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Session inaugurale
Le temps de l’économie et des sociétés :
accélérations, transitions, ruptures
L’économie mondiale a été frappée il y a cinq ans par la crise financière
la plus dévastatrice depuis les années 30. Néanmoins l’économie
mondiale a, jusqu’ici, mieux résisté que par le passé :l’industrie financière
américaine ne s’est pas effondrée, la crise de la dette européenne n’a pas
fait disparaître l’euro, les relations commerciales internationales n’ont
pas été interrompues. Cela suffit-il pour déclarer que le pire est derrière
nous ? Au cours de l’Histoire, de nombreux espoirs ont été détruits par
une opacité indéchiffrable décourageant les prévisions et décisions de
long terme. Aujourd’hui, où allons-nous ? Depuis 2008, avons-nous tout
bonnement cherché à retarder le pire ? Sommes-nous à l’aube d’un
rééquilibrage historique marqué par des ajustements difficiles à l’Ouest
et un dynamisme continu pour le « Reste » ? Allons-nous enfin sortir
du premier « grand cycle » de l’économie mondiale et entrer dans une
nouvelle phase d’ajustements structurels (probablement douloureux)
menant à un nouveau potentiel de croissance ? Autant de questions à
aborder dans une perspective de long terme et dans le but de déterminer
les sujets sur lesquels nous devons nous concentrer aujourd’hui pour
atteindre demain la troisième option : renforcer la discipline financière,
stimuler l’innovation, augmenter la flexibilité sociale tout en rendant
la solidarité plus efficace, développer la coopération internationale.
Contribution du Cercle des économistes
Jacques Mistral
Témoignages
Francis Fukuyama • Étienne Klein • Lionel Zinsou
Modérateur
Nicolas Pierron
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Essai sur le marché,
la dynamique économique et le temps1
-DFTXHV0LVWUDO
Un récent sondage de l’institut Pew a donné une vision particulièrement
sombre de l’état d’esprit des Européens (en dehors de l’Allemagne) : moins
de 15 % de la population considère la situation économique comme « bonne » ;
dans la génération montante, plus de 75 % sont inquiets. L’Europe est-elle le
continent qui a peur de l’avenir ? La « crise » semble en effet nous envelopper de
toutes parts, c’est devenu un mot valise, on l’emploie à tout propos, au sujet des
banlieues, de l’éducation, de l’autorité, de l’hôpital, sans parler de la famille !
En tant qu’économistes, nous travaillons à la saisir sous forme de concept.
Même sans être spécialiste, on sait qu’il existe des explications concurrentes, ou
complémentaires, mettant en jeu les excès de la finance, la sous-consommation,
les délocalisations, l’épuisement du progrès technologique, le désordre des
finances publiques. Autant d’explications a posteriori ; mais ce qui est troublant,
c’est que, ex ante, la crise était imprévisible. Quant aux remèdes, on ne sait trop
à qui se fier : certains recommandent de poursuivre dans la voie de l’austérité ;
mais, quand on est au fond du trou, le bon sens suggère plutôt que l’on arrête de
creuser. Pour d’autres, la règle d’or, en matière de politique macroéconomique,
serait désormais d’être « non conventionnel » ; autant recommander d’accélérer
par temps de brouillard. Le savoir des économistes n’est plus ce qu’il était, un
savoir respecté parce qu’opérationnel, mieux, décisionnel. Oui, la crise résiste
au savoir des économistes.
1. La préparation de ce texte doit beaucoup aux échanges que j’ai eus depuis 3 ans au sein de
l’Association Paul Ricœur ; je remercie en particulier Olivier Abel et Myriam Revault d’Allonnes
dont le livre, La Crise sans fin, m’a beaucoup apporté. Je reste naturellement seul responsable de
la présente rédaction.
