Erkenntnistheorie und linguistische Ethik (Epistémologie et éthique linguistique), Grenzgänge 14
(7. Jahrgang 2000), pp. 116-130
J.M. ELOY
traduction française :
Epistémologie et éthique linguistique
Introduction
Le mot « éthique » désignera ici un ensemble de devoirs et d’interdits, de règles
s’imposant à un individu ou à un groupe, découlant d’une activité considérée comme un
tout autonome. On peut dire dans ce sens qu’il existe ainsi une éthique de l’art, de la
science, de l’amour, du jardinage… et dans notre cas, une éthique de la linguistique.
Certes, dans un sens, on ne peut pas considérer a priori le cadre de la seule
activité scientifique, en faisant abstraction du cadre social général. En cherchant à
préciser quels devoirs l’activité scientifique crée aux linguistes, on ne peut éviter de se
demander dans quelle mesure d’autres fonctionnements sociaux interfèrent dans les
problèmes scientifiques : mais c’est « enfoncer une porte ouverte », et ouvrir un autre
chapitre. C’est donc par hypothèse de travail que nous ne considérons que les exigences
théoriques de l’activité scientifique « considérée comme un tout autonome ».
« Ethique », ici, s’oppose à « morale », car les fondements que nous cherchons
sont intellectuels, et non sentimentaux, sociaux ou métaphysiques. On ne considère pas
ici les multiples contraintes qui motivent le chercheur ou qui rendent l’activité
scientifique possible : statut social, ressources financières, pressions idéologiques
directes, etc. Par exemple, nous n’aborderons pas le problème des droits des
informateurs sur leur voix et sur leur image, ou celui du plagiat. Ces questions sont
évidemment sérieuses, mais renvoient à un ordre surtout juridique ou moral : une étude
plagiée, ou portant sur des données illégalement collectées, n’est ni plus vraie ni plus
fausse qu’une étude plus licite.
Même définie aussi restrictivement, ou naïvement, cette question de l’éthique se
révèle féconde au niveau théorique. Car, comme toutes les questions de principes, elle
force à formuler des exigences fortes, et à revenir de façon critique sur nos pratiques
scientifiques courantes.
Nous nous appuierons sur des aspects divers de la réalité linguistique : les
données empiriques de langage oral, la normativité, la dénomination des langues, et
enfin, l’analyse des langues de l’Europe et du discours des linguistes à ce sujet. Nous
montrerons à travers ces exemples que les exigences scientifiques, considérées seules,
nous amènent à de véritables impasses, et qu’en confrontant l’éthique à une réflexion
épistémologique, avec le secours de l’ethnométhodologie, on est à même de
reconsidérer l’exigence éthique posée a priori.
I Les données empiriques
Si l’établissement et le rôle des données empiriques est un vaste chapitre dans
toutes les sciences et toutes les théories épistémologiques, les travaux portant sur le
langage oral ont donné aux linguistes et sociolinguistes une expérience particulièrement
riche de cette question. Ces travaux ne sont pas marginaux, si l’on admet que l’oral est
la réalité fondamentale du langage, l’écrit étant à bien des égards dérivé.
1
L’exactitude des données empiriques ou plus exactement le respect par le
chercheur des données les plus exactes qu’il puisse atteindre comporte un aspect
moral - que, compte tenu de notre sujet, nous devrions, apparemment, laisser de côté - :
la tentation de simplifier ou d’arranger ses données, d’éliminer les données
embarrassantes. Mais cette question est aussi éthique, au sens que nous avons défini, car
elle intervient dans le processus de connaissance lui-même et risque de rendre ce
processus moins efficient, moins bon producteur de connaissances – sauf choix explicite
de méthode, bien sûr.
Mais même si l’on écarte solument « la tentation d’arranger ses données », il
reste à ce propos un véritable écueil pour tout linguiste ou sociolinguiste étudiant un
document oral à l’aide d’une transcription.
La difficulté est décrite précisément par Claire Blanche-Benveniste et Colette
Jeanjean, dans leur ouvrage méthodologique (1987) sous les noms de « pièges de la
perception », illusions auditives et autres « lapsus d’oreille ». On sait que le
transcripteur-auditeur comme l’auditeur profane, tout simplement est susceptible de
reconstruire les énoncés, et plus souvent encore de choisir une transcription sans hésiter
un autre transcripteur choisirait une autre transcription. Ces auteurs citent (p. 106)
le débat qui a eu lieu dans leur équipe, devant un énoncé transcrit par trois transcripteurs
différents :
-j’étais en train de soumettre les tracts
-j’étais en train de souligner les tracts
-j’étais en train de signer les tracts.
