Capitalism with Chinese Characteristics : Entrepreneurship and the State Huang Yasheng Lecture 1980 ou l’âge d’or du capitalisme en Chine Morgan Poulizac Consultant Stoppée net au lendemain de la répression de Tian’anmen, la dynamique capitaliste née dans les campagnes chinoises au début des années 1980 a été sacrifiée au profit de l’industrialisation à marche forcée des grands centres urbains. Un choix que les dernières orientations économiques tendent progressivement à remettre en cause. L a publication, au début du mois de mai 2011, des Perspectives économiques par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) indiquant le retour d’une croissance à deux chiffres en Chine semble conforter l’hypothèse de ceux qui, des experts de la Banque mondiale au Prix Nobel Joseph Stiglitz, considèrent qu’il s’agit là d’un « cas exceptionnel de transition réussie vers le capitalisme ». Simultanément, pourtant, la Chine fait aujourd’hui face à un risque d’inflation et de bulle immobilière sans précédent, à un creusement exceptionnel des inégalités et au fait que, comme l’indiquait à mots feutrés le bureau politique du parti communiste chinois suite aux incidents à la frontière mongole du début du mois de juin, les « contradictions sociales deviennent évidentes dans [le] pays ». L’histoire économique de la Chine de ces trente dernières 3 4-Dossier.indd 83 ème trimestre 2011 • 83 20/06/11 14:58 En finir avec la sino-béatitude années serait-elle ainsi simplement le récit d’une transition « graduelle » et linéaire vers le capitalisme ? Un livre récent (2008) du professeur au MIT Huang Yasheng propose une lecture tout à fait originale de l’histoire du capitalisme en Chine depuis 1978 en prenant à contrepied cette hypothèse « gradualiste » et dirigée. Selon Huang, auteur d’importants ouvrages sur les investissements directs en Chine, tandis que le début des années 1980 a vu un développement vibrant d’un capitalisme endogène, entrepreneurial et rural, les années 1990 ont été inversement marquées par une reprise en main brutale de l’économie par l’État et par l’étouffement méthodique du monde rural au profit d’une industrialisation urbaine. Comme l’écrit Huang, le « capitalisme avec des caractéristiques chinoises est un état d’équilibre entre deux Chines – une Chine rurale, entrepreneuriale, guidée par le marché et une Chine urbaine, dirigée par l’État ». Que fleurissent ces millions d’entreprises ! La décennie 1980 se résume dans le destin de Nian Guangjui. Ce paysan pauvre de la région de Anhui décide en 1980 de lancer une marque de graine de tournesol (appelée « graines des idiots » !). Il profite ainsi d’une tolérance nouvelle des gouvernements locaux à l’égard d’agriculteurs souhaitant commercialiser eux-mêmes leur production et l’industrialiser. Le succès est phénoménal, son entreprise passe de 4 à plus de 100 salariés en trois ans, ses graines sont distribuées à travers toute la Chine, ses profits grimpent, atteignant ceux des grandes entreprises d’État. Huang cite de nombreux autres exemples d’individus, d’origine rurale, qui se lancent, avec le soutien implicite de l’État, dans la création d’entreprises industrielles et commerciales. Comme le dit le fondateur de Lenovo, « Je me souviens, c’était en 1978. Il y avait un article dans le journal sur l’élevage des vaches… Pendant la révolution culturelle, tous les articles ne parlaient que de révolution et de lutte des classes… À cette époque, élever des poulets était considéré comme une activité capitaliste. Les choses avaient définitivement changé. » Huang entreprend l’examen détaillé des conditions politiques, économiques et sociales ayant permis l’éclosion de ce capitalisme. Il procède notamment à l’examen rigoureux d’un corpus méconnu et considérable de registres et d’enquêtes réalisées dans le milieu rural par les organismes officiels. Il souligne, à l’appui de ce matériel, l’orientation clairement