
versement de réparations sans une documentation établissant les faits et une
reconnaissance de la vérité, ou sans efforts authentiques visant à réformer les
institutions, peut être interprété comme un manque de sincérité —
l’acquittement du prix du sang »7. Des réparations matérielles sans processus
complémentaire de recherche de la vérité peuvent être perçues comme une
tentative d’achat du silence et du pardon des victimes privées des aveux de
leurs bourreaux.
Certaines politiques de réparation peuvent même brouiller les efforts de
réconciliation si elles assimilent les mécanismes de réparation au profit des
victimes aux divers dispositifs amnistiants dont bénéficient les bourreaux. Si
l’on admet logiquement qu’une réparation complète est impossible, la
réparation seule ne suffit pas à soulager les victimes de leur douleur. La
réparation n’est pas une alternative aux poursuites pénales ou à la recherche
de la vérité ; elle est complémentaire des unes et de l’autre. La réparation par
l’État n’est ni une décharge des torts, ni un mécanisme de limitation de
responsabilité des auteurs de crimes et d’abus les plus flagrants. Elle implique
l’obligation de prendre en charge les victimes, matériellement et
psychologiquement, dans le but d’apaiser leur colère et de faire en sorte que
de tels actes ne se répètent plus à l’avenir.
Deuxièmement, la réparation est généralement un acte de rémission adopté
par les nouveaux gouvernants. La charge des mécanismes de réparation
incombe souvent non pas aux autorités sous le gouvernement duquel les
crimes ont été commis mais aux régimes qui leur succèdent. Ceux-ci se
retrouvent ainsi avec un agenda socio-économique surchargé et c'est vers eux
que convergent toutes les critiques en cas de non-satisfaction des demandes de
réparation. Comme si l’innocent devait réparer les crimes du coupable !
La situation est pourtant plus complexe. Certes, ce n’est pas parce qu’un
gouvernement promet des réparations aux victimes des atrocités du passé
qu’il doit automatiquement être considéré comme repentant. Il n’est pas exclu
que l’indemnisation des victimes obéisse à des contingences politiques
indifférentes à la douleur des victimes. Mais le théâtre de violence dans lequel
se déroulèrent les atrocités ne met pas en scène les bourreaux d’un côté, et les
victimes, de l’autre. Ceux qui ont vu et laissé faire ne sont pas que des
______________________
7
66
BORAINE, Alex, « La justice transitionnelle : un nouveau domaine », Allocution
prononcée lors du colloque Réparer les effets du passé : réparations et transitions vers la
démocratie, Ottawa, Canada, 11 mars 2004, p. 5. Voir :
http://www.idrc.ca/uploads/user-S/10899187131Discours_d'Alex_Boraine.doc
Mécanismes de la justice transitionnelle
innocents ; les comparses et les spectateurs passifs ont leur part de
responsabilité pour avoir simplement été là. Par ailleurs, certains ont tiré un
bénéfice indirect de la souffrance des victimes. D’autres ont souffert d’être de
ceux qui durent faire pression pour que l’avenir soit radicalement différent du
passé dans une société qui a bafoué la dignité humaine. En fait, les réparations
sont une des pierres angulaires de la réconciliation des sociétés divisées.
Qu’elles aient pris part ou non aux atrocités, les autorités qui décident des
réparations ont pour objectif majeur de rétablir la légitimité du gouvernement
auprès des populations tout en tentant de restaurer les victimes dans leur
dignité. C’est l’une des voies pour jeter les bases d’une réconciliation durable,
rétablir la confiance des citoyens en leurs institutions, refonder le lien social,
bref « lever le deuil du passé » pour « parvenir à la réconciliation »8.
Troisièmement, les politiques de réparation impliquent souvent, mais pas
exclusivement, la mobilisation d’importantes allocations budgétaires par des
gouvernements faisant déjà face à d’autres priorités. Il arrive souvent que les
autorités aient la volonté politique d’accorder des réparations aux victimes
mais qu’elles n’aient pas l’argent nécessaire pour financer les réparations
symboliques et matérielles exigées. La difficulté est aggravée par le nombre de
victimes à indemniser. Trop nombreuses, les victimes ne pourraient recevoir
que des montants insignifiants et ridicules. Si en revanche des critères
restreints réduisent le nombre de bénéficiaires éligibles, de nombreuses autres
victimes qui mériteraient réparation se verraient exclues. Politiquement, de
tels gouvernements peuvent donc se retrouver dans la position de promettre
des prestations qu’ils n’ont pas toujours la capacité réelle d’offrir aux victimes.
Plusieurs canaux peuvent servir pour la collecte des ressources appropriées :
l’impôt, un fonds de solidarité, une taxe spéciale de réparation, une ligne
budgétaire spécifique, la saisie des avoirs des anciens dictateurs ou de tout
autre bien mal acquis, la mise à contribution des entreprises nationales et
multinationales ayant profité de la situation. Outre de nombreuses difficultés
à disposer de ces ressources dans la pratique, d’autres problèmes sont
susceptibles d’apparaître. Ils sont relatifs à l’existence ou non d’un consensus
au sein de la société autour des modalités de la réparation, à l’apparition de
nouveaux clivages ou à l’exacerbation de ceux qui existaient déjà, clivages
résultant de la mise en œuvre des politiques de réparation elles-mêmes au sein
de pays suffisamment meurtris par des années de guerre, d’autoritarisme ou
d’atrocités.
______________________
8
JEWSIEWICKI, Bogumil, « Lever le deuil du passé, parvenir à la réconciliation »,
Cahiers d’études africaines, n° 173-174, 2004, p. 419-434.
67
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Quatrièmement enfin, la plupart des sociétés faisant face aux défis de la justice
transitionnelle sont des pays en développement où tout est souvent à
reconstruire. L’immense majorité des citoyens est privée de ses droits
économiques et sociaux. Il en résulte que le spectre des dommages peut aller
au-delà des témoignages directs des victimes qui acceptent de parler ou dont
les violences ont été documentées. Les autorités peuvent alors décider de
lancer une politique de réparation collective qui, dans les faits, pourrait
s’assimiler à une politique d’assistance aux couches sociales les plus
défavorisées. Il se pose alors le problème de la conciliation des exigences du
développement avec les justes revendications de réparation. Or, en ayant une
conception élargie de la notion de victimes, les autorités se retrouvent à leur
asséner le coup de grâce les privant de la reconnaissance psychologique
réconfortante de leur statut de victimes, et pire encore si elles ne les associent
pas à la mise en place de ces mesures. Ces contraintes politiques et
économiques imposent quelquefois des choix qui frustrent les victimes alors
que ces choix sont censés contribuer à restaurer leur dignité. D’ailleurs, si les
politiques publiques et d’autres initiatives sociales sont des droits dont les
citoyens attendent satisfaction de la part de l’État, elles n’ont en soi aucun effet
réparateur. Quand bien même auraient lieu des atrocités, les autorités
continueraient à se préoccuper de la satisfaction des besoins fondamentaux
des populations. Ce sont les atrocités qui rendent nécessaires les réparations,
les politiques publiques répondent à d’autres impératifs de la gestion
quotidienne du gouvernement. Autrement dit, les politiques de réparation
sont une réponse aux demandes des victimes, à la différence des politiques
sociales classiques. Pour éviter d’aggraver la colère des victimes et de
provoquer leur ressentiment, une bonne politique de réparation doit alors
satisfaire à quelques exigences minimales : elle doit être adéquate, inclusive,
équitable, dissuasive et restauratrice.
3.6.9 Les conditions d’une politique de réparation acceptable
L’adéquation entre le préjudice subi et sa réparation est une condition
nécessaire pour une politique de réparation acceptable. Elle renvoie d’une part
à la relation causale entre la violation des droits commise et la souffrance
infligée, d’autre part à la relation entre le tort et son redressement. Cela
implique une identification préalable des catégories de souffrance
(économique, physique, psychologique). C’est sur cette base qu’une
catégorisation des indemnisations peut être établie, avec toutes ses
considérations morales difficiles, notamment en cas de perte d’un membre de
la famille, de viol, d’amputation, etc. Il faudrait aussi trouver un équilibre
entre les souffrances qui resteront à jamais présentes et une réparation
octroyée en une seule fois, ou à travers des versements consécutifs. Toute la
68
Mécanismes de la justice transitionnelle
reconnaissance du monde entier et les excuses les plus émues des
gouvernements, voire une assistance matérielle, peuvent aider à faire le deuil
des êtres chers, mais elles ne font pas spontanément tourner la page.
En plus de l’offense, l’adéquation entre le préjudice subi et la réparation
suppose que la compensation soit basée sur les besoins exprimés par les
victimes. L’équité d’un programme de réparations se mesure non seulement
par rapport à l’adéquation entre le préjudice subi et la réparation accordée
mais, plus globalement, par sa capacité de répondre de manière spécifique à la
fois aux besoins de restauration de la dignité de la victime, au problème
délicat de la sélection des victimes ou des ayants droit, à l’impératif de
réconciliation de la société autour de nouvelles valeurs (égalité, solidarité,
inclusion, etc.).
Les politiques de réparation doivent être formulées et mises en œuvre de telle
sorte qu’elles recueillent l’assentiment des victimes. Celles-ci doivent
impérativement participer à la définition des politiques de réparation conçues
pour leur réhabilitation. Il n’est pas d’autre reconnaissance des victimes que
leur inclusion au processus rétrospectif de redressement des torts qu’elles ont
subis et à celui, prospectif, d’invention d’un avenir qui soit différent de leur
passé. Des consultations et autres débats publics doivent être organisés pour
participer aux efforts de réhabilitation de ceux qui ont souffert ; de simples
décisions gouvernementales unilatérales de réparation ne suffisent pas; elles
peuvent même donner l’impression de forcer la main aux victimes ou n’être
que l’expression de la magnanimité de dirigeants légitimés uniquement par
leur prétention à redresser les torts du passé.
Rien ne doit donc être imposé aux victimes, des réparations financières aux
diverses commémorations de dates clés, des monuments aux rues en passant
par des musées, lieux divers auxquels elles sont censées pouvoir s’identifier, et
grâce auxquels elles pourraient se reconnaître. Les victimes ne demandent
souvent pas autre chose que de pouvoir bénéficier de conditions de vie
meilleures pour elles-mêmes, pour leurs enfants, pour les survivants. Elles
exigent rarement des compensations financières élevées qui pourraient laisser
croire qu’elles marchandent leur souffrance et mettent à prix leur pardon en
quantifiant les peines qui leur ont été infligées. Pourtant, le versement de
modiques sommes d’argent aiderait à satisfaire aux besoins les plus
élémentaires de la plupart d’entre elles.
Une bonne politique de réparation doit également être dissuasive, capable
d’inverser le sens de la dette entre le bourreau et sa victime. A travers une
réhabilitation psychologique de la victime, une telle politique doit pouvoir
faire passer celle-ci d’un statut d’individu bafoué dans ses droits à un statut de
titulaire de droits inaliénables et sacrés reconnus par l’ensemble de la société.
69
La justice transitionnelle dans le monde francophone
De manière concomitante, elle doit garantir la non-répétition. Une bonne
politique de réparation doit pouvoir apporter des réponses concrètes à la
demande du « plus jamais ça » à la fois aux victimes, à leurs bourreaux et à
toute la société qui a laissé de telles atrocités être commises.
3.6.10 Conclusion
En somme, les politiques de réparation ne sont pas isolées des autres
mécanismes de la justice transitionnelle. Pour contribuer efficacement au
processus de réconciliation postconflit, elles doivent aller à la rencontre des
demandes de justice, d’éclatement de la vérité, d’établissement des
responsabilités sur les méfaits du passé. Elles peuvent être réalisées en
prolongement d’une commission de vérité dont le rapport final
recommanderait explicitement que des mesures financières et non financières
soient prises en vue de redresser les torts infligés. Elles peuvent aussi résulter
de poursuites judiciaires engagées contre des individus ou des États qui ont
cautionné ou commis d’effroyables crimes. Il s’agit à chaque fois, pour l’État
qui octroie des réparations, d’assumer une de ses obligations morales : apaiser
la colère des victimes. De ce point de vue, le rôle psychologique de ce
mécanisme de rétablissement de l’état des choses est fondamental. Il est
l’occasion pour l’État de reconnaître tous les abus qui ont été commis et de
présenter officiellement des excuses aux victimes, au nom de toute la
collectivité.
70
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4
La justice transitionnelle dans tous ses états :
études de cas
4.1 Justice transitionnelle et construction d’une paix
durable : des agendas complémentaires
Mô Bleeker
4.1.1 Introduction
La question que j’aimerais partager avec vous est de savoir si et comment la
justice transitionnelle peut être un instrument pertinent au service de
l’accompagnement de ces transitions de la dictature à la démocratie, de la
guerre à une paix durable.
En ce qui concerne le passage de la guerre à la paix, rappelons tout d’abord
que la nature des conflits s’est modifiée dans les dernières décennies et que
ceci a une influence énorme sur la manière dont on peut mettre fin à ces
conflits. A titre d’exemple en 2000, 33 conflits avaient lieu à l’intérieur de
frontières nationales et seulement deux impliquaient des pays voisins. Un
cinquième seulement des accords de paix conclus entre 1989 et 2000 ont
débouché sur une paix durable, le reste a débouché sur des cessez-le-feu, mais
la paix n’est pas encore une réalité et la situation de transition semble
s’installer de manière permanente.
Parallèlement, en ce qui concerne les droits de l’homme, la lutte contre
l’impunité et la reconnaissance des droits des victimes, on a assisté à un
développement important de normes et standards internationaux au cours des
dernières décennies. L’émergence de la victime comme sujet de la
transformation et la poursuite de l’instauration de garanties de non-répétition
sont de grands acquis sur lesquels reposent les principes de la justice
transitionnelle.
Toutefois, et peut-être même en raison de la complexité liée aux sorties de
conflit ou de régime autoritaire, on peine encore terriblement à mettre en place
de véritables stratégies holistiques dans ce domaine. De fait sur le terrain, les
processus dont nous parlons sont d’une complexité énorme et nous sommes
bien loin d’avoir balisé les processus de transition de repères suffisants.
71
La justice transitionnelle dans le monde francophone
4.1.2 Traitement du passé et transformation des conflits
Au sein du Département fédéral des affaires étrangères de Suisse, dans notre
division qui s’occupe de la promotion de la paix, des droits de l’homme et de
la sécurité humaine, nous avons choisi d’utiliser le terme de traitement du passé
que nous associons avec transformation des conflits, plutôt que justice
transitionnelle, afin de ne nous restreindre ni au terme de justice, ni au terme
de transitionnel. Nous avons pensé que, malgré toutes les difficultés que cela
pourrait occasionner, notre démarche devait s’inscrire au carrefour entre la
lutte contre l’impunité, la promotion des droits humains, de l’état de droit et
la construction d’une sortie durable du conflit. Et que nous ne pouvons perdre
de vue aucun de ces éléments, à aucun moment.
C’est donc depuis ce carrefour complexe que nous nous posons la question de
savoir comment contribuer à l’identification et à la réalisation de l’éventail de
mesures de justice transitionnelle et de promotion de la paix à conjuguer dans
un sens constructif et complémentaire, orienté vers la réconciliation.
4.1.3 Les piliers de la justice transitionnelle et de la réconciliation
Le rapport du Secrétaire général des Nations Unies d’août 2004 nous propose
une définition acceptable de la justice transitionnelle : « les divers processus et
mécanismes mis en œuvre par une société pour tenter de faire face à des
exactions massives commises dans le passé, en vue d’établir les
responsabilités, de rendre la justice et de permettre la réconciliation. Peuvent
figurer au nombre de ces processus des mécanismes tant judiciaires que non
judiciaires, avec (le cas échéant) une intervention plus ou moins importante de
la communauté internationale, des mesures pénales contre des individus, des
indemnisations, des enquêtes visant à établir la vérité, une réforme des
institutions, des mesures d’épuration, ou une combinaison de ces mesures »1.
L’établissement des faits et la justice jouent un rôle fondamental. Ces derniers
sont indissociablement liés au fait que la réhabilitation des victimes (au travers
notamment du volet de compensation) doit également viser à ce qu’elles
puissent jouir à nouveau pleinement de leur statut et leurs droits de citoyen.
Dans ce cadre aussi, les mesures de réforme institutionnelle, jouent un rôle
crucial pour rétablir la confiance entre citoyens et État, mais surtout parce
______________________
1
72
Rapport du Secrétaire général des Nations Unies au Conseil de sécurité sur le
Rétablissement de l’état de droit et l’administration de la justice pendant la période de
transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, S/2004/616, 23
août 2004, para. 8, p. 7.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
qu’elles pourraient contribuer à l’établissement des garanties de nonrépétition. Corollairement, nous comprenons que cette transition doit
conduire à ce que l’État assume ses responsabilités pleines et entières vis-à-vis
de l’ensemble de ses citoyens. On comprendra que ces éléments doivent se
combiner judicieusement avec les autres agendas du développement, de la
sécurité, de la bonne gouvernance pour ne citer qu’eux. Enfin, dans le cadre de
ces transitions de guerre à paix, de dictature à démocratie ou de régime
totalitaire à régime démocratique, je comprends le terme de réconciliation
comme l’élaboration progressive d’un nouveau pacte sociétal.
Ces clarifications de vocabulaire apportées, je souhaiterais partager quelques
réflexions avec vous, approfondir quelques tensions et finalement tenter de
dégager quelques principes.
Lorsqu’on use les termes de « justice transitionnelle », on observe
généralement que le terme de transitionnel recouvre des situations très
disparates ; le passage du postapartheid, postdictature, postgénocide,
postguerre à une autre « situation » qui se réfère à l’état de droit, la
démocratie, la bonne gouvernance ou d’autres termes dont l’étymologie
pourrait être discutée. Dans ce binôme, le concept « justice » subsume de
multiples intentions normatives, éthiques, politiques, mais aussi des actions
punitives, de guérison, de réconciliation, le rétablissement de l’état de droit, la
lutte contre l’impunité par exemple.
Dans le cadre de cette extension de vocabulaire, il nous importe toutefois de
réaffirmer d’une part, que la justice transitionnelle n’est que transitionnelle et
qu’elle ne doit pas devenir permanente, dans le sens d’une justice « bon
marché ». D’autre part, que de telles mesures doivent viser à déboucher sur
l’état de droit, la réalisation des mesures assurant la non-répétition et la
promotion d’une paix durable. La transition doit déboucher sur du
structurellement établi. Elle doit aussi déboucher sur un « renversement de
perspective » : le passage d’une gestion violente des conflits à la gestion non
violente des conflits, le passage des situations d’exclusion à des processus
d’inclusion, à la construction d’un bien commun, le passage de la méfiance à
la confiance civique.
4.1.4 La nature des situations dans lesquelles des processus de justice
transitionnelle ont lieu
Les stratégies de sortie des conflits, dictatures ou régimes totalitaires
dépendent fortement des contextes dans lesquels ces processus ont lieu, de
leur histoire, de leur culture, du nombre de victimes, de la durée de la
répression, de la nature des acteurs etc. Toutefois, si nous devions procéder à
73
La justice transitionnelle dans le monde francophone
une « photographie instantanée » des pays qui vivent ces processus de justice
transitionnelle, nous pourrions observer à grands traits ce qui suit :
• La majorité de ces pays ont été marqués par de longs conflits internes
prolongés, dans lesquels les parties en conflit ne correspondent plus
forcément aux divisions classiques gauche/droite, externe/interne, mais
à un enchevêtrement d’alliances ou d’oppositions à dénomination
multiple ;
• Notons également la présence, active ou passive, d’acteurs externes qui
ont pesé ou pèsent de tout leur poids dans le conflit ;
• La population civile est la victime principale de ces guerres ou des
violations commises. Tant que les questions d’impunité et de
réintégration n’ont pas été réglées de manière adéquate, victimes et
auteurs de crime se côtoient souvent sur un même territoire ;
• L’exil accule une partie de la population soit à chercher refuge à
l’étranger soit à devenir ce qu’on appelle des IDPs (internally displaced
persons), à savoir des déplacés internes, réfugiés sans droits ni sécurité
sur leur propre territoire, parfois même sans identité ;
• Les inégalités et l’exclusion, voire le racisme, sont cimentées
structurellement et symboliquement ;
• L’État est souvent absent voire fragile. Quand il est présent, il est
souvent autoritaire ou corrompu ;
• Des structures de pouvoir parallèles, parfois liées à des factions
militaires, au crime organisé, ou aux chaînes de corruption, se sont
créées et sévissent dans des institutions étatiques, hors de tout contrôle
démocratique, et plus largement encore dans la société ;
• La culture de violence, autoritaire, souvent machiste est dominante. La
« culture de participation politique » est (au niveau national) souvent
faible, ou seulement émergente ;
• La société civile est souvent divisée, voire aussi considérablement
affaiblie, notamment si le conflit a été particulièrement violent et long.
Les militants pour les droits de l’homme et les opérateurs de justice et
des médias ont souvent été les victimes ciblées de violations graves et
systématiques ; la disparition forcée en est une parmi d’autres ;
• Les structures étatiques (justice, sécurité, éducation, etc.) ne sont souvent
que partiellement accessibles, voire pas du tout ;
74
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
• Des groupes culturels, religieux, politiques ou ethniques non issus de la
majorité dominante sont structurellement exclus, avec des connotations
plus ou moins racistes ;
• Ces pays sont en majorité ceux dont le PIB n’est pas élevé et dans
lesquels les inégalités économiques sont profondes, voire des pays
souffrant de façon endémique de ce qu’on appelle le « mal
développement ».
C’est dans ce genre de contexte complexe au possible, que ces efforts de justice
transitionnelle ont lieu. Et les questions immédiates qui se posent, sont celles
des priorités. Par quoi commencer ? Par le développement ou la justice ? Par la
mise en place d’institutions pour les droits de l’homme ou par le
développement d’infrastructures ? Par des projets généraux de développement ou par des programmes de compensations ? Par des élections ou une
commission de vérité ? Qui décide ? Ces « fausses contradictions » ou
oppositions ne pourront se résoudre que par un dialogue avec les différents
acteurs de la société. Il faut aborder, absolument chercher à aborder, ces
questions dans une perspective de complémentarité et le défi réside
précisément dans la capacité de les agencer dans une approche holistique. Au
cœur de ces tensions inévitables, il faudra lutter pour que l’agenda du
traitement du passé ne s’appauvrisse pas, sous prétexte d’autres urgences.
Mais revenons maintenant à la justice transitionnelle.
Nous disposons aujourd’hui de nombreux textes de référence, de normes et
standards internationaux ; on peut citer parmi beaucoup d’autres, les
Conventions de Genève, les principes du droit humanitaire international, les
principes Joinet contre l’impunité, les principes Van Boven en matière de
réparation. Le Statut de Rome et la création de la Cour pénale internationale
nous ont permis de faire de grands pas en avant. Néanmoins, face à ces
normes, standards et définitions, je suis d’accord avec M. Joinet quand il
affirme qu’il n’existe pas des standards de la transition mais des pratiques
coutumières et des leçons apprises. Autrement dit, malgré ces standards et
normes, aucune formule de « prêt-à-porter » n’existe, fort heureusement
finalement. Toutefois, nous sommes quand même placés face au grand défi de
générer des principes et des orientations qui pourraient orienter, de manière
flexible, une pratique holistique et se combiner de manière pertinente les uns
aux autres.
Le tableau suivant s’inspire des « principes contre l’impunité », de notre ami
Louis Joinet et du rapport du Secrétaire général d’août 2004. Dans un effort de
systématique, nous avons tenté de regrouper les dimensions de justice
transitionnelle et de transformation des conflits :
75
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Traitement du passé et transformation des conflits
réconciliation
non-impunité
droit à la vérité
droit à la justice
•
commission
d'enquête
•
•
procédures pénales
individuelles
commissions de
vérité
•
•
•
•
•
tribunaux internationaux
hybrides, spéciaux, locaux
documentation
•
•
protection des victimes
archives
observation des procès
livres d'histoires
exhumations
victimes
citoyen
citoyen
auteurs de crimes
de victimes
Garanties de non-répétition
Réformes institutionnelles
•
•
•
•
désarmement, démobilisation
•
vérification et filtrage
institutionnel (vetting)
réintégration
réformes institutionnelles
contrôle démocratique des
institutions de sécurité
droit à la réparation
•
•
•
•
•
compensation, réhabilitation
restitution
mémorial, excuses publiques
commémoration
matériel éducatif
état de droit
garantie de non-répétition
DFAE, inspiré des principes Joinet
4.1.5 Des difficultés d’appliquer ces principes
Dans le cas de processus de sortie de conflit et de négociation de paix, l’on se
trouve confronté à plusieurs difficultés, dans des phases ou séquences
différentes, parmi lesquelles :
• La concentration des efforts de négociations autour des questions de
cessez-le-feu et de démobilisation, et le fait qu’elles réunissent avant tout
des combattants parmi lesquels se trouvent surtout des hommes ;
• Les blocages autour des questions liées à l’amnistie ;
• La participation réduite des civils, des femmes notamment dans les
volets plus politiques des négociations ;
76
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
• L’absence quasi généralisée d’agendas post négociation (accordés
pendant les accords de paix) qui pourraient permettre de gérer et
développer dans un deuxième temps, avec une participation plus large,
l’agenda du traitement du passé (vérité, justice, compensations,
réformes institutionnelles, réconciliation) ;
• La concentration des efforts sur la démobilisation et la quasi-absence de
soutien à des processus de réinsertion réels et durables pour les excombattants ;
• Dans la situation post négociation, la difficulté ou l’absence de
concertation entre les agendas de reconstruction, de développement,
l’agenda du traitement du passé en général et l’agenda de bonne
gouvernance et des droits de l’homme.
Bien souvent, pour la communauté internationale, la tentation d’en finir au
plus vite avec le conflit armé et de considérer l’affaire comme réglée une fois
les troupes irrégulières démobilisées, est énorme. De l’autre côté, la tentation
d’imposer à tout prix des standards sans discuter largement avec les parties
concernées des modalités d’application locale, est forte également.
Le fait est qu’il manque généralement une vue d’ensemble. Les acteurs sont
impliqués dans des démarches spécifiques et on a souvent l’impression qu’il
serait nécessaire d’avoir un « conducteur de locomotive », une instance ou des
personnes capables de générer des « coïncidences », des synergies entre ces
différents agendas. Autrement dit, comment intégrer des aspects de la justice
transitionnelle dans les différentes étapes de ces processus de transition et ce,
de manière coordonnée ?
Nous devons urgemment réfléchir aux délicates articulations de ces processus,
au tricotage de ces mailles fines qui toutes ensemble doivent contribuer au
balisage d’une transition vers une paix durable. De fait, les échecs rencontrés
nous enseignent qu’il est impératif que nous réfléchissions non seulement au
quoi — quelles mesures — mais aussi et surtout au comment, et au quand, aux
étapes et moments pertinents.
Pour le présent propos, j’ai essayé de rédiger quelques hypothèses de travail
pour nourrir la discussion :
1. Il y a une interaction directe et positive entre la capacité d’un pays à
assumer son passé et sa capacité de développer une paix à long terme ou
une démocratie digne de ce nom.
2. Les processus de justice transitionnelle ne peuvent être imposés de
l’extérieur. Ces processus doivent être localisés, en d’autres termes
appropriés, imaginés, réinventés et réalisés essentiellement à partir des
77
La justice transitionnelle dans le monde francophone
acteurs locaux. Les acteurs externes peuvent jouer un rôle facilitateur,
mais le processus doit être en mains locales, s’il veut être durable.
3. Il serait crucial de prévoir systématiquement dans les accords de paix,
une clause prévoyant que les éléments liés au traitement du passé seront
pris en charge dès la réalisation de l’accord de cessez-le-feu et de
démobilisation, par un groupe de personnalités reconnues et acceptées
par tous les bords, qui aurait pour fonction de développer une
proposition complète d’agenda concernant le traitement du passé,
proposition qui sera ensuite consultée largement et ratifiée par une
instance (Parlement ou Exécutif), avec un agenda précis et le devoir de
rapporter régulièrement à une instance publique. Un tel groupe pourrait
ainsi proposer un agenda holistique et faciliter la coordination des
agendas publics.
4. Dans l’agenda des transitions, il est impératif d’inclure dès que possible
des acteurs non militaires dans les espaces de négociation afin de
« démilitariser » les enjeux pour les intégrer dans le cadre d’une
transformation politique plus large et plus en profondeur. Ceci est
indispensable pour générer une volonté politique résolue en faveur de
ces changements. De larges milieux représentatifs de l’ensemble de la
société doivent pouvoir s’approprier des processus de transition et en
devenir les garants.
5. Il est impératif que chaque société puisse composer elle-même
l’adéquate formulation d’accords de paix ou de transitions orientées
vers des solutions durables et globales conformes aux normes
internationales, vers le renforcement du tissu social, et l’émergence
communautaire, sociétale d’un nouvel imaginaire collectif, un nouvel
horizon éthique partagé.
6. L’impunité est plus qu’un manquement, qu’une violation, c’est une
culture, c’est un système. La violence et la terreur sont un système. Ce
sont des chaînes de production de communication et de capital
symbolique qui mobilisent beaucoup de ressources et de personnes pour
légitimer l’exclusion et la violence. C’est bien ce système qu’il faudra, en
fin de compte, désarticuler. Nous comprenons que cela va plus loin que
l’exercice de la justice ou que l’addition à somme nulle des mesures de
justice transitionnelle.
7. Les mesures de justice transitionnelle prises dans ce cadre doivent
s’associer à cette complexe alchimie des sorties de conflit, chercher à
définir les balisages nécessaires qui pourront permettre de démanteler
la culture de l’impunité. Elles doivent contribuer à construire, dans un
78
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
processus évolutif, cette nouvelle « nation », cette nouvelle société, avec
un nouvel éthos, son état de droit, expression du respect intégral des
droits humains, et le plein exercice de la citoyenneté retrouvée.
Concernant plus strictement les mesures de justice transitionnelle, voici aussi
quelques hypothèses :
1. L’établissement des faits et la mise au jour des systèmes qui ont produit
les violations, ainsi que la divulgation publique de ces informations et la
protection des archives, jouent un rôle central et fondamental, sous
quelque forme que ce soit.
2. Des mesures de justice doivent en résulter. Ces mesures doivent être le
plus proche possible des victimes, tenir compte de leurs besoins et
faciliter leur participation. Ces mesures doivent déboucher sur le
renforcement des structures locales étatiques et sur le renforcement de la
confiance citoyenne. Par ailleurs les mesures de justice doivent aussi
inclure une réflexion sur les modalités d’une réinsertion durable des
acteurs du conflit.
3. Les mesures de compensation doivent être guidées par l’impératif de
reconnaître les violations commises, de mettre en place les mesures de
réhabilitation et de compensation nécessaires permettant de rétablir la
dignité des victimes. Cela doit donc se faire impérativement avec elles.
Et ces mesures doivent permettre aux victimes de se percevoir à
nouveau comme citoyen à part entière.
4. Les mesures de réformes structurelles jouent un rôle clef dans la mise en
place de garanties de non-répétition, notamment les mesures visant le
contrôle démocratique des forces de sécurité, les différentes réformes
promouvant l’accès indiscriminé et égalitaire aux services étatiques et
les réformes des institutions scolaires, notamment le matériel éducatif
(livres d’histoire en particulier).
L’ensemble de ces mesures doit être abordé dans une vision de reconstruction
sociétale, de renforcement de l’institutionnalité et des alliances d’acteurs pour
la paix, la justice et les droits humains. Pour ce faire, les processus participatifs
sont cruciaux et indispensables. Ce d’autant plus que la volonté politique fait
souvent défaut au début de ces processus. C’est donc bien l’ensemble des
forces vives de la nation qu’il faut mobiliser, sinon il sera difficile de dépasser
le stade du cessez-le-feu et de la démobilisation des acteurs armés. Et nous
risquerions de faillir dans la mission plus fondamentale de la transition.
Pour ajouter à ces questions compliquées, je terminerai par quatre remarques
de caractère différent :
79
La justice transitionnelle dans le monde francophone
1. Nous parlons souvent de réconciliation. Je crois qu’il est urgent
d’élaborer des définitions qui puissent nous être utiles dans ces
processus. J’utilise souvent le terme de réconciliation en le rapprochant
du processus de re-création de la concilio, la communauté en latin. Par
extension, j’aime bien identifier la réconciliation dans un tel contexte, à
l’élaboration progressive d’un nouveau pacte sociétal et au renforcement
du tissu social. Je crois que si la justice transitionnelle est envisagée dans
ce contexte, elle peut contribuer à créer du lien social, générer de la
(bonne) volonté politique et à déplacer le lieu des conflits sur le terrain
politique. La réconciliation dans ce sens, peut devenir le moteur central
de la reconstruction d’une société « incluante » qui élabore de nouveaux
dénominateurs communs, bref un nouveau bien commun pour tous.
2. Mon deuxième point concerne les acteurs externes. Les acteurs externes
devraient être concernés par les mesures de justice transitionnelle et
devraient être touchés par des mesures d’accountability, notamment
quand ils ont gravement failli à leur responsabilité de protéger et/ou
lorsqu’ils ont contribué à durcir des situations ou n’ont pas réagi face à
la menace d’un génocide ou de crimes contre l’humanité. Toujours
concernant les acteurs externes, je crois qu’il faut faire attention à ne pas
confondre accords de cessez-le-feu et accords de paix. Ces derniers
nécessitent un effort soutenu, à long terme. La communauté
internationale peut être utile en continuant à mettre à disposition des
facilitateurs ou médiateurs, après les étapes préliminaires de cessez-lefeu et de démobilisation. Il s’agit, dans ces étapes ultérieures, de
contribuer à négocier la réalisation des mesures décidées dans le cadre
d’accords de paix, à leur vérification, voire à leur redéfinition. C’est un
travail énorme, difficile et lent. D’autant plus qu’une fois l’euphorie
passée de la fin du conflit, il faut commencer à faire des choix difficiles,
poser des priorités. Le dialogue entre les multiples acteurs de la société
est crucial dans ces étapes. La communauté internationale peut parfois
jouer un rôle de « tiers aidant » dans ces étapes. Malheureusement, c’est
souvent à ce moment précis qu’elle quitte le processus.
