situation : « Parce qu’à la fois ils étaient capables d’encadrer et de contrôler les
débordements révolutionnaires ou trop contestataires de la classe ouvrière, mais aussi parce
qu’ils avaient la capacité de mettre une masse de travailleurs en action pour contester la
légitimité des pouvoirs économique ou politique. »
Cette perception n’est rien d’autre qu’une projection de l’image, forgée au 19ème siècle, de la
classe ouvrière qui, dans la mesure où elle ne possède rien, est porteuse en soi d’une
menace : celle de déposséder les nantis à travers la prise de pouvoir et l’abolition des
classes sociales, comme le professaient alors les idéologies socialistes révolutionnaires.
Dans la réalité, elle renvoie aux luttes du mouvement ouvrier, depuis la deuxième moitié du
19ème siècle, pour la transformation de la société capitaliste.
En ce sens, même s’il résulte directement d’un compromis politique, le modèle européen
d’après-guerre se construit bel et bien dans le déroulement d’une histoire sociale
profondément conflictuelle. Celle-ci oppose détenteurs du capital et représentants de la
classe ouvrière autour d’un enjeu : la force de travail comme ressource centrale pour le
développement, pour les uns, ou la transformation, pour les autres (la classe ouvrière qui se
met, politiquement comme physiquement, en mouvement) de la société4.
La prégnance historique de ce conflit dans nos sociétés pendant plus d’un siècle explique
l’importance du tribut que les progrès sociaux mais aussi démocratiques de l’époque
contemporaine doivent à la question ouvrière. De ce point de vue, la résolution progressive –
lente et contrariée – de cette question sociale à travers les réformes politiques mises en
œuvre au fil du temps articule, de manière indissociable, reconnaissance du fait social et
construction graduelle du fait démocratique. L’Etat social n’est rien d’autre, dans cette
optique, qu’une forme particulière de l’Etat démocratique.
L’institutionnalisation même du compromis d’après-guerre sous la forme de structures, de
règles, de pratiques de pacification sociale participe bien, à cet égard, du renforcement de la
démocratie. Non parce qu’elle serait synonyme en quoi que ce soit d’une disparition de la
conflictualité des intérêts. Mais au contraire, parce qu’elle repose sur la conviction qu’une
approche pacifique, négociée des conflits n’est possible qu’à partir du moment où chacun
accepte qu’il y a bel et bien opposition irréductible des intérêts en présence, et que les
rapports sociaux sont spontanément conflictuels5.
Au fil de la construction de l’Etat social, ses principes politiques, ses réalisations
démocratiques et ses avancées sociales vont imprégner la vision collective de la société
ainsi que son fonctionnement même jusque dans les années 1970. Se diffuse un canevas de
représentations idéologiques où l’Etat agit pour l’accroissement du bien-être de tous, et où
les interlocuteurs sociaux, syndicats et patronat, coopèrent au développement du progrès
économique et social. Cette coopération se reflète d’ailleurs dans l’architecture
institutionnelle, publique mais non étatique, mise en place pour organiser et encadrer les
dispositions de l’Etat social : ce sont en effet les « partenaires sociaux » qui gèrent
l’organisation quotidienne de la Sécurité sociale et celle du système de concertation sociale.
4Onseréfèreiciàlathéoried’AlainTouraineetàsonparadigmeduconflitcentraldansl’autoproductionetla
transformationdessociétésmodernes.
5Construireduconsensusàpartirdudésaccordestnonseulementunerichesse,maisl’essencemêmedeladémocratie,
rappellelephilosophePatrickViveretquiparled’un«artdelaconflictualiténonviolente», in
http://www.internetactu.net/2011/11/17/refaire-societe-quels-nouveaux-lieux-de-convivialite/