POURQUOI L'ETHIQUE? La voie du Bonheur selon Aristote Collection Ouverture philosophique dirigée par Dominique Chateau et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou. .. polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Dernières parutions Arnaud ZOHOU, Les vies dans l'ennui, insinuations, 2002. Florent TAZZALIO, du lien de l'un et de l'être chez Plotin, 2002. Tamas ULLMANN, La Genèse du sens, 2002. Marc LEBIEZ, Décadence et modernité: 1 -Décadence: Homère, 2002. Miklos VETO, La naissance de la volonté, 2002. Barbara PUTHOMME, Le rien profond, 2002. cgL'Harmattan, 2003 ISBN: 2-7475-3677-7 Howard HAIR POURQUOI L'ETHIQUE? La voie du Bonheur selon Aristote L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE A Jacques de Monléon INTRODUCTION Tout homme désire naturellement être heureux. Cette phrase qui peut sembler tellement banale à force d'être répétée, correspond à une spontanéité non analysée chez beaucoup. Mais elle est aussi ce que découvrent tous ceux qui, à travers le temps, étudient en profondeur l'être humain. Ils affirment, comme avec étonnement, que nous portons cette quête au cœur même de notre essence, qu'elle explique nos actions, nos projets et nos attentes. Elle est, en quelque sorte la clef secrète permettant de décoder, et donc de comprendre, notre manière humaine d'être. C'est ce que Pascal, avec son style inégalé dit lorsqu'il remarque que « tous les hommes recherchent d'être heureux. Cela est sans exception quelques différents moyens qu'ils emploient, ils tendent tous à ce but (...) La volonté ne fait jamais démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions de tous les hommes, jusqu'à ceux qui vont se pendre» 1 . Si nous savons tous que nous souhaitons le Bonheur, nous ne sommes pas pour autant d'accord sur sa réalité et ses exigences. Ce qu'Aristote constatait déjà au IVe siècle avant 7 notre ère peut être reprIs aujourd'hui notables: sans modifications « Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes (oi nOÀÀoi) sont pratiquement d'accord: c'est le bonheur (eùôatJlovtav), au dire de la foule aussi bien que des gens cultivés (xapiev'teç) ; tous assimilent le fait de bien vivre (eu l;"v) et de réussir (eu npà't'tetv) au fait d'être heureux. Par contre, en ce qui concerne la nature du bonheur, on ne s'entend plus, et les réponses de la foule ne ressemblent pas à celles des sages (cro<pot'ç).Les uns, en effet, identifient le bonheur à quelque chose d'apparent et de visible (èvapyrov), comme le plaisir, la richesse ou l'honneur; pour les uns c'est une chose et pour les autres une autre chose; souvent le même homme change d'avis à son sujet: malade, il place le bonheur dans la santé, et pauvre, dans la richesse; à d'autres moments, quand on a conscience de sa propre ignorance, on admire ceux qui tiennent des discours élevés et dépassant notre portée. Certains, enfin, pensent qu'en dehors de tous ces biens multiples il y a un autre bien qui existe par soi et qui est pour tous ces biens-là cause de leur bonté» (Ethique à Nicomaque I2,1095a16-28)2. Aristote, qui va toujours à l'essentiel, ne donne que les principales lignes de partages entre les opinions. Mais celui qui voudra creuser, s'apercevra très rapidement combien les définitions sont multiples dès que l'on demande aux gens de dire ce qu'est le Bonheur. Au 1er siècle avant I.C. Varron recensait 288 positions différentes3. Et si nos sondages contemporains ne vont pas forcément jusque là, il n'en est pas moins vrai qu'ils soulignent la grande pluralité des opinions. Revenir sur la question du Bonheur c'est donc à la fois revenir vers notre nature profonde (une tension vers lui) et entrer dans une problématique extrêmement complexe. Mais refuser cette difficulté c'est refuser de comprendre l'Homme. La préoccupation du Bonheur est par excellence la question de philosophie morale, car elle est la préoccupation que tout homme place au cœur de son existence. 