3. Le troisième aspect sur lequel j’aimerais attirer votre attention, est
l’aspect genre. Il est impératif de bien comprendre comment la guerre, le
conflit ou la dictature affectent de manière différenciée les femmes, les
hommes, ajoutons aussi les enfants et les personnes âgées. Sans mesures
spécifiques pour les uns et les autres, on pourra difficilement mener à
bien la réhabilitation des victimes et la convocation de toutes les forces
de résilience. Par ailleurs, il faudra impérativement tenir compte des
nouveaux rôles et fonctions assumées par les uns et les autres pendant
de longues années de conflit ; un retour à la « case départ », notamment
en matière de division des rôles entre femmes et hommes peut s’avérer
être une nouvelle épreuve douloureuse, voire insupportable.
80
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4. Autre élément de taille, l’importance du travail avec les responsables de
crimes mineurs, les small perpetrators. Je me réfère ici à tous ceux et celles
qui n’ont pas commis de crimes contre l’humanité ou de crimes de
guerre : les petites mains, ceux qui ont été enrôlés de force, ceux qui
furent menacés de voir leur famille tuée s’ils n’acceptaient pas de
s’enrôler dans des groupes armés, etc. Il y aurait d’innombrables
situations complexes à citer dans lesquelles des responsables de crimes
ont également partagé temporairement le statut de victime. Une grande
partie de ces personnes ne sont pas responsables de crimes de guerre ou
contre l’humanité, toutefois elles ont participé à des situations
inhumaines ou les ont vécues. Il ne suffit pas de les démobiliser, il est
impératif de porter une attention toute spéciale à leur réintégration. De
promouvoir des programmes solides, cohérents afin d’éviter de
nouvelles exclusions qui peuvent déboucher sur la violence, le
développement de violences intrafamiliales, ou la réorganisation dans
des structures de violence organisée. Certes, il est évident pour nous de
se centrer sur la victime, mais il doit devenir tout autant évident
d’intégrer la réhabilitation de ces individus dans le tissu social et de les
réhabiliter eux aussi en tant que citoyens. Cela fait aussi partie des
garanties de non-répétition.
4.1.6 Conclusion
En guise de conclusion, gardons à l’esprit que derrière ces mots, ces réflexions,
il y a des femmes et des hommes qui ont été pris dans des cycles pervers de
violence inouïe. Dans ces conflits, des systèmes inimaginables ont produit de
la barbarie et de l’inhumain. Ce sont ces systèmes qu’il nous incombe de
désarticuler, et ceci nécessite une approche globale, holistique, attachée à
produire de la société en même temps qu’elle démantèle l’impunité et
promeut l’état de droit.
Pour venir à bout de l’inhumanité, il faut développer des mesures qui
débordent d’humanité. Chaque pas, chaque étape doit être conçue et prévue
pour rajouter de l’humanité dans ce qui a été déshumanisé.
81
La justice transitionnelle dans le monde francophone
82
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.2 Afrique du Sud
Olivier Kambala wa Kambala
4.2.1 Introduction
Le cas de l’Afrique du Sud a été largement commenté comme un remarquable
succès dans les tentatives de faire face à un passé douloureux. Cela se
comprend dans la mesure où la Commission de vérité et réconciliation sudafricaine a été très médiatisée, en raison non seulement du nombre important
des auditions publiques, mais aussi des fortes personnalités qui ont pesé de
tout leur poids sur le processus de recherche de la vérité : Nelson Mandela et
l’archevêque Desmond Tutu. D’un autre côté, cette assertion est largement
discutable si l’on considère le minimum de mécanismes reconnus et
applicables aux pays émergents de conflits et se préparant à faire face à leur
passé ; il en va de même si l'on analyse la société sud-africaine après les
travaux de la Commission de vérité et réconciliation, en référence aux
principes des Nations Unies sur les questions relatives à la lutte contre
l’impunité1 et aux quatre axes qu'ils définissent dans le but de rendre justice
aux victimes et de lutter contre l’impunité : droit à la vérité, droit à la justice,
droit à la réparation et garanties de non-répétition (notamment à travers les
réformes institutionnelles). L’Afrique du Sud n’a pas encore organisé de
poursuites judiciaires conséquentes contre les ténors de l’apartheid. Elle a eu
une politique de réparations très contestée et marginalisant la majorité des
victimes, et elle est en train d’établir des réformes institutionnelles qui peinent
à corriger les inégalités du passé. La réconciliation, qui était l'un des objectifs
de la commission, est loin d’être acquise dix ans après la clôture de ses
travaux, tant les communautés sont juxtaposées et les transformations qui
devaient faciliter ce processus, notamment au niveau économique, tardent à se
concrétiser.
Cependant, l’Afrique du Sud a été confrontée à un choix difficile dans la
succession des événements qui ont conduit à la conclusion des accords pour la
démocratisation du pays en 1993 (CODESA2) et à l’organisation des premières
élections multiraciales en avril 1994, remportées par l’African National Congress
______________________
1
Voir le rapport final de Louis Joinet auprès de la Commission des droits de
l’homme de l’ECOSOC :
http://www.unhchr.ch/huridocda/huridoca.nsf/(Symbol)/E.CN.4.sub.2.1997.20.Rev.
1.fr
2
Les travaux de la Convention pour une Afrique du Sud démocratique (CODESA)
furent lancés le 21 décembre 1991 et aboutirent à un accord de partage des pouvoirs
le 6 décembre 1993.
83
La justice transitionnelle dans le monde francophone
(ANC)3. Alex Boraine, vice-président de la Commission de vérité et
réconciliation justifiait ainsi les choix arrêtés à l'époque : « il n’y avait pas
plusieurs choix, sinon de rechercher une autre façon de faire face au passé.
Nous avions alors décidé de mettre sur pied une Commission de vérité et
réconciliation qui s’occuperait de la recherche de la vérité, d'une amnistie
conditionnelle et de la réparation »4. Ces options ont été consacrées dans les
clauses finales de la Constitution intérimaire de 19935.
Ce choix était certainement une réponse aux impératifs de changements qui se
profilaient à l’horizon et à la nécessité de consolider la démocratie naissante en
Afrique du Sud, dérivant d’un processus de paix négocié, étant donné que ni
le régime d’apartheid de Pretoria, ni les mouvements de libération (l’ANC et
le Pan Africanist Congress, ci-après le PAC, pour ne citer qu’eux) n’étaient
parvenus à imposer une suprématie militaire dans le conflit.
Cette contribution se propose ainsi d'analyser certaines questions choisies,
illustrant la continuité du processus de transformation en Afrique du Sud,
dans une perspective de lutte contre l’impunité. Elle soutient que le processus
engagé pour faire face au passé en Afrique du Sud est inachevé et que d’autres
pistes d’action sont à explorer. Elle se concentrera sur le processus de la
recherche de la vérité, la politique de réparations, l’amnistie conditionnelle et
s’interrogera sur la question de la réconciliation, avant d’aborder les
perspectives de poursuites judiciaires.
______________________
84
3
Voir à ce sujet : Amnesty International, Afrique du Sud, Une nation arc-en-ciel aux
horizons incertains, http://www.amnestyinternational.be/doc/article9704.html (état
au 29 décembre 2006).
4
BORAINE, Alex, A country unmasked, Oxford University Press, 2000, p. 7 (traduction
inédite).
5
Extrait : « The adoption of this Constitution lays the secure foundation for the people of
South Africa to transcend the divisions and strife of the past, which generated gross
violations of human rights, the transgression of humanitarian principles in violent conflicts
and a legacy of hatred, fear, guilt and revenge. These can now be addressed on the basis that
there is a need for understanding but not vengeance, a need for reparation but not for
retaliation, a need for Ubuntu [the African philosophy of humanism] but not for
victimization. In order to advance such reconciliation and reconstruction, amnesty shall be
granted in respect of acts, omissions and offences associated with political objectives and
committed in the course of the conflicts of the past ».
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.2.2 Contexte historique : l’apartheid
L’apartheid fut la politique de ségrégation raciale institutionnalisée en 1948
par le Premier ministre issu du Parti national, Daniel F. Malan, et son ministre
des Affaires indigènes, Hendrik Verwoerd. L’idée forte de la politique
d’apartheid était le développement séparé des groupes raciaux — blancs,
métis (coloured), noirs (Bantus) et asiatiques (Indians) —, avec suprématie de la
race blanche. Cette politique fut consacrée par des législations
ségrégationnistes, notamment le Population Registration Act, le Groups Area Act,
l’Immorality Act, le Suppression of Communism Act, le Pass Law Act, etc., alors
que les anciennes lois raciales et spatiales comme le Land Act de 1913 étaient
durcies. Cette politique faisait des noirs, pourtant majoritaires6, des étrangers
dans leur propre pays, les soumettant à l’obligation d’obtenir des permis de
passage (pass) pour fréquenter les villes et avoir accès à l’emploi.
En 1954, le Premier ministre Johannes Strijdom donna une nouvelle
orientation à la ségrégation raciale, en créant les « bantoustans », territoires
autonomes administrés par les populations autochtones, sur 13 % du territoire
sud-africain7.
L’apartheid fut tacitement avalisé par la majorité de la communauté blanche,
ainsi que par les institutions sud-africaines (les églises et le monde des
affaires) et certains pays qui maintinrent des relations diplomatiques
privilégiées avec Pretoria.
La résistance contre l’apartheid était principalement conduite par l’ANC, qui
lança des actes de désobéissance civique en 1949, notamment contre le Pass
Law Act. En 1955, l’ANC adoptait le Freedom Charter, qui réclamait entre autres
l’égalité de tous ceux qui vivaient sur le territoire de l’Afrique du Sud, ainsi
que l’éducation pour tous.
Le 21 mars 1960, à Sharpeville, une protestation contre l’obligation du port du
pass donna lieu à une répression violente de la part des forces de l’ordre. Cet
événement marqua un tournant significatif dans la lutte contre l’apartheid, car
______________________
6
En 1951, sur 17 millions d'habitants, 4 millions étaient d'origine européenne soit
25 % de la population. Voir :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_l%27Afrique_du_Sud_%281948-1994%29
7
Id.
85
La justice transitionnelle dans le monde francophone
il conduisit au bannissement de l’ANC, du PAC et du Parti communiste sudafricain (SACP). Bannie8, l’ANC commença à opérer dans la clandestinité et
créa sa branche armée, le Umkhonto we Sizwe (MK)9. L’Azanian People’s
Liberation Army (APLA, surnommée Poqo), la branche armée du PAC, entra en
activité.
Les mouvements du peuple noir s’amplifièrent. Steve Bantu Biko, leur figure
de proue, créa la South African Student Organisation (SASO) en 196910. En juin
1976, la révolte des jeunes écoliers de Soweto (protestant principalement
contre l’apprentissage en langue Afrikaans) fut réprimée dans le sang. Steve
Biko fut arrêté et décéda en détention le 12 septembre 1976.
Cependant, malgré les voix condamnant l’apartheid au sein de la
communauté internationale11, le régime d’apartheid continuait à se durcir, en
introduisant notamment d’autres législations sur les homelands12 et en
accentuant les inégalités sociales, au regard de « la suprématie politique des
blancs et [de] la rentabilité du capitalisme racial »13.
L’affrontement entre les deux camps était ouvert et empruntait plusieurs
formes. Alors que l’ANC organisait ses camps militaires dans les pays voisins
(Angola, Tanzanie et Zambie) et menait sa guérilla contre les forces sudafricaines, tout en sabotant leurs intérêts, le régime d’apartheid multipliait les
méthodes de répression, les empoisonnements et les assassinats, aussi bien à
l’intérieur de son territoire qu’à l’étranger.
L’indépendance du Mozambique puis de l’Angola mit les deux protagonistes
face à face14, l’Umkhonto we Sizwe multipliant les incursions. L’APLA pouvait
également opérer à partir du Zimbabwe, qui obtint son indépendance en 1980.
Les interventions de l’armée sud-africaine en Angola et au Mozambique, mais
______________________
86
8
http://www.sahistory.org.za/pages/specialprojects/liberationstruggle/1960s_intro.htm
9
http://www.anc.org.za/ancdocs/about/umzabalazo.html
10
http://www.sahistory.org.za/pages/people/biko,s.htm
11
L’Afrique du Sud fut exclue des Jeux olympiques en 1968 et la Convention
internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid fut adoptée le
30 novembre 1973 par les Nations Unies.
12
http://www.un.org/av/photo/subjects/apartheid.htm
13
TERREBLANCHE, Sampie, A history of inequality in South Africa, 1952-2002, University
of Natal Press, 2002, p. 15.
14
SPARKS, Allister, The mind of South Africa - The story of the rise and fall of Apartheid,
Mandarin, 1991, p. 301.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
aussi dans le protectorat, de fait, de la Namibie15, ne changèrent pas le cours
des événements. Le tout puissant Pieter Willem Botha, conduisant sa politique
d’assaut généralisé (total onslaught), conférait aux services de sécurité des
pouvoirs illimités, cadrant avec l’état d’urgence.
Les townships devenaient ingouvernables et la victoire militaire sur les
mouvements de libération semblait de plus en plus incertaine. Avec la
démission de Botha en 1989, le Parti national changea sa politique.
Abandonnant peu à peu ses préoccupations sécuritaires, il se tourna vers une
solution politique16. De même, l’ANC n’envisageait plus une victoire militaire,
mais n’abandonnait pas la guérilla17.
Par ailleurs, avant même le début des travaux de la CODESA, en novembre
1991, les mesures de bannissement de l’ANC furent levées et Nelson Mandela
libéré (février 1990).
4.2.3 La recherche de la vérité (avant et après 1994)
4.2.3.1 Avant 1994
Durant la période des négociations politiques (1991–1993), les violences
interethniques et entre membres des partis les plus en vue (notamment l’ANC
et l’Inkhata Freedom Party – IFP) se multiplièrent. Les forces de sécurité furent
accusées de complicité directe et indirecte. Des voix s’élevaient également
pour dénoncer les violences qui s’étaient déroulées dans les camps militaires
de l’ANC, hors d’Afrique du Sud.
Des enquêtes furent mandatées pour examiner les violences des forces de
sécurité18. La Commission Harms fut mise sur pied par le président De Klerk
en 1990 avec le mandat d’enquêter sur les violations commises notamment par
les escadrons de la mort, opérant à partir de Vlakpaas19. La commission avait
______________________
15
DARBON, Dominique, L’assaut final : le syndrome militaire sud-africain,
http://www.politique-africaine.com/numeros/pdf/025038.pdf, p. 53.
16
SPARKS, Allister, op. cit., p. 368.
17
Ibid., p. 367.
18
Il y a eu d’autres commissions poursuivant ce même but, mais nous retenons les
plus importantes.
19
Vlakpaas était une ferme des environs de Pretoria qui était utilisée comme centre
des opérations de la police de sécurité et les Askaris (collaborateurs des services de
sécurité).
87
La justice transitionnelle dans le monde francophone
abouti à la conclusion que les allégations à propos des escadrons de la mort
opérant à partir de Vlakpaas n’étaient pas fondées20. Par la suite, il s’est avéré
que les conclusions de la commission étaient biaisées, puisque les révélations
de la sous-commission sur l’amnistie de la Commission de vérité et
réconciliation confirmaient l’existence21 de Vlakpaas. La Commission
Goldstone (1er octobre 1992 – 30 septembre 1993) enquêta elle sur les violences
politiques qui opposèrent l’ANC à l’IFP. Elle stigmatisa le rôle des forces de
sécurité22.
Des enquêtes furent également menées sur les abus perpétrés dans les camps
de l’ANC, qui faisaient grand bruit alors que le retour des ténors et des
troupes du mouvement s’organisait. En 1991, un groupe de 32 anciens détenus
des camps de l’ANC forma une plate-forme pour attaquer l’ANC sur les abus
commis dans ses camps23, notamment en Angola24.
La Commission Skweyiya (mars – septembre 1992) se concentra sur les abus
perpétrés dans les camps de l’ANC en Afrique australe, y compris en Angola,
en Tanzanie et en Zambie25. Elle était composée de trois membres, dont deux
provenant de l’ANC (Skweyiya et Mabandla). Des figures de proue de la
résistance au régime d’apartheid telles que Chris Hani et Jacob Zuma
présentèrent leur témoignage devant cette commission26. Celle-ci confirma que
le code de conduite, qui s’alignait sur les prescriptions des Conventions de
Genève de 1949 (notamment la IIIe Convention), avait été violé par certains
membres de l’ANC27. La commission ne publia pas de noms et recommanda
entre autres que la hiérarchie de l’ANC s’occupe des auteurs des violations,
que des compensations soient envisagées et qu’un autre organe indépendant
documente davantage ces abus28.
______________________
88
20
BORAINE, Alex, op. cit., p. 124.
21
Ibid., p. 125.
22
http://www.sahistory.org.za/pages/sources/docs/1992_goldstone-commission.htm
23
HAYNER, Priscilla B., Unspeakable truths - Facing the challenge of truth commissions,
Routledge, 2002, p. 60.
24
« Quatro » fut l’un des lieux où se déroulaient ces abus : tortures, détentions
arbitraires et inhumaines, supplice du collier.
25
HAYNER, Priscilla B., op. cit., p. 60.
26
http://www.anc.org.za/ancdocs/misc/skweyiya.html
27
Id.
28
Id.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
La Commission Motsuenyane (1993), composée de trois membres considérés
comme indépendants (un Sud-Africain, un Américain et un Zimbabwéen29),
tint des auditions publiques et tant les accusés que les plaignants étaient dotés
d’un conseil. Le comité exécutif national de l’ANC reçu de manière positive le
rapport de la commission et demanda que soit mise sur pied une commission
d’enquête ou une commission de vérité qui fasse la lumière sur toutes les
violations commises depuis 194830.
4.2.3.2 Après 1994 : établissement de la Commission de vérité et
réconciliation
L’un des chantiers, après l’élection du président Mandela fut la mise sur pied
d’une commission de vérité et réconciliation en vue de « faire un cliché le plus
complet possible de la nature, des causes et de la portée des graves violations
des droits de l’homme commis depuis le 1er mars 1960 à une date à déterminer
par la constitution […] »31.
Une consultation nationale sur la création de la commission eut lieu durant
plus ou moins une année, pendant laquelle diverses entités sud-africaines et
étrangères furent consultées avant l’adoption de la Loi sur la promotion de
l’unité et la réconciliation. Le ministre de la Justice de l’époque, Dullah Omar,
n’avait cessé d’insister sur le fait que ce processus de consultation devait se
dérouler dans la transparence et inclure le maximum d’acteurs possibles32.
La désignation des commissaires fut soumise au même principe de
consultation. La loi accordait au président Mandela la liberté de nommer les
commissaires, mais ce dernier opta pour une participation du public. Des 229
candidatures présentées au départ, 46 personnes furent soumises à des
interviews, que le public avait la possibilité de suivre lors des audiences de
sélection, à la radio et à la télévision 33. Une liste de 25 finalistes fut envoyée au
président Mandela.
Le président Mandela nomma alors 17 commissaires, dont deux en dehors de
la liste finale. Les commissaires constituaient un échantillon des communautés
vivant en Afrique du Sud et de tous les groupes raciaux, bien que les blancs
______________________
29
S. M. Motsuenyane, Margaret Burnham et D. M. Zamchiya.
30
http://www.anc.org.za/ancdocs/pr/1993/pr0829.html
31
Loi sur la promotion de l’unité nationale et la réconciliation, 26 juillet 1995.
32
BORAINE, Alex, op. cit., p. 49.
33
Ibid., p. 72-73.
89
La justice transitionnelle dans le monde francophone
fussent surreprésentés, avec six commissaires. L’archevêque Desmond Tutu
fut désigné président de la Commission de vérité et réconciliation, tandis
qu’Alex Boraine occupait les fonctions de vice-président.
Mandat et fonctionnement de la Commission de vérité et réconciliation
Le mandat de la commission avait également fait l’objet de consultations
larges et populaires. La lecture croisée de l’article 3.1 de la Loi sur la
promotion de l’unité et de la réconciliation ainsi que de ses amendements
révèle que les missions de la commission étaient les suivantes :
• Établir les causes, la nature ainsi que la portée des graves violations des
droits de l’homme commises sur le territoire de l’Afrique du Sud, et en
dehors de son territoire, durant la période allant du 1er mars 1960 au 5
décembre 1993, y compris les antécédents, les facteurs et le contexte de
ces violations ; établir le sort des victimes et aussi les motifs et le sort des
auteurs de ces violations par le biais des enquêtes et des auditions ;
• Faciliter l’octroi de l’amnistie aux personnes qui divulguent toute la
vérité sur les faits déterminés par un mobile politique et se conformant
aux prescriptions de la loi ;
• Établir et faire connaître le sort et la situation des victimes en restaurant
la dignité et l’humanité de ces dernières, en leur permettant de faire le
récit de ces violations, et en recommandant des mesures de réparation à
leur bénéfice ;
• Élaborer un rapport qui présente le récit complet des activités et les
conclusions de la commission au regard des points précédents, et qui
contienne des recommandations portant sur les mesures visant à
prévenir ces violations.
La commission avait établi ses quartiers généraux au Cap, mais avait
également des bureaux régionaux à Johannesburg, Durban et East London.
Comme le prévoyait la Loi sur la promotion de l’unité nationale et la
réconciliation, elle disposait de trois sous-commissions dont les mandats
étaient les suivants :
• Sous-commission sur les violations des droits de l’homme : tenir des plénières
à travers le pays, mener des enquêtes sur les abus individuels et
recueillir les informations nécessaires pour son rapport final ;
• Sous-commission sur l’amnistie : examiner les demandes d’amnistie et
accorder l’amnistie sur la base de la divulgation des faits, la nature
90
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
politique des faits, la période durant laquelle les faits ont été commis et
l’appréciation de la proportion entre la nature de l’acte et l’objectif visé ;
• Sous-commission de la réparation et réhabilitation : élaborer des
recommandations sur une politique de réparation ainsi que les
modalités de son application.
La commission était dirigée par un président, qui était secondé par un viceprésident. Ce dernier était directement assisté d’un secrétaire exécutif et d’un
directeur exécutif. Chaque sous-commission était dotée d’un président, d’un
ou de deux vice-présidents et de secrétaires exécutifs. Desmond Tutu présidait
la sous-commission des violations des droits de l’homme. Les commissaires
assumaient le rôle de président et vice-présidents dans les sous-commissions.
Cependant, la sous-commission sur l’amnistie, à cause de sa nature quasi
judicaire, était présidée par un juge, nommé par le président Mandela. Elle
comptait en son sein deux autres juges et deux commissaires.
La Commission de vérité et réconciliation a disposé de vingt-quatre mois pour
accomplir son mandat. Toutefois, il faut mentionner que la sous-commission
sur l’amnistie a continué à fonctionner jusqu'à fin mai 2001, alors que la
commission elle-même avait clôturé ses travaux avec la remise de son rapport
en octobre 199834.
Travaux et bilan de la commission
La commission opta pour des auditions publiques, qui étaient précédées par la
« collecte des déclarations » des victimes ou de leur famille. La commission
avait également veillé à ce que l'accès des médias aux travaux des souscommissions sur la violation des droits de l’homme et sur l’amnistie soit
assuré dans toutes les auditions publiques. Alex Boraine reconnaît que la
commission « est redevable aux médias, qui — à travers leur implication
consciencieuse — ont associé tout le pays au déroulement des travaux de la
commission […] en en faisant une expérience nationale plutôt que des
délibérations se limitant aux commissaires »35.
Cependant, le travail de la commission était délicat dans son ensemble, et son
personnel devait impérativement tenir compte des facteurs et points
suivants36 :
______________________
34
Rapport de la commission, vol. 6, section 1, p. 1.
35
BORAINE, Alex, op. cit., p. 89.
36
Ibid., p. 110.
91
La justice transitionnelle dans le monde francophone
• Le bon déroulement et la sécurité de toutes les activités, mais aussi la
sécurité de tous les participants ;
• La représentativité des victimes aux auditions ;
• La sensibilité quant au choix des sites où tenir les auditions ;
• Les dispositifs dans la salle des auditions (place des victimes, des
témoins, du bureau de la commission, etc.) ;
• Les services de traduction ;
• Le format et la durée des auditions ;
• Le temps alloué aux témoignages des victimes ;
• L’assistance juridique aux victimes ;
• Le soutien psychosocial aux victimes et aux familles qui témoignaient ;
• Le procédé de contre-interrogatoire des victimes par les auteurs
présumés des violations.
A côté des auditions individuelles (victimes) et de celles des auteurs présumés
des violations graves des droits de l’homme (amnistie), la commission décida
d’organiser également des auditions spéciales et des auditions des
institutions37. Les auditions spéciales se concentraient sur le service militaire
obligatoire38, les enfants et les jeunes39, ainsi que les femmes40, tandis que les
auditions des institutions portaient leur attention sur les institutions publiques
et privées du pays (les partis politiques, les forces armées, le monde des
affaires et du travail, le secteur de la santé, les médias, les institutions
carcérales, les communautés religieuses, etc.).
La commission a tenu sa première audition publique le 16 avril 1996, à East
London, dans la province du Cap-Oriental. C’était l’audition publique du cas
Mapetla Mohape, mort en détention en 1976. Le deuxième jour des auditions
fut troublant, surtout lors de l’audition de Nomonde Calata, veuve d’un des
______________________
92
37
Ibid., p. 273.
38
Rapport de la commission, vol. 4, ch. 8, pp. 222-249.
39
Ibid., pp. 250-280.
40
Ibid., pp. 284.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
« Cradock Four »41. Ses cris de douleur firent le tour du monde et hantèrent la
commission durant toute son existence.
La commission se lançait dans un travail de longue haleine et son slogan
promettait beaucoup : « la vérité, la guérison et la réconciliation ».
Selon un décompte basé sur le rapport de la commission, le nombre de
personnes qui se sont présentées à la commission est de 21 29842, ce qui semble
assez marginal par rapport à la portée et à la durée du régime de l’apartheid,
qui a touché au quotidien un nombre considérable de non-blancs, les
violations des droits de l'homme (de la population noire surtout) ayant duré
plus ou moins 350 ans. Sur ce nombre, seules 19 050 personnes ont été
reconnues comme victimes. Les facteurs suivants pourraient expliquer ces
résultats :
• Certains témoignages (quoique poignants) ne répondaient pas à la
définition des violations des droits de l’homme, contenue dans la loi sur
la commission ;
• Certains témoignages n’avaient pas été corroborés : toutes les
déclarations faites à la commission n’ont pas été vérifiées et n’ont pas
fait l’objet d’enquêtes (peu de preuves ou preuves détruites) ;
• Certains témoignages tombaient en dehors du mandat temporel de la
commission (avant le 1er mars 1960 et après 1993) ;
• Malgré les dispositifs mis sur pied pour atteindre le plus grand nombre
de victimes, certaines personnes n’ont pas pu accéder à la commission ;
certaines n'ont appris que tardivement l’existence de celle-ci et n’ont pas
pu rencontrer les commis à la collecte des témoignages (cette dernière a
pris fin en décembre 1997 ; des milliers de personnes se sont présentées
à la commission pendant cette période et la commission a décidé de ne
pas les considérer) ;
• Certaines personnes avaient peur d’aller témoigner ;
______________________
41
Ceci fait référence à l’incident qui coûta la vie à quatre idéalistes qui avaient
contesté le système racial au Cap-Oriental en 1984. Matthew Goniwe, Fort Calata,
Sparro Mkonto et Sicelo Mhlauli furent enlevés par les forces de sécurité et
exécutés, puis leurs corps furent mutilés, voir le Rapport de la commission, vol. 2, ch.
3, p. 227.
42
Tableau élaboré en conformité avec les données contenues dans le vol. 7, Ibid.
93
La justice transitionnelle dans le monde francophone
• Certains ont fait le choix de ne pas appuyer le processus de la
commission (des membres de la communauté blanche surtout, qui la
considéraient comme biaisée, et d’autres qui estimaient que le processus
de l’amnistie était une insulte aux victimes) ;
• Certaines personnes n’ont pas voulu être qualifiées de victimes. Dans ce
contexte, il est étonnant et regrettable que les proches des « grands
prisonniers de l’apartheid », tels Mandela, Mbeki et Luthuli ne se soient
pas présentés devant la commission.
La commission, malgré les critiques objectives qui peuvent être formulées à
son égard, a eu le mérite d’exister à côté du processus de démocratisation en
Afrique du Sud et a peut-être insufflé, avec ses délibérations publiques, une
culture des droits de l’homme. De façon non exhaustive, la commission aura
réussi à :
• Établir la reconnaissance publique des victimes, en leur donnant
l’opportunité de s’exprimer publiquement sur leur souffrance ;
• Contribuer à l’édification d’une mémoire collective (« nul ne pourra dire
qu’il ne savait pas ») ;
• Mobiliser l’opinion publique, pour que plus jamais l’Afrique du Sud ne
revive pareille situation (« plus jamais ça ») ;
• Ouvrir le débat sur les transformations nécessaires de l’Afrique du Sud,
dans une optique multiraciale ;
• Publier son rapport et rendre ainsi ses recommandations publiques.
4.2.4 La politique de réparation et les frustrations des victimes
La Loi pour la promotion de l’unité nationale et la réconciliation reconnaissait
que la commission devrait également étudier les stratégies de dédommagement des victimes des graves violations des droits de l’homme. Il
ressortait des auditions de la commission que les victimes et/ou leurs familles
vivaient dans des conditions abjectes du fait de la violation de leurs droits
fondamentaux. La sous-commission de la réparation et réhabilitation a ainsi
recommandé les quatre options suivantes43 :
1. Réparation intérimaire urgente : pour les victimes qui avaient besoin
d’une assistance immédiate.
______________________
43
94
Rapport de la commission, vol. 5, p. 175.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
2. Réparation individuelle monétaire : de sorte que les victimes de
violations graves des droits de l’homme reçoivent une compensation
financière, calculée sur base de critères divers, et étalée sur une période
de six ans.
3. Réparation symbolique, ainsi que mesures légales et administratives : la
réparation symbolique avait pour finalité de faciliter le processus de
mémoire collectif et le souvenir des souffrances et victoires du passé,
notamment l’identification d’une journée nationale du souvenir et de la
réconciliation, l’édification de monuments et la construction de musées.
4. Réformes institutionnelles : des mesures administratives, légales et de
changement au sein des institutions en vue de garantir la nonrépétition ; la discrimination positive, le Black Economic Empowerment
(BEE), la construction de nouveaux logements et d’écoles, les services de
soins de santé, pour n’en citer que quelques-uns.
Le rapport de la commission a recommandé que les victimes reconnues par la
commission, ainsi que leurs familles et dépendants (en situation de besoin)
bénéficient de la réparation intérimaire urgente et de la compensation
financière individuelle.
En ce qui concerne la réparation monétaire individuelle, la sous-commission
de la réparation et la réhabilitation avait recommandé que les victimes
reconnues par la commission reçoivent chacune approximativement
l’équivalent de 3 000 dollars américains44 par an, durant une période de six
ans. Lorsque la commission avait clôturé ses travaux en 1998 (à l’exception de
la sous-commission de l’amnistie qui a continué ses travaux jusqu’en mai
2001), le gouvernement décida que les compensations monétaires ne seraient
payées qu’à la soumission de tous les volumes du rapport, ce qui fut fait en
2003. Il faut noter que ce procédé avait quelque chose de déséquilibré si l’on
considère, par exemple, que les décisions sur l’amnistie avaient un effet
immédiat45.
Cependant, les pressions de groupes de victimes, notamment le Khulumani
Victim Support Group, firent que le gouvernement sud-africain dut débourser
50 millions de rands, payés à 18 000 victimes, en guise de réparation
______________________
44
Le montant exact est de 23 023 rands. Voir Ibid., p. 185.
45
Par exemple, si le bénéficiaire de la demande d’amnistie purgeait une peine de
prison, il était immédiatement libéré si la demande d’amnistie recevait une suite
favorable. Voir Ibid., vol. 6, p. 14.
95
La justice transitionnelle dans le monde francophone
intérimaire urgente46. En attendant la publication du rapport final en 2003, le
discours officiel entretint une ambiguïté entre la réparation à verser aux
victimes et les impératifs du développement de l’ensemble de la population
sud-africaine, considérée comme victime de l’apartheid47. De plus, le
gouvernement mis sur pied des fonds de pension spéciaux pour les vétérans
de la lutte de libération48. En fin de compte, le gouvernement décidait en 2003
de payer aux victimes reconnues et citées dans le rapport de la commission
approximativement 4 000 dollars américains, en un seul versement.
4.2.5 L’amnistie conditionnelle
L’amnistie est certainement l’une des notions controversées que la commission
sud-africaine apportera non seulement à l’étude des commissions de vérité,
mais aussi à tout processus engagé pour faire face à un passé douloureux.