capitaliste des arrangements locaux en faveur du développe- 84 • Sociétal n°73 4-Dossier.indd 84 20/06/11 14:58 1980 ou l’âge d’or du capitalisme en Chine ment industriel des entreprises rurales (TVE). Ces dernières, souvent dépeintes hâtivement comme des entreprises collectives par les observateurs étrangers, se révèlent être, durant les années 1980, largement privées. À la fin de cette décennie, sur les 12 millions et quelques d’entreprises rurales (TVE), seules 1,5 million sont vraiment collectives. Cet « âge d’or » ne s’est cependant pas produit par de grandes réformes structurelles mais par une série d’accommodements locaux et « humbles » pour reprendre la formule À la fin de la de l’économiste Dani Rodrik. Sans avoir à faire appel à décennie 1980, sur les 12 millions des investissements étrangers (FDI), ces entrepreneurs et quelques trouvent aisément leur financement auprès des établisd’entreprises sements de crédit locaux (dûment autorisés par le poururales, seules voir central à agir ainsi) ou, comme c’est le cas de 1,5 million sont vraiment l’entreprise Lenovo, établissent le siège de leurs activités collectives. financières à Hong Kong. Ce processus, dont les conséquences sont aussi sociales que politiques est, pour Huang, explicitement admis par les cadres du Parti communiste chinois, principalement issus de ce monde rural. Deng Xiaoping affirme d’ailleurs dès 1980 : « Tant que l’équipe dirigeante et les cadres de notre parti ou de notre État sont visés, les plus importants problèmes sont la bureaucratie, la trop grande concentration des pouvoirs, des méthodes patriarcales et des privilèges de toute sorte. » Deng, dont une biographie très attendue paraitra à la rentrée, s’impose ainsi comme un réformateur important pour la Chine 1. Arrière toute Cette enquête, au plus près des sources, amène à reconsidérer inversement la décennie 1990 et les suites de Tien’anmen. Le pouvoir central chinois décide alors de reprendre la main sur l’économie en contractant l’accès au crédit en milieu rural et en réprimant politiquement les entrepreneurs individuels (M. Nian est arrêté pour « activités illégales » au lendemain de Tien’anmen et son entreprise est liquidée arbitrairement). Il fait par ailleurs le choix de favoriser les villes côtières, en particulier Shanghai, d’où est issu le président de l’époque, Jiang Zemin, au détriment du monde rural. Ce revirement se traduit par la croissance des entreprises dites « étatiques » (SOE en anglais), puis leur privatisation partielle, et par l’arrivée massive de capitaux 1. Ezra F. Vogel, Deng Xiaoping and the Transformation of China, Belknap press, sortie prévue en septembre 2011. 3 4-Dossier.indd 85 ème trimestre 2011 • 85 20/06/11 14:58 En finir avec la sino-béatitude étrangers. Pour Huang, cette décennie marque un très net affaiblissement de l’esprit d’entreprise chinois, aux conséquences doublement néfastes. Tout d’abord, contrairement à une perception étrangère, bon nombre des SOE, y compris celles qui sont « privatisées », sont restées dans les faits aux mains de l’État. Ensuite, et c’est ce qu’il nomme le « problème de Shanghai », la croissance économique, en particulier celle du PIB qu’il ne conteste en rien, s’est faite au prix de déséquilibres croissants. Les grandes villes de la côte ont absorbé une grande partie des investissements publics et étrangers, mais cette croissance est allée principalement enrichir l’État et les entreprises étrangères aux dépens des travailleurs et du monde rural. Autrement dit, la croissance du PIB ne s’est pas traduite par une croissance du revenu par tête. Enfin, cette croissance est, selon Huang, fragile. Shanghai tire davantage sa croissance d’investissements immobiliers spéculatifs que de sa capacité d’innovation et de l’initiative de sa population et, loin de l’image parfois véhiculée en Occident, le capitalisme des Chinois est Shanghai tire en panne. « Shanghai est