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Essai sur le marché, la dynamique économique et le temps
Sous l’angle économique, social et politique, la crise a une quadruple
détermination. Il y a d’abord une réalité objective, très inégalement ressentie,
celle des emplois détruits, des restos du cœur, du chômage de longue durée. Il
y a en second lieu l’analyse que nous pouvons en faire, avec un succès inégal,
après la mise en cause des paradigmes anciens, la « nouvelle macroéconomie
classique » qui n’a jamais rien eu à dire et le modèle de marchés efficients
qui a conduit au désastre. Il y a ensuite le vécu subjectif, le parcours du
combattant que représente pour tant de jeunes l’entrée sur le marché du
travail, le chômage de masse ou, au mieux, les mobilités aléatoires en cours de
carrière, les entrepreneurs abordant les fermetures de sites avec prudence et les
décisions d’investissement avec perplexité, les futurs pensionnés considérant
avec inquiétude leurs retraites amputées. Il y a enfin des doutes envahissants
sur la capacité des institutions et des autorités politiques à définir et à mettre
en œuvre les mesures pour faire face à ces défis. La crise, on le voit, on le sait,
c’est une série de discontinuités ; quelle est leur nature ?
Il faut, comme pour toute chose, se référer aux données de l’espace et du
temps. L’économie a un lien étroit avec l’espace : la tragédie du Rana Plaza2
au Bangladesh a récemment rappelé à quel point nos conditions de vie étaient
désormais le reflet d’une géographie mondiale. Depuis deux décennies, il n’est
en effet question que de « mondialisation ». La diffusion aux pays « émergents »
d’un modèle de croissance que l’on avait cru réservé aux « pays avancés » est
certainement le phénomène le plus frappant au tournant du XXe et du XXIe
siècle. Les restructurations industrielles pèsent en effet lourdement sur les
territoires ; mais la crise, à ce jour, n’est pas une crise de la mondialisation :
nous ne sommes pas, comme dans les années trente, dans la spirale dépressive
du protectionnisme et des dévaluations compétitives. En fait, si l’économie a
bien un lien étroit avec l’espace, elle a un lien encore plus intime avec le temps.
La quintessence de l’économie, c’est la croissance, c’est-à-dire la dynamique ;
ce sont les anticipations, c’est-à-dire la projection dans le futur. Dans les pays
dits avancés, c’est bien là qu’est la rupture. Mais d’où l’économie tire-t-elle un
rapport si intime au temps ?
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On parle souvent de « l’accélération » du temps économique. En fait, comme
le montrent l’anthropologie, l’histoire de l’Antiquité ou celle du Moyen-âge, la
vie dite « économique » est restée pendant la plus grande partie de l’histoire de
l’humanité, soigneusement insérée au sein des autres activités sociales : Polanyi3
en a donné une démonstration inégalée. Le don, le coquillage, le port, la foire,
2. Le 24 avril 2013, le Rana Plaza, immeuble qui abritait des usines de textiles, s’effondrait sur les
quelque 3 000 travailleur, faisant des centaines de victimes.
3. Karl Polanyi (1886-1964), historien de l’économie et économistes hongrois.
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Le temps de l’économie et des sociétés : accélérations, transitions, ruptures
le bazar n’ont pas créé « l’économie de marché » telle que nous la connaissons.
L’économie est restée fondée pendant de très longues périodes sur la répétition
de gestes pratiquement immuables, sur la perpétuation d’un circuit, par exemple
celui formalisé par les physiocrates, dont la dilatation ou la contraction étaient le
produit de chocs exogènes, récoltes, guerres, épidémies ou afflux d’or : le temps
de l’économie n’avait rien à voir avec celui que nous connaissons aujourd’hui.
Accompagnant les Lumières et le progrès technologique, l’irruption du marché
généralisé est depuis la fin du XVIIIe siècle le grand moteur de la modernité. Le
marché a depuis eu ses prophètes ; il est pour Marx une force émancipatrice, il
a pour Schumpeter un potentiel illimité, il véhicule selon Robbins4 le triomphe
d’une rationalité instrumentale. Et surtout, il se faufile constamment entre les
limites qu’on entend lui imposer, il se démène pour échapper à l’emprise de la
société, il prétend ne se mouvoir que par lui-même. Le marché est, comme l’a
montré Dumont, une force auto-instituée ; serait-ce là que le bât blesse ?