Beth S. Lyons soutient que, en plus d’être le fruit d’un compromis émanant
des négociations politiques de la CODESA, et d'être légitimée par la
Constitution intérimaire de 1993, et par la Constitution de 1996, l’amnistie en
Afrique du Sud a été au centre de tout le travail de la commission49.
Cette amnistie n’était pas générale. Elle ne pouvait être accordée que si :
• L’acte sous examen avait été perpétré avec une motivation politique
(c’est-à-dire, associé au conflit politique de l’époque)50 ;
• L’auteur divulguait toute la vérité sur les circonstances de commission
de l’acte51 ;
• L’acte en question avait été perpétré dans la période allant du 1er mars
1960 au 5 décembre 1993 (date de la fin des négociations politiques). La
______________________
96
46
Voir le document ci-joint dans le cadre du Southern Africa Reconciliation Project :
MAKHALEMELE, Oupa, « Khulumani case study ».
http://www.csvr.org.za/papers/papoupa2.htm, 2004.
47
http://truth.wwl.wits.ac.za/cat_descr.php?cat=4
48
Id.
49
LYONS, Beth S., « Between Nuremberg et amnesia: the Truth and reconciliation
commission in South Africa », in Monthly Review, vol. 49, n°4, September 1997,
http://www.monthlyreview.org/997lyons.htm
50
Rapport de la commission, vol. 6, section 1, ch. 1 , p. 8.
51
Ibid., pp. 9-10.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
date butoir fut ultérieurement reportée au 10 mai 1994, pour
correspondre à celle de la prestation de serment du président Mandela52.
L’amnistie, une fois accordée, impliquait que le requérant était exempt de
toute responsabilité pénale et civile, que le requérant qui était en détention
était libéré immédiatement et que les faits amnistiés étaient effacés du casier
judiciaire du requérant53.
Les séances de la sous-commission sur l’amnistie étaient publiques, à moins
que les circonstances ne l’exigent autrement (cas en suspens devant une
juridiction)54 ; les médias couvraient les sessions. Mais la commission pouvait
également tenir des auditions à huis clos, dont le déroulement était toutefois
filmé55.
La sous-commission sur l’amnistie fut saisie de 7 127 requêtes56, dont 65 %
émanant de personnes détenues. Près de deux tiers des requêtes ont été
rejetées. La sous-commission mit fin à ses travaux le 31 mai 2001, alors que la
commission avait achevé les siens le 29 octobre 1998.
4.2.5.1 Mise en cause de l’amnistie conditionnelle : le cas AZAPO
Un des atouts de la commission, à savoir l’amnistie, était légalement contesté
par l’organisation AZAPO57, l’épouse de Steve Biko (Nontsikelelo), Churchill
Mxenge et Chris Riberio ayant soumis une requête en inconstitutionnalité de
l’amnistie devant la Cour constitutionnelle, le 1er juillet 199658.
Les requérants demandaient à la Cour de déclarer inconstitutionnelles les
dispositions sur l’amnistie contenues dans la Loi sur la promotion de l’unité
nationale et la réconciliation, le socle juridique de la commission. Le juge
Ismail Mahomed rendit cependant une décision qui justifiait la
constitutionalité de l’amnistie59, en invoquant les raisons ci-après :
______________________
52
Ibid., p. 8.
53
Ibid., p. 14.
54
Ibid., p. 12.
55
Cette procédure était appelée « chamber matter », voir Ibid., vol. 6, section 1, ch. 3,
p. 36.
56
Ibid., vol. 1, ch. 10, p. 276.
57
Azanian People’s Organization.
58
BORAINE, Alex, op. cit., p. 118.
59
Ibid., pp. 119-122.
97
La justice transitionnelle dans le monde francophone
• Les dispositions sur l’amnistie constituaient des mesures incitant les
auteurs présumés de violations graves des droits de l’homme à
témoigner devant la commission ;
• L’amnistie était l’un des dispositifs clés et une décision politique portée
par l’accord entre le Parti national et les mouvements de libération, sans
lesquels la Constitution intérimaire ne serait pas entrée en vigueur et les
élections de 1994 n’auraient pas eu lieu ;
• La réparation pour les victimes n’était pas écartée, au sens où la
reconnaissance des violations de leurs droits ferait partie des actes
couverts par les mesures de réparation et de réhabilitation.
4.2.6 Considérations sur la réconciliation
La réconciliation en Afrique du Sud est, avec l’amnistie, l’une des
caractéristiques importantes de la commission. Le slogan de la commission
proclamait : « la vérité, chemin vers la réconciliation ». Cependant, la vérité
qui est sortie des auditions de la commission ne semble pas avoir déclenché
cet état de réconciliation. Certains, à l’instar de Mgr Tutu, pensent que la
réconciliation a été servie par le fait qu’il n’y a pas eu d’actes de vengeance
après les révélations liées aux travaux de la commission largement diffusés
sur les ondes en Afrique du Sud60. D’autres, comme le président Thabo Mbeki,
soutiennent que la réconciliation devrait être la résultante des transformations
de la société sud-africaine. Les ténors du succès des négociations politiques en
Afrique du Sud soutiennent que la réconciliation a eu lieu dans les dimensions
politiques : la conclusion de l’accord et le déclenchement du processus de
démocratisation61. Alex Boraine, sans se limiter à ce seul aspect62, pense que le
processus de « réconciliation politique et sociale » a débuté dès lors que la
mesure de levée de bannissement des mouvements de libération était
______________________
98
60
Le professeur Pamela Reynolds soutient, dans la même ligne que l’archevêque
Tutu, que « le fait qu’il n’y ait ni vengeances, ni attaques après les révélations faites
dans les auditions veut dire que les gens, dans leur quotidien, ont déjà pesé le prix
de la réconciliation et de la vengeance » : KROG, Antjie, Country of my skull, Three
Rivers Press, 1999, p. 145.
61
Voir : SIMPSON, Graeme, ‘A snake gives birth to a snake’: politics and crime in the
transition to democracy in South Africa, 2004, p. 5.
62
Alex Boraine fait une distinction entre réconciliation individuelle et réconciliation
nationale (communautaire).
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
prononcée au parlement en février 1992, qu’il était envisagé de libérer les
prisonniers politiques et que les négociations pointaient à l’horizon63.
Lorsqu’on considère les points de vue des victimes, les sentiments sont très
partagés et les avis mitigés. Shirley Gunn64, une activiste du Khulumani Victim
Support Group, touche du doigt les préoccupations des victimes : qui faut-il
réconcilier ? Qui bénéficiera de la réconciliation ? Que vont-elles en tirer ? Elle
paraphrase à ce propos Charity Kondile, disant : « Il est facile pour Mandela
de pardonner, sa vie a changé ; mais il n’est pas possible pour la femme qui vit
dans un shack de pardonner »65.
Mais il nous semble que si les perceptions sont divergentes, les points suivants
doivent néanmoins être considérés :
• La réconciliation est un processus, et ce processus a bel et bien
commencé en Afrique du Sud ; il a été canalisé par la commission, mais
sa réussite est liée aux contributions de toute la société sud-africaine ;
• En tant que partie intégrante de la justice restauratrice, la réconciliation
a besoin d’actes forts et de repères tels que la reconnaissance, la
repentance (notamment par l'expression de remords) et le pardon : si
l’on considère que les principales victimes de l’apartheid sont issues de
la communauté noire sud-africaine, la communauté blanche a eu
beaucoup de mal à reconnaître les torts causés à la majorité (se pose ici
la question des bénéficiaires de l’apartheid)66. Le Parti national n’a pas
daigné exprimer ses remords et F.W. de Klerk a manqué une occasion
historique d’exprimer le repentir du régime d’apartheid et de ses
bénéficiaires. Adriaan Vlok, qui avait occupé des fonctions très
importantes au sein du Conseil de sécurité de l’État, sans pour autant
aider la cause de la vérité, offrait un acte de contrition en septembre
2006, en demandant pardon aux familles des victimes de l’apartheid et
______________________
63
BORAINE, Alex, op. cit., p. 345 et 348.
64
KROG, Antjie, op.cit., pp. 145-146.
65
Ibid., p. 146. « Shack » est le mot populaire désignant les habitations faites de carton
et de tôles ondulées qui s’érigent dans les townships et les agglomérations
informelles.
66
Dans l’avant-propos du Rapport de la commission, Mgr Tutu ne manque pas de
souligner que « […] la communauté blanche a perdu une opportunité offerte par la
commission […] la lourde charge de culpabilité que portent certains aurait été
allégée s’ils avaient saisi l’occasion offerte par la commission […] » (Traduction
inédite de l’auteur).
99
La justice transitionnelle dans le monde francophone
en nettoyant les pieds des mères du « groupe de Mamelodi »67.
Cependant, son acte est demeuré isolé et n’a pas eu d’effet boule de
neige au sein de la communauté blanche. En outre, le motif et le choix
du moment de sa repentance publique (plus de dix ans après la clôture
des travaux de la commission) sont douteux. La coïncidence de son acte
avec l’intensification des débats institutionnels sur les poursuites
judiciaires postérieures à l’action de la commission est frappante. Feu le
président Botha, quant à lui, a refusé avec superbe les invitations de la
commission, ce qui lui valut un procès, qu’il gagna d’ailleurs68.
La réconciliation, comme processus, est en route en Afrique du Sud, mais
demande plus d’efforts. Cela revient à dire que la divulgation de la vérité ne
suffit pas seule à faire la différence.
Priscilla Hayner souligne qu’une « vraie réconciliation pourrait dépendre de la
disparition des menaces de violence, de la mise sur pied de programmes de
réparations pour les victimes, d’une attention particulière aux inégalités
structurelles et aux besoins élémentaires de la communauté-victime »69. Et si
l’on essaie de confronter les critères indicatifs de Priscilla Hayner à la réalité
de l’Afrique du Sud d’aujourd’hui, on constatera que :
• La violence ou les menaces de violence se sont transformées en Afrique
du Sud : la violence était horizontale du temps de l’apartheid (exercée
par l’État sur ses citoyens) ; elle est aujourd’hui verticale (les citoyens
exercent la violence à l’égard de leurs semblables) ;
• Les recommandations de la commission sur les réparations ont perdu de
leur substance face à la réponse inappropriée, du gouvernement : les
victimes éprouvent de l’amertume et sont maintenues dans leur
condition de victimes au lieu d’être considérées comme des
« survivants » ;
• Les inégalités sont encore très présentes et oppressantes en Afrique du
Sud ; les conditions d’existence de la majorité n’ont pas
significativement changé.
______________________
100
67
« Mamelodi 10 » : dix jeunes adolescents furent tués en 1986, après avoir été
entraînés dans un guet-apens par un collaborateur, qui leur avait promis de les faire
passer dans les camps de l’ANC au Botswana.
68
BORAINE, Alex, op. cit., p. 217.
69
HAYNER, Priscilla B., op.cit., p. 6 (traduction inédite de l’auteur).
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.2.7 Discussions sur les poursuites judicaires après les travaux de la commission
Dans sa décision déclarant que l’amnistie, telle que prévue par la Loi sur la
promotion de l’unité nationale et la réconciliation, ne viole pas la Constitution
de l’Afrique du Sud, le juge Ismail Mahomed concluait que les auteurs des
graves violations des droits de l’homme devraient être poursuivis et punis70.
Le rapport de la sous-commission sur l’amnistie préconisait que des
poursuites judiciaires soient envisagées contre les personnes dont la demande
d’amnistie avait été rejetée, notamment par l’adoption d’une politique claire71
sur les poursuites judiciaires.
A la clôture de ses travaux en 2003, la commission avait transmis à la National
Prosecuting Authority72 (NPA) une liste de 800 noms qui, à ses yeux, méritait un
complément d’enquête et des poursuites judiciaires73. Une année plus tard, la
NPA mettait sur pied une unité spéciale d’enquête, et l’ancien colonel de
police Gideon Nieuwoudt était arrêté pour son implication dans la disparition
des « 3 de Pebco »74.
Plus tard, le gouvernement estimait qu’avant de procéder à d’autres
arrestations, la NPA devait disposer d’une ‘politique des poursuites’. Un
projet de document sur la politique des poursuites judicaires élaboré en 2006
est en discussion au parlement. Ce projet propose notamment que la NPA ait
le pouvoir d’abandonner les poursuites contre toute personne qui divulguerait
toute la vérité sur les crimes sous examen et s’engagerait à coopérer avec
d’autres initiatives dans ce sens75. Dans ces conditions, il y a lieu de craindre
une sorte d’amnistie à huis clos.
Il semblerait que 16 cas sont déjà sous enquête et que la NPA a déjà établi des
contacts avec les victimes et leurs familles76.
______________________
70
BORAINE, Alex, op. cit., p. 121.
71
Rapport de la commission, vol. 6, section 5, ch. 1, point 24, p. 595.
72
Autorité judiciaire chargée des poursuites pour le compte de l’État (Procureur
général de la République).
73
http://truth.wwl.wits.ac.za/cat_descr.php?cat=3
74
http://truth.wwl.wits.ac.za/cat_descr.php?cat=5
75
Id.
76
http://www.info.gov.za/speeches/2006/06051211451001.htm
101
La justice transitionnelle dans le monde francophone
4.2.8 Observations finales
• Le cas de l’Afrique du Sud montre que faire face à un passé douloureux
est un processus de longue haleine ;
• L’Afrique du Sud a opéré des choix pour affronter son passé : elle a
privilégié la recherche de la vérité, dans l’optique qu’elle aboutisse à la
réconciliation, en y attachant des mesures incitatives pour les auteurs
présumés des graves violations des droits de l’homme (amnistie) et des
mesures de réparation et de réhabilitation pour les victimes ;
• L’amnistie a soulevé des questions d’ordre légal, mais aussi moral.
Quoique l’amnistie soit inopérante pour les crimes à caractère
international, la Cour suprême d’Afrique du Sud avait confirmé sa
légalité, tout en souhaitant que les requérants déboutés de l’amnistie
soient punis. Ronald Slye dit à ce propos que « les tribunaux
internationaux qui ont eu à examiner cette question ont abouti à la
conclusion que l’amnistie suite aux graves violations des droits de
l’homme viole les principes fondamentaux du droit international des
droits de l’homme ; tandis que les tribunaux nationaux (à des exceptions
près), qui ont eu à examiner cette question maintiennent que l’amnistie
est constitutionnelle »77 ;
• Dans un laps de temps relativement court, compte tenu de la période
couverte (1960-1993), la commission a réussi à accomplir un travail de
mémoire considérable, en rendant en même temps disponibles
d'énormes quantités d’informations, jusqu’à présent inutilisées ;
• Cependant, les transformations au sein de la société sud-africaine, qui
auraient pu — peut-être — consolider les acquis de la commission,
tardent à se manifester (les richesses sont toujours concentrées entre les
mains de la minorité blanche). La majorité de la population noire vit
dans une situation de pauvreté criante, rendant difficile le processus
réconciliation. Les mesures de correction des inégalités du passé sont
encore marginales et ne touchent qu’une infime partie de la population
(10 % des noirs seulement bénéficieront du Black Economic
Empowerment), tandis que la corruption prend des proportions
inquiétantes ;
• La commission a certainement suscité des attentes immenses auprès des
victimes ;
______________________
77
102
VILLA-VICENCIO, Charles ; VERWOERD, Wilhem, Looking back, reaching forwardreflections on the truth and reconciliation commission of South Africa, Zed Books Ltd.,
2000, p. 176.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
• La réparation a été mal servie et plusieurs pistes de récupération des
ressources pouvant financer ses programmes n’ont pas été utilisées ;
• Le processus de démobilisation, de démilitarisation et de réinsertion des
anciens combattants ne s’est pas déroulé de manière heureuse78, de sorte
que nombre de combattants des anciens mouvements d'opposition sont
rendus au statut de clochards, que les armes n’ont jamais été collectées
systématiquement et que la violence est un sérieux problème de société ;
• La « politique des poursuites » ne doit pas être une procédure
d’« amnistie-bis » et la marge d’action de la NPA ne devrait pas se
limiter au rapport de la commission, mais plutôt concerner tous les cas
patents de graves violations des droits de l’homme.
______________________
78
http://www.issafrica.org/index.php?link_id=14&slink_id=2945&link_type=12&s
link_type=12&tmpl_id=3 (état au 8 mars 2007).
103
La justice transitionnelle dans le monde francophone
104
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.3 République démocratique du Congo
Dieudonné Diku Mpongola
4.3.1 Introduction
Le 29 octobre 2006, près de 17 millions de Congolais se sont rendus aux urnes
pour le second tour des élections présidentielles et des élections législatives
provinciales. Ce processus électoral est destiné à tourner la page de 25 ans de
dictature et de 16 années d’une transition, et à propulser la République
démocratique du Congo dans la sphère des nations démocratiques.
Cette ambition démocratique ne peut faire perdre de vue que l’évolution
politique et institutionnelle de la République démocratique du Congo a été
émaillée de nombreuses convulsions accompagnées d'autant de violations des
droits de l’homme et du droit international humanitaire. La guerre que la
République démocratique du Congo a connue depuis août 1998 a fait, d’après
une étude de l’organisation non gouvernementale américaine International
Rescue Committee, plus de 3,8 millions de morts et 31 000 civils continuent de
mourir chaque mois des suites du conflit1.
Toute nouvelle démocratie ou toute société qui a subi une guerre civile doit
inévitablement régler les questions de son passé autoritaire. Il n’y a pas
d’alternative2. Face à cette exigence, la République démocratique du Congo a
dû mettre en œuvre certains mécanismes. Il s'agira ici de les évaluer en
cherchant à dégager les perspectives d’avenir, étant entendu que la
consolidation de la démocratie naissante est fonction de la capacité de toutes
les parties prenantes (gouvernement, société civile, Églises, associations,
communautés, acteurs internationaux, justice) de faire face aux crimes du
passé.
4.3.2 Mécanismes de justice transitionnelle mis en œuvre en République
démocratique du Congo
• Des différents mécanismes de justice transitionnelle connus, la
République démocratique du Congo en a retenu trois, à savoir
l’amnistie, les poursuites pénales et la commission de vérité et
réconciliation ;
______________________
1
Voir : http://www.theirc.org/resources/Enquete_de_mortaliteVersion_Francaise.pdf
2
HUYSE, Luc ; VAN DAELE, Ellen (éd.) : Justice après de graves violations des droits de
l’homme, le choix entre amnistie, la commission de vérité et les poursuites pénales. Recueil
de documents officiels, rapports et articles, Université de Louvain, 2001, p. 7.
105
La justice transitionnelle dans le monde francophone
• C’est au cours des négociations politiques intercongolaises visant à
trouver une solution à la crise politique et militaire qui a secoué le pays
depuis 1996, appelées « dialogue intercongolais », que l’on a parlé pour
la première fois des mécanismes de justice transitionnelle. Plusieurs
résolutions adoptées dans le cadre de ce processus, ainsi que le texte qui
a sanctionné le dialogue, à savoir l’Accord global et inclusif sur la
transition politique en République démocratique du Congo, ont institué
ces mécanismes.
4.3.2.1 L’amnistie
Le point III. 8 de l’Accord global et inclusif signé en Afrique du Sud le 17
décembre 2002 dispose ce qui suit : « Afin de réaliser la réconciliation
nationale, l’amnistie sera accordée pour faits de guerre, infractions politiques
et infractions d’opinion à l’exception des crimes de guerre, des crimes de
génocide et des crimes contre l’humanité. A cet effet, l’Assemblée nationale de
transition adoptera une loi d’amnistie conformément aux principes universels
et à la législation nationale. A titre provisoire, et jusqu’à l’adoption et la
promulgation de la nouvelle loi, l’amnistie sera proclamée par décret-loi
présidentiel. Le principe de l’amnistie sera consacré par la Constitution de
transition ».
En application de cet accord, la Constitution de transition promulguée le 4
avril 2003 reprendra cette disposition en son article 199. Le 15 avril 2003, un
décret-loi d’amnistie provisoire est promulgué par le chef de l’État. A titre
d’observation, il importe de souligner que d’une part, l‘expression « amnistie
provisoire » est particulière et que d’autre part, conformément au droit
international, elle exclut de son champ les crimes graves selon le droit
international que sont les crimes de guerre, les crimes de génocide et les
crimes contre l’humanité. L’application de ce décret-loi d’amnistie par les
parquets, sous la supervision du ministère de la Justice, a été considérée
comme discriminatoire en l’absence de critères objectifs d’application.
Le 29 novembre 2005, l’Assemblée nationale a voté la Loi d’amnistie pour faits
de guerre, infractions politiques et infractions d’opinion. Celle-ci définit les
infractions politiques comme « des agissements qui portent atteinte à
l’organisation et au fonctionnement des pouvoirs publics, les actes
d’administration et de gestion ou dont le mobile de son auteur ou les
circonstances qui les inspirent ont un caractère politique ». Quant aux faits de
guerre, ce sont « des actes inhérents aux opérations militaires autorisés par les
lois et coutumes de guerre, qui, à l’occasion de la guerre, ont causé dommage
à autrui ».
106
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
L'adoption de la loi d'amnistie s’est déroulée dans un climat de tension
politique extrême. L’origine en était l’interprétation que le camp du président
Kabila d’une part et les partis de Jean-Pierre Bemba et d’Azarias Ruberwa
d’autre part donnaient à l’expression « infractions politiques ». Si, pour le
camp présidentiel, l’infraction politique excluait de son champ d’application
les auteurs de l’assassinat du chef de l’État, pour l’autre camp, les assassins du
chef de l’État étaient auteurs d’une infraction politique et donc susceptibles
d’être amnistiés. L’enjeu de cette interprétation divergente était le sort des
personnes condamnées le 29 janvier 2003 par la défunte Cour d’ordre
militaire, dans le cadre du procès lié à l’assassinat du président Laurent-Désiré
Kabila.
Face à cette divergence d’interprétation, le président de la République a
sollicité, en date du 6 décembre 2005, l’avis de la Cour suprême de justice sur
la base l’article 147 de la Constitution, pour savoir si l’assassinat du chef de
l’État était une infraction politique. Dans son avis rendu le 13 décembre 2005,
la Cour a conclu que « l’attentat à la vie du chef de l’État ou d’un membre de
sa famille constitue une infraction de droit commun ». C’est donc sur la base
de cet avis que le ministre de la Justice exécute la loi d’amnistie.
4.3.2.2 Les poursuites pénales : Tribunal pénal international pour la
République démocratique du Congo
La Résolution n° DIC/CPR/05 relative à l’institution d’un tribunal pénal
international, adoptée dans le cadre du dialogue intercongolais, traite de
l'option de poursuites pénales et décrète ce qui suit : «Décidons qu’une
requête soit adressée par le gouvernement de transition au Conseil de sécurité
des Nations Unies en vue de l’institution d’un tribunal pénal international
pour la République démocratique du Congo doté de compétences nécessaires
pour connaître des crimes de génocide, crimes contre l’humanité, y compris le
viol utilisé comme arme de guerre, crimes de guerre et crimes contre
l’humanité et violations massives des droits de l’ homme commis ou présumés
commis pendant les deux guerres de 1996 et 1998 ».
Le 17 janvier 2003, l’ambassadeur congolais auprès des Nations Unies
réclamait la création d’un tribunal pénal international, dans une lettre
adressée au Conseil de sécurité des Nations Unies. Cependant, la lettre
demandait la création d’un tribunal pénal international pour les crimes
commis en Ituri et non pour les crimes commis sur tout le territoire de la
République démocratique du Congo. En outre, les crimes pour lesquels le
107
La justice transitionnelle dans le monde francophone
tribunal était requis tombent sous la compétence de la Cour pénale
internationale (CPI)3. Le président Kabila a, dans son discours adressé à
l’Assemblée générale des Nations Unies le 24 septembre 2003, exprimé le
souhait de la constitution d’un tribunal pénal international.
Du reste, l’option de la création d’un tribunal pénal international ne semble
plus bénéficier des faveurs des Nations Unies elles-mêmes. En effet, le
Secrétaire général adjoint aux affaires juridiques, Ralph Zacklin, a déclaré :
« La vérité c’est qu’aujourd’hui, il est impossible d’envisager la création d’un
tribunal du type TPIY dans de nouvelles situations, même pour les violations
extrêmement graves du droit pénal international, par exemple au Libéria, en
République démocratique du Congo ou en Côte d’Ivoire. Ceci n’a pas
dissuadé les gouvernements ou la société civile d’essayer de faire justice dans
les sociétés postconflit mais a rendu impérative la nécessité de trouver
d’autres moyens pour ce faire »4.
De nombreuses critiques se sont élevées à propos de l’option d'un Tribunal
pénal international pour la République démocratique du Congo5. Il s'agit
notamment du coût d'un tel mécanisme6, mais aussi de son probable
éloignement par rapport au lieu de la perpétration des crimes. Si l'on se réfère
à la pratique récente, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie
siège à La Haye, tandis que le Tribunal pénal international pour le Rwanda est
installé à Arusha.
Le manque total d’impact des tribunaux pénaux internationaux ad hoc sur le
système de justice pénale nationale est également à relever. L’installation de
tels tribunaux loin du territoire du pays dans lequel les crimes ont été
perpétrés n’entraîne ni renforcement des capacités des magistrats et agents
nationaux de l’ordre judiciaire, ni amélioration des infrastructures judiciaires
et pénitentiaires de ces pays.
______________________
108
3
Voir BORELLO, F., Les premiers pas : la longue route vers une paix juste en République
démocratique du Congo, ICTJ, 2004, pp. 35-36.
4
Ibid., p. 37.
5
Voir DIKU MPONGOLA, Dieudonné : Argumentaire en faveur de la création de chambres
spécialisées mixtes au sein des juridictions congolaises, p. 3. Document préparé par
l’auteur dans le cadre de la Coalition congolaise pour la justice transitionnelle.
6
Voir à ce sujet le rapport du Secrétaire général au Conseil de sécurité des Nations
Unies : Rétablissement de l’état de droit et l’administration de la justice pendant la période
de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit, S/2004/616, 3
août 2004, pp. 18-19.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
En dépit de ces critiques, cette option semble avoir encore des défenseurs,
parmi lesquels l’expert indépendant sur la situation des droits de l’homme en
République démocratique du Congo7.
Ainsi donc, à ce jour, aucun mécanisme judiciaire n’a été mis en place de
manière concrète pour lutter contre les graves crimes du passé, surtout ceux
qui ont été perpétrés en République démocratique du Congo avant l’entrée en
vigueur du Statut de Rome de la Cour pénale internationale. L’expérience
lancée en 2003, consistant à réhabiliter les tribunaux de l’Ituri pour leur
permettre de lutter contre la criminalité grâce au financement de l’Union
européenne, n’a permis de lutter que contre la criminalité ordinaire tout en
laissant impunis les crimes graves selon le droit international, ainsi que les
graves violations des droits de l’homme. Par ailleurs, les crimes relevant de la
compétence de la Cour pénale internationale sont jugés par les tribunaux
militaires. Cependant, les poursuites engagées par ces juridictions s’illustrent
par le fait qu’elles ne jugent que les « menus fretins », que les victimes et les
témoins n’ont pas bénéficié d’une protection appropriée et que les réparations,
bien que prévues dans la décision du tribunal militaire de garnison de
Mbandaka dans l‘affaire dite de Songo-Mboyo — localité où, en date du 21
décembre 2003, 119 femmes parmi lesquelles des femmes enceintes, des
mineures et des fillettes ont été violées par les militaires du 9ème bataillon —,
ont peu de chance d’être octroyées en raison d’une part de l’insolvabilité des
condamnés et d’autre part de la réticence de l’État, civilement responsable
dans cette cause, à accorder aux victimes des infractions commises par ses
préposés, des dommages et intérêts ou d’autres formes de réparation.
Face à l’inertie constatée concernant la mise en œuvre effective d’un tribunal
pénal international, des réflexions ont été entamées pour envisager la
possibilité de recourir à des mécanismes alternatifs de poursuites judiciaires8.
Mais des raisons d’une toute autre nature sont invoquées par les observateurs
de la situation des droits de l’homme en République démocratique du Congo
pour expliquer l’absence jusqu’à ce jour d’un tribunal pénal international.
______________________
7
Voir son rapport fait devant la 61e session de la Commission des droits de l’homme
des Nations Unies : Rapport de l’Expert indépendant sur la situation des droits de
l’homme en République du Congo, E/CN.4/2005/120, p. 20.
8
Lire à ce sujet le Rapport du séminaire sur la possibilité de créer des chambres
spéciales mixtes au sein des juridictions congolaises, organisé à Kinshasa en juin
2005 par la Coalition congolaise pour la justice transitionnelle, la Mission
d'observation des Nations Unies en République démocratique du Congo
(MONUC), le Centre international pour la justice transitionnelle, et la Fondation
suédoise pour les droits humains.
109
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Ainsi la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme (FIDH)
note dans son rapport publié en juin 2004, République démocratique du Congo, la
justice sacrifiée sur l’autel de la transition9, que les blocages peuvent également
être liés au peu d'empressement des acteurs de la transition, au pouvoir à
Kinshasa, à voir réellement se mettre en place un tel système, auquel ils
pourraient eux-mêmes être soumis.
4.3.2.3 La Commission de vérité et réconciliation
La Commission de vérité et réconciliation fait partie des cinq institutions
citoyennes ou d’appui à la démocratie instituées par les signataires de
l’Accord global et inclusif issu du dialogue intercongolais10. Selon les termes
de la Loi n° 04/018 du 30 juillet 2004 qui régit son organisation et son
fonctionnement, la commission a pour mission de rétablir la vérité et de
promouvoir la paix, la justice, la réparation, le pardon et la réconciliation, en
vue de consolider l’unité nationale11. Sa compétence est fixée ainsi : « La
compétence de la Commission de vérité et réconciliation s’exerce à l’égard de
tous les Congolais, y compris l’État congolais, les militaires, les policiers, les
agents de sécurité ainsi que les personnes jouissant des immunités de
poursuite ou des privilèges de juridiction. Les crimes et les violations des
droits de l’homme commis en dehors du territoire national mais en relation
avec les conflits politiques de la République démocratique du Congo relèvent
aussi de la Commission de vérité et réconciliation. La Commission de vérité et
réconciliation connaît des évènements survenus ainsi que les crimes et
violations des droits de l’homme perpétrés au cours de la période allant du 30
juin 1960 jusqu’à la fin de la transition »12.
Au moment où la transition prend fin, force est de reconnaître que la
commission, dont la durée de vie est identique à celle de la transition, n’est
pas parvenue à satisfaire pleinement des attentes des Congolais surtout en ce
qui concerne ce qu’il y a lieu de considérer comme le principal aspect de sa
______________________
110
9
Voir Programme de coopération juridique et judiciaire, Rapport n° 377, juin 2004,
Fédération internationale des Ligues des droits de l'homme,
http://www.fidh.org/IMG/pdf/rdc387f.pdf
10
Les autres étant l’Observatoire national des droits de l’homme, La Haute autorité
des médias, la Commission électorale indépendante et la Commission d’éthique et
de lutte contre la corruption.
11
Cf. Loi n° 04/018, art. 5, 30 juillet 2004.
12
Ibid., art. 6.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
mission, à savoir la recherche de la vérité. Plusieurs facteurs expliquent cette
situation. En premier lieu, et à l’instar des autres institutions aussi bien
politiques que citoyennes, la commission a été guidé par la « logique des
composantes et entités », c’est-à-dire que ses membres venaient aussi bien de
la société civile, de l’opposition politique, des mouvements politico-militaires
de faible importance que des principaux groupes belligérants dans la longue
guerre civile qui a meurtri la République démocratique du Congo. Or c'est sur
ces derniers que pèsent des présomptions de graves violations des droits de
l’homme et de crimes graves selon le droit international. Leur présence au sein
de la commission a inhibé considérablement son travail. En second lieu, la
longue période faisant l’objet des enquêtes de la commission — soit du 30 juin
1960 au 30 juin 2006 qui marque la fin de la transition (soit 46 ans) — était trop
ambitieuse au regard de la relativement courte durée de vie de la commission.
En outre, il y a lieu de relever également un déficit d’expertise dans le chef des
membres de cette commission sur les questions de justice transitionnelle.
Lors de l’atelier d’évaluation de la Commission de vérité et réconciliation,
organisé en juin 2006 à Kinshasa avec l’appui du PNUD, de la MONUC et du
Centre international pour la justice transitionnelle, les participants ont
examiné son fonctionnement au cours de ses trois années d'existence et ont
reconnu les faiblesses et les insuffisances de cette institution citoyenne13.
Analysant les raisons qui ont empêché la Commission de vérité et
réconciliation d’être pleinement opérationnelle, les participants ont noté
notamment « le manque de volonté politique gouvernementale, l’insécurité à
l’est du pays et qui continue à ce jour, la méfiance de certaines composantes et
entités à l’endroit de la commission de vérité et réconciliation, la nonconformité de la composition de la Commission de vérité et réconciliation par
rapport aux principes admis d’une commission de vérité et réconciliation
classique qui a entraîné une attitude réservée de certains acteurs de la
communauté internationale »14.
Dans la perspective de la possibilité prévue par l’article 222 de la Constitution
du 18 février 2006 de créer une nouvelle Commission de vérité et
réconciliation après les élections générales en République démocratique du
Congo, ils ont recommandé le respect du principe n° 6 de l’Ensemble des
principes pour la promotion et la protection des droits de l’homme par la lutte
contre l’impunité, qui précise que « dans toute la mesure du possible, les
______________________
13
Cf. Rapport de synthèse de l’Atelier d’évaluation de la Commission de vérité et
réconciliation, et perspectives d’avenir (22 au 24 juin 2006, Kinshasa), 2006.
14
Id.