Elles précisent : « Ce dernier exemple vient d’un enregistrement de bonne
qualité. Nous avons écouté ce passage à plusieurs, dix fois de suite. Chacun des
transcripteurs a défendu avec acharnement sa version comme étant la seule perception
qu’il était possible d’obtenir… ». Il s’agit donc d’un obstacle banal, normal, inévitable,
et jamais surmontable intégralement à coup sûr.
A contrario, que signifient des données ce problème n’apparaît pas ? Il faut
admettre qu’elles sont invraisemblables, car leur netteté n’est pas réaliste. « Les données
de A* sur ‘i’ et ‘il’ nous paraissent trop propres pour être fiables », écrivent ces auteurs.
Les données empiriques comportent nécessairement une marge d’incertitude, qui doit
être préservée dans le corpus à observer.
Or cette difficulté entraine des conséquences importantes, dans leur cas, pour la
grammaire, et, devrions-nous dire plus généralement, pour la description et la
théorisation. Comment décrire, par exemple, le subjonctif en français, devant des
occurrences indécidables comme celles-ci : « qu’il s’agit / qu’il s’agisse ; qu’il boit /
qu’il boive ; que vous mangez / que vous mangiez » ?
Le constat amène ces auteurs à se poser la question : où est le texte authentique ?
Or elles remarquent que la même question est posée par les données des philologues,
comme l’a montré B. Cerquiglini (1989). Dans les deux cas - manuscrit médiéval,
corpus de français parlé il faut considérer que le texte est « polyphonique », il
comporte plusieurs « voix » équiprobables. Et il en découle une conclusion de grande
importance : de telles données nécessitent une grammaire également polyphonique.
Autrement dit, le respect scrupuleux des données empiriques telles qu’elles se
présentent, dès lors qu’on ne balaie pas la difficulté d’un revers de manche, qu’on ne la
réduit pas par un coup de force, amène à une nouvelle perspective théorique. En
l’occurrence, nous semble-t-il, ce « texte polyphonique » exige l’approfondissement du
concept de variation, en direction de la reconnaissance d’une marge d’indétermination,
et de même exige une description systématique sous-déterminée c’est-à-dire qui
n’épuise pas l’ensemble des « choix » du locuteur-auditeur.
Une telle « posture de recherche » est-elle possible et féconde ? Cela nous paraît
probable, et ce n’est pas par hasard qu’elle est déjà bien installée dans des disciplines
fort éloignées, comme la physique (physique quantique, théories du chaos). La
sociolinguistique, sur la base d’une expérience bien confirmée, est à même de s’engager
dans cette modernité épistémologique, mais la revendique encore trop peu.
II Le soupçon normatif
Une autre règle éthique concerne nos comportements devant les données :
l’adoption d’une position non normative, élément constitutif de la recherche de
scientificité de la linguistique. Saussure, et nombre de linguistes depuis, ont mené un
véritable combat sur ce thème. Or une remise en cause importante a été opérée à ce
propos par Berrendonner (1982), dans son dernier chapitre – in cauda venenum.
L’ouvrage étudie le discours métalinguistique de type normatif, porté, dans les
sociétés dotées de langues standardisées et scolarisées, par toute une activité normative
ambiante leçons orales ou écrites, commentaires, institutionnalisation de textes
normatifs (dictionnaires, manuels), reprises et auto-reprises conversationnelles
innombrables, etc. La thèse principale de l’auteur est que ce discours normatif, non
seulement commente les discours qu’il prend pour objets, mais intervient sur tout
discours-objet comme producteur de valeurs sémantiques connotatives. Ainsi, outre sa
valeur dénotative, tout discours porte potentiellement la valeur connotative « je
respecte / néglige le discours normatif ».
La deuxième affirmation essentielle de l’ouvrage revient à révoquer en doute la
justification du discours normatif. Car celui-ci se présente comme prescriptif, autrement
dit conatif, mais à l’évidence il ne parvient jamais et ne prétend même pas le faire à
changer les pratiques par la réussite de sa prescription. Pour Berrendonner (p. 89), la
visée du discours normatif est donc apparemment prescriptive, mais en réalité
évaluatrice : au fond, le discours normatif produit de la classification, et c’est même sa
raison d’être que de classer les sujets parlants. Les « difficultés de la langue » ne sont
pas son adversaire, mais son fonds de commerce et sa ressource la plus indispensable.
