Epistémologie et éthique linguistique

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Erkenntnistheorie und linguistische Ethik (Epistémologie et éthique linguistique), Grenzgänge 14
(7. Jahrgang 2000), pp. 116-130
J.M. ELOY
traduction française :
Epistémologie et éthique linguistique
Introduction
Le mot « éthique » désignera ici un ensemble de devoirs et d’interdits, de règles
s’imposant à un individu ou à un groupe, découlant d’une activité considérée comme un
tout autonome. On peut dire dans ce sens qu’il existe ainsi une éthique de l’art, de la
science, de l’amour, du jardinage… et dans notre cas, une éthique de la linguistique.
Certes, dans un sens, on ne peut pas considérer a priori le cadre de la seule
activité scientifique, en faisant abstraction du cadre social général. En cherchant à
préciser quels devoirs l’activité scientifique crée aux linguistes, on ne peut éviter de se
demander dans quelle mesure d’autres fonctionnements sociaux interfèrent dans les
problèmes scientifiques : mais c’est là « enfoncer une porte ouverte », et ouvrir un autre
chapitre. C’est donc par hypothèse de travail que nous ne considérons que les exigences
théoriques de l’activité scientifique « considérée comme un tout autonome ».
« Ethique », ici, s’oppose à « morale », car les fondements que nous cherchons
sont intellectuels, et non sentimentaux, sociaux ou métaphysiques. On ne considère pas
ici les multiples contraintes qui motivent le chercheur ou qui rendent l’activité
scientifique possible : statut social, ressources financières, pressions idéologiques
directes, etc. Par exemple, nous n’aborderons pas le problème des droits des
informateurs sur leur voix et sur leur image, ou celui du plagiat. Ces questions sont
évidemment sérieuses, mais renvoient à un ordre surtout juridique ou moral : une étude
plagiée, ou portant sur des données illégalement collectées, n’est ni plus vraie ni plus
fausse qu’une étude plus licite.
Même définie aussi restrictivement, ou naïvement, cette question de l’éthique se
révèle féconde au niveau théorique. Car, comme toutes les questions de principes, elle
force à formuler des exigences fortes, et à revenir de façon critique sur nos pratiques
scientifiques courantes.
Nous nous appuierons sur des aspects divers de la réalité linguistique : les
données empiriques de langage oral, la normativité, la dénomination des langues, et
enfin, l’analyse des langues de l’Europe et du discours des linguistes à ce sujet. Nous
montrerons à travers ces exemples que les exigences scientifiques, considérées seules,
nous amènent à de véritables impasses, et qu’en confrontant l’éthique à une réflexion
épistémologique, avec le secours de l’ethnométhodologie, on est à même de
reconsidérer l’exigence éthique posée a priori.
I Les données empiriques
Si l’établissement et le rôle des données empiriques est un vaste chapitre dans
toutes les sciences et toutes les théories épistémologiques, les travaux portant sur le
langage oral ont donné aux linguistes et sociolinguistes une expérience particulièrement
riche de cette question. Ces travaux ne sont pas marginaux, si l’on admet que l’oral est
la réalité fondamentale du langage, l’écrit étant à bien des égards dérivé.
L’exactitude des données empiriques – ou plus exactement le respect par le
chercheur des données les plus exactes qu’il puisse atteindre – comporte un aspect
moral - que, compte tenu de notre sujet, nous devrions, apparemment, laisser de côté - :
la tentation de simplifier ou d’arranger ses données, d’éliminer les données
embarrassantes. Mais cette question est aussi éthique, au sens que nous avons défini, car
elle intervient dans le processus de connaissance lui-même et risque de rendre ce
processus moins efficient, moins bon producteur de connaissances – sauf choix explicite
de méthode, bien sûr.
Mais même si l’on écarte résolument « la tentation d’arranger ses données », il
reste à ce propos un véritable écueil pour tout linguiste ou sociolinguiste étudiant un
document oral à l’aide d’une transcription.