111
La justice transitionnelle dans le monde francophone
décisions visant à l’établissement d’une commission de vérité définissent son
mandat et énoncent que sa composition devrait faire l’objet de larges
consultations publiques pour chercher tout spécialement à connaître l’opinion
des victimes et des rescapés. Il conviendrait de veiller tout particulièrement à
ce que les hommes et les femmes participent à ces délibérations sur un pied
d’égalité »15. Ils ont également recommandé la limitation de son mandat en
mettant un accent sur le fait que la commission n’a pas vocation à se substituer
à la justice, sur la focalisation de la commission sur le volet vérité et sur les
atteintes graves aux droits de l’homme, ainsi que sur les violations du droit
international humanitaire et les crimes de guerre. Enfin, les participants ont
estimé que « la commission vérité constituant un des éléments d’une stratégie
globale de justice transitionnelle, il est recommandé qu’elle soit davantage
conçue en tenant compte des différentes interactions possibles en matière
d’amnistie et de poursuites judiciaires, de réparations, d’assainissement et de
réforme »16.
Pour sa part, dans une déclaration rendue publique en septembre 200617, la
Coalition congolaise pour la justice transitionnelle a relevé les insuffisances de
la Commission de vérité et réconciliation tout en préconisant, dans la
perspective de la possible création d'une nouvelle commission de vérité et
réconciliation, que celle-ci soit fondée sur une large consultation de la société
civile, une délimitation réaliste de la période couverte par ses enquêtes et la
possibilité de recourir à l’expertise internationale en vue d’une plus grande
crédibilité ainsi que l’implication financière de la communauté internationale.
4.3.3 Justice transitionnelle en République démocratique du Congo : le bilan
Des mécanismes de justice transitionnelle prévus par l’Accord global et
inclusif sur la transition en République démocratique du Congo, aucun n’a été
mis en œuvre de manière satisfaisante. Bien plus, aucun mécanisme de
poursuite judiciaire n’a été mis en place de sorte que les auteurs présumés des
crimes graves et des violations massives des droits de l’homme qui y ont été
commis au cours des dix dernières années se drapent du voile de l’impunité
tandis que les victimes sont abandonnées à elles-mêmes.
______________________
112
15
Cf. E/CN.4/2005/102/Add.1.
16
Cf. Rapport de synthèse…, op.cit.
17
Soit la Déclaration de la Coalition congolaise pour la justice transitionnelle (CCJT),
Beni, 16 septembre 2006.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
Les mécanismes de poursuites pénales envisagés pour se substituer à
l'inexistant Tribunal pénal international pour la République démocratique du
Congo, notamment les chambres spéciales à composition mixte dans les
tribunaux congolais18, en sont encore au niveau des réflexions entre
spécialistes.
La Commission de vérité et réconciliation, pour les raisons évoquées plus
haut, ne s’est préoccupée que de questions mineures au regard des enjeux de
vérité, de réparation et de réconciliation. Bien plus, dans bien des cas, elle s’est
attelée à des missions totalement étrangères à son mandat.
En outre, aucune réparation de quelque nature que ce soit en faveur des
victimes n’a été prévue, la commission se limitant exclusivement à « identifier
les victimes et déterminer l’étendue des responsabilités ». La recommandation
de création d’un fonds d’indemnisation des victimes des crimes contre
l’humanité, financé notamment par le biais de l’exploitation légale des
ressources naturelles du pays, préconisée par l’expert indépendant sur la
situation des droits de l’homme en République démocratique du Congo ne
semble pas à ce jour connaître un début de concrétisation19. De même, aucune
réforme institutionnelle n’a été envisagée pour purger la magistrature, les
services de sécurité, la police et l’armée des personnes auteurs de crimes
graves et de violations avérées des droits de l’homme.
Cette inertie sur les questions de justice transitionnelle semble faire l’objet
d’un consensus tacite entre les principales forces politiques qui ont géré la
transition de manière concertée en République démocratique du Congo :
« Force est de constater en effet qu’en dépit des divergences politiques réelles
ou supposés entre partis politiques et candidats divers, un consensus tacite
voire une omerta sur ces questions de justice constitue leur dénominateur
commun. [Nous en voulons pour exemple] le rapport de la Commission
Lutundula sur la validité des conventions à caractère économique et financier
conclues lors des guerres de 1996 et 1998 »20.
Il convient d’ajouter à l’absence de volonté politique, comme facteur explicatif
de l’inertie des autorités sur les questions de justice transitionnelle, l’attitude
______________________
18
République démocratique du Congo : commentaires sur le rapport de l’audit
organisationnel du secteur de la justice, document préparé par Human Rights Watch,
novembre 2004.
19
Cf. Rapport de l’Expert indépendant…, op.cit., p. 20.
20
DIKU MPONGOLA, Dieudonné, Les défis de la justice transitionnelle en période électorale
en République démocratique du Congo, inédit, juillet 2006, pp. 3-4. La commission en
question porte le nom de son président, Christophe Lutundula Apala.
113
La justice transitionnelle dans le monde francophone
de la communauté internationale, plus encline à privilégier la dimension
politique de la transition, avec comme point de chute les élections, que la
justice, la « crainte » étant de voir les questions de justice transitionnelle,
surtout dans ces aspects liés aux poursuites pénales et à la recherche de la
vérité et réformes institutionnelles, « fragiliser voire déstabiliser la transition ».
4.3.4 Conclusion
La viabilité de la démocratie et de l’état de droit dans lesquels la République
démocratique du Congo s’est laborieusement engagée est tributaire de la
capacité de la société congolaise dans son ensemble de faire une catharsis et
d’aborder, voire d’affronter, son passé et son « passif » autoritaire en
enquêtant courageusement sur les crimes graves selon le droit international et
les graves violations des droits de l’homme, en poursuivant les auteurs (si pas
tous, du moins ceux qui portent la plus grande responsabilité) et en accordant
aux victimes une réparation appropriée. La démarche serait incomplète si elle
n’intégrait pas des réformes institutionnelles destinées à retirer des différents
services publics et de l’administration les personnes responsables des crimes
graves et de graves violations des droits de l’homme et du droit international
humanitaire. Bien plus, le volet réparation dans ses différentes formes devrait
être étudié avec la plus grande attention afin que les victimes ne soient pas des
laissées-pour-compte des accords de paix et des processus politiques, quand
bien même ils seraient couronnés par des élections.
Adopter l’approche de l’amnésie au nom d’une interprétation perverse des
concepts de pardon et de réconciliation et ainsi passer par pertes et profits les
millions de victimes de la tragédie congolaise, y compris leur ayants cause,
constitue le meilleur moyen de capitaliser les frustrations et de bâtir la
démocratie congolaise sur du sable mouvant.
C’est pourquoi, en vue de combattre la formation d’une « jurisprudence de
l’impunité », une appropriation citoyenne des questions de justice
transitionnelle est la voie obligée pour qu’elles deviennent une exigence de
nature à infléchir une volonté politique. Et ce, afin que pour nos autorités la
justice, y compris la justice transitionnelle quitte l’arène des discours pour
devenir une question donnant lieu à la mise en œuvre des politiques et des
programmes.
114
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.4 Burundi
Clotilde Ngendakumana
4.4.1 Introduction
Cette présentation sur la justice transitionnelle au Burundi décrit
sommairement les mécanismes de justice transitionnelle tels que proposés
dans différents textes de loi et rapports officiels, l’état actuel du processus des
négociations entre le gouvernement et les Nations Unies, et enfin, l’image de
la société civile burundaise et son rôle dans ce processus.
4.4.2 Contexte
Le Burundi vient de sortir d’une période dite de transition, après une longue
crise de déchirements entre Burundais et de violences survenues de manière
cyclique (1962, 1988, 1991 et 2003) depuis son accession à l’indépendance. En
1993, après une trentaine d’années caractérisées par des coups d’État et des
régimes à caractère dictatorial, les premières élections libres et démocratiques
portèrent au pouvoir le président Ndadaye Melchior. Deux mois à peine après
son investiture, il fut assassiné déclenchant une recrudescence des violences.
Des violences extrêmes ont recommencé et ont duré douze ans. Enfin, en juin
1996, des négociations entre le gouvernement burundais et le groupe rebelle
CNDD-FDD furent engagées, et aboutirent à un cessez-le-feu puis à un accord
de paix, l’accord d’Arusha, signé le 28 août 2000. Bien qu’affaibli par ses
logiques partisanes et les divisions persistantes qui le sous-tendaient, l’accord
d’Arusha laissait entrevoir, au moment de sa signature, l’espoir d’un avenir
meilleur. Il jetait les bases d’un processus conduisant à un régime de transition
et à la mise en place d’institutions par voie démocratique.
4.4.2.1 L’accord d’Arusha
Aux termes de l’accord d’Arusha, deux mécanismes devraient être mis en
place pour faire la lumière sur les crimes graves perpétrés au Burundi depuis
le 1er juillet 1962 : une Commission nationale pour la vérité et la réconciliation
et une Commission d’enquête judiciaire internationale (CEJI) sur le génocide,
les crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité.
Le même accord prévoit la création d’un Tribunal pénal international sur
demande du gouvernement, au cas où le rapport de la CEJI établirait que des
crimes commis au Burundi puissent être qualifiés de crimes de génocide,
crimes de guerre et autres crimes contre l’humanité. En mars 2005, une
115
La justice transitionnelle dans le monde francophone
mission des Nations Unies, dite Mission Kalomoh, proposa dans son rapport la
révision de la nature, de la composition et du mandat des mécanismes de
vérité et de justice, tels qu’ils avaient été fixés par l’accord d’Arusha.
4.4.2.2 La mission Kalomoh
Sur initiative du gouvernement burundais, dans sa correspondance du 24
juillet 2002, adressée au Secrétaire général des Nations Unies par le président
Buyoya alors en exercice, il a été demandé à l’ONU de créer une commission
d’enquête judiciaire internationale pour le Burundi, comme le prévoyait
l’accord d’Arusha. Conformément à cette demande, près de deux ans plus
tard, le président du Conseil de sécurité adressait une lettre au Secrétaire
général, le 26 janvier 2004, lui demandant d’envoyer une mission d’évaluation
au Burundi en vue d’examiner l’opportunité et la possibilité de créer une telle
commission1.
Mandat de la mission
Les tâches assignées à cette mission sont notamment les suivantes2 :
1. Préciser les modalités et options pour la mise en place d’une commission
d’enquête internationale conformément à l’accord d’Arusha, examiner
quelles approches pourraient soutenir le processus de paix, promouvoir
« la vérité et la réconciliation tout en réalisant la justice ». A cette fin, la
mission devait :
• Évaluer les progrès accomplis dans la mise en œuvre des réformes
du secteur judiciaire prévues par l’accord d’Arusha et la capacité
du système judiciaire burundais à assumer, d’une manière
impartiale et efficace, le jugement des criminels, notamment eu
égard à ses pouvoirs d’instruction ;
• Recommander des structures, dans le cadre d’une commission
internationale, qui auraient des avantages positifs durables sur le
système judiciaire burundais ;
______________________
116
1
Cf. S/2004/72.
2
Id. L’annexe à la lettre présente le projet de mandat pour la mission d’évaluation.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
• Faire le point sur les travaux concernant l’institution d’une
commission nationale pour la vérité et la réconciliation, et les
conséquences de la loi assurant l’immunité provisoire aux
responsables politiques qui rentrent d’exil.
2. Évaluer la valeur ajoutée d’une commission d’enquête internationale, eu
égard aux rapports présentés par les commissions d’enquête
précédentes, notamment le rapport Whitaker de 1985, le rapport des
organisations non gouvernementales de 1994, le rapport des
ambassadeurs Aké et Huslid de 1994-1995 et le rapport de la
commission d’enquête internationale de 1996.
3. Définir quelle pourrait être la répartition des compétences et des
pouvoirs entre la Commission nationale pour la vérité et la
réconciliation et la commission d’enquête internationale, s’agissant
notamment de la complémentarité de leurs responsabilités en matière
d’enquête, de la qualité des personnes dont elles auraient à connaître et
de la question de l’amnistie.
4. S’agissant des modalités proposées pour la mise en place d’une
commission d’enquête internationale :
• Examiner la possibilité de circonscrire la compétence temporelle
de la commission ;
• Évaluer la capacité du gouvernement à assurer la sécurité des
membres de la commission et à faciliter leur travail d’enquête ;
• Évaluer les moyens logistiques, humains et financiers que
nécessiterait la mise en place de la commission ;
• Préciser les attentes des autorités burundaises concernant les
conclusions de l’enquête et leur application pratique, eu égard en
particulier aux poursuites qui pourraient être engagées devant un
tribunal international ou des tribunaux nationaux.
Composition de la mission
Cette mission dirigée par M. Tuliameni Kalomoh, sous-secrétaire général aux
Affaires politiques, était composée par des représentants du Département des
affaires politiques, du Bureau des affaires juridiques des Nations Unies, du
Bureau du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, du
Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et du Bureau du
117
La justice transitionnelle dans le monde francophone
coordonnateur des Nations Unies pour les questions de sécurité. Dans toutes
les visites effectuées au Burundi, elle a été assistée par le Bureau des Nations
Unies au Burundi.
Consultations menées par la mission
Arrivée au Burundi en mai 2004, la mission a tenu des consultations du 16 au
24 mai auprès de diverses personnalités du pays, dont les représentants du
gouvernement, les autorités locales, les représentants des partis politiques, les
autorités judiciaires, les dirigeants religieux et les membres de la société civile.
Pendant son séjour dans le pays, elle a rencontré le président du Burundi,
Domitien Ndayizeye, et le vice-président, Alphonse Marie Kadege. La mission
a également tenu des consultations avec deux anciens présidents du Burundi,
Sylvestre Ntibantuganya et Jean-Baptiste Bagaza, des dirigeants des partis
politiques et des mouvements politiques armés, et enfin, des représentants de
la communauté musulmane.
La mission a également rencontré des membres de l’équipe des Nations Unies
et d’autres personnalités diplomatiques, les représentants d’organisations non
gouvernementales nationales et internationales, un groupe de rapatriés et des
experts à titre personnel (professeurs de droit, avocats de la défense et
historiens). En plus des rencontres consultatives, la mission a effectué des
visites dans différentes structures du ministère de la Justice, notamment dans
les locaux des divers tribunaux et a rencontré des autorités judiciaires et des
membres de la profession juridique : le procureur général, le vice-président et
des juges de la Cour suprême, des membres de la Cour constitutionnelle, et
des membres de la Cour d’appel et du Tribunal de grande instance. De même,
elle a rencontré le président du Tribunal militaire, le directeur de la police
chargée des enquêtes, des membres de l’Ordre des avocats et des responsables
de la prison centrale de Mpimba. En dehors de Bujumbura, la mission a visité
la ville de Gitega, où elle a rencontré le gouverneur et le commandant militaire
de la région, visité le Tribunal de grande instance et rencontré le président de
la Cour et le procureur général.
Recommandations de la mission
Après avoir mené ses consultations, la mission d’évaluation a fait ses
observations et a recommandé notamment la création d’un mécanisme non
judiciaire de recherche des responsabilités sous forme d’une commission de
vérité mixte et la mise en place d’un mécanisme judiciaire d’établissement des
responsabilités, soit une « chambre spéciale » intégrée à l’appareil judiciaire
burundais.
118
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
Une commission de vérité nationale de composition mixte
Dans le souci de favoriser le renforcement de l’objectivité, l’impartialité et la
crédibilité de la commission, ainsi que la participation des Burundais au
processus d’établissement de la vérité historique et de réconciliation nationale,
la mission a proposé que cette commission soit mixte, avec une forte
composante internationale, et qu’elle soit donc constituée par deux éléments
nationaux et trois éléments internationaux.
Dans la logique de la mission Kalomoh, cette commission de vérité serait créée
sur la base juridique d’une loi nationale et d’un accord entre les Nations Unies
et le gouvernement burundais. La loi nationale définirait la compétence
matérielle de la commission ainsi que ses compétences ratione temporis et
ratione personae. Elle établirait ses pouvoirs et compétences dans ses rapports
avec la chambre spéciale tandis que l’accord entre les Nations Unies et le
gouvernement fixerait les termes et conditions de la coopération des Nations
Unies à l’instauration et au fonctionnement de la commission.
Une chambre spéciale intégrée dans l’appareil judiciaire burundais
En proposant un tel mécanisme judiciaire, la mission d’évaluation se serait
inspirée de l’exemple des divers tribunaux créés par l’ONU ou avec son aide,
et en considération des moyens de financement, d’efficacité et de rendement.
La mission aurait pris exemple sur la Chambre des crimes de guerre de la
Cour de Bosnie-Herzégovine, en cours de création. L’option de l’intégration
d’une chambre spéciale au sein du système judiciaire serait justifiée par le
souci de renforcer les ressources matérielles et humaines du système judiciaire
burundais en lui fournissant un effectif de juges, de procureurs et de
défenseurs qualifiés et un greffe expérimenté. Cette chambre aurait
compétence pour poursuivre les responsables au premier chef d’actes de
génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis au
Burundi. Sa compétence ratione temporis, limitée à des phases précises du
conflit, comprendrait au minimum la période allant du début de 1972 à la fin
de 1993. La chambre spéciale serait créée par une loi nationale, laquelle
régirait son fonctionnement et serait amendée autant que de besoin pour
garantir à l’accusé un procès équitable et l’application d’une procédure
régulière. Elle serait composée d’un ou de plusieurs collèges de trois juges
siégeant en première instance et d’un collège d’appel de cinq juges, et aurait
une composition mixte comprenant une majorité de juges internationaux, un
procureur international et un greffier. Le Bureau du procureur et le greffe
comprendraient un important élément international.
119
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Mécanisme de financement
Selon les conclusions de la mission, la commission de vérité et la chambre
spéciale ne devraient pas normalement être financées par des contributions
obligatoires, du fait qu’elles ne sont pas des organes de l’ONU. Mais au vu de
la situation au Burundi, la création d’un mécanisme pour la recherche des
responsabilités devra être financée intégralement par des apports
internationaux, soit sous forme de contributions volontaires soit, ne serait-ce
qu’en partie, par des contributions obligatoires. La mission souligne que la
décision de créer l’un ou l’autre de ces mécanismes — ou les deux — devrait
tenir pleinement compte des coûts financiers encourus et de la nécessité de
garantir leur viabilité et leur durabilité.
Pour mettre en œuvre les recommandations de la mission, le Conseil de
sécurité dans sa Résolution 1606 du 20 juin 2005, a prié le Secrétaire général
d’engager des négociations avec le gouvernement burundais sur la mise en
place de ces mécanismes. Trois mois plus tard, en date du 26 octobre 2005, le
gouvernement burundais a nommé une délégation chargée de négocier avec
les Nations Unies.
4.4.3 De la Commission de vérité et réconciliation à la « Commission Vérité,
Pardon et Réconciliation »
Le 18 juin 2006 à Dar Es Salaam, le gouvernement burundais et le FNLPALIPEHUTU3 signèrent un « accord de principes en vue de la réalisation de
la paix, de la sécurité et de la stabilité durables au Burundi ». A la section
intitulée « L’Histoire du Burundi et la question ethnique », l’accord stipule que
« la Commission Vérité et Réconciliation sera dénommée Commission Vérité,
Pardon et Réconciliation »4. L’accord ajoute que « des consultations populaires
seront organisées de la base au sommet »5 sans préciser sur quels sujets
porteront ces consultations. L’accord mentionne aussi qu’« il sera créé une
commission d‘experts qui aura pour mission de réécrire l’histoire du
Burundi »6.
______________________
120
3
Les Forces nationales de libération (FNL) sont l’aile armée du Party for the Liberation
of the Hutu People (PALIPEHUTU).
4
Art. 1, al. 3.
5
Art. 1, al. 4.
6
Art. 1, al. 2.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.4.4 État du processus des négociations entre les Nations Unies et le
gouvernement burundais
En vertu de la lettre des Nations Unies adressée au gouvernement burundais
le 19 mai 2006, les Nations Unies soulignèrent trois questions essentielles à la
conclusion d’un accord-cadre général sur le mécanisme double à savoir :
• La nature du processus de consultation nationale devant déboucher sur
la mise en place de la commission de vérité et réconciliation ;
• La reconnaissance de la non-applicabilité de l’amnistie aux crimes de
génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ;
• Le rapport entre la commission et le tribunal spécial.
Jusqu’aujourd’hui, les Nations Unies et le gouvernement ne sont pas encore
parvenus à un consensus sur ces questions.
4.4.4.1 Nature de la consultation nationale
Alors que la lettre des Nations Unies du 19 mars proposait un processus de
consultation nationale « largement ouvert » pour permettre au peuple
burundais « sa pleine participation aux préparatifs de la mise en place de la
Commission, de sorte que ses vues et ses aspirations soient dûment prises en
compte dans les actes fondateurs », le gouvernement du Burundi semble
adhérer à cette opinion par sa déclaration, dans la lettre du 15 juin 2006
répondant à celle des Nations Unies, qu’il est « conscient de la nécessité et de
l’importance de le démocratiser le plus possible non seulement à des fins
pédagogiques mais aussi pour recueillir les vues et aspirations du peuple
burundais et ainsi donner de la substance à la Commission ».
4.4.4.2 La reconnaissance de la non-applicabilité de l’amnistie aux crimes
de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre
Dans la même lettre du 19 mai 2006, les Nations Unies conditionnèrent la
coopération dans la mise en œuvre et le fonctionnement du mécanisme double
à l’exclusion expresse de l’amnistie des crimes de génocide, crimes de guerre
et autres crimes contre l’humanité, dans les actes fondateurs. Sur cette
question, sans l’exprimer clairement, le gouvernement montre une position
ambiguë cachant son intention non exprimée de soutenir l’amnistie. Au
paragraphe 5 de la lettre du 15 juin adressée aux Nations Unies, il affirme « sa
volonté de tout faire pour éviter l’impunité du crime de génocide, des crimes
contre l’humanité et des crimes de guerre dûment qualifiés, mais qu’il garde à
121
La justice transitionnelle dans le monde francophone
l’esprit l’importance de la diversité des contextes historiques et sa
responsabilité dans le contexte du Burundi de prendre des mesures propres à
créer un climat de réconciliation, à promouvoir et à réaliser la réconciliation
nationale ».
4.4.4.3 Rapport entre la commission de vérité et la chambre spéciale
La position des Nations Unies est exprimée clairement dans sa lettre du 19
mai, adressée au gouvernement, lorsqu’elles déclarent qu’il est nécessaire que
ces mécanismes soient « complémentaires mais distincts, fonctionnant
indépendamment du gouvernement et de l’Organisation des Nations Unies, et
indépendamment l’un de l’autre ». A cet effet, les Nations Unies défendirent
d’une manière particulière, l’absolue nécessité de l’indépendance de la
chambre spéciale et du procureur, proposition au sujet de laquelle le
gouvernement du Burundi manifesta sa divergence de point de vue. Selon lui,
la séparation nette du Bureau du procureur et de la Commission de vérité et
réconciliation n’apporterait rien de nouveau au système existant. Pour
articuler son raisonnement, le gouvernement s’appuya sur l’exemple de
l’Afrique du Sud où le Bureau du procureur spécial aurait eu à connaître
seulement des crimes graves non élucidés par la Commission de vérité et de
réconciliation.
N’ayant abouti à aucun consensus sur les trois points, un accord-cadre
d’intervention sera prochainement signé. Aussitôt après la signature de
l’accord-cadre, un texte de loi établissant la commission nationale devrait être
rapidement élaboré.
4.4.4.4 Commentaires
Bien que la composition mixte prévue pour ces deux instances soit de nature à
favoriser la recherche d’objectivité, une série de critères a été formulée par des
observateurs et des organismes spécialisés en matière de justice :
• Le profil et le processus de nomination des membres burundais de ce
double mécanisme ne fait l’objet d’aucune consultation au Burundi, ce
qui ne garantit pas l’impartialité ;
• Un grand retard est enregistré dans la mise en place de la Commission
de vérité et réconciliation et de la définition de son cadre juridique alors
que c’est la première instance à instituer. La commission devrait, selon
l'accord d'Arusha, être mise en place au plus tard six mois après
l'entrée en fonction du gouvernement de transition. Cette loi a suivi une
122
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
procédure sui generis. Adoptée par l'Assemblée nationale de transition
en février 2003, et transmise au Sénat le 26 juin 2003, le gouvernement la
retira le 27 juillet 2003, alors qu'elle était en discussion devant la
commission saisie sur le fond ;
• Une autre anomalie constatée et exprimée est la libération provisoire de
plusieurs milliers de prisonniers politiques (3287), début 2006, qui a
soulevé des objections de la part des organisations de la société civile
burundaise. Une mesure pareille prise au moment où les négociations
avec l’ONU pour la mise en place d’une justice transitionnelle étaient en
cours n’a pas de justification ;
• Aussi, il est reproché à la commission chargée de qualifier les crimes
politiques d’avoir établi des critères permettant à des coupables de
crimes très graves de recouvrer, la liberté ce qui a incité certaines
organisations burundaises (FORSC, ITEKA, OAG)7 à déposer un recours
devant la Cour constitutionnelle, dénonçant l’inconstitutionnalité du
décret du 3 janvier 2006 portant sur l’immunité provisoire des
prisonniers politiques détenus dans les maisons de détention ;
• La société civile burundaise déplore l’absence de position claire du
gouvernement sur des questions de taille engageant l’avenir des
Burundais.
4.4.5 L’image de la société civile burundaise et son rôle dans ce processus
Malgré les efforts fournis par les acteurs internationaux dans le renforcement
des capacités des organisations de la société civile burundaise, celle-ci reste
encore jeune et dispersée. Des noyaux visibles n’ont commencé à émerger que
depuis la signature de l’accord d’Arusha, pour soutenir la mise en place des
mécanismes appropriés et une lutte commune contre l’impunité. Jusqu’au
lendemain des élections, la société civile burundaise rayonnait par une
participation sacrificielle à la réussite de la mise en place des institutions post
transition.
Aujourd’hui, elle se trouve fragilisée et paralysée par certains actes abusifs du
gouvernement actuel. Pour n’en citer que quelques-uns, l’emprisonnement, au
cours du mois de novembre, des journalistes de la radio publique africaine, et
du directeur de la radio Isanganiro est un exemple criant de la chute des forces
de la société civile burundaise.
______________________
7
Forum pour le renforcement de la société civile (FORSC) ; Ligue burundaise des
droits de l’homme (ITEKA) ; Observatoire de l’action gouvernementale (OAG).
123
La justice transitionnelle dans le monde francophone
En dépit de cette situation, quelques membres de la société civile ne reculent
devant aucun effort pour aboutir à des mécanismes appropriés de résolution
du conflit burundais. Depuis août 2006, des réunions de concertation sont
tenues régulièrement, une fois toutes les deux semaines, et présidées à tour de
rôle par les organisations membres d’un groupe de concertation créé à
l’initiative de Global Rights. Le groupe a pour objectif de permettre l’échange
sur les questions de justice transitionnelle en général, et sur le double
mécanisme en particulier. Des représentants de toutes les confessions
religieuses sont associés à ces réunions pour les encourager à aborder ces
questions dans le cadre de leur mission quotidienne et ainsi toucher la
population à une grande échelle.
A l’occasion de sa dernière réunion du 1er décembre 2006, une question
importante a été abordée : « la question des consultations larges ». D’aucuns
demandaient l’objet de ces consultations, leur nature et leur forme. Il faut des
consultations qui permettent de communiquer un message précis à la
population, pouvant l’éclairer et susciter son intervention libre dans les choix
d’une commission de vérité et réconciliation et d’un tribunal appropriés au
Burundi.
Les consultations menées par Global Rights auprès de certains membres du
groupe de concertation révèlent l’existence de plusieurs approches,
notamment le théâtre, les forums ouverts, les ateliers, mais il est évident que la
réussite de ces consultations nécessite le concours de tous les intervenants.
4.4.6 Conclusion
Le processus de justice transitionnelle au Burundi a évolué dans un contexte
politique instable. Les gouvernements qui se sont succédés n’avaient ni le
temps ni la volonté de se consacrer à ces questions qui engagent l’avenir du
pays. La société civile et les partis politiques d’opposition étant exclus du
processus, les positions soutenues par la délégation gouvernementale qui
négocie avec les Nations Unies ne rencontrent pas l’approbation de la société
civile. A défaut d’être consultée, la société civile devait au moins être informée
à chaque niveau des négociations pour organiser des débats et faire des
recommandations sur les options des Burundais vis-à-vis des mécanismes
appropriés.
124
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.5 Pérou
Eduardo González Cueva
4.5.1 La situation lors de la chute de Fujimori
La littérature sur les « transitions démocratiques » a abondamment analysé les
cas de « transitions négociées », notamment lorsque les acteurs opposés —
autoritaires et démocratiques — renoncent à leurs prétentions radicales et
finissent par conclure un accord pacifique d’alternance au pouvoir. Les
transitions entreprises en Espagne, au Chili, en Pologne et en Afrique du Sud
illustrent ce scénario. Dans ces exemples, les accords entre des politiciens de
partis opposés priment — immédiatement après la transition — sur les
exigences des victimes. Les anciens ennemis passent des accords pour
s’assurer d’une impunité mutuelle afin faciliter la fin des violences. Les
accords de paix en El Salvador illustrent ce schéma typique ; l’impératif de
faire cesser la violence prime sur les exigences des victimes. Dans la foulée, les
amnisties sont utilisées illégalement pour couvrir les crimes contre l’humanité
et les crimes de guerre.
Or, par comparaison, le cas péruvien est atypique. Les autorités étaient
absentes de l’échiquier. En 2000, le régime du président Alberto Fujimori
s’effondre sans pouvoir établir une négociation avec les forces démocratiques :
Fujimori et ses généraux avaient fui le pays ou étaient emprisonnés. De même,
les forces du Parti communiste « Sentier lumineux » et du Mouvement
révolutionnaire « Túpac Amaru » avaient déjà été vaincues par Fujimori dans
les années 90. De ce fait, tous leurs dirigeants étaient morts ou emprisonnés.
Donc, la marge de manœuvre pour les victimes et leurs exigences de justice
était importante. En revanche, les autorités n’avaient aucun poids pour
imposer l’impunité.
Deux autres éléments complètent ce tableau :
• Les organisations de défense des droits de l’homme s’étaient
rassemblées dans une seule entité représentative au niveau national,
capable de mobiliser de larges milieux de manière démocratique et
indépendante des politiciens d’opposition ;
• Le système interaméricain de protection des droits de l’homme (la Cour
interaméricaine et sa Commission) a été très actif dans la surveillance
des violations commises par l’État péruvien. Soumis à une intense
pression internationale, Fujimori a accepté de créer une instance étatique
indépendante, le Défenseur du Peuple, dont le rôle fondamental était de
dénoncer des violations des droits de l’homme et de protéger les
victimes.
125
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Il est important d’ajouter un autre facteur à cette équation. La presse,
contrôlée directement par le régime, a changé de mains ; ses propriétaires ont
fui à l’étranger immédiatement après la chute de Fujimori, ou ont été arrêtés
pour corruption. La fuite de Fujimori a découragé les parlementaires en place.
Ils ont aussi fui le pays ou changé de camp. La majorité parlementaire passa
donc à l’opposition, ce qui déboucha sur un changement pacifique et
constitutionnel du gouvernement. Le nouveau président du Congrès fut alors
nommé président de la République en novembre 2000, après de nouvelles
élections. Il forma un cabinet d’unité nationale, dirigé par Javier Pérez de
Cuéllar, ancien Secrétaire général des Nations Unies, composé de figures
indépendantes.
C’est dans ce contexte que le Pérou est devenu un véritable laboratoire pour la
justice transitionnelle. Et bien que le gouvernement provisoire n’ait duré que
huit mois, il a engagé des changements fondamentaux :
• Normalisation la situation du Pérou vis-à-vis de la compétence de la
Cour interaméricaine des droits de l’homme ;
• Ratification de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée
des personnes ;
• Signature et ratification du Statut de Rome de la Cour pénale
internationale ;
• Ébauche d’une solution à la question des prisonniers des groupes
rebelles condamnés sans procès équitable ;
• Recommandation pour une réforme constitutionnelle ;
• Promotion d’un accord entre tous les partis politiques en faveur d’une
gouvernance démocratique ;
• Création d’une commission de vérité.
4.5.2 La Commission de vérité et réconciliation
La commission de vérité n’était pas un élément du programme politique de
l’opposition pendant le régime de Fujimori. Les leaders des organisations de
défense des droits de l’homme avaient préféré garder cette possibilité pour
des circonstances plus favorables. Mais, pendant le gouvernement de
transition, le mouvement pour les droits de l’homme s’est massivement
mobilisé en faveur de l’établissement d’une commission de vérité.
126
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
La commission était perçue comme une nécessité pour mener une véritable
« bataille pour la mémoire ». En effet, sous le gouvernement de Fujimori, le
régime avait œuvré dans le sens d’une « réécriture » de l’Histoire officielle. A
savoir que le Pérou aurait été « sauvé du terrorisme » par les efforts de
l’armée, dirigée par Fujimori, « sans doutes ni faiblesses », c'est-à-dire sans
considération pour cette « chose inconsistante » que constituent, à leurs yeux,
les droits de l’homme. Les organisations des victimes étaient marginalisées et
soupçonnées d’être des groupes terroristes. Aucun membre des forces armées
n’a été jugé pour violation des droits de l’homme, et pour cause, une loi
d’amnistie avait été adoptée pour les protéger.
La commission de vérité avait pour mandat d’éclaircir les causes et
conséquences du processus de violence, les faits et responsabilités des
violations passées (en coopération avec la justice), et de formuler des
recommandations en matière de réparations et réformes institutionnelles.
