Lettre Jacques Cœur n°2 Décembre 2015 LA FIN DES BRICS ? Focus sur l’Inde Copyright © 2015 - Compagnie Financière Jacques Cœur - Entreprise d'investissement - Agrément ACPR n° 19873 B 21, Boulevard Montmartre - 75002 Paris - www.cfjc-investments.com Tél. +33 (0)1 83 95 41 91 - mail : [email protected] Michel Foucher Ancien Ambassadeur, Senior Advisor de Cie Financière Jacques Coeur Patrick Allard Economiste, Senior Advisor de Cie Financière Jacques Coeur LA FIN DES BRICS ? Focus sur l’Inde Genèse et destin d’une vision du monde Au début étaient les « marchés émergents ». En 1981: Antoine van Agtmael (Bankers Trust, New York proposa de créer un Third World Equity Fund pour l’Asie de l’est (Singapour, Taiwan, Hong Kong, Corée du sud) qu’il dut nommer Emerging Markets Fund. Le concept de marché émergent était né. Pour la Banque Mondiale, un marché émergent désigne une économie avec revenu/hab. inférieur à 11 000 US$ et dont la part dans les exportations mondiales avait augmenté de 0,05% entre 1995 et 2005 (soit les nouveaux membres de l’UE entrés en 2004, les pays de l’Asie de l’est et du sud, ceux d’Amérique latine et d’Afrique, soit 17% PNB mondial à cette période). La Corée du Sud en est sortie en 2007 en entrant à l’OCDE. Cela reste une notion floue. 2 Puis vinrent les BRIC, acronyme forgé par Jim O’Neill (économiste en chef de Goldman Sachs) le 30/11/2001. C’est un effet du « 11 septembre » au sens de l’interprétation qui suit: la globalisation va se poursuivre sans être synonyme d’américanisation ni d’imposition des structures et croyances américaines. Cet acronyme date une bifurcation marquant l’importance croissante du monde non occidental. Les critères sont : la hausse des échanges internationaux entre pays émergents (Brésil/Chine), 40% population mondiale, 16% du PNB, un potentiel de croissance. En 2041, leur poids dépasserait les 6 premières économies occidentales: les piliers du XXIème siècle, puis 2039, puis 2032. La notion de BRIC installait une nouvelle carte mentale pour les décideurs, un cadre cohérent pour y investir. Elle fut reçue comme une aubaine en Russie, avec indifférence en Inde et cynisme au Brésil. La Chine sut en faire bon usage en Incluant l’Afrique du Sud au sommet de Sanya (Hainan, en 2011). « It was a simple mental prop » (selon O’Neill) mais cette carte mentale a produit des effets. Ce n’est pas un groupe homogène du point de vue géopolitique et le sous-ensemble IBAS (Inde Afrique du sud Brésil) ne regroupe que les pays de régime démocratique, avec des effets économiques. Sa formation a eu un rôle international actif avec le passage du G 8 au G 20 (et au sein du G 77). L’interdépendance accrue entre les BRICS explique l’impact du ralentissement chinois sur le Brésil (moins d’importation de fer et de soja). Une banque de développement sera instituée en avril 2016 Shanghai avec un président indien. Une réserve de change commune a été envisagée. La banque est dotée de 100 milliards de dollars, dont 41 versés par la Chine, 18 par l'Inde, le Brésil et la Russie, et 5 par l'Afrique du Sud. Faut-il y voir un système alternatif au FMI et à la BM ? C’est aussi un facteur, mineur, d’internationalisation du renminbi. Enfin des Etats sont candidats et intéressés à ce forum non dominé par les occidentaux 3 Les pays émergents, du point de vue économique, ne sont pas un « tout ». Pour l’investisseur, il convient de préciser la liste pour ne pas perdre des opportunités de développement. Les BRICS comptent pour 30% de l’activité des grands groupes internationaux (dont 1/3 en Chine). L’Inde, la dernière des BRIC ? Depuis la création du sigle et de la classe d’actifs éponyme en 2001 par Jim O’Neil, alors économiste en chef pour les économies émergentes de la banque d’investissement Goldman Sachs, l’Inde