La difficulté est décrite précisément par Claire Blanche-Benveniste et Colette
Jeanjean, dans leur ouvrage méthodologique (1987) sous les noms de « pièges de la
perception », illusions auditives et autres « lapsus d’oreille ». On sait que le
transcripteur-auditeur – comme l’auditeur profane, tout simplement – est susceptible de
reconstruire les énoncés, et plus souvent encore de choisir une transcription sans hésiter
là où un autre transcripteur choisirait une autre transcription. Ces auteurs citent (p. 106)
le débat qui a eu lieu dans leur équipe, devant un énoncé transcrit par trois transcripteurs
différents :
- j’étais en train de soumettre les tracts
- j’étais en train de souligner les tracts
- j’étais en train de signer les tracts.
Elles précisent : « Ce dernier exemple vient d’un enregistrement de bonne
qualité. Nous avons écouté ce passage à plusieurs, dix fois de suite. Chacun des
transcripteurs a défendu avec acharnement sa version comme étant la seule perception
qu’il était possible d’obtenir… ». Il s’agit donc d’un obstacle banal, normal, inévitable,
et jamais surmontable intégralement à coup sûr.
A contrario, que signifient des données où ce problème n’apparaît pas ? Il faut
admettre qu’elles sont invraisemblables, car leur netteté n’est pas réaliste. « Les données
de A* sur ‘i’ et ‘il’ nous paraissent trop propres pour être fiables », écrivent ces auteurs.
Les données empiriques comportent nécessairement une marge d’incertitude, qui doit
être préservée dans le corpus à observer.
Or cette difficulté entraine des conséquences importantes, dans leur cas, pour la
grammaire, et, devrions-nous dire plus généralement, pour la description et la
théorisation. Comment décrire, par exemple, le subjonctif en français, devant des
occurrences indécidables comme celles-ci : « qu’il s’agit / qu’il s’agisse ; qu’il boit /
qu’il boive ; que vous mangez / que vous mangiez » ?
Le constat amène ces auteurs à se poser la question : où est le texte authentique ?
Or elles remarquent que la même question est posée par les données des philologues,
comme l’a montré B. Cerquiglini (1989). Dans les deux cas - manuscrit médiéval,
corpus de français parlé – il faut considérer que le texte est « polyphonique », il
comporte plusieurs « voix » équiprobables. Et il en découle une conclusion de grande
importance : de telles données nécessitent une grammaire également polyphonique.
Autrement dit, le respect scrupuleux des données empiriques telles qu’elles se
présentent, dès lors qu’on ne balaie pas la difficulté d’un revers de manche, qu’on ne la
réduit pas par un coup de force, amène à une nouvelle perspective théorique. En
l’occurrence, nous semble-t-il, ce « texte polyphonique » exige l’approfondissement du
concept de variation, en direction de la reconnaissance d’une marge d’indétermination,
et de même exige une description systématique sous-déterminée – c’est-à-dire qui
n’épuise pas l’ensemble des « choix » du locuteur-auditeur.
Une telle « posture de recherche » est-elle possible et féconde ? Cela nous paraît
probable, et ce n’est pas par hasard qu’elle est déjà bien installée dans des disciplines
fort éloignées, comme la physique (physique quantique, théories du chaos). La
sociolinguistique, sur la base d’une expérience bien confirmée, est à même de s’engager
dans cette modernité épistémologique, mais la revendique encore trop peu.
II Le soupçon normatif
Une autre règle éthique concerne nos comportements devant les données :
l’adoption d’une position non normative, élément constitutif de la recherche de
scientificité de la linguistique. Saussure, et nombre de linguistes depuis, ont mené un
véritable combat sur ce thème. Or une remise en cause importante a été opérée à ce
propos par Berrendonner (1982), dans son dernier chapitre – in cauda venenum.
L’ouvrage étudie le discours métalinguistique de type normatif, porté, dans les
sociétés dotées de langues standardisées et scolarisées, par toute une activité normative
ambiante – leçons orales ou écrites, commentaires, institutionnalisation de textes
normatifs (dictionnaires, manuels), reprises et auto-reprises conversationnelles
innombrables, etc. La thèse principale de l’auteur est que ce discours normatif, non
seulement commente les discours qu’il prend pour objets, mais intervient sur tout
discours-objet comme producteur de valeurs sémantiques connotatives. Ainsi, outre sa
valeur dénotative, tout discours porte potentiellement la valeur connotative « je
respecte / néglige le discours normatif ».