Deux mois après son établissement, la commission reçut le mandat
additionnel de « contribuer à la réconciliation nationale », son nom devant être
changé pour y ajouter le terme « réconciliation ». Le nombre de ses membres
fut aussi augmenté.
Pour s’organiser, développer ses méthodes de travail et prévoir son
déploiement sur l’ensemble du territoire, six mois furent nécessaires. Pendant
cette période, la commission eut très peu de contacts avec la population. La
commission fit alors des choix fondamentaux pour ses travaux : priorité à
donner à la « vérité des victimes » ; témoignage direct comme source
d’information principale ; processus public ouvert à tous ; coopération directe
de la commission avec la justice pénale ; élaboration d’un concept de
« réconciliation nationale » au niveau macrosocial ; et enfin, développement
d’une approche laïque de la réconciliation personnelle.
Pendant ses deux ans d’existence, la commission a reçu 17 000 témoignages
individuels, mené environ 1000 interviews approfondies, réalisé 20 auditions
publiques dans tout le territoire de la république, y compris des auditions des
leaders du Sentier lumineux et du Túpac Amaru en prison. Le travail de la
commission a bénéficié de la décision de la Cour interaméricaine des droits de
l’homme, lorsqu’elle décida d’annuler les lois d’amnistie de Fujimori (l’affaire
Barrios Altos). De son côté, la Cour constitutionnelle modifia les lois antiterroristes de Fujimori, qui avaient supprimé le droit à un procès équitable
pour les individus accusés d’acte terroriste.
Le rapport final de la commission a identifié dix « schémas généralisés ou
systématiques de violations des droits de l'homme », parmi lesquels les
exécutions extrajudiciaires, les disparitions forcées, la torture, la violence
sexuelle et le déplacement forcé. La commission a identifié le nom de 24 000
127
La justice transitionnelle dans le monde francophone
victimes tuées pendant conflit armé. Selon d’autres méthodes statistiques, le
nombre total de victimes s’élèverait en réalité à 69 000. En outre, la
commission a procédé à trois exhumations, en coordination avec le Ministère
public, et elle a identifié environ 4000 charniers potentiels.
La commission a souligné les responsabilités politiques des gouvernements en
place lors de la période de violence, des forces armées et des groupes rebelles,
plus particulièrement du Sentier lumineux. De même, la commission a mis en
cause la responsabilité morale de certaines institutions, telles que les rangs
conservateurs de l’Église catholique, pour leur passivité face aux massacres.
Enfin, la commission a affirmé sa conviction concernant la responsabilité
pénale des leaders du gouvernement de Fujimori, enjoignant le Ministère
public à se saisir de ces cas.
La commission a examiné des milliers de cas de violations des droits de
l'homme. Elle a décidé d’en instruire 47, en collectant des témoignages clef, et
les informations concernant les responsables de ces violations. Elle a par la
suite communiqué toutes ses informations au Ministère public en
recommandant des poursuites pénales. La commission a recommandé la mise
en œuvre d’un Plan intégral de réparation, incluant des réparations collectives
et individuelles pour les victimes. Finalement, la commission a recommandé
des réformes institutionnelles, y compris éducatives, une réforme des forces
publiques, une réforme du système d’administration de la justice, et
l’extension des services de l’État sur l’ensemble du territoire national. Tous les
documents de la commission de vérité ont été donnés au Défenseur du
Peuple, qui a créé l’Archive nationale des droits de l’homme.
Le jour de la présentation du rapport final, le président de la commission, M.
Salomon Lerner, déclara que son groupe de travail avait fait la lumière sur
une période de honte nationale, comparable uniquement à la pire défaite
historique de notre pays lors de la guerre contre le Chili à la fin du XIXe siècle.
De plus, le président Lerner affirma que la classe politique péruvienne avait
perdu toute son autorité morale et que le pays avait besoin d’une nouvelle
classe dirigeante. Il rendit hommage aux victimes de la violence, en particulier
aux exemples de résistance et de courage civique. Finalement, il demanda au
gouvernement du président Toledo de mettre en œuvre les recommandations
de la commission.
4.5.3 Après la commission
Nonobstant ces résultats, le problème le plus grave de la commission a été le
changement de la situation politique nationale. De toutes les mesures
transitionnelles mises en place par le gouvernement provisoire, seule la
128
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
commission a réussi. En effet, la reforme constitutionnelle a été freinée,
l’accord de gouvernabilité a pris fin en raison des différends entre les partis
politiques sur la politique économique du gouvernement Toledo, qui maintint
la logique de « libre marché » de Fujimori.
Mais le problème le plus grave pour la commission a été la faiblesse du
Ministère public à assumer son rôle ; à savoir juger les leaders du
gouvernement Fujimori. Beaucoup ont échappé à la justice ou réorganisé leur
parti politique. Les forces armées, démotivées après la chute de Fujimori, se
sont regroupées pour s’opposer à toute enquête judiciaire concernant les abus
commis pendant la guerre, et le pouvoir judiciaire s’est révélé incapable de
condamner plus qu’une part minime des membres de l’armée pour violations
des droits de l’homme.
Trois ans après sa publication, le rapport final de la Commission de vérité et
réconciliation suscite encore des contestations sociales et culturelles. En effet,
ce rapport est perçu soit en faveur ou contre la classe politique. Pourtant, la
commission continue d’être populaire au sein de la population : dans une
récente enquête d’opinion publique, plus de 51 % de la population appuie son
travail. Le rapport est devenu une référence obligatoire dans le cadre des
études sociales ou celui des décisions juridiques.
Les dossiers judiciaires relatifs aux membres de la force publique n’ont que
trop lentement progressé. Toutefois, les Cours nationales ont connu des succès
importants : récemment, par exemple, la Cour suprême de Justice a décidé que
les violations des droits de l’homme commises par les forces armées devront
être jugées devant une juridiction ordinaire, et non par un tribunal militaire.
L’État péruvien a accepté la politique de compensation collective proposée par
la commission, mais il demeure réticent envers certains éléments de la
politique de compensation individuelle. Néanmoins, un Conseil national de
compensation a été formé récemment pour établir une liste officielle de
victimes individuelles et mener une politique globale de réparation. Ce conseil
est dirigé par un ancien membre de la Commission de vérité et réconciliation,
et il bénéficie d’un large soutien social, particulièrement de la part des
pouvoirs régionaux et municipaux.
4.5.4 Conclusions
Le cas du Pérou illustre une situation exceptionnellement favorable aux
politiques de justice transitionnelle, c'est-à-dire, une situation où la justice
exceptionnelle de la période de la transition est très proche de la justice
ordinaire d’un état de droit. La commission de vérité n’était pas un instrument
129
La justice transitionnelle dans le monde francophone
de négociation pour éviter la justice pénale, mais un mécanisme d’appui à la
justice pénale, aux réparations et aux réformes institutionnelles.
Le cas péruvien démontre aussi la nécessité d’une coopération soutenue entre
les acteurs politiques, car la transition a besoin d’une approche holistique.
Justice, réforme constitutionnelle, accord de gouvernabilité, réforme
économique ; tout a dû être engagé au même moment. Cela n’est pas possible
sans une alliance solide entre forces politiques et sociales. Mais cette alliance
est difficilement réalisable après des années de corruption, de violations des
droits de l’homme et de méfiance généralisée.
Au Pérou, la commission a dû pointer du doigt les partis démocratiques et
mettre en cause leur responsabilité dans les violences, notamment pendant la
guerre qui a eu lieu précisément sous les régimes démocratiques qui
précédèrent le régime Fujimori. Ce faisant, la commission est devenue
paradoxalement un facteur de dissension au sein de cette même classe
politique qui avait triomphé contre l’autoritarisme de Fujimori.
La commission a donc choisi de jouer un rôle symbolique, celui très risqué qui
promeut la démocratie radicale. D’une part, son discours critique de
l’exclusion et des formalités triviales d’une démocratie inconstante, peuvent
apparaître comme « anti-système » mais d’autre part, la commission apparaît
comme respectueuse de la démocratie, de l’ordre constitutionnel et des droits
de l'homme, donc critique du changement révolutionnaire. Cette position
serait tenable dans un état de droit et une démocratie libérale, mais dans une
situation de transition, avec une classe politique faible et vénale, elle s’est
avérée très difficile.
De fait, la commission s’est dotée d’une position morale incorruptible qui a
certes affaibli sa possibilité d’action, mais en même temps, l’a convertie en
point de référence utopique pour tout projet de transformation sociale au
Pérou. Il n’est pas possible aujourd’hui de savoir si ce choix réussira dans le
long terme.
130
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.6 Ouganda
Chris Mburu
4.6.1 Contexte
Le nord de l’Ouganda connaît la guerre civile depuis 1986 ; en plus de vingt
ans, elle a donné lieu à un très grand nombre d’atrocités à l’encontre des
populations de la région même, voire d’ailleurs dans le pays. Elle oppose les
rebelles de la LRA (Lord’s Resistance Army) dirigés par Joseph Kony, aux forces
du gouvernement ougandais (Uganda People’s Defense Force, UPDF). Elle
s’étend aux districts du Nord-Ouest et du Nord-Est, avec des raids à travers
les frontières avec le Soudan et la République démocratique du Congo.
Aucune des diverses tentatives effectuées pour régler le conflit pacifiquement
ou par les armes n’a eu de succès à ce jour.
Au fil des ans, cette guerre a ralenti le développement social, politique et
économique de la région et au-delà. Ces populations ont perdu des milliers
d’enfants, de femmes et d’hommes, tués ou enlevés par les rebelles. Selon
l’UNICEF, plus de 25 000 enfants ont été enlevés depuis le début de la guerre.
La gamme des atrocités commises dans le nord du pays couvre le viol, les
mutilations, les profanations, le pillage et autres graves violations des droits
de l’homme, ce qui a marginalisé les victimes, les a rendues vulnérables et
plongées dans le désarroi. Le gouvernement a, du coup, déplacé plus de 1,6
million de personnes dans des camps, prétextant qu’il serait ainsi possible à
l’armée de poursuivre ses opérations contre les rebelles tout en assurant
mieux la sécurité des civils. Or les camps connaissent aussi l’insécurité
politique et les gens y survivent grâce à l’aide alimentaire, mais dans une très
grande angoisse de l’avenir. Les Nations Unies ont qualifié cette situation de
« crise humanitaire la plus oubliée du monde », ce qui l’a rappelée à l’attention
de la communauté internationale, mais avec très peu d’effets pendant
longtemps ; on peut donc y voir maintenant la « crise humanitaire la plus
négligée du monde ».
Entre 1986 et 1996, la guerre a fait rage sans véritable perspective de règlement
négocié. En 1996, dix ans après l’éclatement du conflit, le gouvernement du
président Yoweri Museveni a commencé à se rendre compte que sa campagne
militaire contre la LRA devait être flanquée d’autres stratégies. Pendant cette
période, la LRA a reçu une aide politique et militaire substantielle du
gouvernement soudanais, désireux de neutraliser la SPLA (Sudan People’s
Liberation Army) de John Garang, elle-même soutenue militairement et
politiquement par Kampala. Le conflit dans le nord de l’Ouganda avait donc
pris une dimension géopolitique de portée sous-régionale, se durcissant et se
complexifiant jour après jour. C’est à ce moment que le gouvernement a
déclaré vouloir protéger les populations civiles contre la LRA en les déportant
par milliers dans des camps de personnes déplacées dans les régions peuplées
131
La justice transitionnelle dans le monde francophone
par les Acholi (districts de Gulu, Kitgum et Pader). Ce qui souleva une vague
de protestations nationales et internationales ; les Ougandais et des voix
extérieures se mirent à évoquer plus ouvertement la nécessité d’explorer les
possibilités de règlement pacifique. A la fin des années 90, le gouvernement
ougandais avait clairement compris qu’il ne viendrait pas à bout de la LRA
par les armes uniquement. Changeant de stratégie, il envisagea une amnistie
en faveur des membres de la LRA souhaitant quitter le maquis. C’est dans ce
contexte que le parlement ougandais a adopté, le 21 janvier 2001, la loi
d’amnistie générale.
Ce texte prévoyait à sa Section 3 (i), une amnistie pour tout Ougandais qui
avait été impliqué depuis le 26 janvier 1986 ou l’était encore dans des actes de
guerre ou de rébellion contre le gouvernement de la République de
l’Ouganda :
• En participant directement à des combats ;
• En collaborant avec des auteurs d’actes de guerre ou de rébellion armée ;
• En commettant tout autre délit dans l’accomplissement d’actes de guerre
ou de rébellion armée ;
• En fournissant son concours sous une forme quelconque à des actes de
guerre ou de rébellion armée.
Cette loi a donc mis en place une amnistie générale pour tous les combattants
de la LRA, à condition qu’ils s’annoncent auprès d’une autorité locale,
renoncent à la rébellion, remettent toutes les armes en leur possession — ce
sur quoi le gouvernement leur délivrerait un certificat d’amnistie. En
témoignage de sa réelle intention de mettre en œuvre ce dispositif, le
gouvernement a créé un organisme, la Commission d’amnistie, présidée par
un juge respecté, Peter Onega, et habilitée à traiter tous les dossiers de rebelles
quittant le maquis et renonçant à la lutte armée. En janvier 2006, la
commission (qui possédait des bureaux à Kampala, à Gulu, à Kitgum, à Arua
et à Kasese) avait déjà reçu 18 000 déclarations, dont celles d’un certain
nombre de membres actifs bien connus de la LRA, qui avaient pris le maquis
contre le gouvernement sur des périodes de longueur variable, allant jusqu’à
quinze ans pour certains. Elle avait aussi distribué quelque 11 000
« nécessaires de réinsertion » prévus par la loi (le plus souvent composés de
quelques ustensiles de ménage et outils agricoles, ainsi que d’une petite
somme d’argent), dans le cadre du programme MDRP (Programme multipays de démobilisation et de réintégration) financé en majeure partie par la
Banque mondiale. Il semblait donc évident que l’amnistie poussait des milliers
de combattants de la LRA, dont ceux qui avaient été enrôlés de force, à
132
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
s’échapper pour se rendre au gouvernement. Ainsi naquit l’espoir qu’il serait
après tout possible de mettre un terme au conflit du Nord par des moyens
pacifiques.
Mais de graves inquiétudes persistaient. Tout d’abord, aucun autre
mécanisme plus large de réconciliation — commission de vérité et
réconciliation, ou structure quelconque de justice transitionnelle — n’avait été
mis en place dans la loi d’amnistie ou quelque autre texte. Bien que la Section
9 de la loi donne pour fonction à la commission de promouvoir le dialogue et
la réconciliation « dans l’esprit de la loi », la commission ne s’est pas
activement attelée à ce volet de son mandat. La distribution des nécessaires de
réintégration n’est pas assortie d’une politique ou d’un processus cohérents de
réinsertion des vétérans. Le président de la Commission d’amnistie admet que
l’insuffisance des capacités et des moyens, le retard pris dans la distribution
des nécessaires (quelque 12 000 cas en souffrance) et l’absence de rapports de
suivi entravent les efforts coordonnés de diffusion de l’information et de mise
en place de programmes susceptibles de faire sortir du maquis le reste des
combattants de la LRA. Les soldats soumettant leur déclaration ne passent par
aucun processus de vérité, de réparation ou de confession, malgré les atrocités
qui leur sont directement attribuées, ce qui a suscité une certaine amertume
dans la population des zones touchées, qui s’est parfois indignée de voir des
anciens de la LRA revenir avec un petit pécule, sachant qu’ils avaient commis
des atrocités à son égard.
Une grande enquête réalisée au milieu de l’année 2005 par le Centre
international pour la justice transitionnelle, Forgotten Voices: A Population-Based
Survey on Attitudes about Peace and Justice in Northern Uganda1, met aussi en
lumière certaines insuffisances du processus d’amnistie. Plus de 2 000
entretiens menés dans divers camps du nord de l’Ouganda ont montré que
même si une grande partie (65 %) de la population touchée par la guerre était
favorable au principe de l’amnistie, elle jugeait en même temps qu’une
réforme était nécessaire pour y intégrer davantage d’éléments de justice et de
responsabilité ; 4 % seulement pensait que l’amnistie pouvait être
inconditionnelle, et la grande majorité estimait qu’il faudrait exiger de ceux à
qui elle était accordée ailleurs une forme d’aveu ou de punition. L’enquête a
révélé que dans les camps, on pensait souvent que l’aveu devrait revêtir la
forme d’une confession, d’excuses aux victimes, et qu’il faudrait que le
processus d’amnistie comporte des mécanismes de vérité, des mesures de
commémoration des victimes et de réparation du tort subi.
______________________
1
Cf. http://www.ictj.org/images/content/1/2/127.pdf
133
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Il est toutefois à noter que beaucoup de gens, dans le Nord, et
particulièrement les victimes directes de la guerre, trouvent que malgré tous
ses défauts, le processus d’amnistie ouvre la voie à un règlement pacifique
du conflit, et qu’il convient donc de le soutenir d’une façon générale. Pour
certains, toutefois, l’amnistie entrave maintenant la possibilité de faire justice à
ceux qui ont le plus souffert de la guerre dans le nord de l’Ouganda. On a
ainsi vu se dessiner deux points de vue dans la région : l’un privilégiant la
justice sur la paix, l’autre voulant la paix avant la justice. Mais il était clair que
le second reflétait l’opinion de la majorité des gens dans le Nord, surtout
parmi ceux qui enduraient des conditions de vie inhumaines dans les camps
de personnes déplacées.
4.6.2 Le rôle de la Cour pénale internationale en Ouganda et l’appel croissant à la
justice dans le nord du pays
Les partisans de la justice dans le nord de l’Ouganda ont été confortés dans
leur cause au mois de décembre 2003, lorsque la Cour pénale internationale
(CPI) a commencé à s’intéresser au pays sur une requête du gouvernement.
Elle a annoncé au milieu de l’année 2004 qu’elle lançait une enquête complète
sur la situation dans le Nord. Bien que la démarche initiale du gouvernement
ait spécifiquement porté sur la LRA, le procureur général de la CPI, M. Louis
Ocampo Moreno, a indiqué qu’il se proposait de mener une enquête
impartiale et indépendante sur l’ensemble des crimes commis dans le cadre
du faveur du conflit et couverts par le Statut de Rome — ce qui englobe en fait
la LRA et l’armée gouvernementale, sur un pied d’égalité. En 2004, le ministre
de l’Intérieur ougandais, M. Amama Mbabazi, a fait écho à la déclaration de la
CPI en ajoutant que son gouvernement poursuivrait tout membre de l’UPDF
convaincu d’avoir commis des atrocités à l’encontre de civils au cours de la
guerre — mais sans préciser toutefois si les cas seraient renvoyés à la CPI.
Au mois d’août 2004, une équipe d’enquêteurs de la CPI est arrivée en
Ouganda et a entamé ses travaux ; la LRA venait juste de massacrer quelque
trois cents personnes dans le camp de personnes déplacées de Barlonyo
(district de Lira). Au mois d’octobre 2005, la CPI a lancé des actes d’accusation
à l’encontre de cinq officiers supérieurs proches de Joseph Kony, chef de la
LRA, ce qui fut applaudi par tous ceux qui veulent la justice, et critiqué par
ceux qui craignent que la justice ne compromette la réconciliation. M. Kony
lui-même a été mis en accusation. L’irruption de la CPI dans le conflit
ougandais a lancé une nouvelle dynamique et contribué à concentrer la
réflexion sur la nécessité contradictoire de déclarer une amnistie d’une part,
mais aussi de faire justice aux victimes et de demander compte de leurs actes
aux auteurs des atrocités de l’autre. Pour les chefs religieux du Nord et
134
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
quelques coalitions de la société civile (Civil Society Organizations for Peace in
Northern Uganda, CSOPNU) qui voulaient la paix à tout prix, l’implication de
la CPI compliquait exagérément un processus social et politique qui
commençait à porter ses fruits en faisant sortir du maquis des combattants de
la LRA. Mais pour ceux qui craignaient que l’amnistie ne débouche sur
l’impunité et ultérieurement l’instabilité, l’action de la CPI renforçait
utilement la justice transitionnelle, lui faisant lentement prendre pied dans la
société ougandaise, qui n’est guère familiarisée avec celle-ci.
4.6.3 Les positions de diverses parties prenantes sur la justice, la paix et la
réconciliation en Ouganda
Dans ce contexte, divers acteurs en Ouganda et à l’extérieur ont exprimé des
positions différentes sur le problème complexe de la justice, de la paix et de la
réconciliation. Nous en donnons ci-dessous une synthèse.
4.6.3.1 Organisations non gouvernementales locales et internationales
opérant en Ouganda
Les opinions, les approches et les attitudes des divers acteurs se sont écartées
sur la question, et l'on ne voit pas très bien si un consensus pourra se dégager
dans un avenir proche. La CSOPNU, par exemple, s'est déclarée très favorable
à une approche faisant primer la paix sur la justice dans l'immédiat, et s'est
montrée initialement très critique à l'égard des interventions de la Cour pénale
internationale. La plupart de ses membres trouvaient que le moment en était
mal choisi, et qu'elles faisaient tort au « processus de paix » en cours. Mais
aucun ne pouvait nommer de bénéfice concret du processus de paix — sauf à
dire qu'il aurait fallu attendre davantage que la médiation de Mme Betty
Bigombe (une ancienne ministre devenue médiatrice) commence à porter ses
fruits avant que la CPI n'entame ses enquêtes sur la LRA. Certains
reconnaissent maintenant que l'intervention de la CPI n'est qu'une façon
parmi bien d'autres possibles d'aborder le problème très complexe du nord de
l’Ouganda, mais beaucoup continuent d'être persuadés que toute tentative de
justice dans la phase actuelle est une stratégie qui va entraver le règlement
pacifique du conflit. Les organisations internationales, pour leur part, surtout
celles de défense des droits de l'homme, perçoivent les avantages d'une
approche intégrant la justice, tout en soulignant que ce ne doit pas être la
seule.
Dans leurs rapports respectifs, le Centre international pour la justice
transitionnelle et Human Rights Watch reconnaissent la nécessité de tester
135
La justice transitionnelle dans le monde francophone
diverses approches, mais indiquent que les victimes des atrocités souhaitent
une forme quelconque de justice pour toutes les souffrances qu’elles ont
endurées pendant si longtemps. Quant au rapport Forgotten Voices…, il tente
de se faire le porte-voix des victimes des très graves violations des droits de
l'homme commises au cours du conflit.
Le Refugee Law Project, un groupe de réflexion très écouté de l'Université de
Makerere, a publié divers rapports sur la situation dans le nord de l’Ouganda,
qui insistent nettement sur la nécessité de faire précéder la justice par un
travail sur la réconciliation. L'un de ses rapports est d'ailleurs intitulé Peace
First, Justice Later2 (la paix d’abord, la justice ensuite). Il aborde le débat actuel
sur la reconstruction postconflit et les mécanismes de justice dans la région. Il
fait clairement valoir qu'il faut instaurer la paix avant de décider d'un
dispositif de justice et de le mettre en œuvre. Dans un autre rapport plus
détaillé sur la façon dont sont localement perçues la loi d'amnistie et la justice,
le groupe concluait que l'action de la CPI mine la loi d'amnistie et qu’elle ne
sert pas vraiment l'intérêt des victimes qui soutiennent pourtant ce texte en
grande majorité. Le groupe a constaté que la population locale faisait preuve
de beaucoup de retenue et de magnanimité à l'égard des combattants qu'elle
réintégrait, attribuant le phénomène aux valeurs culturelles des Acholi et à
leur vision de la justice. Mais le document note aussi avec inquiétude que le
processus doit intégrer une dimension de vérité et de responsabilité si l'on
veut que les initiatives visant à faciliter la réintégration pacifique aient des
effets durables.
4.6.3.2 Chefs religieux des Acholi
La communauté religieuse du nord de l’Ouganda s'est exprimée très
clairement sur le conflit, intervenant à plusieurs reprises pour atténuer son
impact sur la population. Les chefs acholi et les chefs religieux nationaux ont
été étroitement associés au dialogue de paix dès le début du conflit. En 1997,
les responsables catholiques, anglicans, musulmans, puis orthodoxes des
Acholi ont formalisé leur coopération pour la paix en formant l'initiative de
paix des chefs religieux de l’ethnie acholi (Acholi Religious Leaders Peace
Initiative, ARLPI). Ils se sont efforcés très énergiquement de préparer le terrain
en vue d'un règlement négocié, à un moment où il paraissait très improbable.
______________________
2
136
Cf. http://www.refugeelawproject.org
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
L’ARLPI a participé à une grande campagne en faveur de la loi d'amnistie,
parvenant à plusieurs reprises à rencontrer des chefs rebelles pour négocier la
paix. Comme on pouvait s’y attendre, ses membres sont très opposés à
l’intervention de la CPI et à toute action de justice dans le nord de l’Ouganda.
Lorsque la Cour a annoncé qu'elle allait commencer ses enquêtes, les chefs
religieux acholi se joignirent à un groupe de personnalités acholi de haut
niveau qui se rendit à La Haye pour persuader le procureur général,
M. Moreno Ocampo, de laisser la paix s'instaurer avant de lancer ses actes
d'accusation, et pour demander que l'on recoure plutôt aux méthodes
traditionnelles des Acholi, soulignant le rôle essentiel à jouer dans cette
situation par le rite ougandais de purification et d’expiation, le « mato oput ».
Selon l’avis général de ce groupe, la CPI menaçait en effet le processus de paix
en cours, par le biais de la médiation de Mme Bigombe. Mgr Odama,
archevêque de l'Église catholique, a fait valoir au nom de l’ARLPI que les
activités de la CPI en Ouganda contredisaient directement l'offre d'amnistie
faite par le gouvernement aux rebelles abandonnant la lutte : « Comment
pouvons-nous demander aux soldats de la LRA de quitter le maquis en leur
promettant l'amnistie, alors qu'ils risquent d'être arrêtés ? », a-t-il observé. La
communauté religieuse indique que cette déclaration reflète le sentiment de
beaucoup de gens dans le Nord.
4.6.3.3 Chefs traditionnels acholi dans le Nord
Les chefs traditionnels acholi du Nord ont été activement associés aux efforts
de paix et de réconciliation. Ils se sont beaucoup appuyés à cet effet sur le
riche code coutumier des Acholi. Ce code moral traditionnel enjoindrait aux
Acholi de se réconcilier après chaque conflit, selon la volonté d'un dieu, le
« jok », lequel vit parmi la population, dans les sanctuaires qui parsèment son
système traditionnel à différents niveaux.
Tout Acholi qui sort de sa communauté et de son clan pour combattre devient
impur ; cette personne doit être purifiée avant de pouvoir rejoindre le clan.
Les Acholi considèrent la réconciliation comme l’une de leurs grandes valeurs
traditionnelles, mais elle doit être méritée par la personne qui en bénéficie. En
outre, elle n'est pas octroyée sans contrepartie. Il existe donc un certain
nombre de rites et de cérémonies par lesquels doit passer le membre déviant
de la communauté traditionnelle ; le plus connu de ces rites est le mato oput
évoqué précédemment. Il rapproche l'auteur et la victime des crimes et les fait
boire au même gobelet pour les purifier et les réintégrer dans la société. Dans
le conflit actuel, les chefs traditionnels acholi, dont le pouvoir est considérable
parmi la population touchée par le conflit avec la LRA, ont prôné le recours au
système traditionnel de justice pour favoriser la réintégration, la réconciliation
137
La justice transitionnelle dans le monde francophone
et la coexistence durable des victimes et des auteurs de crimes. De nombreux
intellectuels du nord de l’Ouganda estiment que toute stratégie de justice
transitionnelle dans la région doit prendre en considération ce riche système
traditionnel.
4.6.3.4 La communauté locale de défense des droits de l'homme
Les acteurs locaux engagés dans la défense des droits de l’homme se sont en
grande partie bornés à surveiller la situation des droits de l'homme dans le
Nord, et n'ont donc pas défini de position collective sur la paix, la justice et la
réconciliation. Mais des membres de ces organisations ont appelé le
gouvernement à soutenir les initiatives de justice visant à lutter contre
l'impunité et à établir les responsabilités. Le Réseau ougandais des droits de
l'homme (Uganda Human Rights Network, HURINET), une organisation
rassemblant la plupart des groupements de défense des droits de l'homme en
Ouganda, a récemment déclaré son soutien à la création de la Coalition
ougandaise pour la CPI (Uganda Coalition for the ICC, UCICC), laquelle
s'efforce de nourrir le débat sur le rôle des poursuites dans le règlement du
conflit du nord de l’Ouganda. L’UCICC et HURINET ont mené d’amples
consultations auprès de la société civile du pays et fournissent un apport utile
à la discussion sur les diverses formes possibles de justice transitionnelle pour
le nord de l’Ouganda.
4.6.4 Synthèse des leçons à tirer de l'expérience ougandaise
Il y a un certain nombre de leçons à tirer de l'expérience ougandaise :
1. La conception d'un système de justice transitionnelle doit toujours tenir
compte, selon le contexte, de la façon dont le public perçoit en son sein
les auteurs des crimes qui ont causé sa souffrance : en Ouganda, 90 %
des rebelles étaient à l'origine des victimes de rapts et ne s'opposaient
pas idéologiquement au gouvernement. Ce qui explique pourquoi la
majorité de la population est favorable à une amnistie générale, et
apparemment opposée à l'action de la CPI. Les auteurs des crimes sont
d'abord perçus eux-mêmes comme des victimes, ce qui est très différent
d'autres sociétés, dans lesquelles des personnes quittent volontairement
leur village pour combattre le gouvernement, poussées par de profondes
convictions idéologiques.
2. Tout conflit, en Ouganda comme ailleurs, présente plusieurs niveaux.
Pour que la réconciliation soit authentique, il est indispensable qu’elle se
fasse à chaque niveau. Les concepteurs de mécanismes de justice
138
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
transitionnelle travaillent souvent dans l’urgence et souhaitent régler
rapidement le problème. Or il faut qu’ils commencent par bien
comprendre les divers niveaux du conflit, trouvent les points de friction,
et si possible une formule de réconciliation pour chacun d’eux, afin
d’obtenir une paix globale. Si la solution adoptée ne règle le problème
qu’à un seul niveau, la paix se trouvera en péril du fait des autres
niveaux négligés. Dans le cas de l’Ouganda, les observateurs s’accordent
à reconnaître que de multiples réconciliations sont nécessaires :
• Entre les Acholi ;
• Entre les Acholi et les Langi ;
• Entre le Nord et le Sud (populations du Nord et reste du pays) ;
• Entre le Nord et l’Est (populations du Nord et tribus de l’est,
comme les Teso) ;
• A l’échelon individuel, entre les auteurs et les victimes des crimes.
A chaque niveau, la stratégie doit être différente : il n’y aura pas de
panacée permettant de rétablir la justice partout. Car à chaque fois, les
torts et les griefs diffèrent, tout comme les façons de les juger et de les
résorber ; et l’on peut craindre que des représailles ne viennent relancer
le conflit si rien n’est fait. Une personnalité culturelle acholi aurait dit
qu’« il est essentiel de trouver une stratégie de véritable réconciliation ;
si la réconciliation demeure superficielle, le conflit pourra repartir à tout
moment ».
3. Il est extrêmement difficile de mener un débat sérieux sur la justice
transitionnelle tant que la guerre se poursuit. Il faut le plus souvent un
semblant de transition pour que le dialogue soit authentique et englobe
toutes les parties prenantes. Or en Ouganda, le débat a été lancé alors
que les combats se poursuivaient.
4. En Ouganda, 90 % de la population de la zone touchée vit dans des
camps ; il est donc difficile de se faire une idée de ce qu’elle concevrait
comme une justice transitionnelle acceptable. Il est évident que son
opinion est largement influencée pour l’instant par ses conditions de vie.
Dans pareil cas, il est normal qu’elle cherche par tous les moyens à se
sortir d’une situation intenable : on ne saurait donc estimer qu’elle
puisse s’exprimer objectivement. Certaines personnes sont à ce point
absorbées par leur seule survie qu’elles n’ont aucun recul sur les
souffrances qu’elles endurent et les remèdes à y apporter. Elles déclarent
vouloir la paix à tout prix pour l’instant, mais on a tout lieu de croire
qu’elles changeront d’attitude à l’égard des responsables de leurs
souffrances lorsqu’elles ne seront plus sous le poids des circonstances.
139
La justice transitionnelle dans le monde francophone
5. Pour que la justice transitionnelle puisse être instaurée dans une société
partagée entre deux parties en guerre, il faut que les deux parties se
déclarent en faveur de la paix. Or ni le gouvernement ougandais ni les
rebelles ne témoignent d’une réelle volonté de cesser les hostilités. Les
ouvriers de la justice transitionnelle se doivent de s’assurer de l’existence
d’une volonté politique chez les parties au conflit avant de dresser la
liste des formules possibles.
6. Nous devons nous garder de porter une appréciation simpliste sur les
systèmes traditionnels (comme la Gacaca au Rwanda ou le mato oput en
Ouganda), de les copier ou d’y recourir sans nous interroger au
préalable sur leur valeur, leur efficacité et leur conformité avec les
normes internationales. Dans notre rôle dédié à la défense des droits de
l’homme, nous ne saurions perdre de vue que certaines coutumes
séduisantes, populistes par nature, ne sont pas compatibles avec les
droits de l’homme — par exemple parce qu’elles ne respectent pas les
droits des femmes, des handicapés ou des enfants. Nous ne saurions non
plus établir des précédents en acceptant un modèle de justice
transitionnelle incohérent par certains aspects.