une fenêtre sur la Chine des davantage sa années 1990, écrit-il. Le modèle de Shanghai, formulé croissance d’investissements dans les dernières années de 1980, était précurseur du immobiliers biais antirural et de la répression de l’entrepreneuriat de spéculatifs que taille moyenne. » de sa capacité d’innovation et de l’initiative de Cette évolution entraîne une dernière conséquence, sa population et, particulièrement préjudiciable. Ce modèle de déveloploin de l’image parfois véhiculée pement se fait au détriment d’une part croissante de la en Occident, le population. On observe effectivement depuis la fin des capitalisme des années 1990 une augmentation massive des inégalités Chinois est en sociales et, malgré une baisse relative du taux de paupanne. vreté, le nombre de personnes pauvres ne s’est réduit que très modestement. On assiste par ailleurs à une dégradation continue du capital social moyen de la population, et en particulier une hausse exceptionnelle de l’illettrisme, ainsi qu’à la dégradation des infrastructures de santé, notamment rurales. Entre 2000 et 2005 (ce qui correspond à la génération éduquée dans les années 1990), le nombre d’adultes illettrés a crû de 85 millions à 113 millions. À l’appui de cette démonstration, Huang entreprend une comparaison, peu convaincante, entre le développement de la Chine et celui de l’Inde et semble miser davantage sur la dernière. Il néglige cependant les très nombreuses difficultés rencontrées par le gouvernement indien pour traiter lui aussi efficacement la question de la pauvreté, qui continue à croître ; et le problème, plus général, de l’inconstance chronique des pouvoirs publics dans la gestion des affaires publiques et économiques. 86 • Sociétal n°73 4-Dossier.indd 86 20/06/11 14:58 1980 ou l’âge d’or du capitalisme en Chine Corrections La thèse principale de Huang, brillamment menée, tend à donner une image inédite du capitalisme en Chine. À une vision gradualiste, il substitue une évolution en deux temps marquée par un formidable esprit d’entreprendre d’origine rurale, dans les années 1980, et un revirement vers un capitalisme étatique, urbain et centralisé dans les années 1990. Il ne fait aucun doute que Huang croit davantage dans le dynamisme du capitalisme rural que dans l’option urbaine et étatisée dont il dénonce d’ailleurs les dérives et les risques, avérés pour beaucoup : sur le plan social, une dégradation du capital social des populations rurales, un creusement des inégalités susceptible d’entraîner des tensions politiques ; sur le plan économique, des tenLes orientations économiques sions inflationnistes liées au marché immobilier et aux prises par demandes salariales des nouveaux travailleurs urbains, l’actuel président une faible capacité d’innovation qui affecte la compétiapparaissent comme autant tivité de ses entreprises. de corrections au modèle des Cette histoire éclaire d’un jour nouveau l’image de la années 1990. Chine et ses paradoxes évidents. Elle permet par ailleurs de comprendre les orientations économiques prises par l’actuel président (depuis 2003), Hu Jintao, et qui apparaissent comme autant de corrections au modèle des années 1990. Le gouvernement a notamment réorienté massivement les investissements publics vers les territoires ruraux, augmenté les dépenses publiques en faveur de l’éducation de 2,7 % en 2004 à 3,5 % en 2010 et adopté en avril 2010 « 36 principes directeurs » visant à favoriser l’investissement non public. Autant de signes qui indiquent un nouveau fléchissement du capitalisme chinois et un rééquilibrage vers le monde rural. Inutile de préciser que Hu Jintao a commencé sa carrière dans les années 1980 comme gouverneur d’une province rurale de Chine… Le livre Huang Yasheng, Capitalism with Chinese Characteristics : Entrepreneurship and the State, Cambridge University Press, 2008, 348 pages. 3 4-Dossier.indd 87 ème trimestre 2011 • 87 20/06/11 14:58