La deuxième affirmation essentielle de l’ouvrage revient à révoquer en doute la
justification du discours normatif. Car celui-ci se présente comme prescriptif, autrement
dit conatif, mais à l’évidence il ne parvient jamais – et ne prétend même pas le faire – à
changer les pratiques par la réussite de sa prescription. Pour Berrendonner (p. 89), la
visée du discours normatif est donc apparemment prescriptive, mais en réalité
évaluatrice : au fond, le discours normatif produit de la classification, et c’est même sa
raison d’être que de classer les sujets parlants. Les « difficultés de la langue » ne sont
pas son adversaire, mais son fonds de commerce et sa ressource la plus indispensable.
De là, Berrendonner se tourne vers le discours des linguistes – structuralistes et
générativistes expressément, mais probablement bien d’autres – en avançant que « le
discours des linguistes de ce siècle n’est que le dernier des avatars du discours
normatif ».
Cette perversion se produit, selon lui, à la faveur d’un glissement
terminologique, dont l’exemple central est le mot « langue ». D’un côté la langue est,
pour les linguistes, un objet construit par abstraction, ou, selon le mot choisi par
l’auteur, de dicto. Dans ce sens, Saussure fait de la langue un « principe de
classification ». Un fait langagier est, de ce point de vue, pertinent pour la langue ou
non-pertinent – il ressortit en ce cas à la parole. Mais d’un autre côté le linguiste utilise
« langue » pour désigner un référent mondain, de re, une portion du réel langagier, à
savoir la « partie du langage commune à tous » - par opposition à la parole, entachée
d’idiosyncrasie. Ce glissement, cette transitio ab intellectu ad rem, fait du discours
linguistique un discours normatif, puisque ce qui reste dans les faits, après l’énonciation
du discours linguistique de dicto, c’est essentiellement la partition du réel langagier
selon un critère social, et non systémique.
Comme on le sait, il est possible de suivre le cheminement d’un effort
d’appréhension du social dans la langue, depuis Saussure, et surtout Meillet, au
fonctionnalisme de Martinet et par lui à Weinreich, Labov, et à une bonne partie de la
sociolinguistique. Or, pour Berrendonner, cette ouverture au social tend de fait à
rapprocher système de la langue et ordre social. Le discours des linguistes rejoindrait, au
fond, celui de Vaugelas, dont l’effort normatif se prétendait motivé d’abord par le souci
que tous se comprennent (il évoque aussi la « partie du langage commune à tous »).
Le résultat dénoncé, la normativité du discours des linguistes, contredit
brutalement la règle éthique de non normativité. Mais il faut bien noter que cette dérive
n’est pas due selon Berrendonner à une exploitation sociale – normative en l’occurrence
– extérieure à la science linguistique, mais à une démarche criticable dans l’activité
scientifique elle-même.
Certes, nous aurions abondamment matière à discuter la thèse provocatrice de
Berrendonner, ne serait-ce que parce qu’il n’évoque, de la linguistique, que la
linguistique d’une langue – qui en effet entretient des relations parfois troubles avec les
grammairiens prescriptifs. Ce serait le lieu également d’évoquer des travaux portant sur
l’idéologie normative, comme ceux d’Anne-Marie Houdebine sur les différents types de
normes qui concourent à l’imaginaire linguistique.
Mais nous pouvons aussi essayer d’aller plus loin avec le renfort de la démarche
ethnométhodologique, que Berrendonner n’évoque pas - on verra toutefois que son
discours s’y intègre facilement.
III Ethnométhodologie
L’ethnométhodologie (ci-après EM) s’est développée parmi les anthropologues
– sociologues ou ethnologues – mais elle intéresse directement la linguistique et surtout
la sociolinguistique.
Rappelons l’assertion fondamentale de l’EM : le fait social est constitué de
savoirs pratiques 1 partagés – des ethnométhodes – , c’est-à-dire l’activité ordinaire de
description-construction du fait social. L’EM se donne pour tâche exclusive d’observer
et de décrire les ethnométhodes. La langue naturelle, porteuse du sens commun, en est
l’instrument (partiel mais privilégié), le résumé, l’analogue (dans sa dimension créative
et constructive) et un point d’accès pour le chercheur. C’est le partage de ce sens
commun qui définit le membre, et constitue le contexte où fonctionne l’indexicalité (ou
contextualité) des discours. Parmi ceux-ci, le discours du sociologue, et donc du
sociolinguiste, la rationalisation (account) opérée dans le travail de recherche, est donc
également un objet d’étude pour l’ethnométhodologue.