Le marché bouscule en permanence les cadres sociaux qui entravent son
développement. En l’absence d’obstacle, il aurait pour terme naturel non
seulement la généralisation à la planète entière de l’économie de marché mais
également la création d’une véritable société de marché dont serait exclu tout ce
qui pourrait entraver son épanouissement ; traditions, valeurs, comportements,
tout doit lui être subordonné, même la personne, l’individu transformé
en « entrepreneur de lui-même ». Tony Judt a dressé avant sa disparition le
réquisitoire émouvant de ce que « nous avons perdu » en adhérant naïvement,
depuis un quart de siècle, au mythe du marché auto-régulateur. Autant dire,
comme l’avait affirmé Margaret Thatcher sans ambages, qu’arrivé à ce stade il
« n’y a rien qui mérite le nom de ‘société’ ». Ce n’était pas l’énoncé d’une théorie
mais l’affichage d’un programme et c’est là qu’il faut y regarder à deux fois ; car
il n’y a plus rien, non plus, qui structure alors l’écoulement du temps, la matrice
dans laquelle les « agents économiques » forment leurs projets et prennent leurs
décisions. D’un coté, le passé est révolu, il n’a pas de valeur intrinsèque et ne
fournit aucun guide pour l’action ; quant à l’avenir, nous le connaissons mal,
comme le reconnaît le bon sens populaire qui a conclu de longue date que
l’art de la prévision était plus qu’aléatoire. Entre les deux, il y a le présent,
moment essentiellement schumpetérien, créateur et destructeur, créateur ou
destructeur : en lui se cristallise, ou non, la promesse d’un avenir supérieur
qui justifie les sacrifices qu’il faut bien consentir. Mais comment traverse-t-on
le présent ?
On en arrive ainsi à la croissance et à la crise. Conformément à une métaphore
utilisée avec bonheur par exemple par Michel Aglietta, la croissance, c’est « la
flèche orientée du temps ». La croissance est le fruit des sacrifices consentis dans
4. Lionel Robbins (1898-1984) est un professeur d’université anglais qui joua un rôle clé au
département d’économie de la London School of Economics de 1929 à 1961, date à laquelle il
devient directeur du Financial Times.
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Essai sur le marché, la dynamique économique et le temps
le passé, dont on mesure ainsi le sens, et elle fait vivre dans l’attente de progrès
à venir, le fameux « partage de (ses) fruits » ; entre les deux, le présent est pour
chacun, étudiant, salarié, chef d’entreprise, investisseur ou ministre, le moment
d’une action éclairée, posant en termes de choix rationnel les arbitrages que
commande l’ensemble des opportunités, des risques et des signaux de prix ;
bref, des choix directement en prise avec les réalités de l’heure, des choix
qui assurent la maîtrise du temps, ou au moins en donnent l’impression. La
croissance, c’est la narration communément acceptée d’un « progrès » en cours,
c’est le cadre qui façonne les anticipations et les décisions décentralisées, c’est
le ciment de ce que serait une société de marché d’où l’on aurait fait disparaître
tout autre repère.
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À quoi la reconnaît-on ? Les choses semblent suivre leur cours : la
rationalisation toujours plus poussée des méthodes de production et de
distribution, la diffusion des produits à une échelle toujours plus large,
l’acquisition de compétences plus pointues, l’application de recherches plus
prometteuses les unes que les autres, tout cela continue et pourtant la « reprise »
se dérobe ; tous ces projets désormais se juxtaposent sans que se dégage une
vision de l’avenir ; le présent est plongé dans l’opacité ; l’avenir fait peur. Les
sacrifices passés, ceux qui sont demandés aujourd’hui, perdent leur sens ; les
acquis de l’expérience deviennent inopérants et les risques associés au futur
qui s’annonce paraissent incommensurables ; le futur est indéterminé, pire,
indéterminable (c’est la situation « d’incertitude radicale » que décrit Keynes) ;
les « anticipations rationnelles » supposées toujours ramener l’économie à
son optimum sont réduites à une fantaisie littéraire. Le « marché », incapable
de trouver en lui-même les ressorts qui lui permettraient d’aller au-delà de
l’équilibre statique de l’offre et de la demande, pour lequel il reste imbattable,
nous aurait tout simplement trahis. La crise, c’est une situation où l’économie
de marché poussée à son terme rendrait la société incapable de se projeter dans
l’avenir.