a réalisé une croissance très supérieure au traditionnel Hindu rate of growth, meilleure que celle du Brésil et de la Russie mais que la performance de la Chine a quelque peu éclipsée. Aujourd’hui, alors que la Russie et le Brésil sont en récession, que l’économie chinoise ralentit et fait douter d’elle, l’Inde semble échapper aux maux qui frappent ses partenaires pour apparaître comme la dernière des BRIC. La promotion de l’Inde doit en partie au discrédit qui a terni le charme des BRIC, discrédit attesté par nul autre que Goldman Sachs prenant la décision, début novembre 2015, de clore ses fonds BRIC. Les effets des deux crises originaires des puissances économiques établies, la grande crise financière (2008-2009) puis la crise de l’euro (2011-2012), sur les performances économiques et financières des économies émergentes et des BRIC en particulier, ont démenti les promesses d’essor irrésistible et autonome investies dans les BRIC. Au cours des deux dernières années, une fois épuisé l‘impact stimulant des puissantes mesures de soutien mises en œuvre par la Chine et ses partenaires, et devenu manifeste l’impact négatif de leurs corollaires (endettement, surcapacités, mauvaise orientation de l’investissement, chute de la profitabilité), le modèle de croissance des BRIC s’est finalement révélé pour ce qu’il est, excessivement dépendant d’un environnement économique et financier international favorable, lui-même déterminé par la conjoncture et les politiques économiques des puissances économiques établies. Pour autant, le report sur l’économie de l’Inde d’une partie des espoirs portés naguère par les BRIC doit principalement aux mérites propres à ce pays. Elle a décollé au début des années 1980, à peine plus tard que la Chine, à laquelle elle est souvent comparée et à laquelle elle se mesure. La croissance du Pib est restée certes moins vigoureuse, près de 10% l’an de 1980 à 2015 pour la Chine, 6.3% pour l’Inde, de sorte que le poids de la Chine dans l’économie mondiale (15,5% en USD, 17% en PPA) devance nettement celui de l’Inde (3% en USD, 8.5% en PPA). Le niveau de vie a également progressé plus vite en Chine (+8.7% l’an sur la même période) qu’en Inde (+4.4%) dépassant 8 000 dollars courants en 2015 (soit 15% du Pib par tête 4 américain, 25% en PPA) contre 1 700 dollars courants en inde (soit du 3% Pib par tête américain, 11% en PPA). L’inde est classée par la Banque mondiale parmi les pays à revenu moyen inférieur, comme l’Indonésie, alors que la Chine fait partie des pays à revenu moyen supérieur, comme le Brésil ou l’Afrique du Sud. Surtout, depuis la grande crise financière, la croissance de l’Inde s’est montrée plus résiliente que celle des autres BRIC et que de nombreux pays émergents. Elle est restée positive au pire moment de la récession (2009) et elle entrée dans une phase de reprise dès 2013, alors que la croissance des autres BRIC se dérobait, ralentissant fortement en Chine, faisant place à des récessions marquées au Brésil et en Russie. L’Inde n’a pas commis les mêmes erreurs que ses partenaires. En particulier, l’endettement total y est resté stable, en part de Pib entre 2001 et 2014. Au cours des deux dernières années, elle a entrepris des réformes qui lui ont permis de maîtriser le déficit des comptes publics, de renforcer la crédibilité anti-inflationniste de la politique monétaire et de capitaliser sur la baisse des prix du pétrole en abaissant les taux d’intérêt directeurs et, plus généralement, de rétablir la confiance des entreprises et des ménages. Selon l’indice Nielsen, le consommateur indien est actuellement le plus optimiste au niveau mondial. D’autres réformes sont à l’agenda du gouvernement indien, notamment la création d’une taxe sur les biens et services, dont l’instauration