Certes, l’EM reconnait pleinement la spécificité du raisonnement scientifique,
qui a des normes idéales et des règles pratiques qui lui sont propres. Mais d’une part le
discours scientifique n’est qu’un des discours possibles de rationalisation, une des
innombrables pratiques descriptives, produits dans une société – il est donc,
épistémologiquement, un objet de même nature que le discours descriptif omniprésent
du sens commun. D’autre part, surtout dans les disciplines qui, comme les sciences
humaines en général, ne disposent pas d’un langage formel, la langue naturelle y
introduit sournoisement mais à tout instant les évidences du sens commun.
On aperçoit déjà dans ce rapide rappel la pertinence de l’ethnométhodologie
pour la question de l’éthique. Ce que nous avons nommé l’éthique, c’est, dans les
termes de l’EM, un de ces savoirs ordinaires par lequel nous construisons les pratiques
et les discours scientifiques, ou encore des règles de ce type particulier
d’accomplissement pratique que les chercheurs revendiquent en propre comme leur
scientificité. Or même une très grande exigence de conformité aux normes idéales de la
1 Nous écrivons désormais en italique les termes-clés de l’EM, qu’il convient de comprendre comme une
terminologie précise. La référence majeure est bien sûr GARFINKEL 1967.
pratique scientifique n’empêche pas que la description faite par le linguiste est
indexicale : ce qu’illustre par exemple le fait bien connu que les textes scientifiques
« vieillissent ». La spécificité scientifique revendiquée se heurte donc à de terribles
obstacles.
On peut reformuler ainsi la conclusion de Berrendonner : le discours des
linguistes n’est qu’un des discours classificatoires présents dans la société. C’est
pourquoi, nonobstant sa prétention scientifique, ou même en en tirant le profit de
l’autorité et de la légitimité, il se révèle performatif, c’est-à-dire constructif : ce qu’il
décrit, il contribue à le créer. La performativité est ici, au fond, la preuve que ce
discours est une des rationalisations appartenant aux savoirs partagés. La dérive ou
perversion normative dénoncée par Berrendonner ne tient pas fondamentalement à
l’erreur ou à une corruption sociale quelconque : elle tient à la nature même du discours
scientifique, si l’on admet avec les ethnométhodologues que la description faite par les
linguistes n’est qu’une des rationalisations en présence et en œuvre dans la société.
Dans cette perspective se pose à nous une question terriblement difficile :
pouvons-nous imaginer de tenir un discours descriptif – même répondant au mieux à
nos critères scientifiques - qui soit totalement exempt de cette performativité ?
Nous prendrons, de ce problème tel qu’il se pose aux linguistes, deux
illustrations.
IV L’inventaire des langues de France
Le premier exemple sera celui de l’inventaire des langues de France. Le travail
des dialectologues, tout au long des 19e et 20e siècles, et en particulier de l’aréologie
dans la première moitié du 20e s., a établi ou fait naitre des objets scientifiques désignés
comme dialectes. Rappelons que cette perspective était explicitement refusée par un
Meyer ou un Gaston Paris à la fin du 19e s., puisqu’ils affirmaient, dans leur contexte,
« il n’y a pas de dialectes, il n’y a que des traits dialectaux ». D’ailleurs depuis le 12e
jusqu’au 19e s., le mot « picard » , par exemple (et, nous en faisons l’hypothèse, des
mots comme « normand, poitevin, gascon ou auvergnat ») est soit un adjectif,
s’appliquant entre autres à « parlers, patois, langage », soit un substantif désignant les
personnes, mais non une variété linguistique comme « le français » ou « le latin ». 2
Mais dans l’entre-deux-guerres, avec Albert Dauzat, s’exprime une démarche
bien différente, qui consiste à nommer et énumérer des variétés aréales. Cette
orientation s’éclaire par le mouvement des idées de l’époque, auquel Dauzat se réfère
explicitement : « Le public cultivé, surtout sous l’influence du régionalisme, a cessé de
mépriser les patois » (souligné par JME). Il s’agit bien d’un point de vue, et non
seulement des résultats de la linguistique aréale : « Aux linguistes de compléter l’œuvre
de Gilliéron en reprenant en sous-œuvre, région par région, le travail de l’Atlas… »
(Dauzat 1938) (souligné par JME). Ce mouvement d’idées est, au sens large, le contexte
où joue l’indexicalité de son discours, puisque la notion de région a pris une importance
nouvelle, et que le mot « patois », par exemple, n’y a plus exactement le sens
strictement local qu’on trouvait chez Rousselot (1887). C’est pourquoi l’on trouve chez
Dauzat une liste de variétés désignées par des substantifs (« le wallon, le normand, le
picard, l’artésien, le lorrain, le champenois, le francien, le berrichon, l’angevin, le
bourguignon, le franc-comtois »), auxquelles s’ajoutent quelques termes périphrastiques