8 Mais pourquoi retourner à Aristote, à un texte que les siècles ont couvert de poussière et que la plupart de nos semblables ne lisent pas? Il Y a plusieurs raisons à cela. Nous avons d'abord été attentif à son désir de faire œuvre de philosophe en cherchant les principes d'une morale universelle, donc vraie pour tous les temps. Ne touchons-nous pas alors à quelque chose d'éternel? Mais s'il consacre autant d'efforts à la recherche, ce n'est pas simplement pour savoir. Son éthique « n'a pas pour fin la connaissance mais l'action» (Ethique à Nicomaque I 1,1095a3) « le présent travail n'a pas pour but la spéculation pure (8E.rop(cxç) comme nos autres ouvrages (car ce n'est pas pour savoir ce qu'est la vertu en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c'est afin de devenir bons (à'YCI80(), puisque autrementcette étude ne servirait à rien) » (Ethique à Nicomaque II 2,1103b25-29). «concernant la vertu, ce n'est pas suffisant de la connaître, mais il faut aussi s'efforcer de la posséder et de la mettre en pratique (ëXEtv XCIi Xpf1cr8CIt)>>(Ethique à Nicomaque X 10,1179b2). Comment ne pas prendre aussi en considération le fait qu'il ait vu dans notre désir d'être heureux le lieu même de l'enracinement de la morale? N'est-ce pas là un incroyable défi qu'il nous lance, nous qui sommes, que nous le voulions ou non, les héritiers de Kant et de Nietzsche, en ce que nous séparons très souvent la vie éthique et la quête du Bonheur? Est-il véritablement capable de surmonter cette antinomie pour nous mener vers une symbiose? Enfin parce que sa philosophie est celle de l'interrogation double. Ses questions sont adressées tout à la fois à la nature dans la variété de son déploiement4 et aux hommes, que leur savoir soit fragmentaire ou global5. Le Stagirite est en permanence ouvert aux expériences. Il est à l'écoute des opinions proches et lointaines. Autrement dit, s'il est bien, comme nous l'avons dit, en quête d'une éthique 9 universelle, il ne se donne nullement une morale immobile enfermée dans des règles rigides. Au contraire nous nous trouvons en permanence devant une alliance du fait avec le raisonnement6 où la soumission à l'expérience demeure la règle de fond: « La raison qui empêche d'embrasser aussi bien l'ensemble des concordances, c'est l'insuffisance de l'expérience. C'est pourquoi ceux qui vivent dans une intimité plus grande des phénomènes de la nature, sont aussi plus capables de poser des principes fondamentaux, tels qu'ils permettent un vaste enchaînement. Par contre, ceux que l'abus des raisonnements dialectiques a détourné de l'observation des faits ('teX'Ù1teXpxov't(X ), ne disposant que d'un petit nombre de constatations, se prononcent trop facilement» (De Generatione et Corruptione I 2,316a5-9). Nous trouvons chez le Philosophe une volonté qui l'amène à interroger tout le monde, à la fois parce que la vérité est comparable à une cible que l'on ne peut totalement manquer, chacun l'atteignant en quelque partie7 et parce qu'un penseur ne peut s'expliquer uniquement par lui-même. Il est préparé par des chercheurs moins importants8. Aussi, Aristote ne se considère-t-il que comme étape dans la lente découverte du Vrai. Cela permet de comprendre pourquoi il répète inlassablement que ce qu'il dit n'est exposé que sous forme d'ébauche ou d'esquisse qu'il faudra préciser, remanier, refondre par la suite9. L'individu, dans sa relation expérimentale au monde, est ce à quoi le Stagirite renvoie sans cesse. Le dire d'Aristote est l'expression d'une parole qui oblige à analyser en profondeur. Les réponses qu'il propose aux interrogations éternelles permettent, pensons-nous, d'aider l'homme contemporain. C'est pourquoi cet ouvrage se veut réflexion pour aujourd'hui. Car à quoi servirait la philosophie si elle se contentait d'élaborer des théories, si elle n'était pas capable d'avancer des solutions réelles? 