Incapable d’établir un pont entre l’expérience du passé et l’anticipation
de l’avenir, l’économie de marché arrivée à son apogée semble ainsi ne plus
savoir quoi faire du présent. Pour rendre compte de cet état, il est utile de
recourir à une autre métaphore introduite par Hannah Arendt, celle de la
« brèche du temps ». Le plus frappant dans cette métaphore, c’est la dualité
d’interprétations qu’elle suggère. D’un côté, elle exprime bien la discontinuité,
la rupture ; c’est un peu comme la fusée explosant en vol, la « flèche du temps »
a quitté sa trajectoire notionnelle, tout semble perdu. Mais il y a aussi une toute
autre interprétation, celle que suggère Arendt. Car la « brèche », ce sont aussi
des murailles qui tombent, une colonne qui perce l’encerclement, la liberté
retrouvée. Voilà ce que nous devons surtout en retenir : le monde ancien étant
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Le temps de l’économie et des sociétés : accélérations, transitions, ruptures
arrivé à ses limites, le moment était venu de briser les contraintes de toutes
natures qu’il avait tissées, financières, sociales, politiques, idéologiques ; mais
lorsque la brèche est ouverte, le temps est venu de l’évasion, l’action décisive
est dans les mains des évadés.
Tâchons de reprendre ce qui précède et qui a été trop brièvement énoncé.
Nous nous interrogeons sur le temps de l’économie, qu’est ce qui en assure
la continuité ? Que faire lorsque le fil semble rompu ? Hommes et femmes
d’expérience réunis ici, nous savons que la mondialisation, et l’économie de
marché généralisée qui la sous-tend, ont toutes les apparences d’une réalité
substantielle : c’est même, comme on le résume souvent, la réalité de notre
temps. Le commerce mondial, les flux de capitaux, la croissance du PNB,
« c’est du solide » est-on tenté de dire. Assurément ; et pourtant, la première
mondialisation, à la fin du XIXe siècle, aussi brillante que celle que nous
avons traversée, a comme on le sait connu une fin tragique en débouchant
sur la Première Guerre mondiale ; et la prospérité des années 20 sur la
Grande Dépression. Ces comparaisons, évidemment, ne disent rien sur notre
avenir, mais elles jettent le trouble. Elles invitent en tout cas à s’évader du
discours strictement économique, à reconnaître que les flux et les chiffres,
aussi impressionnants soient-ils, décrivent la surface de l’économie, non ses
fondements. La crise actuelle nous oblige à nous réinterroger sur cette fragilité
du temps économique. Une autre philosophe, après Hannah Arendt, peut nous y
aider. En commentant la « brèche du temps », Myriam Revault d’Allones explique
brillamment que « la pérennité du monde n’est pas de nature substantielle
mais générative », réflexion qu’il est tentant de transposer ici : ce qui assure
la pérennité de l’activité économique, ce n’est pas la matérialité de l’action, la
division du travail, la circulation des biens et l’accumulation des richesses ; c’est
la composante générative d’une histoire qui organise la géographie et le temps
en rendant possible et cohérent l’enchaînement des décisions humaines.
Où en est-on, finalement, aujourd’hui ? Le fil spatial, celui qui organise les
approvisionnements, la répartition des productions, les restructurations, est plus
fragile qu’on ne le croit souvent, mais il n’est à ce jour pas brisé ; heureusement
car sa rupture nous plongerait pour sûr dans une nouvelle Grande Dépression.
Le fil inter-temporel, celui qui valide les actions passées, porte les attentes et
permet le projet est, dans les pays dits « avancés », sérieusement endommagé.
Nous sommes dans une « brèche du temps ». Cette brèche, on peut penser
instinctivement qu’il faut la refermer, ramener le fleuve dans son lit, replacer la
« flèche du temps » sur sa trajectoire, revenir à la croissance potentielle ; mais,
et c’était notre point de départ, la crise résiste à ces formules rassurantes. Les
années passent et l’horizon semble s’éloigner, l’avenir ne sera pas l’extrapolation
de la croissance que nous avons connue. C’est pourquoi il faut plutôt tâcher de
déceler les perspectives nouvelles qui se profilent lorsque les vieilles murailles
tombent, il faut exploiter les chances d’évasion que cela nous offre. Dans les
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Essai sur le marché, la dynamique économique et le temps
dernières phrases de La Démocratie en Amérique, Tocqueville écrivait : « Je vois
de grands périls qu’il est possible de conjurer… et je m’affermis de plus en
plus dans cette croyance que, pour être honnêtes et prospères, il suffit encore
aux nations démocratiques de le vouloir. » Il est aussi tentant d’évoquer l’appel
bien connu de Roosevelt : « La seule chose dont nous devions avoir peur, c’est
de la peur elle-même. » Voilà des paroles qui peuvent éclairer notre présent et
poussent à l’évasion. En temps de crise, c’est vrai, le futur fait peur, il paraît
temporairement confisqué ; mais, comme le démontre l’histoire, l’avenir reste
disponible, il faut le vouloir. Comment redonner forme à notre avenir collectif,
comment retrouver la maîtrise du temps ? Bien prétentieux celui qui imaginerait
détenir les réponses ; il faut s’y mettre, tous ensemble, et c’est ce but que
nous avons voulu poursuivre en choisissant le Temps comme thème de ces
Rencontres d’Aix-en-Provence.