2 L’emploi de « en picard », d’ailleurs rare, semble de ce fait plus adverbial que nominal.
(« les parlers gallots, le patois morvandiau », etc.)3.
Or cet inventaire régionalisé de Dauzat, rejoignant le sentiment régionaliste lié
aux anciennes provinces d’avant 1789, entraine des conséquences aujourd’hui visibles :
les entités de discours qu’il légitime au plan scientifique deviennent, au cours du demisiècle suivant, des entités légitimes également dans d’autres discours. On les trouve
donc désormais aussi dans le discours de sens commun, tel qu’il fonctionne en
particulier dans la revendication des « langues régionales », qui cite ces objets comme
des réalités évidentes.
De tels faits sont généralement abordés au titre de l’histoire des idées et des
luttes d’idées. Mais c’est bien dans l’actualité de nos pratiques scientifiques
quotidiennes de linguistes, que l’EM nous pose la question du statut discursif des
dénominations que nous utilisons 4. Comment pouvons-nous à la fois d’une part
accepter une dénomination en sachant qu’elle a une histoire sociale (et non seulement
intellectuelle) et une certaine place (c’est-à-dire un rôle constructif) dans le discours
ordinaire du sens commun, et d’autre part en utilisant ces mots prétendre, au nom d’un
idéal de scientificité, décrire différemment et mieux que le sens commun des
phénomènes sociaux, c’est-à-dire reposant sur les savoirs partagés ? Sommes-nous, en
acceptant ces dénominations, dans la situation de l’adepte d’une secte qui ne pourrait
décrire la secte qu’à l’aide du vocabulaire de la secte ?
On dira, selon le terme de l’EM, que la dénomination, et donc l’acceptation de
dénominations, est une de nos méthodes principales de cumul et d’avancée des savoirs.
Mais alors que nous sommes sensibles, dès qu’il s’agit de concepts techniques ou
savants, à la dette que nous contractons en reprenant les mots de nos collègues et
prédécesseurs, nous oublions volontiers que le simple fait d’utiliser la langue naturelle
revient à « faire confiance » à la société dans son ensemble.
D’ailleurs, ce ne sont pas seulement des variétés au statut discuté, comme les
« dialectes », qui sont en cause, mais aussi ce que tous s’accordent à nommer des
« langues ». En effet, la même question se pose dans le cas de langues standardisées
comme le français ou l’allemand, modulo la sédimentation, devenue opaque, de
quelques siècles de consensus social et d’institutionnalisation politique. Il reste visible,
pourtant, que le nom de la langue réfère essentiellement au standard, qui n’est qu’une
institution acceptée et qu’on ne peut pas décrire complètement comme un phénomène
strictement linguistique – par exemple la diversité des formes orales est encore
aujourd’hui difficilement descriptible de façon unitaire.
Notre activité scientifique exige-t-elle de tourner le dos au sens commun ? C’est
une conclusion – ou un prérequis – qu’on admet assez facilement en principe : mais on
est loin de le faire en pratique, quand il s’agit de langues. On ferait un pas dans ce sens,
par exemple, en ne désignant qu’au pluriel les pratiques linguistiques : « les parlers
français, les parlers normands, les parlers occitans, les parlers allemands ». Cela ne nous
est pas étranger, car c’est ce que font certains travaux sociolinguistiques, retrouvant
l’empirisme des dialectologues du 19e s. Mais cet effort reste très limité.
