probable, et ce n’est pas par hasard qu’elle est déjà bien installée dans des disciplines
fort éloignées, comme la physique (physique quantique, théories du chaos). La
sociolinguistique, sur la base d’une expérience bien confirmée, est à même de s’engager
dans cette modernité épistémologique, mais la revendique encore trop peu.
II Le soupçon normatif
Une autre règle éthique concerne nos comportements devant les données :
l’adoption d’une position non normative, élément constitutif de la recherche de
scientificité de la linguistique. Saussure, et nombre de linguistes depuis, ont mené un
véritable combat sur ce thème. Or une remise en cause importante a été opérée à ce
propos par Berrendonner (1982), dans son dernier chapitre – in cauda venenum.
L’ouvrage étudie le discours métalinguistique de type normatif, porté, dans les
sociétés dotées de langues standardisées et scolarisées, par toute une activité normative
ambiante – leçons orales ou écrites, commentaires, institutionnalisation de textes
normatifs (dictionnaires, manuels), reprises et auto-reprises conversationnelles
innombrables, etc. La thèse principale de l’auteur est que ce discours normatif, non
seulement commente les discours qu’il prend pour objets, mais intervient sur tout
discours-objet comme producteur de valeurs sémantiques connotatives. Ainsi, outre sa
valeur dénotative, tout discours porte potentiellement la valeur connotative « je
respecte / néglige le discours normatif ».
La deuxième affirmation essentielle de l’ouvrage revient à révoquer en doute la
justification du discours normatif. Car celui-ci se présente comme prescriptif, autrement
dit conatif, mais à l’évidence il ne parvient jamais – et ne prétend même pas le faire – à
changer les pratiques par la réussite de sa prescription. Pour Berrendonner (p. 89), la
visée du discours normatif est donc apparemment prescriptive, mais en réalité
évaluatrice : au fond, le discours normatif produit de la classification, et c’est même sa
raison d’être que de classer les sujets parlants. Les « difficultés de la langue » ne sont
pas son adversaire, mais son fonds de commerce et sa ressource la plus indispensable.
De là, Berrendonner se tourne vers le discours des linguistes – structuralistes et
générativistes expressément, mais probablement bien d’autres – en avançant que « le
discours des linguistes de ce siècle n’est que le dernier des avatars du discours
normatif ».
Cette perversion se produit, selon lui, à la faveur d’un glissement
terminologique, dont l’exemple central est le mot « langue ». D’un côté la langue est,
pour les linguistes, un objet construit par abstraction, ou, selon le mot choisi par
l’auteur, de dicto. Dans ce sens, Saussure fait de la langue un « principe de
classification ». Un fait langagier est, de ce point de vue, pertinent pour la langue ou
non-pertinent – il ressortit en ce cas à la parole. Mais d’un autre côté le linguiste utilise
« langue » pour désigner un référent mondain, de re, une portion du réel langagier, à
savoir la « partie du langage commune à tous » - par opposition à la parole, entachée
d’idiosyncrasie. Ce glissement, cette transitio ab intellectu ad rem, fait du discours
linguistique un discours normatif, puisque ce qui reste dans les faits, après l’énonciation
du discours linguistique de dicto, c’est essentiellement la partition du réel langagier
selon un critère social, et non systémique.
Comme on le sait, il est possible de suivre le cheminement d’un effort
d’appréhension du social dans la langue, depuis Saussure, et surtout Meillet, au
fonctionnalisme de Martinet et par lui à Weinreich, Labov, et à une bonne partie de la
sociolinguistique. Or, pour Berrendonner, cette ouverture au social tend de fait à
rapprocher système de la langue et ordre social. Le discours des linguistes rejoindrait, au