lèvera un obstacle à l’existence d’un marché national intégré. L’adoption de la mesure constituera un test sur les capacités du pouvoir à réaliser les réformes qu’il a annoncé. A court-moyen terme, les perspectives de croissance de l’Inde sont nettement plus favorables que celles de ses partenaires : la plupart des prévisions créditent l’Inde d’une croissance de 7% ou plus pour 2016, supérieure à celle de la Chine et des autres BRIC, et celles d’autres grands émergents, comme la Turquie ou le Mexique. Comme celle de ses partenaires, la croissance indienne est confrontée à une demande extérieure mal orientée, mais elle est soutenue par une demande intérieure robuste, tirée par la consommation, notamment en services, et une amorce de redressement de d’investissement, public et privé. La prévision d’une croissance robuste soutient la valorisation des actifs indiens dont le PER moyen anticipé à 12 mois (plus de 17, début novembre 2015) est parmi les plus élevés des marchés émergents et est orienté à la hausse. A plus long terme, l’Inde bénéficie d’atouts qui devraient lui assurer une croissance soutenue à condition qu’elle surmonte des facteurs de vulnérabilité récurrents. Son principal atout 5 est d’ordre démographique : seule parmi celles des principales économies, la population active indienne est promise à augmenter fortement : près de 20% d’ici 2030, près de 30% d’ici 2050, alors que la population en âge de travailler baissera ailleurs, en Chine, en Russie, en Europe, et ne progressera que modérément aux Etats-Unis et au Brésil. Selon les projections de l’ONU, la population indienne dépassera la population de la Chine dès 2022, pour atteindre 1.5 milliard en 2030 puis 1.7 milliard en 2050. La croissance potentielle de l’Inde devrait demeurer soutenue, à plus de 5% d’ici 2030, compte tenu de la croissance de la population en âge de travailler (+1.5% l’an) et de la productivité du travail (qui devrait au moins égaler les 3.5% l’an réalisés en moyenne sur la période 1981-2014). Mais l’Inde devra accélérer la formation de sa population, dont plus de la moitié n’a qu’un niveau de formation inférieur ou égal au 2ème cycle de l’enseignement secondaire. L’Inde bénéficie d’un atout singulier, celui d’un secteur des services particulièrement développé et productif, ce qui lui donne un avantage comparatif vis-à-vis de ses partenaires émergents et développés. Pour réaliser son potentiel, l’Inde devra sans tarder affronter plusieurs facteurs de vulnérabilités récurrents qui pourraient sinon être des obstacles à une croissance soutenue dans le futur comme ils l’ont été dans le passé. La principale source de vulnérabilité est une insuffisance de l’épargne par rapport à l’investissement, dont la contrepartie est la nécessité d’un recours aux capitaux extérieurs, pour financer la croissance, en particulier les investissements en infrastructures, goulet d’étranglement traditionnel. Attirant, relativement à ses besoins, insuffisamment d’IDE et n’ouvrant que timidement ses marchés obligataires, d’ailleurs de profondeur limitée (5.5% du Pib) aux investisseurs étrangers, l’économie indienne est exposée à la volatilité des capitaux flottants et à des chocs de balance de paiements, que les autorités indiennes devront prévenir dans le futur, en stimulant l’épargne domestique, les entrées d’IDE et le développement de marchés financiers libéralisés et ouverts. Ce qui amène à une autre source de vulnérabilité : l’emprise de la bureaucratie sur l’économie indienne. Les indicateurs usuels à cet égard tendent à montrer que l’Inde continue d’imposer à son économie, au détriment de l’entreprise comme des consommateurs, des règlementations strictes. L’Inde occupe le 130ème rang sur 189 dans le classement Doing Business 2016 de la Banque mondiale (un progrès de 4 places par rapport à 2015). 