Car comment donc, en l’absence de langue formelle, pourrions-nous éviter
l’héritage des membres, et l’indexicalité de notre propre discours ?
Toujours est-il que ce questionnement trace une limite forte entre deux
comportements descriptifs : celui qui utilise la langue naturelle en oubliant sa
contextualité, et celui qui travaille à éclaircir cette contextualité en montrant que la
langue naturelle est une pratique sociale. Cette seconde attitude se retrouve par exemple
3 V. Eloy 1998
4 Cette question sous-tend, à notre avis, les intéressants travaux parus récemment sur les dénominations de
langues (TABOURET-KELLER 1997, AKIN 2000).
dans la « praxématique » proposée par R. LAFONT (1978). Considérant elle aussi toutes
les significations comme pratiques et contextuelles, cette théorie permet d’éclairer par
l’explicitation du contexte le fonctionnement, éventuellement conflictuel, du
« praxème » (v. ACHARD 1987)
Ainsi la prise de conscience de la « position immergée » des discours, telle que
l’amène l’EM, nous permet de progresser dans la compréhension et la description des
phénomènes. Mais elle déstabilise fortement notre discours scientifique, qui ne peut plus
fonctionner que sur une sorte de mauvaise foi : nous prétendons donner une description
objective, tout en ayant admis que tout discours est indexical.
On conviendra que nous voilà arrivés au cœur de questions épistémologiques de
première importance. Et pourtant, on voit mal comment, dans la pratique quotidienne,
nous pourrions éviter l’écueil de la nomination en langue naturelle et ses conséquences.
V Une question d’actualité
Nous allons voir, avec notre dernier exemple, que cette « mauvaise foi », peutêtre nécessaire, n’est pas la seule limite à l’exigence éthique que nous avons définie
d’entrée.
Lors d’un récent colloque, une collègue (britannique) – appelons-la A - posait la
question : pourquoi ne pas reconnaitre aujourd’hui que l’anglais est devenu de fait le
véhiculaire européen ?
Passons sur le fait qu’il faut interpréter la question, en y débusquant l’assertion :
« l’anglais est devenu de fait le véhiculaire européen ». Ainsi comprise, cette
interpellation peut être discutée à plusieurs niveaux.
On peut d’abord discuter de l’exactitude factuelle, ou de l’adéquation descriptive
de cette assertion : « Est-il vrai que… ? », en acceptant de considérer que le terme
« véhiculaire » est compris par tous de la même façon. Un interlocuteur - appelons-le B
– relèvera alors l’importance de l’usage véhiculaire des langues néo-latines, ou de
l’allemand…
Puis on peut discuter de ce terme « véhiculaire » : B dira par exemple que « la
véhicularité, ce n’est pas ça, parce que cette fonction véhiculaire a un fonctionnement
beaucoup plus complexe, qu’elle ne revient pas à désigner une unique langue-outil… »
Puis on peut prendre un recul plus grand, qui est, en bref, celui que nous permet
la pragmatique. B tiendra alors par exemple le discours suivant, partant d’une
comparaison brutale : « Il est extrêmement grave devant une personne de faire le constat
qu’elle est morte parce que cet énoncé est en quelque sorte potentiellement performatif,
et que si, vivante, on la traite comme morte, il est assez probable qu’on va la tuer. De
même la situation des langues d’Europe étant mouvante et passionnelle, dire
aujourd’hui que l’anglais est devenu de fait le véhiculaire européen revient à agir, à
militer, à forcer et à trancher… » B pourra montrer dans ce sens que l’utilisation de
l’aspect perfectif de « reconnaître » et de l’accompli de « est devenu » sont les moyens
linguistiques d’imposition de présupposés. B ne fera ainsi que reprendre les questions
que pose la pragmatique : que fait l’énonciatrice en question, fait-elle ce qu’elle prétend
faire, ce qu’elle souhaite faire, ce que l’interlocuteur souhaite qu’elle fasse, et souhaite
faire avec elle ?
