Musique de Cour arabo-turque
* Arabic-Turkish Court Music
Parfums ottomans
Julien Djelal Eddine Weiss est un voyageur musical. Depuis un
quart de siècle, il a consacré tout son effort — intelligence et sensi-
bilité — à explorer le domaine complexe et raffiné de la musique
traditionnelle soufie qu’il a épurée et ramenée à ses sources, à
travers son ancrage à Alep, la pure et si noble capitale de la Syrie
du Nord.
Aujourd’hui, le grand interprète au qânûn a décidé de s’arrê-
ter, fasciné, à Istanbul, ville d’empire, ville de Cour. Toutes les
musiques de l’ “Orient second” — turc fût-il, arabe ou per-
san, sans doute indien aussi, peut-être quelque peu chinois
et japonais — toutes ces musiques en fleur et leurs fragran-
ces, se sont déversées là, dans la salle aux parfums, dans ce
salon prestigieux donnant sur l’étincelant Bosphore.
AL-KINDÎ, Parfums ottomans.
Les musiques sont donc bien là avec leurs correspondances baudelairiennes :
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent
Un beau jet d’eau fraîche s’élance et retombe en bouquets cristallins dans
l’un ou l’autre des splendides bassins de marbre du Palais de Topkapi.
Salah Stétié
« Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l’Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,
Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient. »
Charles Baudelaire, « Flacon » (Les Fleurs du Mal, XLVIII)
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Musique de Cour
arabo-turque
Création pour le éâtre de la Ville de Paris
(28 janvier 2006)
“Depuis plus de dix ans, le éâtre de la Ville de Paris m’invite
à présenter chacun de mes nouveaux concerts. A cette occasion,
j’ai créé, avec lensemble Al-Kindî, le 28 janvier 2006, ce nouveau
programme : “Musique arabo-turque de l’Empire ottoman”.
Jusquà présent, j’ai puisé principalement mon pertoire dans la
tradition orale arabe citadine de la Syrie, de l’Egypte, de l’Irak et
de la Tunisie, dont la transmission fut assurée par les grands chan-
teurs avec lesquels nous avons longtemps collabo : Sabri Mou-
dallal, Sheikh Hamza Chakour, Sheikh Ahmed Habboush, Adib
Daiykh, Omar Sarmini, Hussein Al Azami et Lotfi Bouchnak.
Aujourdhui, le timbre de l’Ensemble Al-Kîndi est arrivé à maturi
grâce à certains choix esthétiques et surtout grâce à la présence de
mes amis, Ziad Kadi Amin au ney, Adel Shams El Din au riqq,
Mohamed Qâdri Dalal au oud.
Les instruments à cordes européens (violon, alto, violoncelle,
contrebasse) ont été intégrés relativement récemment dans les en-
sembles orientaux, au point dacquérir une position dominante,
voire écrasante. J’ai toujours veillé à les supprimer autant que
possible, car ils sont conçus pour interpréter notre musique po-
lyphonique. Leur introduction est à mon sens entachée dun -
ché originel, celui dun complexe absurde vis-à-vis de l’Orchestre
symphonique. Sans parler, bien r, de lincompatibilité absolue
du langage « maqamien » avec le tempérament égal du piano, de la
guitare ou autres instruments à vent occidentaux. Il y a, en revan-
che, pertinence à introduire des instruments voisins dans « larbre
phylogénétique » des musiques savantes monodiques de l’Orient, à
savoir les instruments issus des traditions arabe, grecque, turque,
persane, azérie... Il ne faut pas oublier qu’ont circulé, de siècle en
siècle, de Cour en Cour, dans les vastes empires musulmans, des
musiciens ras ignorant les frontières linguistiques. Ils étaient
capables de jongler avec les diversités microtonales du langage mo-
dal, le maqâm, et rythmiques, le usul.
Après tant de disques produits et tant de tournées effectuées de
par le monde, j’ai senti que mon approche esthétique et méthodo-
logique avait porses fruits et qu’il était important daborder de
nouveaux horizons. Cette création est probablement ma première
expérience véritablement syncrétique et lamorce dun change-
ment de perspective de l’Ensemble Al-Kîndi depuis sa création
en 1983.
Hormis la tradition orale dont le vecteur principal est la confrérie
soufie, les transcriptions arabes dont on dispose sont souvent dé-
fectueuses et ne remontent guère au-dede la n du XIXe siècle.
Dans ma fièvre épistémologique et faisant fi des ostracismes inter-
culturels, j’ai entrepris létude des sources ottomanes avec deux
manuscrits du XVIIe siècle d’Istanbul : le premier, rédigé vers
1650 en notation occidentale par le joueur de santour Ali Oufqi
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alias Wojciech Bobovsky, juif polonais vendu comme esclave et
converti à l’Islam ; le second, rédigé vers 1690 en notation alpha-
bétique, par lextravagant diplomate moldave, le prince chrétien
joueur de tanbur, Dimitrie Cantemir. On y trouve des recueils
de compositions dauteurs turcs, mais aussi persans, indiens et
arabes, du XIVe au XVIIe siècles. Bon nombre de ces musiciens
avaient été captus par les conquérants turcs des grandes métro-
poles, le Caire, Bagdad...
J’ai donc décidé de quitter pour un temps mon vieux palais ma-
melouk d’Alep et de minstaller à Istanbul, dans l’ancien quartier
de Galata, près de sa dervicherie et de sa tour génoise. Il ma sem-
blé intéressant dintroduire, après lexpérience du djoza irakien
de Mohamad Gomar 1, des instruments ottomans et persans.
J’ai alors commencé à travailler avec Ozer Özel au tanbur et sa
femme, Aslihan, au kamancroumi, deux instruments caracté-
ristiques de la musique ottomane qui se sont parfaitement inté-
grés dans lensemble, lors dun concert à Sao Paulo au Brésil. En
regard de la paternité mythique du compositeur et théoricien du
XIVe siècle Abdulqader Maraghi, il convenait dintroduire égale-
ment le târ du virtuose azéri Malek Mansurov, que j’ai rencontré
lors dun festival à Téhéran. Dès lors, il me fallait faire le choix
des chanteurs : c’est ainsi qu’interagissent, dans cette formation,
lalépin Omar Sarmini qui apparaît déjà dans Le salon de musique
dAlep 2 et les Croisades sous le regard de l’Orient 3 et le remarqua-
ble chanteur turc de musique ottomane, Doğan Dikmen. Ainsi
donc, sont à lhonneur pièces instrumentales et improvisations,
mais aussi muwashahs anciens et kars ottomans, les deux formes
les plus élaborées du chant arabe et turc.
Julien Jâlal Eddine Weiss
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1 & 3 Cf. AL-KÎNDI, Les croisades sous le regard de l’Orient, Le Chant du Monde – harmonia
mundi, 2001.
2 Cf. AL-KÎNDI, Le salon de musique d’Alep, Le Chant du Monde – harmonia mundi, 1998.
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