10 Mais le texte d'Aristote répond-il vraiment à cette attente? On peut en douter quand on survole les prises de positions diverses qu'il a enfantées. Les pages du Stagirite sont parfois regardées comme pur reflet de l'idéal grec de l'époquelO. Quand ce n'est pas le cas, les très nombreux travaux laissent le lecteur perplexe. Lui qui croyait que l'on pouvait purement et simplement saisir et exposer une morale aristotélicienne, apprend que le Stagirite est un hédoniste, un utilitaristell, un penseur du tragiquel2, un simple païen manquant d'élévationI3, qu'il fonde une éthique de la règlel4, ou bien qu'il tente un compromis entre le surnaturalisme et le naturalismel5. Continuant nos investigations, nous apprenons que sa philosophie humaine mène à l'extasel6 ou s'enfonce dans une morale naturelle1?,quand on ne voit pas en lui l'exemple parfait du moraliste esthéticienl8. Voulant l'accorder avec des tendances plus contemporaines, on fera de lui un humaniste19 ou un immanentiste20. Conscient de ces problèmes d'interprétation on voit naître un courant de conciliation: l'Ethique à Nicomaque ne peut se comprendre que si l'on admet au point de départ qu'elle recèle plusieurs morales, au nombre de deux21ou trois22.Face à cette difficulté on aboutit parfois à la thèse selon laquelle la morale du Stagirite est un échec23,ou, du moins, que l'on ne peut arriver à définir sa démarche24. Fallait-il après avoir lu tout cela s'enfermer dans un silence signifiant l'impossibilité à trancher? Cela pouvait sembler nécessaire, mais comme le fit remarquer Aubenque «ce que nous appelons les contradictions d'un auteur peut se situer à trois niveaux: chez nous qui l'interprétons, chez l'auteur lui-même ou enfin dans son objet »25. En ce qui concerne le premier livre de l'Ethique à Nicomaque , d'où peut venir la contradiction? Laissons temporairement de côté la première possibilité venant de faiblesses de lectures, car nous aurons à prendre parti tout au long de cet ouvrage. 11 Est-ce l'objet traité dans ce livre qui est à l'origine des difficultés? C'est très probable. Pour s'en convaincre, il suffit de relire attentivement les trois passages où Aristote expose sa méthode en introduisant une délimitation du champ d'investigation26. Quiconque est un peu familiarisé avec le Stagirite y retrouvera la ligne de partage classique entre les sciences spéculatives (portant sur les vérités éternelles) et les sciences pratiques (se mouvant dans le contingent). Le Philosophe insiste: pour ces dernières on ne peut pas, à cause de leur objet (composé et changeant), atteindre le même niveau de certitude que pour les premières. Tout ce qui touche à la philosophie humaine est plus incertain dans ses conclusions que ce qui est saisi par la philosophie théorique. Dieu, objet des ultimes questions de la métaphysique, est plus simple que l'Homme, objet de l'éthique et de la politique. D'où la densité surprenante du discours qu'il porte sur l'humain. Avant donc de dire que le Stagirite se contredit, il faut se demander si ce n'est pas volontairement qu'il se place souvent à des niveaux de lecture différents pour éclairer tous les aspects du Bonheur. Nous montrerons, dans les pages qui suivent, tout le bien fondé de cette approche. Reste le dernier aspect signalé par Aubenque, celui des difficultés venant de l'auteur lui-même. Replaçons le texte du premier livre dans la vie d'Aristote. Il semble que l'on puisse dater l'Ethique à Nicomaque vers 335-334 av.JC, lors du second séjour à Athènes. Le Philosophe est alors âgé d'environ quarante neuf ans et a terminé l'ensemble de ses ouvrages de logique, sauf peut-être, si l'on se réfère à certains travaux, le Traité de ['[nterprétation27.Autrement dit, nous nous trouverions devant ce cas étonnant: le fondateur de la logique, possédant la quasi totalité de sa méthode d'investigation, de classification et de définition, n'aurait pas su l'employer! TI nous a alors semblé nécessaire de reprendre la problématique et de chercher d'abord la structure interne du texte. 