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Le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ?
eWLHQQH.OHLQ
Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives
Aujourd’hui, constatant que leurs vies s’accélèrent, que leurs agendas
sont saturés, qu’ils sont devenus des Cyber-Gédéon ou des Turbo-Bécassine,
certains s’exclament : « le temps passe de plus en plus vite ! » Comme si la
dynamique du temps épousait celle de leur emploi du temps, et surtout
comme si le temps pouvait se voir doter d’une vitesse et même d’une
accélération. Une vitesse exprime la façon dont une certaine grandeur varie
au cours du temps. Par exemple, la vitesse d’une voiture est égale à son
déplacement dans l’espace rapporté à la durée de ce déplacement. Mais
alors, la vitesse du temps, comment pourrait-on la définir ? Il faudrait pouvoir
exprimer comment le rythme du temps varie par rapport… au rythme du
temps. Cela nous conduirait à dire que le temps a une vitesse telle qu’il
avance de vingt-quatre heures… toutes les vingt-quatre heures. Et nous
serions bien avancés !
Le succès croissant de cette expression « le temps s’accélère » me semble
être le meilleur marqueur, non pas de notre époque, mais du rapport que
nous avons avec notre époque. Proclamer, simplement parce que le rythme
des événements s’accroît, que c’est la vitesse même du temps qui augmente,
c’est fabriquer un raccourci trompeur, un raccourci qui est même très
efficacement trompeur puisqu’il déforme le rapport psychique que nous
avons avec le monde et avec les autres.
©'HVSUpVHQWVPXOWLSOHVHWKpWpURJqQHV
En réalité, nous sommes moins les victimes d’une prétendue accélération
du temps que de la superposition de présents multiples et hétérogènes
qui sont souvent en conflit mutuel : en même temps que nous travaillons,
nous regardons les écrans de nos téléphones portables, écoutons la radio
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Le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ?
et pensons à autre chose encore… Il s’agit sans doute d’une mutation
anthropologique, qui tantôt nous excite (elle crée une sensation de
tourbillon existentiel), tantôt nous stresse (elle nous dépasse, et même nous
ensevelit, voire nous brûle). Cette mutation est advenue si rapidement que
notre cerveau, qui s’est construit très lentement, n’a pas encore pu s’adapter
à une telle juxtaposition permanente de stimuli. Mais il ne faut pas oublier
que dans notre société, beaucoup de gens s’ennuient à mourir. D’autres –
souvent les mêmes – trouvent le temps de regarder la télévision cinq heures
par jour. Tout le monde ne trépide pas.
Ce qui se passe, c’est que les temps propres des individus se
désynchronisent. En relativité, la désynchronisation des horloges vient de
leur mouvement relatif dans l’espace. Mais là, ce n’est pas le mouvement qui
décale nos horloges individuelles. Nous sommes tous au même endroit, à
peu près immobiles les uns par rapport aux autres, mais nous n’habitons pas
le même présent, nous ne sommes pas vraiment ensemble, nous n’avons pas
le même rapport à ce qui se passe. Notre société me semble être submergée
par une entropie chrono-dispersive qui produit des effets sur l’intensité et la
qualité du lien social.
Il est banal de dire que notre rapport au progrès a changé. Or, l’idée de
progrès faisait aimer le temps historique, car elle était doublement « consolante ».