De là, Berrendonner se tourne vers le discours des linguistes structuralistes et
générativistes expressément, mais probablement bien d’autres en avançant que « le
discours des linguistes de ce siècle n’est que le dernier des avatars du discours
normatif ».
Cette perversion se produit, selon lui, à la faveur d’un glissement
terminologique, dont l’exemple central est le mot « langue ». D’un côté la langue est,
pour les linguistes, un objet construit par abstraction, ou, selon le mot choisi par
l’auteur, de dicto. Dans ce sens, Saussure fait de la langue un « principe de
classification ». Un fait langagier est, de ce point de vue, pertinent pour la langue ou
non-pertinent il ressortit en ce cas à la parole. Mais d’un autre côté le linguiste utilise
« langue » pour désigner un référent mondain, de re, une portion du réel langagier, à
savoir la « partie du langage commune à tous » - par opposition à la parole, entachée
d’idiosyncrasie. Ce glissement, cette transitio ab intellectu ad rem, fait du discours
linguistique un discours normatif, puisque ce qui reste dans les faits, après l’énonciation
du discours linguistique de dicto, c’est essentiellement la partition du réel langagier
selon un critère social, et non systémique.
Comme on le sait, il est possible de suivre le cheminement d’un effort
d’appréhension du social dans la langue, depuis Saussure, et surtout Meillet, au
fonctionnalisme de Martinet et par lui à Weinreich, Labov, et à une bonne partie de la
sociolinguistique. Or, pour Berrendonner, cette ouverture au social tend de fait à
rapprocher système de la langue et ordre social. Le discours des linguistes rejoindrait, au
fond, celui de Vaugelas, dont l’effort normatif se prétendait motivé d’abord par le souci
que tous se comprennent (il évoque aussi la « partie du langage commune à tous »).
Le résultat dénoncé, la normativité du discours des linguistes, contredit
brutalement la règle éthique de non normativité. Mais il faut bien noter que cette dérive
n’est pas due selon Berrendonner à une exploitation sociale normative en l’occurrence
extérieure à la science linguistique, mais à une démarche criticable dans l’activité
scientifique elle-même.
Certes, nous aurions abondamment matière à discuter la thèse provocatrice de
Berrendonner, ne serait-ce que parce qu’il n’évoque, de la linguistique, que la
linguistique d’une langue qui en effet entretient des relations parfois troubles avec les
grammairiens prescriptifs. Ce serait le lieu également d’évoquer des travaux portant sur
l’idéologie normative, comme ceux d’Anne-Marie Houdebine sur les différents types de
normes qui concourent à l’imaginaire linguistique.
Mais nous pouvons aussi essayer d’aller plus loin avec le renfort de la démarche
ethnométhodologique, que Berrendonner n’évoque pas - on verra toutefois que son
discours s’y intègre facilement.
III Ethnométhodologie
L’ethnométhodologie (ci-après EM) s’est développée parmi les anthropologues
sociologues ou ethnologues mais elle intéresse directement la linguistique et surtout
la sociolinguistique.
Rappelons l’assertion fondamentale de l’EM : le fait social est constitué de
savoirs pratiques 1 partagés des ethnométhodes , c’est-à-dire l’activité ordinaire de
description-construction du fait social. L’EM se donne pour tâche exclusive d’observer
et de décrire les ethnométhodes. La langue naturelle, porteuse du sens commun, en est
l’instrument (partiel mais privilégié), le résumé, l’analogue (dans sa dimension créative
et constructive) et un point d’accès pour le chercheur. C’est le partage de ce sens
commun qui définit le membre, et constitue le contexte fonctionne lindexicalité (ou
contextualité) des discours. Parmi ceux-ci, le discours du sociologue, et donc du
sociolinguiste, la rationalisation (account) opérée dans le travail de recherche, est donc
également un objet d’étude pour l’ethnométhodologue.
Certes, l’EM reconnait pleinement la spécificité du raisonnement scientifique,
qui a des normes idéales et des règles pratiques qui lui sont propres. Mais d’une part le
discours scientifique n’est qu’un des discours possibles de rationalisation, une des
innombrables pratiques descriptives, produits dans une société – il est donc,
épistémologiquement, un objet de même nature que le discours descriptif omniprésent
du sens commun. D’autre part, surtout dans les disciplines qui, comme les sciences
humaines en général, ne disposent pas d’un langage formel, la langue naturelle y
introduit sournoisement mais à tout instant les évidences du sens commun.