12 Il est certain que le livre n'est pas toujours clair et que certains passages semblent s'opposer à d'autres. Comme nous essaierons de le montrer, ceci vient essentiellement de la complexité de l'objet propre au savoir éthique. Tout le monde s'accorde à dire que dans le premier livre, le Philosophe tente de définir le Bonheur. C'est après qu'apparaissent les différences de point de vue. Pour y voir plus clair, il faut reprendre la question à la base et de se demander ce qu'est une approche scientifique pour Aristote28.Elle porte non pas sur l'accidentel, mais sur l'universel et le nécessaire29. Comment cela peut-il se produire? Deux textes sont remarquablement éclairants: «Toute science particulière recherche certains principes et certaines causes (àpxàç Kat at'ttaç) pour chacun des objets qu'elle connaît» (Métaphysique K 7,1063b36). « Connaissance et science se produisant, dans tous les ordres de recherche dont il y a principes ou causes ou éléments (âpxat 11 at'tta 11 o'totxeta), quand on a pénétré ces principes, causes ou éléments (en effet nous ne pensons avoir saisi une chose que lorsque nous avons pénétré les causes premières, les principes premiers et jusqu'aux éléments), il est donc clair (...) qu'il faut s'efforcer de définir d'abord ce qui concerne les principes» (Physique I 1,184alO-15). « Principes, causes et éléments» ne peuvent se comprendre séparément. Ce sont ce qu'Aristote nomme fréquemment les quatre causes3o.Les interrogations humaines sont très nombreuses, mais s'articulent toujours autour de quatre axes auxquels correspondent autant de réponses: à partir de quoi cette chose devient-elle (y répondre, c'est atteindre la cause matérielle), qu'est-ce que ceci (cause formelle), d'où vient ceci (cause efficiente), en vue de quoi cette chose existe-t-elle (cause finale). C'est ce que le Philosophe exprime avec sa concision habituelle: « En un sens, la cause, c'est ce dont une chose est faite et qui y demeure immanent, par exemple l'airain est cause de la 13 statue et l'argent de la coupe, ainsi que les genres de l'airain et de l'argent. En un autre sens, c'est la forme et le modèle, c'està-dire la définition de la quiddité et ses genres: ainsi le rapport de deux à un pour l'octave, et, généralement, le nombre et les parties de la définition. En un autre sens, c'est ce dont vient le premier commencement (&PX';)du changement et du repos; par exemple, l'auteur d'une décision est cause, le père est cause de l'enfant, et, en général, l'agent est cause de ce qui est fait, ce qui produit le changement de ce qui est changé. En dernier lieu, c'est la fin ('tÈ:Âoç); c'est-à-dire la cause finale: par exemple la santé est cause de la promenade; en effet, pourquoi se promène-t-il ? C'est, dirons-nous, pour sa santé, et, par cette réponse, nous pensons avoir donné la cause. Bien entendu appartient aussi à la même causalité tout ce qui, mû par autre chose que soi, est intermédiaire entre ce moteur et la fin, par exemple pour la santé, l'amaigrissement, la purgation, les remèdes, les instruments; car toutes ces choses sont en vue de la fin, et ne diffèrent entre elles que comme actions et instruments» (Physique II 3,194b23-195a2). Si Aristote est fidèle à ce qu'il théorise lorsqu'il parle du savoir, il doit être possible de retrouver l'investigation à partir des quatre causes dans le premier livre de l'Ethique à Nicomaque, alors même qu'il ne nous en indique pas le plan. Ce qui n'était qu'hypothèse devint progressivement certitude: la saisie se fait d'abord du point de vue de la cause finale, puis par les causes efficiente et formelle, et enfin sous l'angle de la cause matérielle. Le livre I répond, à l'intérieur du domaine du contingent, à l'exigence essentielle de toute science: rechercher et trouver les principes et les causes. Nous avons quatre questions et quatre réponses: le champ de la science est parfaitement circonscrit. Chaque axe contient une approche progressive donnant en fin de compte le découpage suivant: - La cause finale (ch. 1-5) 14 - L'activité humaine: une tension vers le bien (1094al3) - Une hiérarchisation des biens (1094a3-1 094b 10) - L'exposé des opinions: trois formes de vie (1095a14-1096alO) - Analyse critique de Platon (ch.4) - Le bien n'est pas une idée universelle (1096a17-34) - Le bien n'est pas une idée séparée (1096a341096b8) - Souverain Bien et Fin (1097a15-b7) - Cause efficiente et cause formelle (ch.6-12) - La fonction propre - La nouvelle perspective d'Aristote (ch.6) - Confirmation de cette perspective (ch.7-12) - Bonheur et Vertu (1098b30l099a5) - Bonheur et Plaisir (1099a6-30) - Bonheur et Biens Extérieurs (1099a31b9) - Bonheur et Temps (ch.10-12) - Vie active vertueuse - Cause matérielle (ch.!3) Ce plan ne prend toute sa signification que par rapport à l'ensemble de l'Ethique à Nicomaque, et en même temps, ce sont les premières pages qui structurent toute la suite puisque la morale d'Aristote est une philosophie de l'activité humaine tendue vers sa finalité (le Bonheur). D'où une triple orientation: la vertu, le plaisir et la contemplation. Nous ne voulons pas entrer ici dans les détails car, tout au long des pages qui suivent nous ferons constamment appel à la totalité de l'ouvrage. Toutefois, il nous semble nécessaire d'avoir, dès 15 maintenant, devant les yeux, l'économie générale qui suit le premier livre: - La Vertu (II 1- IX) - Traité de la Vertu (II I-III 8) - Traité des Vertus (III 9-VII) - Vertus morales (III 9-V) - Vertus intellectuelles (VI) - Incontinence et plaisir (VII) - L'Amitié (VIII-IX) - Le Plaisir (XI-5) - La Contemplation ( X6-9) - Conclusion et ouverture ( XIO) Pour cerner, éclairer et prolonger le texte du premier livre de l'Ethique à Nicomaque nous n'hésiterons pas à utiliser l'ensemble du Corpus Aristotelicum. Sommes-nous autorisés à le faire lorsque l'on sait que les travaux de Jaeger, Nuyens, Gauthier, et bien d'autres, voient de nettes évolutions dans la pensée d'Aristote? Que sa réflexion soit en développement c'est évident. Le problème n'est pas là. La vraie question est de savoir si la progression de sa philosophie est telle que l'enseignement en arrive à différer radicalement sur tel ou tel point selon les périodes d'écriture. Evolution ou précision, telles sont les données du problème. Si ce n'est pour un certain nombre d'ouvrages de « jeunesse », sur lesquels d'ailleurs nous n'avons souvent que peu de renseignements, nous ne croyons pas à de véritables ruptures. Par contre, nous assistons bien à des précisions, mais quoi de plus normal chez un grand penseur et sur un laps de temps relativement long? Non seulement 16 Aristote progresse, mais il introduit volontairement cette démarche dans ses œuvres, partant souvent de ce qui est communément admis pour préciser ensuite. Aussi chaque affirmation du Philosophe ne correspond pas à toute la richesse de sa propre pensée. Si le Stagirite garde le silence sur tel problème dans tel ouvrage, faut-il en conclure qu'alors cela ne faisait pas partie de sa philosophie? C'est procéder trop vite et surtout c'est oublier l'une des spécificités de sa démarche, à savoir une volonté ferme de ne pas confondre les angles et les niveaux d'approche: ce que l'on peut et doit traiter dans telle branche du savoir ne peut et ne doit l'être ailleurs. Plusieurs questions reviennent régulièrement quand on a fréquenté l'œuvre d'Aristote et les travaux qui gravitent autour. Si avec Jaeger s'ouvre une nouvelle interrogation,nous assistons toutefois à une querelle sans fin, car il faut bien constater l'existence de désaccords inconciliables entre ceux qui réfléchissent sur les « ruptures ». Si approches différentes il y a pourquoi ce silence de la part du Stagirite à leur sujet? Pourquoi renvoie-t-il d'un ouvrage à un autre comme si son œuvre formait bien un tout? Si c'est si net, pourquoi ce silence de la part des disciples, des commentateurs de l'Antiquité et du Moyen-Age, pourquoi nulle trace chez les sceptiques? Notre étude ne reviendra pas sur la classification des œuvres morales d'Aristote. Depuis les travaux d'Eucken et de Jaeger infirmant les dires de Burnet nous pouvons sérieusement penser que non seulement l'Ethique à Eudème est authentique, mais qu'elle précède l'Ethique à Nicomaque et fut rédigée vers 348-345. Quant à la Grande Morale (Magna Moralia) le débat reste ouvert même si l'on penche de plus en plus vers son inauthenticité31. De ce fait, nous l'utiliserons uniquement lorsqu'un passage apporte précision ou éclairage. Par contre, nous n'hésiterons pas à nous appuyer sur l'Ethique à Eudème32.L'Ethique à Nicomaque est l'œuvre de la maturité, celle