7. Nous devons être prêts à infléchir les pourparlers de paix si nous
voulons peser plus tard sur la mise en place de mécanismes de justice
transitionnelle. Cette stratégie a bien fonctionné en Ouganda, la justice
transitionnelle est souvent évoquée dans les pourparlers de paix de
Juba. Ce devrait être la règle.
8. Il faudrait trouver des stratégies promouvant en même temps la paix et
la justice, sans les opposer comme dans le débat ougandais. Nous
pouvons parler de la paix tout en condamnant l’impunité. Les
populations sortant d’un conflit ou d’un régime dictatorial doivent
percevoir clairement que les formules de règlement peuvent être variées,
et même paraître contradictoires par moments. En Ouganda, la justice a
sa place, et il est impensable que justice ne soit jamais faite pour
certaines des atrocités commises. Mais il existe cependant aussi un large
espace de pardon et de coexistence pacifique.
140
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.7 Tchad
Jacqueline Moudeina
4.7.1 Les conflits internes au Tchad et le régime d’Hissène Habré
Indépendant depuis le 11 août 1960, le Tchad a connu peu de paix réelle. Ce
pays a été et reste déchiré par de longues années de guerre civile (30 ans
environ) et plusieurs invasions par la Libye. La Libye a soutenu, pendant près
de 20 ans, plusieurs groupes rebelles du nord du Tchad, notamment le Front
de libération nationale du Tchad (FROLINAT), fondé en 1966, qui combattait
le monopole du pouvoir exercé par le sud du pays.
En 1980, Hissène Habré, ancien membre du FROLINAT, fonde les Forces
armées du Nord (FAN) qui font dissidence du gouvernement national de
transition installé sous l’égide de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).
Cela entraîna de lourds combats dévastant la capitale, N’Djamena. Battu,
Hissène Habré s’enfuit en décembre 1980. Les États-Unis rompent alors les
relations diplomatiques avec Tripoli et décident d’apporter une aide massive
et secrète aux FAN d’Hissène Habré, qui reconquièrent N’Djamena en 1982.
Hissène Habré avait décidé, à son arrivée au pouvoir, de mettre au pas le sud
du pays. Les FAN, devenues les Forces armées nationales tchadiennes
(FANT), envahissent et reprennent les principales villes du sud qui, en riposte,
s’organise en plusieurs factions appelées codos (abréviation du mot
commandos). Hissène Habré organise alors le « septembre noir » en 1984,
période au cours de laquelle la répression de l’opposition du sud sera
particulièrement violente et visera les codos, la population civile, les
fonctionnaires et cadres administratifs.
Hissène Habré fut renversé par l’actuel président Idriss Deby Itno en
décembre 1990. Il s'enfuit au Sénégal où il a trouvé asile jusqu’à ce jour. Il
avait instauré une dictature sans égale. Son régime de parti unique fut marqué
par de graves et constantes violations des droits de l’homme et des libertés
individuelles.
4.7.2 Exactions perpétrées par le régime d’Hissène Habré
Pendant ses huit années de régime, Hissène Habré a persécuté les différents
groupes ethniques dont il considérait les principaux leaders comme des
ennemis de son régime. Il s’agit des Sara en 1984, des Arabes et des Hadjaraï
en 1987 et des Zaghawa en 1989. Du rapport de la Commission d’enquête
141
La justice transitionnelle dans le monde francophone
ordonnée par le gouvernement tchadien en 1992, il ressort que 40 000
personnes sont mortes1 et des milliers ont disparu pendant la durée de ce
régime.
L’appareil sécuritaire qu’Hissène Habré avait créé et qu’il contrôlait
totalement était composé d’un certain nombre d’organes de répression. La
police politique du régime, la Direction de la documentation et de la sécurité
(DDS), s’est distinguée selon la Commission d’enquête « par sa cruauté et son
mépris de la vie humaine »2.
C’est par un décret du 26 janvier 1983 qu’Hissène Habré a créé la DDS, une
force directement subordonnée à la présidence de la République en raison du
caractère confidentiel de ses activités, qui couvraient la collecte et la
centralisation de tous les renseignements, ainsi que la collaboration à la
répression par l’établissement des dossiers concernant les individus,
groupements et collectivités contraires ou nuisibles à l’intérêt national.
Très vite, la DDS s’est transformée en une impitoyable machine de répression.
Dans une note d’instruction du 26 août 1987, le directeur de la DDS déclarait
que « grâce à la toile d’araignée tissée sur toute l’étendue du territoire
national, [son service] veillait particulièrement à la sécurité de l’Etat », qu’il
constituait « l’œil et l’oreille du président, [de qui] il [dépendait] et à qui il
[rendait] compte de ses activités »3.
La DDS était composée de différents services, dont la Brigade spéciale
d’intervention rapide (BSIR), chargée des arrestations et des assassinats
politiques, le Service de recherche, chargé de la collecte d’informations dans
N’Djamena, le Service de contre-espionnage, chargé de surveiller toutes les
ambassades et le Service de mission terroriste, chargé de persécuter et liquider
les opposants politiques se trouvant à l’étranger.
______________________
142
1
Voir à ce sujet : Commission d’enquête nationale du ministère tchadien de la
Justice, Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices, 1992, p.
69 et 97. Le rapport 2005 de Human Rights Watch sur la situation au Tchad rappelle
que la Commission d’enquête avance de façon non scientifique le chiffre de 40 000
victimes, en estimant que les 3 780 victimes qu’elle parvint à identifier de façon
certaine ne représentaient que 10 % seulement du total des personnes tuées. Cf.
Human Rights Watch, « Tchad : les victimes d’Hissène Habré toujours en attente de
justice », vol. 17, n° 10(A), 2005, p. 5.
2
Les crimes et détournements de l’ex-président Habré et de ses complices, op. cit., p. 69.
3
Id.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
Pendant leur détention, les victimes étaient systématiquement torturées.
Parmi les techniques utilisées, on comptait :
• Le ligotage Arbatachar : une forme de torture qui consistait à attacher les
deux bras aux chevilles derrière le dos de manière à faire bomber la
poitrine. Ce ligotage provoquait rapidement l’arrêt de la circulation
sanguine, entraînant la paralysie des membres ;
• L’ingurgitation forcée d’eau : la victime était forcée d’avaler une grande
quantité d’eau, souvent jusqu’à l’évanouissement. Parfois, un agent
montait également sur son ventre ou y plaçait un pneu ;
• Le pot d’échappement : cette torture consistait à introduire dans la
bouche du détenu le pot d’échappement d’une voiture dont le moteur
était en marche. Une simple accélération du moteur provoquait
d’atroces brûlures ;
• Les brûlures au moyen de corps incandescents : allumettes enflammées
ou bouts incandescents de cigarette étaient utilisés pour brûler les
parties sensibles du corps ;
• Le supplice des baguettes : au niveau des tempes, deux baguettes de
bois étaient attachées solidement aux deux extrémités par des cordes
serrées, et plus la pression était forte plus la victime avait l’impression
que sa tête allait éclater. Il arrivait que l’on tape sur les baguettes
également, provoquant une résonance insupportable ;
• L’utilisation de piment : il s’agissait de placer la tête de la victime dans
un trou à même le sol et de souffler dans un autre trou communiquant
avec le premier, dans lequel se trouve un feu auquel on avait ajouté des
piments ;
• La décharge d’électricité, le tabassage, la flagellation, l’extraction
d’ongles, etc.
Nous détenons toutes ces informations grâce aux témoignages des victimes
rescapées de la DDS et aux documents retrouvés par Human Rights Watch dans
les archives de la DDS dès 2001, auxquelles l’accès avait été autorisé par les
autorités tchadiennes qui succédèrent à Habré.
4.7.3 L’affaire Hissène Habré en question
En janvier 2000, inspirée par l’arrestation du général Augusto Pinochet à
Londres, l’Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits
de l’homme (ATPDH) a demandé à Human Rights Watch d’aider les victimes
143
La justice transitionnelle dans le monde francophone
tchadiennes à poursuivre Hissène Habré devant la justice sénégalaise. Des
enquêteurs se sont rendus secrètement au Tchad où ils ont rencontré des
victimes et des témoins et également étudié les fiches établies par l’Association
des victimes de répression politique au Tchad (AVCRP), une coalition
composée d’organisations tchadiennes de défense de droits de l’homme,
d’organisations sénégalaises et d’organisations non gouvernementales
internationales, telles que la Fédération internationale des Ligues des droits de
l’homme (FIDH), Human Rights Watch, Agir ensemble pour les droits de
l’homme, Amnesty International, et l'Association des victimes de répression en
exil (AVRE).
Sept Tchadiens et l’AVCRP, accompagnés par des membres des organisations
susmentionnées, se sont rendus au Sénégal où ils ont déposé plainte contre
Hissène Habré pour torture et crime contre l’humanité, en vertu de la
Convention contre la torture ratifiée par le Sénégal en 1986.
Habré a été inculpé le 3 février 2000 pour complicité de crimes contre
l’humanité, d’actes de torture et de barbarie, et placé en résidence surveillée.
De fortes pressions politiques et religieuses ont fait surface et quelques
semaines plus tard une requête en annulation des poursuites a été introduite
devant la Chambre d’accusation par les avocats d’Hissène Habré. La Chambre
d’accusation a rendu un arrêt dans ce sens. Les victimes se sont pourvues en
cassation. La Haute Cour sénégalaise a déclaré incompétentes les juridictions
du pays à connaître de l’affaire Habré. Il faut aussi noter que pendant que
l’affaire était pendante devant la Cour de cassation, le président Abdoulaye
Wade clamait tout haut qu’Hissène Habré ne serait jamais jugé au Sénégal.
Les victimes se sont alors tournées vers la Belgique où, en vertu de la
compétence universelle, elles ont déposé plainte contre Habré. Les plaintes ont
été instruites par le Tribunal de première instance de Bruxelles, dont le
magistrat instructeur a eu à effectuer, du 26 février au 7 mars 2002, une
commission rogatoire internationale au Tchad où il a interrogé d’autres
victimes, témoins et a même procédé à la confrontation de victimes avec leurs
bourreaux. Au mois d’août 2003, soumis à de fortes pressions internationales,
le Parlement belge a abrogé la loi de compétence universelle et l’a remplacée
par une loi au champ d’application restreint. Notre dossier a pu survivre dans
le cadre des dispositions transitoires autorisant les affaires pendantes à être
poursuivies lorsque l’un des plaignants est un citoyen belge ou résidant en
Belgique au moment où la plainte a été déposée et que des actes d’instruction
ont déjà été accomplis.
Après quatre années de travail par le juge belge, Hissène Habré fut inculpé de
crimes contre l’humanité en Belgique. Un mandat d’arrêt international a
été délivré contre lui en août 2006. La Belgique a demandé son extradition au
144
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
Sénégal. Encore une fois, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel
sénégalaise, qui devait émettre un avis sur cette demande d’extradition, s’est
déclarée incompétente. Le dossier devrait revenir de droit, selon les textes
sénégalais sur l’extradition, au président de la République, lequel devrait se
prononcer par décret sur l’extradition.
Mais ce dernier a reversé le dossier à l’Union africaine. Après avoir confié le
dossier à un groupe de juristes africains pour étudier les diverses options pour
un jugement d’Hissène Habré en Afrique, l’Union africaine s’est prononcée le
2 juillet 2006, au Sommet de Banjul, pour le retour du dossier au Sénégal. Le
président du Sénégal a solennellement accepté la décision de ses pairs4.
Ce n'est que quatre mois après la décision de l’Union africaine que le Conseil
des Ministres du Sénégal a adopté, en date du 9 novembre dernier, un projet
de loi modifiant le code de procédure pénale. Le président de la République
avait également décidé de la mise en place d’une commission chargée de
superviser les réformes législatives et réglementaires permettant d’adapter
l’arsenal juridique sénégalais de manière à pouvoir juger Habré. Tout cela se
fera-t-il ? Rappelons que l’Union africaine en confiant le dossier Habré au
Sénégal n’a imparti aucun délai d’exécution à ce pays.
Il faut enfin mentionner que le 26 octobre 2000, 17 victimes ont déposé plainte
devant la justice tchadienne pour disparitions, tortures et actes de barbarie
contre les complices de Habré, les agents de la DDS en les citant nommément.
Nous avons ainsi voulu nous battre sur deux fronts en œuvrant au plan
international avec la plainte contre la seule personne d’Hissène Habré, et au
niveau national avec les plaintes contre les bourreaux de la DDS.
Mais l’instruction de ces plaintes traîne toujours. Aucun travail sérieux n’a été
fait. Force est de constater que ce combat se révèle être dangereux pour les
victimes et ceux qui les accompagnent — j'en suis la preuve puisque j'ai été
victime d’un attentat à la grenade perpétré contre ma personne en juin 2001 —
car ceux-ci côtoient au quotidien les anciens agents d’Hissène Habré qui sont
toujours présents dans les institutions publiques au Tchad.
______________________
4
Lors du Sommet, celui-ci a déclaré : « Je vais demander à l’Assemblée nationale
sénégalaise d’amender la loi afin que l’ancien président puisse être jugé au Sénégal.
Notre constitution est la seule de toutes les constitutions d’Afrique qui dit que le
Sénégal peut à tout moment abandonner sa souveraineté au profit de l’Union
africaine ». Cela signifie que, suite à la décision de l'Union africaine, le président
sénégalais n'est pas requis de demander l'avis de l'Assemblée nationale pour ce qui
est de la décision de juger Hissène Habré au Sénégal, mais qu'une adaptation de la
législation nationale serait cependant nécessaire pour y organiser un tel procès.
145
La justice transitionnelle dans le monde francophone
146
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
4.8 Algérie
Nassera Dutour
4.8.1 Introduction
Nous ne pouvons pas pardonner si on ne nous demande pas pardon
La tragédie des disparitions forcées en Algérie naît dans un contexte
complexe : l’arrêt du processus électoral en 1992, à la veille de la victoire du
Front islamique du Salut (FIS) aux premières élections législatives pluralistes
depuis l’indépendance, le déclenchement d’une insurrection islamiste à
l’origine d’une vague de violence terroriste sans précédent, la proclamation de
l’état d’urgence et la promulgation de décrets antiterroristes conférant tout
pouvoir aux agents de l’État.
Les forces de sécurité de l'État ont procédé à des arrestations massives et
arbitraires, sous prétexte de s’engager dans une lutte sans merci contre le
terrorisme. Elles ont ratissé des quartiers et des villages entiers, arrêté des
étudiants, des médecins, des historiens, des avocats, des ouvriers, des
agriculteurs, et même des mères de famille. Parmi ces hommes et ces femmes,
certains ont été libérés, d’autres jugés et emprisonnés, plusieurs centaines
exécutés sommairement. Des milliers d’autres ont disparu. Notre association,
le Collectif des familles de disparu(e)s en Algérie (CFDA), a constitué plus de
8 000 dossiers de personnes disparues après leur arrestation ou leur
enlèvement par les forces de l’ordre, mais leur nombre est estimé entre 10 000
et 18 000. En 2005, grâce à notre travail, la Commission nationale consultative
pour la promotion et la protection des droits de l’homme (CNCPPDH) en
Algérie a enfin reconnu l’existence de 6 146 cas de disparitions du fait « des
agents de l’État ».
Toutefois, depuis la fin des années les plus sombres de cette guerre, le
gouvernement algérien n’a eu de cesse de vouloir clore le chapitre des
disparitions et de tourner la page sans que les familles de victimes n’aient
obtenu le droit de savoir. L’adoption de la « Charte pour la paix et la
réconciliation nationale »1 en septembre 2005 et l’entrée en vigueur de ses
textes d’application le 28 février 2006, ont posé une chape de plomb sur le sort
de ces milliers de victimes et sur les revendications de leurs familles.
______________________
1
Le site du ministère algérien des Affaires étrangères met à disposition le texte :
http://193.194.78.233/ma_fr/stories.php?story=05/09/06/3612066
147
La justice transitionnelle dans le monde francophone
4.8.2 De l’amnistie générale à la Charte pour la paix et la réconciliation nationale
Six ans après la « concorde civile » adoptée par référendum le 16 septembre
1999, le président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, dans son
discours à la nation le 31 octobre 2004, affichait publiquement sa
détermination à mettre un terme aux « années noires » par des mesures
d’amnistie. Comme dans le cas de la concorde civile, le président déclarait que
les personnes ayant les mains entachées de sang ne seraient pas amnistiées,
mais il enjoignait également les familles de disparu(e)s à se « sacrifier au nom
de la réconciliation nationale » ! Il invitait « toutes les Algériennes et tous les
Algériens, à se prononcer en toute liberté le 29 septembre 2005 sur un projet
de Charte pour la paix et réconciliation nationale ».
C’est dans cet esprit qu’une campagne pour l’adoption de cette Charte dite
pour la paix et la réconciliation nationale a été lancée et a débouché sur son
approbation par référendum le 29 septembre 2005. Les résultats annonçant
plus de 97 % de oui suffisent à démontrer la mascarade que représentait ce
référendum.
Fort de cette « adhésion massive » à l’idée qu’il se faisait de la paix, et comme
le prévoyait la Charte2, le président Bouteflika a usé des pleins pouvoirs qui
lui étaient conférés pour édicter les mesures d’application de la Charte, à
travers une ordonnance et trois décrets présidentiels. Les textes adoptés sur
instruction présidentielle bafouent très gravement les droits et libertés des
victimes de cette « tragédie nationale ». En effet, à l’instar de la concorde
civile, les responsables de la création des maquis de l’AIS (Armée islamique
du Salut)3 et du GIA (Groupe islamique armé) ont été amnistiés. Ils jouissent
non seulement pleinement de leur liberté mais bénéficient également de la
protection de l’État et perçoivent des indemnisations.
Les textes d’application de la Charte et notamment l’ordonnance n° 06-01,
contiennent des dispositions qui violent la Constitution algérienne et toutes
les conventions internationales signées et ratifiées par l’Algérie, qu’il s’agisse
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (PIDCP) ou
de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981 (CADHP).
______________________
148
2
Voici le passage concerné : « Le peuple algérien souverain approuve la présente
Charte pour la paix et la réconciliation nationale et mandate le Président de la
République pour prendre toutes les mesures visant à en concrétiser les
dispositions ».
3
Il s’agit du bras armé du FIS.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
La Charte et ses textes d’application enlèvent tout espoir aux familles de
connaître le sort réservé à leurs proches et les circonstances de leur
disparition, car ils suppriment toute protection garantissant la personnalité
juridique et par conséquent le droit des personnes de déposer plainte devant
les juridictions de leur pays. L’Ordonnance n° 06-01 prohibe ainsi le droit à un
recours judiciaire pour les familles de victimes en interdisant toute possibilité
d’action à l’encontre d’un agent de l’État4. Ainsi, la guerre de cette décennie
noire devient officiellement la « tragédie nationale » et les agents de l’État sont
désormais sacrés « artisans de la sauvegarde de la République algérienne »,
placés sous la protection de l’État. Toute critique ou suspicion à leur encontre
tombe désormais sous le coup de ce texte.
Ces textes d’application codifient également le sort des familles de
disparu(e)s. La question du sort des disparus est éludée et le droit des familles
est réduit à pouvoir réclamer une indemnisation soumise à conditions. Après
avoir laissé espérer que de véritables enquêtes seraient ouvertes et
permettraient de découvrir la vérité, le gouvernement algérien, sous couvert
de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, a donc fait un grand
pas en arrière et complètement nié le phénomène des disparitions forcées et le
droit des victimes.
Ainsi, les familles ne se voient conférer le statut de « victime de la tragédie
nationale » qu’à la condition sine qua non de faire établir par la police ou la
gendarmerie un « constat de disparition » en vertu de l’article 27 du chapitre
en question. Munies de ce constat, les familles doivent ensuite demander aux
autorités judiciaires le prononcé d’un jugement de décès, sésame
indispensable aux démarches pour l’obtention d’une indemnisation. Elles
doivent, de plus, faire établir un acte par un notaire et le jugement définitif de
décès doit être transcrit sur les registres de l’état civil à la diligence du
Ministère public. Pour pouvoir enfin requérir une indemnisation, elles doivent
— après avoir constitué ce dossier — le déposer dans un bureau appelé
« Bureau de la réconciliation nationale ». Aucun critère n’est défini. Nul ne sait
donc sur quelle base cette indemnisation sera attribuée : durée du crime,
______________________
4
« Aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre
des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes
composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des
personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des
institutions de la République algérienne démocratique et populaire. Toute
dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire
compétente. » Ordonnance présidentielle n° 06-01, art. 45, « Mesures de mise en œuvre
de la reconnaissance du peuple algérien envers les artisans de la sauvegarde de la
République algérienne démocratique et populaire ».
149
La justice transitionnelle dans le monde francophone
nombre de disparus dans la même famille, torture infligée aux familles,
nombre d’enfants qu’a laissé le disparu, situation sociale de la famille avant la
disparition, par rapport à la situation sociale après la disparition ? Nul ne sait.
Au-delà du droit des victimes, les textes d’application de la Charte portent
également une atteinte grave à la liberté d’expression en Algérie. L’article 46
énonce qu’« est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et
d’une amende de 250 000 DA à 500 000 DA, quiconque qui, par ses
déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures
de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République
algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité
de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le
plan international. Les poursuites pénales sont engagées d’office par le
Ministère public. En cas de récidive, la peine prévue au présent article est
portée au double »5.
4.8.3 Les autorités et les disparitions forcées : de la négation à la reconnaissance
Les disparus sont majoritairement des hommes, âgés en moyenne de 25 ans,
qui ont été arrêtés arbitrairement par la police militaire, la police judiciaire, les
militaires, les gardes communaux, ou encore les miliciens, et qui ont disparu
ensuite. Souvent les familles ont suivi leurs traces pendant des jours, voire des
semaines. Puis on a nié leur arrestation. Nous avons cherché nos disparu(e)s
dans les hôpitaux, les commissariats, les morgues, les différentes casernes
militaires et de gendarmerie. Nous avons déposé des plaintes auprès de toutes
les institutions algériennes et de la justice. Le soutien de quelques avocats
connus pour leur engagement pour les droits de l’homme nous a donné les
outils nécessaires en vue d’épuiser toutes les voies de recours sur le plan
judiciaire. La justice, quant à elle, a refusé de prendre ce dossier en main et de
nous aider à retrouver nos disparu(e)s.
4.8.4 Les familles de disparu(e)s s'organisent
Face à cette injustice permanente, nous avons brisé le mur de la peur en juillet
1998, en organisant une tournée européenne. Avec des familles venues
d’Algérie et des familles de disparu(e)s vivant en France et surtout avec le
soutien d’Amnesty international et de la Fédération internationale des ligues
des droits de l’homme (FIDH), nous sommes allées frapper aux portes de
______________________
5
150
Id.
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
l’Europe. L'implication des organisations non gouvernementales internationales nous a aidées à amener la question des disparu(e)s en Algérie sur la
scène internationale et devant les instances des Nations Unies. A partir de ce
moment, la question des disparitions forcées était inscrite à l'ordre du jour aux
Nations Unies à Genève. A leur retour à Alger, les mères, fortes de cette
expérience en Europe, ont entamé un travail de sensibilisation sur le terrain.
C’est ainsi que dès le 2 août 1998, les mères de disparu(e)s en Algérie osaient
tenir leur premier rassemblement à Alger, devant l’Observatoire national des
droits de l’homme (ONDH)6. Depuis, les familles n'ont cessé de manifester
chaque mercredi, elles continuent aujourd’hui encore. Le mouvement des
familles de disparu(e)s n’a cessé de s’étendre en Algérie. Le Collectif des
familles de disparu(e)s en Algérie s’est constitué avec ses comités locaux et
régionaux en Algérie même.
Notre mobilisation et les recommandations du Comité des droits de l'homme
des Nations Unies ont fini par faire fléchir le pouvoir, qui a dû reconnaître
pour la première fois l'existence du phénomène des disparitions. Le 10 mai
2001, le ministre de l’Intérieur a reconnu l’existence de 4 880 cas de
disparitions, et durant sa campagne électorale en 1999, le président Bouteflika
reconnaissait l'ampleur du phénomène en avançant quant à lui le chiffre de
10 000 disparitions.
A plusieurs reprises, en 2002, M. Farouk Ksentini, président de la CNCPPDH,
dont la parole engage donc la présidence de la République, a insisté sur « la
volonté de régler le dossier d'ici la fin de l'année » en parlant des
indemnisations. Le CFDA, a rédigé un Mémorandum remis au président de la
CNCCPDH, dans lequel il demandait une rencontre officielle pour entamer un
dialogue constructif. Pour nous, les principes de base à toute démarche
commune de règlement du dossier sont les suivants :
• La responsabilité de l'État est entière dans le phénomène des
disparitions, car la Constitution lui fait obligation de garantir la sécurité
des personnes ;
• Les disparitions de nos proches doivent être considérées comme étant
des disparitions forcées selon les termes de la Déclaration sur la
protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées,
adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies du 18 décembre
1992 ;
______________________
6
Institution d'État, remplacée en 2001 par la Commission nationale pour la
promotion et la protection des droits de l’homme.
151
La justice transitionnelle dans le monde francophone
• L'indemnisation ne saurait à aucun moment remplacer ou annuler un
processus de vérité sur le sort de nos enfants. Il s’agit d’une aide et
d’une solidarité nationales apportées aux familles de disparu(e)s. Les
critères fixant ces indemnisations et les modalités de leur attribution
doivent être discutés dans la transparence avec les familles des victimes ;
• L'indemnisation ne saurait remplacer la mise en place d'une véritable
politique nationale de réhabilitation, psychologique notamment, des
familles des victimes et de leur entourage, traumatisées comme d'autres
couches de la population algérienne ;
• Mise en place d'un processus contradictoire et individualisé
d'établissement de la vérité sur les disparitions : ce mécanisme doit,
pour être crédible, associer les représentants des familles et les
organisations des droits de l'homme et permettre aux familles de
soumettre leurs cas, en présence de leurs témoins et d'un avocat de leur
choix.
A notre grand désarroi, le 20 septembre 2003, le président de la République,
Abdelaziz Bouteflika instituait une commission de prise en charge de la
question des disparus, dite « mécanisme ad hoc » : « Ce mécanisme, a-t-il dit,
ne sera pas une commission d’enquête mais une interface entre les pouvoirs
publics et les familles de disparus. Il ne devra pas se substituer aux appareils
juridiques et administratifs de l’État ». Ce mécanisme ad hoc était chargé de
retrouver les disparus, d’aider les familles dans leurs démarches et d’orienter
leurs ayants droits pour l’obtention d’une indemnisation. Mais aucune
enquête n’a été menée ; les familles ont simplement été convoquées et ont dû
remplir un formulaire.
Au terme d’une mission de dix-huit mois, Farouk Ksentini, en sa qualité de
président de cette commission, a reconnu le 31 mars 2005, l’existence de 6 146
disparitions « forcées », attribuées uniquement à des actes isolés d’agents de
l’État, et il s’est déclaré favorable à une amnistie générale. Toutefois, le rapport
de cette commission, remis au président de la République, n’a jamais été
rendu public et la campagne pour l’amnistie générale a aussitôt été lancée.
4.8.5 La paix et la réconciliation
La recherche de la paix et de la réconciliation nationale sont des objectifs
fondamentaux qui doivent être poursuivis par toutes les forces soucieuses
de la promotion de la démocratie, de la protection des libertés et du
développement de l’Algérie. Mais ces objectifs ne peuvent être décrétés
sans débat démocratique ni sans associer la société civile algérienne,
152
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
particulièrement les associations des familles de victimes et les associations de
défense des droits de l’homme. Or l’utilisation abusive de la loi d’amnistie
constitue purement et simplement une violation des droits de l’homme.
Plusieurs des crimes commis par les protagonistes du conflit sont des crimes
contre l’humanité, comme l’énonce l’article 7 du Statut de Rome7.
Aujourd’hui, la ratification prochaine de la Convention internationale contre
les disparitions forcées permettra peut-être de faire avancer le processus vers
la reconnaissance effective des victimes du conflit algérien. Reste que sans la
volonté politique expresse du gouvernement algérien, la vérité et la justice ne
pourront être faites dans de bonnes conditions.
4.8.6 Vers une commission de vérité
Dans ces conditions, la seule voie susceptible de concourir à l’établissement de
la paix et de la réconciliation en Algérie passe d’abord par l’établissement de
la vérité. La recherche de la vérité est d’autant plus indispensable que « le
droit de savoir et le droit à la vérité » sont reconnus comme des droits
fondamentaux pour les familles des victimes et particulièrement les familles
de disparus8. Mais qui dit droit dit également devoir. Le devoir du
gouvernement algérien est de faire la lumière sur tous les crimes commis
pendant la guerre civile mais aussi celui de réparer le préjudice subi par les
victimes. Cette réparation doit être à la fois matérielle et morale. Dans le cas
de l’Algérie, la réparation morale ne peut être effectuée, en premier lieu, que
par l’établissement de la vérité.
La reconnaissance du droit de savoir et du droit à la vérité exige en outre que
soient menées des enquêtes indépendantes et impartiales par un organisme
composé de personnalités expérimentées, crédibles et indépendantes. Au vu
du nombre très important de victimes, de l’intimidation qui plane sur elles et
de la peur de représailles qu’elles éprouvent, la seule solution envisageable est
de créer une commission de vérité en Algérie. Or, pour cela, il est impératif, au
préalable, que soit levé l'état d'urgence maintenu illégalement depuis quatorze
______________________
7
Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, 17 juillet 1998.
L’art. 7 reconnaît les crimes systématiques ou généralisés, tels que les massacres, la
torture, le viol et les disparitions forcées comme des crimes contre l’humanité.
8
Ils « ne sont cependant pas des droits strictement individuels mais forment un droit
collectif qui s’intègre dans un devoir de mémoire, dont chacun à son niveau, a la
charge », in JOINET Louis (éd.), Lutter contre l'impunité - dix questions pour comprendre
et agir, Paris, La Découverte, 2002, p. 21.
153
La justice transitionnelle dans le monde francophone
ans et que cessent les entraves aux libertés d'expression, d'association et de
réunion. La commission devra disposer de pouvoirs effectifs et d’un accès
sans réserve à l'ensemble des archives. Des audiences contradictoires devront
confronter les responsables présumés aux victimes. La reconnaissance pleine
et entière de la situation implique, pour tous, le droit de savoir et la
réhabilitation physique, psychologique et juridique. L'institution d'une
commission de vérité exige la reconnaissance officielle des disparitions forcées
et l’octroi d’une réparation aux victimes, sans aucune condition. Elle exige la
coopération indispensable du gouvernement et des services de sécurité. Cette
coopération indiquerait la volonté politique du gouvernement et permettrait
de définir et d’appliquer des politiques basées sur la dignité des personnes,
l’équité et la justice dans le respect du droit international humanitaire et du
droit international des droits de l’homme.
La création d’une commission de vérité indépendante et impartiale serait ainsi
une grande étape pour panser les blessures et œuvrer à la reconstruction.
Néanmoins, de nombreux obstacles restent en suspens, en amont de la
création d’une telle commission :
• La pratique démocratique est fragile voire inexistante et les partis
politiques fragiles ou artificiels. Le contexte politique interne semble
donc peu porteur d’une telle initiative ;
• Des crimes ont été commis par chaque camp et il est fondamental
qu’une commission de vérité respecte la proportionnalité des crimes
commis par chaque camp.
4.8.7 Conclusion
Les textes d’application de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale
sont entrés en vigueur depuis plus de huit mois, et la pratique s’est vite
révélée encore moins glorieuse que la théorie. Les autorités algériennes ont
semé la confusion et la division parmi les populations au sein même des
familles. Certaines mères refusent de déclarer leurs enfants décédés et de
recevoir une quelconque indemnisation, d’autres vivent dans des situations
sociales si épouvantables qu’il leur est difficile, voire très pénible, de renoncer
à une telle somme d’argent. Le plus alarmant est que ces disparitions forcées
et ces arrestations arbitraires sont toujours d’actualité. Chaque jour ou presque
de nouveaux cas nous sont rapportés, de nouvelles familles sont déchirées.
Pour que cessent ces exactions, pour que soit mis fin à l’impunité, pour que
ne soit pas bafoué le droit international, pour que ces milliers de disparus ne
tombent pas dans l’oubli, effacés de la mémoire collective, relevons le défi
154
La justice transitionnelle dans tous ses états : études de cas
d’établir une commission de vérité en Algérie. Nous ne pouvons pardonner
sans que l’on ne nous demande pardon. Sans cette étape, la réconciliation en
Algérie apparaît plus qu’illusoire. L’Algérie doit se reconstruire sur des bases
saines et solides. Le peuple algérien doit regarder son histoire en face et
l’accepter.
Seuls, les postulats de vérité assureront la transition vers une Algérie
démocratique. Après, il sera temps d'envisager sereinement l'avenir d'une
Algérie réconciliée avec elle-même, capable d’assurer que l’adage « plus
jamais ça » soit enfin une réalité dans ce pays.
Mon fils a été enlevé le 30 janvier 1997 par la police. Il avait 21 ans, et comme
toute mère je dirais que mon fils était beau, il était beau avec de beaux yeux bleus,
un bel homme quoi ! Il avait 21 ans, ne faisait pas de politique, n’adhérait à aucun
parti. Il voulait vivre !
Depuis son arrestation je ne vis plus, il m’arrive de m’oublier pendant un moment
mais dès que je me retrouve toute seule je me replonge dans mes questions et mes
réponses.