On aperçoit déjà dans ce rapide rappel la pertinence de l’ethnométhodologie
pour la question de l’éthique. Ce que nous avons nommé l’éthique, c’est, dans les
termes de l’EM, un de ces savoirs ordinaires par lequel nous construisons les pratiques
et les discours scientifiques, ou encore des règles de ce type particulier
d’accomplissement pratique que les chercheurs revendiquent en propre comme leur
scientificité. Or même une très grande exigence de conformité aux normes idéales de la
1 Nous écrivons désormais en italique les termes-clés de l’EM, qu’il convient de comprendre comme une
terminologie précise. La référence majeure est bien sûr GARFINKEL 1967.
pratique scientifique n’empêche pas que la description faite par le linguiste est
indexicale : ce qu’illustre par exemple le fait bien connu que les textes scientifiques
« vieillissent ». La spécificité scientifique revendiquée se heurte donc à de terribles
obstacles.
On peut reformuler ainsi la conclusion de Berrendonner : le discours des
linguistes n’est qu’un des discours classificatoires présents dans la société. C’est
pourquoi, nonobstant sa prétention scientifique, ou même en en tirant le profit de
l’autorité et de la légitimité, il se révèle performatif, c’est-à-dire constructif : ce qu’il
décrit, il contribue à le créer. La performativité est ici, au fond, la preuve que ce
discours est une des rationalisations appartenant aux savoirs partagés. La dérive ou
perversion normative dénoncée par Berrendonner ne tient pas fondamentalement à
l’erreur ou à une corruption sociale quelconque : elle tient à la nature même du discours
scientifique, si l’on admet avec les ethnométhodologues que la description faite par les
linguistes n’est qu’une des rationalisations en présence et en œuvre dans la société.
Dans cette perspective se pose à nous une question terriblement difficile :
pouvons-nous imaginer de tenir un discours descriptif même répondant au mieux à
nos critères scientifiques - qui soit totalement exempt de cette performativité ?
Nous prendrons, de ce problème tel qu’il se pose aux linguistes, deux
illustrations.
IV L’inventaire des langues de France
Le premier exemple sera celui de l’inventaire des langues de France. Le travail
des dialectologues, tout au long des 19e et 20e siècles, et en particulier de l’aréologie
dans la première moitié du 20e s., a établi ou fait naitre des objets scientifiques désignés
comme dialectes. Rappelons que cette perspective était explicitement refusée par un
Meyer ou un Gaston Paris à la fin du 19e s., puisqu’ils affirmaient, dans leur contexte,
« il n’y a pas de dialectes, il n’y a que des traits dialectaux ». D’ailleurs depuis le 12e
jusqu’au 19e s., le mot « picard » , par exemple (et, nous en faisons l’hypothèse, des
mots comme « normand, poitevin, gascon ou auvergnat ») est soit un adjectif,
s’appliquant entre autres à « parlers, patois, langage », soit un substantif désignant les
personnes, mais non une variété linguistique comme « le français » ou « le latin ». 2
Mais dans l’entre-deux-guerres, avec Albert Dauzat, s’exprime une démarche
bien différente, qui consiste à nommer et énumérer des variétés aréales. Cette
orientation s’éclaire par le mouvement des idées de l’époque, auquel Dauzat se réfère
explicitement : « Le public cultivé, surtout sous l’influence du régionalisme, a cessé de
mépriser les patois » (souligné par JME). Il s’agit bien d’un point de vue, et non
seulement des résultats de la linguistique aréale : « Aux linguistes de compléter l’œuvre
de Gilliéron en reprenant en sous-œuvre, région par région, le travail de l’Atlas… »
(Dauzat 1938) (souligné par JME). Ce mouvement d’idées est, au sens large, le contexte
joue l’indexicalité de son discours, puisque la notion de région a pris une importance
nouvelle, et que le mot « patois », par exemple, n’y a plus exactement le sens
strictement local qu’on trouvait chez Rousselot (1887). C’est pourquoi l’on trouve chez
Dauzat une liste de variétés signées par des substantifs le wallon, le normand, le
picard, l’artésien, le lorrain, le champenois, le francien, le berrichon, l’angevin, le
bourguignon, le franc-comtois »), auxquelles s’ajoutent quelques termes périphrastiques
2 L’emploi de « en picard », d’ailleurs rare, semble de ce fait plus adverbial que nominal.
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