d'un homme qui à plusieurs reprises est revenu sur les 17 questions de philosophie humaine. Alors que dans l'Ethique à Eudème il suivait une méthode essentiellement critique, dans l'Ethique à Nicomaque l'attention se porte vers tout ce qui se dit au sujet des problèmes traités. L'Ethique à Eudème n'a pas non plus véritablement distingué la sagesse pratique de la sagesse spéculative. L'amitié n'y occupe pas encore une place centrale et n'est étudiée qu'à la fin. Néanmoins les aspects se recoupent, ce qui permet les rapprochements, les comparaisons et le tableau suivant: Thèmes abordés Le Bonheur La Vertu La Sagesse Le Plaisir L'Amitié Ethique à Eudème Livre I Livres II,111,IV Livres V,VI Livre VI Livre VII Ethique à Nicomaque Livre I Livres II,III,IV, V Livres VI,VII et fin X Livres VII X Livres VIII, IX Ce que nous proposons, en fin de compte, c'est de relire pas à pas le premier livre de l'Ethique à Nicomaque. Nous citerons et utiliserons l'ensemble de l'œuvre du Stagirite à chaque fois que cela permettra d'aller plus au fond. Nous espérons montrer ainsi une étonnante unité au sein de sa philosophie. 18 I. LA CAUSE FINALE DU BONHEUR (ch. 1-5) A. L'activité humaine: une tension vers le bien (1094a 1-3) Dès les premières phrases, se trouve ce que les commentateurs les plus anciens avaient déjà perçu comme la préoccupation centrale d'Aristote, à savoir la notion de bien: « tout art ('téxvrt) et toute investigation ()lé808oç), et pareillement toute action (npà~tcr) et tout choix (npoaipecrtç) tendent vers (é<piecr8ai)quelque bien, à ce qu'il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le Bien est ce à quoi toutes choses tendent (é<pie'tat)» (c'est nous qui soulignons). D'une manière plus concise, le Philosophe écrira un peu plus loin: « revenons maintenant en arrière. Puisque toute connaissance, tout choix délibéré aspire à (6pé'Yov'tat)quelque bien, voyons quel est selon nous le bien où tend la Politique» (2,1095a14). Si cette idée est en quelque sorte la colonne vertébrale du premier livre de l'Ethique à Nicomaque, elle est aussi au cœur de tout l'ouvrage: 19 « Ceux, d'autre part, qui objectent que ce à quoi tous les êtres tendent n'est pas forcément un bien, il est à craindre qu'ils parlent pour ne rien dire» (X 2,1172b35). Aristote le rappelle aussi dans de nombreux livres: « toutes choses se portent (è<pi£1:at)vers le bien» (Topiques III 1,116a20) «le bien (...) est ce vers qui toutes choses se portent (è<pi£1:at)ou tous ceux qui possèdent la sensation ou la pensée» (Rhétorique I 6,1362a22-28). Pour comprendre cela, il est nécessaire de se replacer dans la langue grecque de l'époque. « Bien» traduit le mot agathos (à'YafJ6ç)qui n'est pas particulièrement attaché à tel ou tel domaine. Les grecs, dans le parler de tous les jours, l'emploient indifféremment pour tout ce qui va de l'aspect le plus matériel au plus spirituel, dès lors qu'il s'agit d'indiquer ce qui est recherché. Le « bien» (agathon) ou le « bon» (agathos) c'est ce que l'on cherche (consciemment ou non) à se procurer. Sans sortir du 1erlivre de l'Ethique à Nicomaque on peut remarquerla fréquencedes utilisations: 52 fois « bien» et 12 fois « bon »33. Gauthier note que dans ces emplois huit seulement désignent ce qui est proprement humain34.Faut-il à partir de là conclure avec lui que la morale d'Aristote n'est pas une morale du bien, sous prétexte de l'amplitude du mot dans le vocabulaire de l'époque? Nous ne le croyons pas. Il n'y a dans cette répartition (8 sur 76) rien de surprenant puisque le Philosophe part de ce qui se dit autour de lui pour en dégager peu à peu le vrai. Tout au long de sa recherche, Aristote a voulu cerner le principe fondamental de chaque être. Lorsqu'il aborde l'aspect de la finalité, il remarque que tendre vers quelque chose c'est rechercher ce quelque chose sous l'aspect du bien (subjectif ou non). Ce qui est vrai dans le monde humain avec la présence de la conscience, l'est déjà dans la nature: les êtres qui ne pensent pas (minéraux, végétaux...) tendent aussi vers des fins que l'on peut nommer biens35.Ainsi 20