98-Souriau Les Modes d’existence 3
de n’hériter que d’un seul ? C’est de toute la page manuscrite de Galilée que
je veux m’affirmer l’héritier ; je ne serai pas désintéressé de ce legs tant
qu’on m’en laissera seulement le haut —l’histoire des Lumières—, ou
seulement le bas —la triste déception de voir que Galilée lui aussi « cédait à
des tentations irrationnelles »…
La question initiale devient donc celle-ci : existe-il une tradition
philosophique alternative qui permette de reprendre l’histoire européenne
en situant autrement la question des sciences et de la raison, en refusant la
bifurcation de la nature ? Si nous suivons la suggestion de Whitehead, c’est
vers James qu’il nous faut nous tourner, vers ce que ce dernier appelle
l’empirisme radical et que j’appellerai plutôt le deuxième (ou le second ?)
empirisme. Le premier empirisme, aux yeux de James, ne considérait, on
s’en souvient, que les données élémentaires des sens. Il fallait donc, pour en
faire la synthèse, qu’intervienne un esprit humain censé créer les relations
que l’expérience initiale ne pouvait donner d’emblée. On se trouve là dans
une nature tellement « bifurquée » que tout ce qui est donné dans
l’expérience doit maintenant, si l’on peut dire, choisir son camp, et se ranger
soit du côté de la chose à connaître, soit du côté de l’esprit connaissant, sans
avoir le droit de mener autre part ou de provenir d’ailleurs6.
Or, l’originalité de James, originalité bien reconnue par Whitehead, c’est
de s’insurger contre une telle situation non pas, comme on le faisait depuis
deux siècles, au nom de la morale, de la beauté, de la transcendance, de la
religion, mais tout simplement au nom de l’expérience elle-même. Il est indigne,
affirme James, de se prétendre empiriste et de priver l’expérience de ce
qu’elle donne le plus directement à saisir : les relations. Pour lui, il est
scandaleusement inexact de limiter les données de l’expérience aux sensory
data et d’attendre d’un hypothétique esprit qu’il produise par un mystérieux
tour de force des relations dont le monde lui-même serait entièrement privé.
C’est la célèbre phrase du Traité de psychologie 7:
« Mais à notre avis, les intellectualistes et les sensationalistes se trompent
également. S'il existe vraiment des sentiments, alors, aussi sûrement qu'il
existe des relations entre les objets in rerum natura, il existe, et même
encore plus sûrement, des sentiments qui connaissent ces relations. Il n'est pas
de conjonction ou de préposition, guère de locution adverbiale, de forme
syntaxique ou d'inflexion de voix dans le discours humain qui n'expriment une
nuance quelconque de la relation que nous sentons exister à certains moments
entre les objets les plus importants de notre pensée. Si nous parlons
objectivement ce sont les relations réelles qui semblent être révélées; si nous
parlons subjectivement, c'est le courant de conscience qui établit les
correspondances entre elles en leur donnant une couleur propre. Dans les deux
cas les relations sont innombrables et aucune langue existante n'est en mesure
6 Isabelle Stengers (2002) Penser avec Whitehead : Une libre et sauvage création de
concepts, Gallimard, Paris.
7 On la retrouve, sous des formes semblables, dans de très nombreux passages
de William James (2005) Essais d'empirisme radical (préface de Mathias Girel;
traduction de Guillaume Garreta), Agone Banc d'Essais, Marseille.