En menant cette critique pragmatique, l’interlocuteur B reste bien sûr dans la
discussion. Mais il cherche à repousser le discours de A dans la sphère des discours
non-conscients de leur effet pragmatique, et par contraste construit son propre discours
comme plus conscient, donc plus proche du modèle scientifique censé être commun à
ces deux chercheurs, ce qui constitue bien un progrès éthique. La critique de B a donc
déplacé la discussion, en passant du sens linguistique à une sémiologie de la praxis. En
d’autres termes, cette critique consiste à montrer à A l’objectif pratique qu’elle poursuit
sans le savoir, mais également la méthode qu’elle emploie, ce qui commence à évoquer
la description ethnométhodologique.
Et pourtant la différence reste majeure entre le discours de B et celui de l’EM.
D’abord, en engageant la discussion, B continue d’accepter consensuellement d’assumer
la position d’observateurs extérieurs objectifs, c’est-à-dire, en bref, d’oublier que A et B
sont des membres. Ensuite B, en discutant, a pour objectif de modifier une
représentation du monde – celle de A ou la sienne propre -, soit pour faire progresser la
science du langage, soit pour améliorer le monde. L’EM, au contraire, a théorisé la
position d’indifférence ethnométhodologique : l’ethnométhodologue ne se préoccupe
aucunement des objectifs des membres, il ne considère qu’un seul objectif, qui est
exclusivement de décrire les ethnométhodes.
Garfinkel a souvent souligné que cette indifférence ethnométhodologique n’est
qu’une méthode de travail, autrement dit un ensemble de règles pratiques ordonné par
l’objectif pratique qui lui est propre. Notons que cela rejoint très précisément la
définition de l’éthique que nous nous sommes donnée en commençant. Par exemple,
dans le débat difficile qui l’a souvent opposé aux sociologues, il a répété que l’EM ne
critique pas la sociologie, puisqu’elle ne prétend pas faire mieux que celle-ci la
description des faits sociaux : elle est indifférente à cet objectif.
Bref, si B se fait vraiment ethnométhodologue, il ne cherchera plus ni à
convaincre A, ni à la vaincre par le discours, dût-il en advenir les pires conséquences
sociales.
En outre, B va rencontrer dans cette hypothèse trois grandes difficultés. 1) Dans
l’analyse, il devra être à la fois capable de pénétrer la valeur contextuelle du discours de
A, ce qui suppose qu’il est membre du même groupe que A, et capable d’élaborer une
description de ce discours inscrite dans le contexte des travaux ethnométhodologiques,
ce qui suppose qu’il est membre d’un autre groupe que A. 2) Pratiquement, il devra à la
fois rester en discussion avec A, ce qui suppose quelque objectif commun, au moins
conversationnel, tout en étant devenu indifférent à tout objectif autre que celui de l’EM.
3) Ce qui, enfin, amène l’ethnométhodologue à tenter « un difficile dédoublement de
personnalité, une schizophrénie calculée » (Degrémont 1989, §1.4.12), c’est qu’il prend
pour observable non seulement les pratiques ordinaires de sens commun, mais aussi les
pratiques scientifiques, et qu’il n’accorde donc à ses propres pratiques et discours qu’un
privilège minimal : celui de savoir qu’il ne fait que produire une rationalisation de plus.
C’est bien sur le plan éthique, tel que nous l’avons défini en introduction, que se
situe la remarquable cohérence de l’EM : se fixant un objectif – décrire les
ethnométhodes – elle en tire les conséquences jusqu’au bout. Elle doit d’ailleurs ainsi
assumer une position périlleuse, puisqu’on a pu dire, par exemple, que l’indifférence
ethnométhodologique était une illusion bourgeoise, un conservatisme, ou que les
ethnométhodologues constituaient une secte. Ce qui était visé par ces critiques, c’est
donc surtout que cette cohérence éthique amène l’EM à se couper de tout autre objectif,
fût-il le plus consensuel et le plus fondamental du monde. Pour prendre un exemple
extrême, le « pur ethnométhodologue » assistera à une noyade ou participera à un
naufrage en prenant des notes…
Nous touchons là la limite de notre recherche : voulons-nous la cohérence
éthique de l’ethnométhodologie ? Si nous étions à la place de B, laisserions-nous tomber
la discussion, même en pensant que A est sur une fausse piste ? Et si nous ne le faisons
pas, quelle est la raison ?
On peut placer sur deux plans, le plan éthique et le plan moral, les arguments qui
s’opposent à l’adoption d’une position ethnométhodologique par les chercheurs en
sciences sociales, parmi lesquels les sociolinguistes.