Les questions sont d’abord est-ce que mon fils est vivant, est-ce qu’il est mort, estce qu’il souffre ? Oui sûrement qu’il souffre ! Ou s’il est mort, il ne souffre plus.
Alors il vaut peut-être mieux qu’il soit mort … Oh non ! Je souhaite la mort de
mon fils, je suis une mère indigne, je souhaite la mort à mon fils. Mais c’est pour
qu’il ne souffre plus. Non je ne lui souhaite pas la mort, je voudrais qu’il me
revienne, comme il était beau et souriant — est-ce qu’il l’est encore ?
Je voudrais pouvoir arrêter de me poser toutes ces questions. C’est ce qu’on appelle
« faire son deuil ». Mais là il y a une autre complication, je ne veux pas faire le
deuil de mon fils. Je veux qu’il me revienne vivant.
Aucune mère ne pense que son fils est mort, aucune. Je voudrais pouvoir répondre
à leurs questions. Je voudrais tellement savoir, quand vont-elles enfin savoir ? Je
voudrais tellement soulager leur douleur parce que leur douleur c’est la mienne,
leur colère c’est la mienne, leur révolte c’est la mienne. Et les écouter sans savoir
quoi leur dire c’est insupportable.
Si je dois pardonner, je voudrais savoir ce que je dois pardonner. Pardonner qui et
quoi ? Il faut qu’on vienne me demander pardon et me dire ce que je dois
pardonner. Le pardon est individuel et ne peut s’imposer par la force comme la
réconciliation ne peut venir d’en haut.
155
La justice transitionnelle dans le monde francophone
156
Annexes – A. Recommandations du séminaire
Annexes
A. Recommandations du séminaire
A l’issue de trois jours d’échanges, les participants réunis à Yaoundé,
Cameroun, du 4 au 6 décembre 2006, en séminaire sur « La justice
transitionnelle dans le monde francophone : état des lieux » ont fait les
recommandations suivantes :
• Par rapport aux moyens scientifiques (information, formation, vulgarisation) :
1. Développement
transitionnelle ;
de
l’information
sur
le
concept
de
justice
2. Traduction en français des publications existantes en anglais et en
espagnol ;
3. Promotion de la recherche au sein du monde francophone sur la
justice transitionnelle ;
4. Organisation de séminaires destinés à un public cible ;
5. Diffusion de l’information sur la justice transitionnelle à travers des
moyens audiovisuels (pour permettre aux populations non éduquées
de comprendre le concept).
• Par rapport aux moyens politiques :
1. Renforcement des capacités des acteurs étatiques et non étatiques ;
2. Mise en place d’un réseau d’experts francophones, qui favorise
l’échange des expériences au niveau international, régional et local.
• Par rapport aux moyens opérationnels :
1. Prise en compte de la « temporalité » (approche par séquences de la
justice transitionnelle) ;
2. Prise en compte, le cas échéant, de la justice traditionnelle
(coutumière), sous réserve qu’elle soit conforme aux principes
généralement admis en droit international.
157
La justice transitionnelle dans le monde francophone
158
Annexes – B. Allocutions liminaires
B. Allocutions liminaires
Marie-Evelyne Petrus-Barry
Directrice du Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la
démocratie en Afrique centrale
Au nom de Mme Louise Arbour, et en tant que représentante du HautCommissariat des Nations Unies aux droits de l’homme en Afrique centrale, je
tiens à vous souhaiter la bienvenue à Yaoundé et à cet important séminaire,
qui rassemble des experts internationaux pour faire l’état des lieux des
questions de justice transitionnelle dans le monde francophone. Le fait que
Yaoundé ait été choisi pour abriter cette rencontre est la preuve de la
confiance que vous accordez au gouvernement du Cameroun, et à nous tous,
qui travaillons ici, par rapport à notre capacité de créer cette plateforme de
discussion et de diffuser les résultats de cet échange de manière efficace dans
le reste de la sous-région.
Comme vous le savez, depuis les débuts timides du travail sur les droits de
l’homme commencé par le système des Nations Unies il y a 58 ans, lorsque les
États membres ont adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme,
des pas de géants ont été accomplis. Cette Déclaration a été suivie de
nombreux traités internationaux liant les États et dont le but est de garantir le
respect et la promotion des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Comme l’indique son plan d’action, le Haut-Commissariat aux droits de
l’homme conseille les États, assure le suivi de l’interprétation des traités et de
leur intégration dans les systèmes juridiques nationaux. Ce travail, accompli
en collaboration avec les États et leurs législateurs, conduit à des changements
de législation et des politiques nationales d’une part, et sert de référence aux
systèmes nationaux pour la justice et les réparations d’autre part.
L’un des engagements principaux du Haut-Commissariat aux droits de
l’homme est la lutte contre l’impunité : travailler avec tous les États, la société
civile et les individus à rendre compte, quels que soient les défis qu’ils
rencontrent, des faits d’impunité. Ce gage de lutte contre l’impunité a très
largement porté les discussions et les pratiques en matière de justice
transitionnelle, qui prennent différentes formes, notamment celle d’organiser
des forums d’échanges, tels que celui-ci, et d’examiner des pratiques qui ont
réussi ainsi que de nouvelles initiatives.
Nous savons tous que les pays qui émergent d’un conflit, d’une dictature ou
d’une absence d’État sont confrontés à d’importants défis, alors qu’ils
organisent la transition qui doit souvent les mener d’une situation de
violations massives des droits de l’homme et d’une absence totale de
contribution des citoyens à la vie politique vers la participation aux processus
159
La justice transitionnelle dans le monde francophone
électoraux et démocratiques. La transition part du chaos institutionnel et
cherche à atteindre l’état de droit. Nous avons tous été témoins de situations
où la justice est compromise, lorsqu’une transition s’avère difficile. Ceci ne
devrait plus se produire. Et c’est pour cette raison que nous sommes ici ; nous
allons travailler ensemble, échanger des expériences, des idées, et participer à
l’élaboration des meilleures options possibles, pour aider ces pays à faire face
aux questions d’impunité, à prendre la décision de rendre des comptes, et ce,
en essayant de reconstruire leurs institutions détruites ou fragilisées, par des
années de mauvaise gouvernance, de conflit et d’échec institutionnel.
Nous devons dégager les mécanismes les plus efficaces pour nous assurer que
l’impunité ne triomphe plus, que la justice est rendue et que les pays peuvent
se diriger vers une réconciliation nationale, la paix, et finalement le
développement et la mise en œuvre de systèmes de justice.
Afin d’être en mesure de répondre à ces besoins, le Haut-Commissariat aux
droits de l’homme a, il y a trois ans, commencé l’élaboration d’outils
permettant de répondre plus rapidement et plus efficacement aux questions
liées à la recherche et à l’analyse en matière de justice transitionnelle. Cinq
manuels méthodologiques permettant d’aborder différents aspects de la
justice transitionnelle ont été publiés à ce jour. L’objectif de ces manuels est
d’aider au développement des capacités de la société civile, des
administrations et gouvernements de transition, et de leur apporter des pistes
d’approche et de réponse permettant d’aborder les situations critiques de
justice transitionnelle, et liées à l’état de droit de manière plus efficace. Il s'agit
notamment des trois manuels en français : Supervision des systèmes judiciaires ;
Cartographie du secteur de la justice ; Les commissions de vérité. De même, le HautCommissariat aux droits de l’homme a soutenu des initiatives visant à
développer des normes en matière de violations majeures des droits de
l’homme, et a également contribué à la préparation d’études sur les bonnes
pratiques pour combattre l’impunité et rétablir la vérité.
Je tiens à vous réaffirmer que le Centre sous-régional des Nations Unies pour
les droits de l’homme et la démocratie en Afrique centrale entend, en
collaboration avec les autres agences des Nations Unies, continuer à soutenir
les gouvernements de la sous-région, la société civile et tous les autres
partenaires afin que les questions de justice transitionnelle soient gérées avec
succès. Mais il s'agit aussi d’aider à construire une paix durable dans la sousrégion par le biais d’une meilleure gouvernance, accompagnée de la prise en
compte constante de la responsabilité des États à rendre compte sur
l'intégration dans la législation nationale des traités qui ont été ratifiés et sur
leur application, ceci assorti d’une mise en œuvre rigoureuse afin que tous les
citoyens puissent jouir de leurs droits civils et politiques mais aussi de leurs
droits économiques, sociaux et culturels.
160
Annexes – B. Allocutions liminaires
Notre stratégie est de mettre en place des programmes de renforcement des
capacités en matière de justice transitionnelle permettant de sensiblement
augmenter la connaissance et la reconnaissance des questions de justice
transitionnelle par les institutions nationales, les institutions judiciaires et la
société civile afin qu’elles puissent ainsi bénéficier de plus larges alternatives
pour promouvoir la justice et la paix durable.
Toutefois, je voudrais rappeler que le Haut-Commissariat aux droits de
l’homme et les Nations Unies en général jouent un rôle de catalyseur, de
facilitation et d’accompagnement, pas un rôle de prise de décision au niveau
national. Les mécanismes de justice transitionnelle sont généralement très
spécifiques aux pays dans lesquels ils s’appliquent. Nous n’avons nullement
l’intention de dicter des options que des pays souverains doivent être en
mesure d’adopter en toute liberté, en fonction de leurs circonstances
particulières. Notre rôle est de garantir que tous les individus et toutes les
communautés aient des mécanismes et des outils à leur disposition pour
mener à bien, eux-mêmes, leurs processus de transition et de justice.
L’intérêt des Nations Unies pour les questions de justice transitionnelle est
largement illustré par ces propos tenus récemment par Mme Louise Arbour,
Haut-Commissaire aux droits de l’homme : « Sans perdre sa raison d’être, je
crois que la justice transitionnelle fera de grands bonds en avant pour
permettre que la justice, au plus grand sens du terme, contribue comme il se
devrait à l’avenir des sociétés en cours de transition. La justice transitionnelle
doit avoir pour ambition de soutenir la transformation des sociétés opprimées
en sociétés libres, en réglant les injustices du passé par des mesures qui
permettront un avenir équitable pour tous. La justice transitionnelle doit aller
au-delà des crimes et des abus commis au cours des conflits qui ont amené à la
transition mais aussi régler les questions de violations des droits de l’homme
commises avant la transition, et qui ont causé le conflit ou y ont contribué »1.
Au cours de ces trois journées, je suis persuadée que nous allons partager de
nombreuses idées, suggestions, propositions, expériences sur la justice
transitionnelle. Prenons le temps de réfléchir à toutes ces idées avec humilité
______________________
1
ARBOUR, Louise, Economic and Social Justice for Societies in Transition, Second Annual
Transitional Justice Lecture hosted by the New York University School of Law
Center for Human Rights and Global Justice and by the International Center for
Transitional Justice, New York University School of Law, New York, 25 October
2006, p. 2. (Traduction de l’anglais original par l’auteur).
161
La justice transitionnelle dans le monde francophone
et détermination. Avec l’expérience et l’expertise rassemblées dans cette salle,
je n’ai aucun doute sur le fait que, de ces discussions jailliront des idées
nouvelles qui contribueront à une meilleure compréhension des questions de
justice transitionnelle et à l’élaboration de recommandations qui pourront
servir aux processus de transition et feront avancer le respect des droits de
l’homme, l’état de droit et la démocratie.
Suliman Baldo
Directeur adjoint du Programme Afrique du Nord et Moyen-Orient du Centre
international pour la justice transitionnelle
S’étant solidifié il y a peine une décennie, le champ de la justice transitionnelle
s’est remarquablement accru ces dernières années. Dans nombre de nos
sociétés qui viennent de sortir d’une période de répression politique ou de
conflits meurtriers, nous sommes de plus en plus témoins du déploiement de
toute une gamme de mesures visant à faire face au lourd héritage d’un passé
de violations massives et systématiques des droits de l’homme.
Il s’agit d’efforts pour engager des poursuites judiciaires contre les auteurs des
plus graves violations, de commissions de vérité et réconciliation qui sont
mises en place pour rapprocher les communautés, d'efforts visant à
indemniser les victimes ou leurs survivants et à honorer la mémoire des tués
et des disparus.
Il est à noter que les échanges d’idées, d’expériences et d’inspirations dans ce
domaine se font surtout selon une dynamique entre pays du Sud. Ainsi, le
Chili a appris beaucoup de l’expérience en Argentine, l’Afrique du Sud a
cherché son inspiration au Chili, mais à son tour continue à inspirer nombre
d’autres pays africains, étant donné son influence grandissante dans
l’architecture naissante de paix et de sécurité sur le continent.
Ces échanges entre pays, continents et régions ont produit une littérature
abondante en anglais et en espagnol. Il y a aussi une reconnaissance du
réservoir important d’expériences de justice transitionnelle dans le monde
francophone, allant du Burundi à Haïti en passant par l’Algérie et le Maroc.
C'est cette reconnaissance qui est à l’origine de ce séminaire, qui se propose
d'aborder les questions suivantes :
• Quelles sont les formes d’échanges d’expériences au sein du monde
francophone ?
162
Annexes – B. Allocutions liminaires
• Quels sont les modèles de succès dans les domaines suivants :
poursuites pénales ; commissions de vérité et réconciliation ;
réparations ; édification de mémoriaux ; réconciliation et réforme
institutionnelle ?
• Le reste du monde est-il suffisamment averti des expériences du monde
francophone en justice transitionnelle et celles-ci sont-elles accessibles
par des anglophones et des hispanophones ?
• Quels sont les réseaux existants à travers le monde francophone, entre
universités, gouvernements et associations de victimes ?
C’est sur ces pistes que le Centre international pour la justice transitionnelle
cherche à consolider son travail et à intensifier son dialogue avec le monde
francophone. Mais qui sommes-nous tout d’abord ?
Le Centre international pour la justice transitionnelle a été fondé en 2001 avec
pour objectif d’aider les pays et les communautés qui cherchent à gérer un
passé plus au moins récent de crimes atroces et de violations de droits de
l’homme alors qu’ils abordent une période de paix, de démocratie et d’état de
droit. Le Centre met à leur disposition un ensemble de documentation légale
et d’analyses politiques approprié, et les expose à des fins comparatives aux
expériences d’autre pays. Il travaille avec tous les acteurs locaux, y compris le
gouvernement, les organisations non gouvernementales, les commissions de
vérité, etc.
Le Centre a collaboré avec plus d’une trentaine de pays. Il est structuré en cinq
unités et programmes qui soutiennent ses différentes interventions. Alors
qu’initialement son travail se faisait surtout en anglais et espagnol, le Centre
cherche depuis un certain temps à s’engager avec le monde francophone et
arabophone, comme en témoignent ses engagements au Maroc, en Algérie et
en Haïti. Nous sommes soucieux d’apprendre les expériences du monde
francophone dans ce domaine.
Parmi les moyens d’intervention du Centre, la formation professionnelle et le
renforcement des capacités comptent pour beaucoup. Nous lancerons au mois
de mars prochain un programme de bourses d’études de dix semaines en
partenariat avec le Centre d’échanges multiculturels de Rabat, visant à former
des activistes et professionnels de la justice transitionnelle du monde
francophone. Ce programme complétera ceux déjà donnés en anglais et en
espagnol.
Je me tourne enfin vers nos partenaires dont l’effort a permis à cette rencontre
de se matérialiser. Le Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits
de l’homme et la démocratie en Afrique centrale et les ministères des Affaires
163
La justice transitionnelle dans le monde francophone
étrangères de France et de Suisse, à qui je dis mille mercis pour une
collaboration qui s’annonce fructueuse. Espérons que nous la maintiendrons
pour d’autres projets aussi stratégiques que celui que nous sommes en train
de lancer maintenant.
Mô Bleeker
Département fédéral des affaires étrangères de la Confédération suisse
Nous sommes particulièrement heureux de nous retrouver ici, à Yaoundé,
avec un tel groupe de praticiens engagés dans des processus concrets et
complexes de traitement du passé dans le contexte africain.
La Suisse est engagée depuis plusieurs années dans cette thématique de la
justice transitionnelle (et plus largement du traitement du passé) parce que
nous considérons la justice transitionnelle comme un instrument important au
carrefour de la lutte contre l’impunité, de la promotion de la paix, des droits
de l’homme et de l’état de droit.
La Suisse s’est engagée de manière résolue dans la promotion des instruments
internationaux dans ce domaine en contribuant :
• Au développement du Statut de Rome et de la Cour pénale
internationale ;
• A la promotion de résolutions dans ce domaine au sein du Conseil des
droits de l’homme ;
• Au développement de réflexions conceptuelles sur la justice
transitionnelle dans des contextes de sortie de conflit, dictature ou
régime totalitaire, réflexions qu’elle partage avec des pays amis ;
• Au développement d’actions concrètes avec ses partenaires dans des
pays en conflit ou en transition, comme en Amérique centrale
(Guatemala), dans les Balkans, en Asie (Népal, Indonésie), et en Afrique,
dans la région des Grands Lacs.
La gestion civile des conflits fait partie des priorités de la politique étrangère
suisse et le traitement du passé y occupe une place prépondérante. Des
situations complexes et parfois dramatiques ont lieu aujourd’hui, qui
réclament des efforts concertés entre tous les acteurs concernés afin de
dessiner des stratégies locales qui répondent aux besoins impératifs de la paix
tout en satisfaisant aux impératifs en matière de droits de l’homme et en
respectant les normes et standards contre l’impunité.
164
Annexes – B. Allocutions liminaires
La Suisse, en tant qu’État (partiellement) francophone, est heureuse de cette
initiative qui a lieu en français. Beaucoup a été produit concernant la justice
transitionnelle en anglais et en espagnol. Il est utile et important que les
régions francophones aient un accès facilité aux expériences, aux leçons
apprises d’autres continents, ainsi qu’aux documents divers et aux normes et
standards internationaux. Nous nous trouvons ici sur territoire africain. Or, de
nombreuses expériences ont eu lieu et ont lieu actuellement dans ce domaine
en Afrique. Ce continent est un véritable terreau de réflexions, de leçons
apprises et de défis nouveaux dont la communauté internationale peut
s’inspirer. Nous sommes favorables aux déclinaisons multiples de solutions
propres aux contextes locaux, dans le respect des normes et standards
internationaux. Le fait que le séminaire ait lieu ici, à Yaoundé, nous paraît
ainsi le garant d'une proximité avec les réalités de la région et nous nous en
réjouissons beaucoup.
Nous sommes aussi heureux d’être associés dans le soutien à cette initiative, à
la France, au Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits de
l’homme et la démocratie en Afrique centrale et au Centre international pour
la justice transitionnelle. Nous nous réjouissons d’ores et déjà des résultats de
ce séminaire et de leur donner une suite, si les participants le jugent utile.
Michel Doucin
Ambassadeur de France pour les droits de l'homme
En janvier dernier le gouvernement sud-africain a annoncé l’ouverture de
poursuites judiciaires contre des responsables politiques et militaires de
l’apartheid auxquels l’amnistie n’a pas été accordée dans le code de la
Commission de vérité et réconciliation. M. Pikoli, procureur général d’Afrique
du Sud a alors déclaré : « On ne peut pas permettre que des gens commettent
de graves violations des droits de l’homme et s’en sortent ». Puis il a ajouté :
« Nous devons aussi prendre en compte la question de l’intérêt public et
national, nous traitons une question complexe, les conflits du passé. Il ne peut
y avoir de réponse facile […]. Après cela nous terminerons ce chapitre de
notre histoire ».
Le sujet qui nous réunit pendant trois jours à l’initiative du Centre sousrégional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la démocratie en
Afrique centrale et du Centre international pour la justice transitionnelle, est à
la fois incontournable et complexe.
Incontournable, parce qu’un grand nombre de pays d’Afrique francophone
ont à connaître de conflits accompagnés de violations graves du droit
humanitaire et des droits de l’homme. Les traumatismes qu’ils ont causés sont
165
La justice transitionnelle dans le monde francophone
lourds de conséquences pour les victimes directes et leurs familles. Mais, audelà, ils alimentent assurément, parce que rarement regardés en face, la
récurrence des crises que le continent connaît.
Or, il n’est pas de développement sans stabilité, et pas de stabilité sans des
relations pacifiées entre les habitants d’un même pays. Et l’Afrique a
terriblement besoin de développement. Incontournable est donc une réflexion
commune aux pays qui partagent, outre les mêmes valeurs, parce qu’elles sont
universelles — celles du respect des droits de l’homme —, des référents
communs dus au partage d’une même langue, le français, qui est aussi le
véhicule de concepts et manières d’aborder le réel qui le distinguent et en font
une langue de culture.
On sait en effet que, par exemple, dans la tradition juridique francophone, la
responsabilité de l’État, les droits des victimes, la procédure judiciaire et les
protections qu’elle accorde aux victimes se distinguent des autres traditions.
Ces caractéristiques devraient trouver leur prolongement dans une réflexion
francophone sur la justice, la vérité et la réconciliation.
J’ai déjà, implicitement, abordé la deuxième dimension du sujet dont nous
allons traiter : sa complexité.
Celle-ci résulte, comme le faisait remarquer le procureur général Pikoli, du fait
que la justice transitionnelle n’est pas une justice classique visant à faire
prévaloir un état de droit permanent. Elle s’inscrit dans l’histoire d’un pays,
dont elle est le produit, mais aussi qu’elle entend transformer.
Cette justice doit donc être toute la justice, dans toute sa rigueur, et aussi se
projeter dans une future réconciliation et la consolidation de la paix. Il s’agit
pour elle d’être à la fois dans l’histoire et aussi de produire l’histoire de
demain. Une ambition démiurgique, en quelque sorte si l’on y réfléchit.
Comment y parvenir ? Il y faut de la rigueur et du discernement. Fort
heureusement, pour ceux qui s’attèlent à cette tâche — qui appelle de leur part
une sagesse « salomonesque » — le chemin de la réflexion est déjà fortement
balisé :
• L’Organisation des Nations Unies, notre organisation, a adopté en 2005
des principes directeurs de la lutte contre l’impunité. Leur auteur
principal, Louis Joinet, est parmi nous et il nous en parlera de façon
experte après la pause. Je me contente d’en rappeler ici les axes : le droit
de savoir, le droit à la justice, le droit à réparation pour les victimes et le
devoir de prévenir la récurrence des violations. Ce sont les quatre
fanaux pour éclairer notre chemin ;
166
Annexes – B. Allocutions liminaires
• Et puis nous avons la chance d’avoir aujourd’hui des possibilités de tirer
des leçons de l’expérience. Celles-ci, nombreuses et très diverses,
interrogent dans les écarts qu’elles manifestent par rapport aux quatre
repères que je viens de citer. Si elles ont débuté en Europe et en
Amérique latine, elles concernent l’Afrique de plus en plus souvent,
offrant un champ comparatif devenu très riche.
Ce sera sans nul doute l’un des grands intérêts de ce séminaire que de
permettre des comparaisons entre des situations présentant certaines
similarités et d’importantes différences. Des experts, des représentants de
sociétés civiles et des victimes, ainsi que des diplomates apporteront leurs
témoignages.
Je voudrais pour terminer, reprendre quelques mots que j’ai rapidement
employés tout à l’heure : « consolidation de la paix ».
Tel est bien l’objectif fondamental de la justice transitionnelle en effet. Celle-ci
fait partie des outils du projet autour duquel s’est constitué l’Organisation des
Nations Unies, par une Charte qui entendait apporter la « paix au cœur des
hommes ». Soixante ans plus tard, la plus récente réforme de l’ONU a créé une
« Commission de consolidation de la paix ». Nul doute que ce nouvel organe,
en cours de formation, portera un intérêt particulier à la justice transitionnelle
et aux formes qu’elle revêt sur le continent le plus troublé par la guerre
aujourd’hui, même si le nombre des conflits y a diminué ces dernières années,
l’Afrique. C’est un intérêt supplémentaire pour ce séminaire que de se tenir au
moment où notre organisation manifeste ainsi un intérêt accru pour le sujet
des méthodes d’enracinement de la paix.
Et, ce sera mon dernier mot, la justice transitionnelle ayant cette ambition de
fonder des paix durables, n’oublions pas que celles-ci ne sont possibles qu’à la
condition que la justice, toute la justice, soit effectivement rendue au sein des
sociétés. Par justice, il faut bien sûr comprendre la justice pénale mais aussi la
justice sociale, c’est-à-dire l’équité, l’état de droit et finalement la démocratie.
L’injustice sociale est souvent à la racine des conflits qui dégénèrent en
pogromes, génocides et autres violences massives manipulées par quelquesuns.
La France est heureuse de s’être associée à la Suisse et aux Nations Unies pour
permettre la réalisation de ce séminaire dont nous mesurons tous
l’importance.
167
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Amadou Ali
Vice-Premier ministre, ministre de la Justice et garde des Sceaux de la République du
Cameroun
C’est un honneur et un agréable devoir pour moi de prendre la parole à
l’occasion du séminaire sur la justice transitionnelle dans le monde
francophone que mon pays le Cameroun a le privilège d’abriter.
J’aimerais vous exprimer, au nom du gouvernement camerounais que j’ai
l’honneur de représenter à cette cérémonie, mes sincères remerciements pour
le choix du Cameroun comme pays hôte de cet important séminaire.
En choisissant la ville de Yaoundé pour abriter le séminaire sur la justice
transitionnelle dans le monde francophone, vous avez une fois de plus
marqué la confiance et l’estime que vous avez pour le Cameroun, un pays
épris de paix et de liberté, résolu à enraciner en son sein une véritable culture
des droits de l’homme.
Vous avez certainement tenu compte au moment de votre choix, afin que cela
puisse servir d’exemple, de la diversité et de la tolérance que vous avez
observées au Cameroun, pays dont la devise commence par le mot « paix ».
Faut-il rappeler ici que la recherche de la paix et l’humanisme caractérisent
profondément la démarche de Son Excellence Paul Biya, président de la
République du Cameroun, dont la volonté maintes fois affirmée de
promouvoir et de protéger les droits de l’homme et de toujours rechercher une
solution pacifique aux différends, de quelque nature qu’ils soient, vient d’être
confirmée par l’accord de Greentree du 12 juin 2006, relatif au différend entre
le Nigéria et le Cameroun au sujet de la péninsule de Bakassi.
Le Cameroun est pour la paix dans la diversité, dans l’acceptation de l’autre,
dans la tolérance, pour le pardon, pour la conciliation et la reconstruction.
Cette paix, condition d’un épanouissement des populations et d’un développement durable, nous en sommes tous conscients, ne peut s’implanter que
dans un contexte de promotion et de protection des droits des personnes.
C’est pourquoi, sous l’impulsion du chef de l’État, Son Excellence Paul Biya, le
Cameroun adhère sans réserve aux instruments de promotion et de protection
des droits et libertés adoptés dans le cadre de l’Organisation des Nations
Unies et de l’Union africaine.
Il considère également avec intérêt, au-delà des réponses classiques,
l’épanouissement et l’application de solutions nouvelles à l’instar de la justice
168
Annexes – B. Allocutions liminaires
transitionnelle, notamment dans les pays ayant souffert de déchirements dus
aux nombreux conflits et dont la réconciliation des bourreaux et des victimes
d’hier, après une juste réparation, est une condition de la reconstruction.
Je prie les représentants de la France et de la Suisse de bien vouloir
transmettre à leurs gouvernements respectifs le sentiment de gratitude du
gouvernement de mon pays pour avoir permis, avec leur appui, la réalisation
de cette importante activité en terre camerounaise. Cet appui témoigne, une
fois de plus, de l’attachement aux valeurs qui lient nos pays respectifs.
L’Afrique francophone n’est pas épargnée par les guerres fratricides. De
nombreux foyers de tensions subsistent, et il est important de se pencher sur
toutes les solutions possibles, qui permettront de faire renaître le sentiment de
fraternité et de reconstruire les nations.
Permettez-moi de partager avec vous, en toute humilité, les quelques
réflexions que m’inspire le thème de vos assises à savoir : « La justice transitionnelle dans le monde francophone : état des lieux ».
L’histoire est jalonnée de nombreux mécanismes de règlement de différends
individuels et collectifs inspirés ou non de pratiques religieuses, traditionnelles ou modernes. Ces différents mécanismes ont pour vocation primordiale
l’instauration de la paix, laquelle doit reposer sur la justice et l’équité. En effet,
pour qu’elle soit durable, la paix doit être juste ; en d’autres termes, elle doit
concilier les intérêts des victimes et ceux des auteurs de l’infraction.
Considérées aux XVIIIe et XIXe siècles comme moyens pour opérer des
changements politiques et économiques radicaux, les révolutions sont
apparues nécessaires pour affermir les droits de la majorité des citoyens
victimes d’atrocités, en dépit de nombreuses violations qui pouvaient par
ailleurs en résulter.
Au XXe siècle, malgré l’idéologie qui les anime (un sort meilleur pour les
citoyens ordinaires, le progrès économique et social), les révolutions sont de
moins en moins acceptées parce que servant de prétexte pour violer, souvent
de façon grave et massive, les droits de l’homme.
Ainsi, pour ne parler que des différends collectifs, les situations de crise, de
guerre et d’instabilité qu’ont connues certains pays et qui ont entraîné des
violations graves et massives de droits de l’homme ont eu pour corollaire le
droit de ces victimes à attendre légitimement des réparations.
Seulement, l’impératif de paix commande parfois de renoncer à la justice
étatique classique ou de l’écarter pour trouver un « juste compromis » entre
des intérêts très antagonistes.
169
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Cette situation pose donc la problématique de la justice en ce qu’elle appelle
une nouvelle orientation, car comme s’interrogeait Anatole France dans Les
Dieux ont soif, « comment juger maintenant ? Comment reconnaître en un
instant l’honnête homme et le scélérat, le patriote et l’ennemi de la patrie ? »
La justice transitionnelle axée sur la vérité, l’aveu, le pardon, la réparation —
fût-elle symbolique — et la réconciliation, a permis à coup sûr de dénouer des
situations postconflit ou postcrise, avec plus ou moins de bonheur. Il est
question, pour vous, experts francophones, de faire l’état des lieux en tenant
compte des traditions juridiques de nos pays.
Qu’il me soit ainsi permis de louer l’ingéniosité et la générosité de cette
initiative qui contribue d’une part à vulgariser ce mécanisme de règlement des
conflits, peu connu de mon point de vue, et d’autre part à renforcer les
capacités intellectuelles et opérationnelles des responsables en charge de
l’application des lois, en les maintenant en éveil face aux différentes mutations
juridiques qui s’opèrent dans le monde.
Au regard des différents points inscrits à l’ordre du jour et vu le panel
d’experts, sans préjuger des discussions que j’imagine franches, constructives
et riches, j’émets le vœu de voir des recommandations pertinentes découler de
vos travaux. Ces recommandations pourront ainsi inspirer des pays en quête
de justice transitionnelle pour fonder une paix durable.
Je souhaite plein de succès à vos travaux et déclare ouvert le séminaire sur la
justice transitionnelle dans le monde francophone.
170
Annexes – C. Allocutions de clôture
C. Allocutions de clôture
Marie-Evelyne Petrus-Barry
Directrice du Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la
démocratie en Afrique centrale
Nous voilà au terme de ce séminaire qui, comme toute activité collective, a eu
des moments forts ; forts en émotions, forts de questionnements et de
perplexité mais aussi forts de réflexion et surtout de la certitude qu’ensemble,
nous pouvons aller plus loin en termes de recherche et d’analyse. Ce
séminaire nous a également donné l’opportunité d’affiner notre
compréhension des expériences de la justice transitionnelle, même si nous
n’avons pas assez de recul pour nous permettre de dégager des évaluations
précises des initiatives que nous avons évoquées. Nous avons tout au moins
des pistes.
Je voudrais remercier tous les participants pour leur contribution active,
dynamique et engagée. Je voudrais remercier tous les intervenants pour nous
avoir fait part de leur expériences qui ne représentent pas seulement le fruit
de leur travail mais la preuve d’un engagement personnel pour une meilleure
justice et pour développer des mécanismes permettant à des victimes de
retrouver leur dignité d’une part et à des États de rétablir la paix et la stabilité
dans un climat de « conciliation ».
J’ai bien sûr emprunté le mot « conciliation » à M. Louis Joinet que je voudrais
remercier tout particulièrement. Il nous a livré une petite partie de son
immense expérience et nous a mis sur la voie, nous a permis d’avoir une
vision large des problématiques du droit de savoir, des réparations pour les
victimes, de la difficulté à concilier le droit national et le droit international
lorsque les institutions et l’État ne sont pas en mesure de le faire et que la
communauté internationale doit participer à la transition et mettre en place
des mécanismes de justice transitionnelle dans le cadre d’un accord de paix ou
d’une solution politique. Il nous a surtout montré qu’il n’y a pas de solution
toute faite en matière de justice transitionnelle, et encore moins de situation
similaire à une autre.
Je voudrais remercier le gouvernement du Cameroun pour nous avoir
accueillis et nous avoir encouragés dans nos travaux. Je voudrais également
remercier le gouvernement français et le gouvernement suisse pour nous avoir
donné les moyens de mettre en œuvre cette activité. Ils nous ont soutenus
financièrement certes, mais leur contribution à la substance du séminaire a été
tout aussi importante. Je pense que nous pouvons nous réjouir de cette
collaboration qui ne nous a pas seulement permis d’organiser ce séminaire
171
La justice transitionnelle dans le monde francophone
mais a largement contribué aux échanges. Je remercie nos partenaires du
Centre international pour la justice transitionnelle pour l’excellente
collaboration que nous aimerions renouveler.