6 Selon l’Ocde, l’Inde a l’économie la plus bridée des pays examinés par cette organisation et n’a que peu assoupli ses règles au cours des dernières années. La corruption (perçue comme très élevée mais moins qu’en Chine), souvent analysée comme un mécanisme occulte de taxation, ajoute aux contraintes pesant sur les affaires. En outre, elle aggrave un autre défi pour l’Inde, celui des inégalités. Inégalités sociales, dans un pays où le revenu des plus riches se compare à celui des Américains les plus riches tandis que celui des plus pauvres les situe parmi les plus pauvres à l’échelle mondiale. Inégalités entre Etats, l’écart se creusant entre les Etats à forte croissance (Gujarat, Haryana, Mahārāshtra, Tamil Nadu) et ceux qui sont restés à la traîne (Bengale occidental, Uttar Pradesh, Jammu et Kashmir, Orissa). Inégalités souvent doublées de discriminations de castes ou de religion. En Inde comme en Chine, l’enjeu des réformes déborde largement de la sphère économique et conditionne la stabilité politique. Mais, en Inde, il en va de la survivance de la plus grande démocratie du monde. L’Inde et son environnement géopolitique L’Asie du Sud est affectée de problèmes géopolitiques récurrents : hostilité entre Inde et Pakistan depuis 1947, alliance entre Pékin et Islamabad contre New Delhi, implantations chinoises au Népal, au Sri Lanka, aux Maldives et au Bangla Desh. L’Inde de Narenda Modi entend faire pièce à la montée en puissance de la Chine tant en Asie que dans l’Océan Indien, où New Delhi défend un approche « Indo-pacifique », ensemble incluant l’Australie, le Vietnam, l’Indonésie et Singapour ainsi que l’Afrique de l’est où les diasporas indiennes relaient les investissements de l’Inde. Vu de New Delhi, deux puissances comptent, la Chine et les Etats-Unis. Face à la première, elle a des atouts: la démographie, l’usage de la langue anglaise, un taux de croissance supérieur à 7% (malgré ses faiblesses : infrastructures, éducation, mases rurales paupérisées, « red tape »). Avec la deuxième, la culture du non alignement demeure et si les Etats-Unis sont un partenaire indispensable, ce n’est pas sans prudence, car l’Inde ne veut pas jouer le rôle de contrepoids à la Chine que les Etats-Unis lui assignent depuis G.W.Bush. L’Inde a des relations étroites avec l’Iran et des diasporas dans le Golfe persique, dont elle dépend pour son énergie et les remises des migrants. Du 26/10 au 30/10 s’est tenu à New Delhi le 3 sommet Inde Afrique, en présence de 40 Chefs d’Etat sur une base de « partenariat de développement » (25000 étudiants, 140 instituts de formation, technologies de l’information, réseau de télécoms sur 40 Etats: télémédecine et 7 enseignement à distance; « grande alliance solaire »). Les échanges Inde Afrique se montent à 70 Mds$ en 2014 (X 20 en 15 ans), soit le tiers de ceux entre le continent africain et la Chine). L’Inde importe pétrole d’Angola et or du Ghana et exporte céréales, véhicules, pharmacie, produits raffinés. Elle marque un intérêt stratégique pour les riverains de l’Océan Indien et un intérêt commercial avec les firmes Godrej, Ranbaxy, Bharti (agroalimentaire, pharmacie, télécoms, auto). Elle compte sur une diaspora de 2,7 millions et entend offrir un relais indien de croissance face au ralentissement chinois. L’intérêt pour l’Afrique du sud est ancien et celui de l’Afrique du sud pour l’Inde plus récent (notamment dans la sphère financière). Les autres diasporas sont dans la Silicon Valley, Toronto et Londres. Leur appui au programme de modernisation de Narenda Modi est précieux. Pour la France, l’Inde est un marché essentiel : Capgemini a 50% de ses effectifs en Inde ; Alstom et Areva sont très présents, ainsi que Dassault Aviation. 8