Sur le plan éthique, celui de la connaissance, on peut admettre qu’ils donnent la
priorité aux possibilités que leur donne le fait d’être membres – au contraire,
l’indifférence ethnométhodologique serait un choix contre-productif. On peut
comprendre de cette façon les théorisations de l’engagement militant données par les
sociolinguistes occitans.
Sur le plan moral, il faut admettre que les chercheurs ont des objectifs multiples,
que la recherche scientifique ne suffit pas à désigner. Autrement dit, des considérations
morales s’opposent dans leurs pratiques à la cohérence éthique de l’EM. Par exemple,
sans doute pensent-ils et espérent-ils avoir une utilité sociale directe, ce qui fait d’eux
définitivement des membres. Pour reprendre la discussion sur le véhiculaire européen,
peut-être souhaitent-ils participer à la définition d’une façon de vivre harmonieuse et
non oppressive…
Conclusion
Notre première partie témoigne que le progrès de la connaissance exige une
démarche réflexive et autocritique. C’est donc un point qui entre dans l’éthique que
nous cherchons à définir.
En même temps, le problème des données révèle la difficulté – éthique et morale
- de garder une attitude rationnelle devant l’inconnaissable quand il s’agit du détail
même de notre matière. Nous nous résolvons avec peine à accepter que le texte soit
parfois indécidable.
La deuxième partie montre comment une faiblesse éthique – en l’occurrence une
certaine ignorance de la nature du discours grammairien – amène les linguistes sur des
positions normatives qu’ils ne souhaitent pas nécessairement. Les conséquences sociales
et même morales de nos travaux peuvent ainsi nous pousser à revenir de façon profitable
sur notre démarche de connaissance, c’est-à-dire sur notre éthique scientifique.
Dans ce sens, les travaux ethnométhodologiques sont extrêmement stimulants et
puissants, puisque nous y trouvons des éclairages sur nos propres méthodes., comme le
montrent les deux dernières parties. Les ethnométhodologues, bien qu’ils aient leur
propre objet d’études, peuvent nous aider, par leurs travaux et leur démarche, à
comprendre mieux ce que nous faisons. Or, comme le montre la question de l’inventaire
des langues, la compréhension des méthodes est un ingrédient indispensable de notre
travail.
L’EM, cependant, ne nous propose pas de solution à certaines apories,
particulièrement celles qui mettent en jeu nos positions morales (y compris sociales).
Nous sommes donc obligé de revenir sur la définition que nous donnions à l’éthique,
parce que nous ne souhaitons pas nécessairement, même au cœur de notre travail de
recherche, être indifférents aux objectifs des autres membres, nous avons d’autres
impératifs que la cohérence scientifique « pure ». Il faut préciser que cette question
semble ne se pose, au cœur de l’activité scientifique elle-même, que dans les sciences
sociales.
En conclusion, pourrait-on se fixer l’objectif de définir une hypothétique
« satisfaction éthique » (cet adjectif étant toujours pris au sens que nous avons défini) ?
Aussitôt qu’on cherche à la préciser, cette proposition se révèle insoutenable. La
formulation d’exigences éthiques appartient aux normes idéales, mais le seul critère de
« satisfaction » scientifique est dans la productivité, car il s’agit de pratiques. En
revanche, il est plus intéressant et plus fécond de chercher en quoi l’insatisfaction
éthique, entretenue et cultivée, nous mène à progresser en matière scientifique en nous
faisant revenir de façon critique sur nos présupposés, nos économies, nos œillères.
Enfin, indexicalité oblige, le mot « éthique » lui-même, malgré la précaution
prise de le définir d’entrée, continue probablement à exercer une influence due à sa
valeur dans la langue naturelle. Car aussitôt que nous parlons d’éthique nous pensons
morale, et peut-être, dans cette société à l’histoire judéo-chrétienne, sommes-nous
malgré tout enclins à rêver de sainteté ; or précisément la nature de notre travail interdit
complètement cette idée d’achèvement. Reconnaissons pleinement le fait qu’en tant que
chercheurs, par vocation, nous sommes en marche, et jamais arrivés au terme.
Références
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(BCILL 95), 274 p.
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