Je pense qu’à l’issue de ce séminaire, nous avons tous un devoir, celui de
considérer nos débats comme le point de départ d’une réflexion qui devra
continuer. Bien sûr, elle devra prendre d’autres formes, mais les moyens de
communication modernes nous le permettent. Par nos recommandations,
nous nous sommes engagés. Nous devons donc tenir nos promesses et aller
au-delà des mots. L’après-séminaire est plus important que le séminaire luimême. Lorsque rentrés dans nos environnements respectifs nous reprendrons
nos activités habituelles, nous devrons essayer d’élargir la réflexion sur la
justice transitionnelle à tous nos partenaires, aux gouvernements avec lesquels
nous travaillons, à la société civile, aux individus. Nous devrons travailler
avec les commissions de vérité, les tribunaux nationaux, internationaux et
mixtes afin de mieux comprendre les enjeux actuels de la justice
transitionnelle et de mieux préparer la réponse aux situations de conflit là où
ils pourraient survenir. Nous avons aussi le devoir de diffuser les
informations et les expériences.
A l’issue de ce séminaire, j’ai moi-même quelques pistes de réflexion qui, je
l’espère, permettront au Centre sous-régional des Nations Unies pour les
droits de l’homme et la démocratie en Afrique centrale d’améliorer sa stratégie
de travail en matière de justice transitionnelle. Je pense que nous allons nous
atteler à mettre les questions de justice transitionnelle en matière de droit à la
vérité, à la justice et à la réparation au centre de nos activités dans les pays de
la sous-région. Mais nous allons le faire en essayant de comprendre les besoins
des gouvernements de ces pays, de leurs systèmes judiciaires, des parlements
et de tous les acteurs concernés. Nous travaillerons ensuite à l’élaboration et à
la mise en œuvre d’initiatives permettant de réfléchir à la manière de mettre
ces systèmes en place afin de maintenir la paix là où elle existe et de la
promouvoir là où elle est en danger.
Au-delà de tout cela, nous avons la responsabilité, là où c’est possible, de
travailler avec les systèmes judiciaires, les États et les individus pour trouver
des moyens de guérir les blessures du passé. Nous devons nous assurer que
les cicatrices ne laissent que de toutes petites marques, ne viennent pas hanter
le présent pour se transformer à nouveau en conflit.
Nous devons nous assurer que la justice transitionnelle ne soit pas
uniquement un moyen de résolution des conflits. Les pays qui connaissent
actuellement un processus de justice transitionnelle se trouvent également
dans un processus de développement. Pour ceux d’entre nous qui travaillent
dans ces pays, et pour ceux qui participent à les aider à se développer, il est
172
Annexes – C. Allocutions de clôture
important que nous commencions à réfléchir à des moyens transparents, vides
de tout préjugé, respectueux de leur histoire, de leur culture et de leur
manière de régler les conflits afin de développer une « justice transitionnelle
préventive ». Comme l’a dit le Vice-Premier ministre, ministre de la Justice et
garde des Sceaux hier lors du dîner qu’il nous a si gracieusement offert : « Le
Cameroun n’a pas besoin de justice transitionnelle ». Le Centre des Nations
Unies pour les droits de l’homme et la démocratie en Afrique centrale
continuera à collaborer avec le gouvernement et les citoyens du Cameroun,
afin que cette situation continue à prévaloir. Comme le dit le vieil adage :
« Mieux vaut prévenir que guérir ».
Nous avons ici évoqué des doutes par rapport à l’efficacité, à la légitimité et à
la pertinence des systèmes de justice transitionnelle qui utilisent des systèmes
de justice traditionnelle pour régler des conflits qui dépassent la coutume
communautaire. Si ces systèmes ne produisent pas les effets escomptés dans
des situations de postconflit, ils peuvent au moins aider à éviter les conflits
lorsqu’ils sont utilisés pour régler des questions de droits de l’homme, plus
particulièrement au niveau des droits économiques, sociaux et culturels, dont
les violations engendrent la pauvreté, les inégalités, le manque d’accès à des
services de base dont l’État a la responsabilité.
Notre responsabilité est d’approcher les questions d’impunité en période de
paix, car si les violations des droits de l’homme, quelles qu’elles soient, sont
punies à la mesure de leur gravité, cela diminue les risques de conflit et donc
les risques de violations graves. Si des systèmes de justice sont en place et
fonctionnent, si la population jouit de ses droits civils et politiques, peut
choisir ses dirigeants et les démettre de leurs fonctions, alors, il y a moins de
risques de violations graves. C’est pourquoi, travailler sur la justice
transitionnelle, c’est travailler sur la justice tout court et sur les droits des
personnes. Notre responsabilité est de garder en tête cette approche globale.
Je voudrais terminer en partageant avec vous un fait concret : ce séminaire a
suscité un grand intérêt au Cameroun. Nombreux sont les médias
camerounais qui cherchent à savoir ce qu’est la justice transitionnelle, à quoi
elle sert et dans quel cadre elle est appliquée. Si les leaders d’opinion
s’intéressent au sujet, c’est qu’il a un écho au sein de la population. A nous de
travailler à garder cette flamme allumée.
173
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Georges Serre
Ambassadeur de France au Cameroun
Je me réjouis de la tenue à Yaoundé de ce séminaire, « La justice
transitionnelle dans le monde francophone », tout d’abord parce qu’il est le
fruit de la collaboration étroite entre des représentants institutionnels et la
société civile : il a en effet été organisé conjointement par le Centre sousrégional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la démocratie en
Afrique centrale, et le Centre international pour la justice transitionnelle. Il a
également bénéficié du soutien du Département fédéral des affaires étrangères
de la Confédération suisse et du ministère français des Affaires étrangères.
Je me réjouis aussi de l’organisation de ce séminaire parce qu’il répond à un
besoin fortement exprimé par la communauté internationale : ce besoin, c’est
celui de la restauration de la justice dans des sociétés déchirées, souvent
pendant de très longues périodes, par de violents conflits. Le retour à la paix,
une paix durable et respectueuse des droits de l’homme, ne peut s’envisager
en oblitérant le passé. Les auteurs des crimes les plus graves doivent être
jugés, et c’est dans le cadre de cette lutte contre l’impunité que doit s’inscrire
la justice de transition.
Ce concept encore nouveau peut recouvrir des réalités différentes, qui
dépendent des particularités propres à chaque situation. Il n’y a pas de
modèle préétabli, ni de réponse toute faite. Ce séminaire a permis de faire un
état des lieux, et de confronter les expériences toujours riches, parfois
émouvantes, des uns et des autres. Parfois la justice de transition suppose la
mise en place préalable de « commissions de vérité », parfois le recours à une
justice pénale internationale s’avère indispensable. Quels que soient les
mécanismes envisagés, ce qui apparaît essentiel c’est la mise en place de
conditions qui permettront à terme le jugement des responsables des crimes
commis et la reconnaissance des droits des victimes. La question prend une
dimension spécifique quand elle s’inscrit, comme c’est souvent le cas, dans
une situation de sous-développement économique et social, car dans ce
contexte la sortie de crise suppose l’espoir d’une vie meilleure et notamment
l’accès à des conditions de vie satisfaisantes pour tous. Dans nos efforts pour
bâtir des justices de transition, je crois, j’en suis sûr, que le monde
francophone peut avoir un rôle particulier à jouer. Nous ne partageons pas
seulement la même langue, nous avons souvent une culture juridique
commune, dans laquelle les victimes trouvent naturellement leur place dans
les procédures pénales qu’elles connaissent, et qui peut servir de référence,
parmi d’autres, pour la mise en place de ces justices.
J’espère que ce séminaire connaîtra à l’avenir des prolongements, dans
d’autres lieux, dans d’autres enceintes, et que la réflexion menée dans ce
domaine contribuera à la progression de la justice et de la paix dans ce monde.
174
Annexes – C. Allocutions de clôture
Amadou Ali
Vice-Premier ministre, ministre de la Justice et garde des Sceaux de la République du
Cameroun
Pendant trois jours, vous avez, avec minutie, méthode, patience et
perspicacité, procédé à l'examen, sous toutes ses facettes, de la justice
transitionnelle dans la zone francophone. Des échos très favorables me sont
parvenus quant à Ia conduite de vos travaux, et les recommandations très
pertinentes qui en ont découlé en témoignent.
A l'heure du bilan, je formule le vœu de voir les experts de la zone
francophone tirer le maximum de profit de ces échanges, étant donné qu'ils
sont désormais mieux outillés et plus au fait des diverses expériences.
Pour ceux des participants qui en sont à leur initiation, j'ose espérer que
l'expérience aura été enrichissante et qu'ils pourront par la suite également
assouvir leur quête de connaissance auprès des organisateurs du présent
séminaire. Aux autres experts, j'adresse les encouragements du gouvernement
du Cameroun pour la généreuse initiative tendant à la vulgarisation de la
justice transitionnelle.
Au demeurant, je souhaite que cette initiative ne soit pas la dernière en terre
camerounaise, laquelle est prête à offrir son hospitalité à toute expérience de
cette nature qui permettra, j'en suis sûr, de renforcer les capacités
intellectuelles, techniques et opérationnelles de ses fils et de contribuer à la
diffusion du droit.
Avant de terminer mon propos, je tiens à féliciter les organisateurs,
notamment le Centre sous-régional des Nations Unies pour la démocratie et
les droits de l'homme en Afrique centrale et le Centre international pour la
justice transitionnelle, pour le pari de I'organisation, les participants pour leur
assiduité et leur engagement, et mes collègues du gouvernement pour la
solidarité dont ils ont fait preuve.
En souhaitant aux participants étrangers bon retour dans leurs pays respectifs,
je déclare clos le séminaire de Yaoundé sur la justice transitionnelle et je vous
remercie de votre bienveillante attention.
175
La justice transitionnelle dans le monde francophone
176
Annexes – D. Auteurs
D. Auteurs
Paige Arthur
Paige Arthur (États-Unis) est directrice adjointe de l’Unité de recherche du
Centre international pour la justice transitionnelle. Elle a auparavant été
rédactrice adjointe de la revue Ethics & International Affairs, et associée du
programme « Éthique dans un Monde Violent » du Conseil Carnegie pour
l’éthique dans les relations internationales. Elle a obtenu son doctorat en
histoire européenne à l’Université de Berkeley (Californie). Elle est aussi
diplômée en relations internationales de l’Université Johns Hopkins. Elle a
écrit sur la violence politique et les questions identitaires, en particulier dans
le contexte de la décolonisation française.
Mô Bleeker
Mô Bleeker (Suisse) est chargée de la thématique traitement du passé et justice
transitionnelle à la Division politique IV (Sécurité humaine) du Département
fédéral des affaires étrangères de Suisse. Avant de travailler à Berne pour le
DFAE, elle était conseillère pour la promotion de la paix au Guatemala.
Anthropologue de formation, avec une spécialisation en sciences des religions,
communication sociale et études de développement, elle accompagne
conceptuellement et sur le terrain plusieurs initiatives dans le domaine du
traitement du passé, de la justice transitionnelle et de la transformation des
conflits. Elle a travaillé auparavant plusieurs années dans le développement,
les droits humains et l’interculturel et publié plusieurs écrits.
Dieudonné Diku Mpongola
Dieudonné Diku Mpongola (République démocratique du Congo) est avocat
au barreau de Kinshasa. Il œuvre également au sein de l'Observatoire
congolais des droits humains (lauréat du Prix des droits de l’homme de la
République française en 2002). A ce titre, il a mené une étude sur la possibilité
de créer des chambres spéciales mixtes au sein des juridictions congolaises,
qui a servi de base au séminaire organisé sur ce thème à Kinshasa en juin 2005.
Il est maintenant chargé de rédiger un argumentaire sur ce sujet pour appuyer
le plaidoyer en faveur des chambres spéciales mixtes auprès des autorités
congolaises. M. Diku a également présenté une communication sur « Les défis
de la justice transitionnelle en période électorale en République démocratique
du Congo », lors d’un séminaire à l’attention de la presse en 2006.
177
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Nassera Dutour
Nassera Dutour (France / Algérie) est d'origine algérienne mais est née en
France et y a vécu une grande partie de son enfance, jusqu'à ce qu'elle décide
de s'installer dans le pays de ses ancêtres. Suite à la disparition de son fils, en
janvier 1997, elle fait sa première apparition publique les 25 et 26 novembre
1997, devant la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits
de l'homme des Nations Unies. En 1998 elle a créé le Collectif des familles de
disparu(e)s en Algérie (CFDA), en lien avec le phénomène de disparitions
forcées qui a touché de plein fouet ce pays d'Afrique du Nord durant la
dernière décennie. Le CFDA souhaite que la vérité sur les crimes du passé soit
connue et milite pour la création d’une Commission vérité et justice en
Algérie.
Eduardo González Cueva
Eduardo González Cueva (Pérou) est expert en justice transitionnelle et en
droits de l’homme auprès du Centre international pour la justice
transitionnelle ; il travaillé comme expert dans de nombreux pays d'Afrique,
d'Asie, et d'Amérique latine. Auparavant, il a travaillé pour la Commission de
vérité et réconciliation du Pérou, en tant que responsable des témoignages
publics et de la protection des victimes et des témoins, et il a participé à la
rédaction du rapport final de la commission. Il s'est par ailleurs engagé en
faveur de la création de la Cour pénale internationale. Il est diplômé en
sociologie de l’Université catholique du Pérou et la New School for Social
Research de New York.
Louis Joinet
Louis Joinet (France) est magistrat et Avocat général à la Cour de cassation. En
sa qualité d’ancien rapporteur de la Sous-commission de la promotion et de la
protection des droits de l'homme Nations Unies, il a été l’auteur du rapport
traitant de La promotion et la protection des droits de l’homme par la lutte contre
l’impunité, et contenant en annexe un Ensemble de Principes pour la protection et
la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité (1997). Une partie
importante de ce document porte sur les processus de transition. Il a en outre
coordonné, aux éditions La Découverte, l’ouvrage collectif Lutter contre
l’impunité : dix questions pour comprendre et pour agir. Il est actuellement expert
indépendant des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en
Haïti.
178
Annexes – D. Auteurs
Olivier Kambala wa Kambala
Olivier Kambala wa Kambala (République démocratique du Congo) est
chargé de programme au bureau du Cap (Afrique du Sud) du Centre
international pour la justice transitionnelle, couvrant notamment la RDC et le
Burundi. Il a auparavant travaillé deux ans avec l’organisation belge RCN
Justice & Démocratie et une année avec Global Witness à Londres. Titulaire
d’un diplôme de second cycle en droit de l’Université de Kinshasa (RDC), il a
également suivi une formation sur la construction de la paix en situation
postconflit et participé au programme de justice transitionnelle du CIJT. Il est
actuellement inscrit à l’Université du Cap, où il prépare une maîtrise en droit
pénal international.
Alexander Mayer-Rieckh
Alexander Mayer-Rieckh (Autriche) est le directeur du bureau de Genève du
Centre international pour la justice transitionnelle. Il a été chef du Bureau des
droits de l’homme de la mission des Nations Unies en Bosnie-Herzégovine et
a travaillé pour cette organisation à Genève, au Rwanda, en Éthiopie, en
Érythrée, ainsi qu'au Timor oriental. Il a co-rédigé, avec Ian Martin, The United
Nations and East-Timor: From Self-Determination to State-Building (2004).
M. Mayer-Rieckh est un avocat spécialisé en droits de l’homme et en matière
de réformes institutionnelles postconflit et de procédure de vetting. Diplômé
de la Weston School of Theology de Cambridge (Massachusetts), il possède
également un Master en droit de l’Université de Vienne.
Chris Mburu
Chris Mburu (Kenya) est conseiller régional pour la démocratie du Centre
sous-régional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la démocratie
en Afrique centrale. Il a auparavant été chargé des droits de l’homme pour les
Nations Unies, notamment en République démocratique du Congo, en Sierra
Leone, en Éthiopie, en Érythrée et en Ouganda. Il a par ailleurs travaillé avec
Amnesty International et Global Rights à Washington DC. Avocat spécialisé en
droits humains, il a mené des recherches sur la justice transitionnelle et animé
plusieurs séminaires de formation dans différents pays du globe.
M. Mburu est titulaire d’un Master en droits de l’homme de la Harvard Law
School.
179
La justice transitionnelle dans le monde francophone
Jacqueline Moudeina
Jacqueline Moudeina (Tchad), l'une des rares femmes avocates au Tchad,
défend les victimes de l'ancien dictateur tchadien, Hissène Habré. Elle a
engagé des poursuites au Tchad contre plusieurs de ses anciens collaborateurs
et elle est également l'une des avocates dans le procès intenté à Hissène Habré
au Sénégal. Son engagement est fondé sur la conviction qu'aucun processus
démocratique ne peut être consolidé tant que les victimes sont privées de la
vérité et de la justice. Victime d'un attentat au Tchad en 2001, alors qu'elle
participait à un rassemblement pacifique, Mme Moudeina a été lauréate en 2002
du Prix Martin Ennals pour les défenseurs des droits de l'homme.
Clotilde Ngendakumana
Clotilde Ngendakumana (Burundi) est, depuis février 2006, assistante des
programmes de Global Rights à Bujumbura, une organisation avec laquelle
elle a travaillé dès mars 2002 en tant que consultante dans un programme
d’assistance judiciaire. Suite à une formation juridique, elle a entamé en août
1998 une carrière de magistrate au parquet de la Mairie de Bujumbura, et a été
substitut du procureur de la République jusqu’en octobre 2001, puis substitut
général auprès de la Cour d’appel de Bujumbura jusqu'en mars 2002.
Mme Ngendakumana est membre de l’Association des femmes juristes du
Burundi et de l’Association chrétienne contre la torture.
Joseph Sanane Chiko
Joseph Sanane Chiko (République démocratique du Congo) a exercé
successivement des fonctions en tant que magistrat puis vérificateur des
impôts à la Direction générale des contributions jusqu'en 1993. Une année plus
tard, il s'est inscrit au barreau de Goma, où il a été élu bâtonnier en mai 2006.
Il préside depuis 2005 la Ligue des droits de la personne dans la région des
Grands Lacs, une organisation régionale créée en mai 1993 et constituée
aujourd’hui par 27 organisations membres opérant au Burundi, en RDC et au
Rwanda. Il a effectué ses études de droit à l'Université de Kinshasa.
180
Annexes – D. Auteurs
Lucien Toulou
Lucien Toulou (Cameroun) enseigne à l’Université catholique d’Afrique
centrale. Docteur en science politique, ses recherches actuelles portent sur les
processus de sortie de crise à partir de deux orientations majeures : l’impact
des élections compétitives sur la transformation des conflits violents, ainsi que
l’articulation des divers modes de transition politique avec les mécanismes de
justice transitionnelle. Ancien boursier du programme du Centre international
pour la justice transitionnelle au Cap, il a réalisé une étude sur l’état des lieux
et les défis de la recherche et des pratiques de la justice transitionnelle en
Afrique francophone.
Wilbert van Hovell
Wilbert van Hovell (Pays-Bas) occupe depuis 2004 le poste de conseiller
principal en relations extérieures au sein du Bureau du procureur de la Cour
pénale internationale. Il a auparavant travaillé pendant 17 ans pour les
Nations Unies en Afrique, en Asie et en Europe. Juriste de formation, il a
commencé sa carrière en tant qu'avocat au barreau d'Amsterdam.
181
La justice transitionnelle dans le monde francophone
182
Bibliographie
Bibliographie
1. Poursuites pénales/responsabilité __________________________________184
2. Amnésie/amnistie/oubli/pardon/négation ___________________________185
3. Témoignages/Commissions de vérité et assimilés_____________________186
4. Travail de mémoire_______________________________________________187
5. Réparations/réhabilitation/réconciliation/reconstruction _______________187
6. Réformes institutionnelles ________________________________________188
7. Sites Internet ____________________________________________________188
8. International Documents _________________________________________189
183
La justice transitionnelle dans le monde francophone
1.
Poursuites pénales/responsabilité
AMNESTY INTERNATIONAL, Les assassinats politiques. Rapport sur la responsabilité
des Etats, Paris : Seuil, 1983
AMNESTY INTERNATIONAL, L’inacceptable : disparitions et assassinats politiques
dans les années 80-90, la terreur, les victimes, pourquoi la terreur continue-t-elle ?
Comment mettre un terme à la terreur ? Paris : EFAI, 1993
AMNESTY INTERNATIONAL/CODESRIA (Conseil pour le Développement de la
Recherche en Sciences Sociales en Afrique) (avec la collaboration d’Agnès
Callamard), Surveiller et enquêter en matière d'assassinats politiques, Amsterdam :
Amnesty International & CODESRIA, Dakar, 2001
ARENDT, Hannah, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, Paris :
Gallimard, 1991
BAZELAIN, J. P., CRETIN, T., La Justice pénale internationale, son évolution, son
avenir de Nuremberg à La Haye, Paris : PUF, Coll. Criminalité internationale,
2000
BOUCHET-SAULNIER, Françoise, LAFFONT, Frédéric, Maudits soient les yeux
fermés, Paris : ARTE Éditions/Lattès, 1995
BOURDON, B., DUVERGER, E., La Cour pénale internationale, Seuil, 2000
BOUTRUCHE, Théo, « Les tribunaux pénaux internationalisés ou l’émergence d’un
modèle de justice ‘hybride’ », in
www.weblaw.ch/jusletter/Artikel.jsp?ArticleNr=1587&Language=1
CENTRE DE DROIT INTERNATIONAL DE L’INSTITUT DE SOCIOLOGIE DE
L’UNIVERSITE LIBRE DE BRUXELLES, Le procès de Nuremberg : conséquences et
actualisation, Bruxelles : Bruylant, 1988
CHRETIEN, Jean-Pierre, Rwanda : les médias du génocide, Paris : Karthala, 1995
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DUPAQUIER, Jean-François, La justice internationale face au drame rwandais,
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HAZAN, Pierre, La justice face à la guerre : de Nuremberg à La Haye, Paris : Stock,
2000
JOINET, Louis, Lutter contre l’impunité, Paris : La Découverte, 2002
NARODETZKI, Jean-Franklin, Nuits serbes et brouillards occidentaux : introduction
à la complicité de génocide, Paris : Esprit frappeur, 1999
184
Bibliographie
2.
Amnésie/amnistie/oubli/pardon/négation
ABEL, Olivier, Le pardon : briser la dette et l'oubli, Paris : Autrement, 1991
ACAT/FRANCE (Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture), Impunité,
justice, pardon. Actes du colloque, 8-9 mai 1993, Paris : ACAT, 1994
BONAFINI – DE SANCHEZ, Une mère contre la dictature, Paris, 1999
FINKIELKRAUT, Alain, L’avenir d’une négation : réflexion sur la question du
génocide, Paris : Seuil, 1982
FINKIELKRAUT, Alain, La mémoire vaine, Paris : Gallimard
KADIMA KADIANGANDU, Joachim, Les schémas du pardon pour la démocratie au
Congo-Kinshasa, Paris : GIRAF, 2001
LEFRANC, Sandrine, Politiques du pardon : amnistie et transitions démocratiques :
une approche comparative, Paris : PUF, 2002
LEVI, Primo, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Paris :
Gallimard
LEVI, Primo, Si c’est un homme, Paris : Gallimard, 1996
MARY, Claude, Une voix contre l’oubli, Paris, 1999
PONS, Sophie, Apartheid, l'aveu et le pardon, Paris : Bayard, 2000
SICHERE, Bernard, Qu'est-ce que faire justice ? Juger, pardonner, Paris : Bordas,
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STORA, Benjamin et HARBI, Mohamed (dir.), La guerre d'Algérie : 1954-2004, la
fin de l'amnésie, Paris : Robert Laffont, 2004
STORA, Benjamin, La Gangrène et l'oubli : la mémoire de la guerre d'Algérie, Paris :
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TERNON, Yves, Du négationnisme. Mémoire et tabou, Paris : Desclée de Brouwer,
1999
TUTU, Desmond, Il n'y a pas d'avenir sans pardon, Paris : Albin Michel, 2000
(traduction française)
185
La justice transitionnelle dans le monde francophone
3.
Témoignages/Commissions de vérité et assimilés
ARENDT, Hannah, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris :
Gallimard, 1991
BARTH, Maurice (Éd.), Proyecto interdiocesano de recuperación de la memoria
histórica (Guatemala), L'enfer guatémaltèque 1960-1996 : le rapport de la
Commission Reconstitution de la mémoire historique, Paris : CCFD/Karthala, 2000
COMMISSION D’ENQUETE SUR LES CRIMES ET DETOURNEMENTS COMMIS PAR L'EXPRESIDENT, ses co-auteurs et/ou complices, ministère de la Justice du Tchad,
Les crimes et détournements de l'ex-Président Habré et de ses complices : rapport de la
Commission d'enquête nationale, Paris : L’Harmattan, 1993
DREYFUS, Paul, Pol Pot, le bourreau du Cambodge, Paris, 2000
DULONG, Renaud, Le témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation
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GUTMAN, Roy, Bosnie : témoin du génocide, Paris : Desclée de Brouwer, 1994
HATZFELD, Jean, Dans le nu de la vie. Récits des marais rwandais, Paris : Seuil,
2000
KIERNAN, Ben, Le génocide au Cambodge, Paris, 1998
MARCHAL, Roland, Justice et réconciliation, Paris : Khartala, 2004
MCCONNACHIE, Kirsten, Les Commissions de la Vérité et les ONG : Le partenariat
indispensable. Les « Lignes Directrices Frati » pour les ONG s’engageant auprès des
Commissions de la Vérité, document thématique CDD-Ghana, Centre
international pour la justice transitionnelle, 2004
L’enfer yougoslave : les victimes de la guerre témoignent, Paris : Belfond, 1994
REYCHLER, Luc, Construire la paix sur le terrain, Bruxelles : GRIP, 2000
Plus particulièrement :
- ASSEFA, Hizkias, « La réconciliation », pp. 290-297
- HUYSE, Luc, « Amnistie, commissions de vérité ou de poursuites »,
pp. 275-283
- HUYSE, Luc, « L’intégration du passé en Afrique du Sud », pp. 298-304
- ZEHR, Howard, « La justice réparatrice », pp. 284-289
186
Bibliographie
4.
Le travail de mémoire
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BÜHRER, Michel, Rwanda : mémoire d’un génocide, Paris : Cherche-Midi, Unesco,
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FERENCZI, Thomas (dir.), Devoir de mémoire, droit à l'oubli ? 13e Forum Le
Monde – Le Mans, 26-28 octobre 2001, Bruxelles : Complexe, 2002
FORGES, Jean-François, 1914-1998, Le travail de mémoire, Paris : ESF, 1998
GROSSER, Alfred, Le crime et la mémoire, Paris : Flammarion, 1989
HALBWACHS, Maurice, La mémoire collective, Paris : Albin Michel, 1997,
nouvelle éd. revue et augmentée
MBEMBA, J.M., L’autre mémoire du crime contre l’humanité, Paris : Présence
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OSIEL, M., Juger les crimes de masse: la mémoire collective et le droit, Paris, 2005
RICOEUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000
TRAVAIL DE MEMOIRE, 1914-1998 : une nécessité dans un siècle de violence, Paris :
Autrement, 1999
VERGES, Françoise, Mémoires de la traite négrière, de l'esclavage et de leurs
abolitions : Rapport à Monsieur le Premier Ministre, Paris : La Découverte,
2005
5.
Réparations/réhabilitation/réconciliation/reconstruction
ALTOUNIAN, Janine, La survivance. Traduire le trauma collectif, Paris : Dunod,
2000
AMERIE, Jean, Par-delà le crime et le châtiment. Essai pour surmonter
l’insurmontable, Paris : Actes Sud, 1995
KADARE, Ismaïl, Il a fallu ce deuil pour se retrouver. Journal de la guerre du Kosovo,
Paris : Fayard, 2000
MOREAU DEFARGES, Philippe, Repentance et réconciliation, Paris : Presses de
Sciences Po, 1999
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La justice transitionnelle dans le monde francophone
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réconciliation dans les sociétés multiculturelles du Commonwealth : l'exemple de
l'Afrique du Sud, de l'Australie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande dans les années
1990, Paris : Armand. Colin/Poitiers : CNED, 2002
6.
Réformes institutionnelles
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Transitions, vol. 39, n°1, 1998, pp. 87-110
GAILLARD, Anne-Marie, « La réponse institutionnelle chilienne aux défis posés par
le retour des exilés », Autrepart, n°5, 1998, pp. 121-135
HASSNER, Pierre, « Institutions, États, sociétés, une culpabilité partagée », L’exYougoslavie en Europe. De la faillite des démocraties au processus de paix, Paris :
L’Harmattan, 1997, pp. 45-58
« Les politiques de la haine : Rwanda, Burundi 1994-1995 », Temps modernes,
vol. 50, n°583, juillet - août 1995
RAVENSWOOD, George, « L’Afrique du Sud en transition », Études, mai 1997, pp.
591-598
TREMBLAY, P., « La transition politique en République Démocratique du Congo : une
chance historique », Droits et démocratie, avril 2004
7.
Sites Internet
www.ihej.org L'Institut des Hautes Études sur la Justice (IHEJ) est une
association régie par la loi de 1901, subventionnée par le Ministère de la
Justice. Il a été créé en 1990. Son siège est à Paris dans les locaux de l'École
Nationale de la Magistrature.
www.ridi.org/adi/ Actualité et Droit International
http://asffrance.multimania.com/ Avocats Sans fFrontières France
http://www.fondationshoah.info/
http://usinfo.state.gov/journals/itdhr/0596/ijdf/frhrej05.htm De l'importance
des tribunaux pénaux internationaux Par Neil J. Kritz, Diplomatie Judiciaire :
Chroniques et reportages sur la Justice Pénale
http://www.diplomatiejudiciaire.com/
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Bibliographie
http://www.ichrdd.ca/ Droits et Démocratie
http://www.fidh.org/
I'homme
Fédération internationale des ligues des droits de
www.ceri-sciences-po.org/cherlist/pouligny/index.htm Ils nous avaient promis
la paix. Opérations de l'ONU et populations locales, Paris, Presses de Sciences Po,
2004
http://www.ceri-sciences-po.org/themes/pouligny/vf/home.htm « Faire la Paix
après des massacres ». L'objectif central de ce projet est le développement d'un
modèle d'analyse et d'intervention pour aider à la reconstruction de sociétés là
où des massacres de grande ampleur ont été commis.
http://europa.eu.int/index_fr.htm Horizon, journal de la Maison des droits de
l'homme Paris X-Nanterre, 5FF le numéro l’Union européenne en ligne
http://www.osce.org/docs/indexf.htm La Bibliothèque de l’OSCE
http://www.echr.coe.int/ La Cour européenne des droits de l’homme
http://www.hrw.org/french/themes/habre.htm L'affaire Habré, Human Rights
Watch
http://www.maghreb-ddh.sgdg.org/
(Tunisie, Maroc, Algérie)
Le Maghreb des droits de l’homme
http://www.eudh.org/fr/ L'Encyclopédie Universelle des Droits de l'Homme
http://www.swisspeace.ch/typo3/en/peacebuildingactivities/koff/topics/dealing-with-the-past/index.html Traitement du passé et
réconciliation, un site qui contient à la fois des informations sur des processus
de terrain, des documents internationaux ainsi que de l’information sur des
évènements dans ce domaine.
8.
International Documents
NB: Sources citées en anglais ; disponibles en anglais et en français (ainsi
qu’en d’autres langues) sur le site des Nations Unies : www.un.org
BASSIOUNI, Cherif, The Right to Restitution, Compensation and Rehabilitation for
Victims of Gross Violations of Human Rights and Fundamental Freedoms,
E/CN.4/2000/62
HIGH COMMISSIONER FOR HUMAN RIGHTS, The Right to a Remedy and Reparation
for Victims of Violations of International Human Rights and Humanitarian Law,
E/CN.4/2003/63
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La justice transitionnelle dans le monde francophone
JOINET, Louis, Final Report. Question of the Impunity of Perpetrators of Human
Rights Violations (Civil and Political), E/CN.4/Sub.2/1997/20
JOINET, Louis, Revised Final Report. Question of the Impunity of Perpetrators of
Human Rights Violations (Civil and Political), E/CN.4/Sub.2/1997/20,
E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1
ORENTLICHER, Diane, Independent Study on best Practices, including
Recommendations to assist States in Strengthening their Domestic Capacity to
combat all Aspects of Impunity, E/CN.4/2004/88
ORENTLICHER, Diane, Report of the Independent Expert to update the Set of
Principles to combat Impunity, E/CN.4/2005/102
ORENTLICHER, Diane, Report of the Independent Expert to update the Set of
Principles to combat Impunity. Addendum. Updated Set of Principles for the
Protection and Promotion of Human Rights through Action to combat Impunity,
E/CN.4/2005/102/Add.1
UN SECRETARY-GENERAL REPORT, The Rule of Law and Transitional Justice in
Conflict and Post-Conflict Societies, S/2004/616
VAN BOVEN, Theo, Study concerning the Right to Restitution, Compensation, and
Rehabilitation for Victims of Gross Violations of Human Rights and Fundamental
Freedoms, E/CN.4/Sub.2/1993/8
VAN BOVEN, Theo, Revised Set of Basic Principles and Guidelines on the Right to
Reparation for Victims of Gross Violations of Human Rights and Humanitarian Law,
E/CN.4/Sub.2/1996/17
VAN BOVEN, Theo, Basic Principles and Guidelines on the Right to Reparation for
Victims of Violations of Human Rights and International Humanitarian Law,
E/CN.4/1997/104
190
Confédération suisse, Département fédéral des affaires étrangères DFAE, Division politique IV, Sécurité humaine, Bundesgasse 32, CH-3003 Bern
Tél.: +41 (0)31 322 30 50, courriel : [email protected], web : www.eda.admin.ch
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