Elle l’était d’abord parce qu’en fondant l’espoir d’une amélioration future des
conditions de vie, elle rendait l’histoire humainement supportable (l’idée
de progrès a d’ailleurs pour anagramme le degré d’espoir…). En faisant
miroiter loin sur la ligne du temps une utopie crédible et attractive, elle faisait
retrousser les manches et surtout elle donnait l’envie d’avancer ensemble. Elle
était également consolante par le fait qu’elle donnait un sens aux sacrifices
qu’elle imposait : au nom d’une certaine idée de l’avenir, le genre humain
était sommé de travailler à un progrès dont l’individu ne ferait pas lui-même
l’expérience puisqu’il n’était qu’un infime maillon de l’interminable lignée
des générations. Croire au progrès, c’était en somme accepter de fabriquer du
futur collectif en sacrifiant du présent personnel.
©2HQVRPPHVQRXV"
Pour accepter de sacrifier du présent personnel, il faut un rattachement
symbolique au monde et à son histoire. Ce rattachement fut longtemps
perspectiviste. Il ne l’est plus. Nous avons perdu en profondeur temporelle.
Nos rattachements sont plus horizontaux, plus fluides, plus réversibles.
C’est d’ailleurs le réseau des télécommunications qui incarne le mieux ce
nouveau rapport au temps : il est temporaire, individualisé, sans frontière
a priori. Les nœuds qui le constituent ne sont que des nœuds de passage
qui ne nécessitent aucune direction ni aucune finalité. Se trouvent ainsi
abolies toute idée de récit et toute idée de filiation qui, jusqu’à présent,
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Le temps de l’économie et des sociétés : accélérations, transitions, ruptures
étaient seules capables de donner du sens au collectif et au politique.
En fait, le récit parvenait à vaincre l’aporie du temps en « inventant une
histoire ». Le temps mondial, lui, veut la vaincre en détruisant carrément le
temps historique.
Permettez-moi maintenant de conclure en physicien.
Imaginez que vous regardez par la fenêtre d’un train. Vous voyez le
paysage qui défile. En réalité, le paysage ne défile pas : c’est votre mouvement
– plus exactement celui du train – qui crée l’impression que vous avez que
le paysage défile. Des physiciens imaginent que l’espace-temps est comme
le paysage traversé par le train : il serait là, statique, sans temporalité propre.
Il ne défilerait pas et c’est notre mouvement au sein de l’espace-temps qui
créerait en nous l’impression que le temps passe.
Cette conception, dite de l’« univers-bloc », considère que tous les
événements, qu’ils soient passés, présents et futurs, coexistent dans l’espacetemps en ayant tous la même réalité, de la même façon que les différentes
villes coexistent en même temps dans l’espace : tandis que je suis à Aix-enProvence, Paris et Brest existent tout autant, la seule différence entre ces
trois villes étant que Aix-en-Provence accueille présentement ma présence,
alors que ce n’est le cas ni de Paris ni de Brest. Dans ce cadre, tout ce qui
a existé existe encore dans l’espace-temps et tout ce qui va exister dans
le futur y existe déjà. L’espace-temps contient en somme l’intégralité de
l’histoire de la réalité, que nous ne découvrons que pas à pas. C’est un peu
comme pour une partition. Une partition contient l’intégralité d’une œuvre
musicale : elle existe sous forme statique, mais dès que le morceau qu’elle
contient est joué par un orchestre, elle se déploie temporellement au rythme
des notes défilant l’une après l’autre.
©&RQWUHOH©SUpVHQWLVPHª
Mais d’autres physiciens s’opposent à cette conception en défendant
l’idée que seuls les événements présents sont réels. Cette façon de voir
s’appelle, on s’en doute, le « présentisme ».
Le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ? Telle est en définitive la question
cruciale. Demain est-il déjà quelque part à attendre qu’on finisse par le
rejoindre ? Ou n’existe-t-il pas du tout, du moins tant que la succession des
instants présents ne sera pas parvenue jusqu’au point d’où il surgira hors du
néant pour ensuite y retomber ?
En attendant de pouvoir trancher ces questions, il faut bien vivre. Or,
vivre implique d’accorder à l’avenir un certain statut. Mais lorsqu’on lit les
journaux ou qu’on regarde la télévision, on a le sentiment que le présentisme
a tout envahi : le futur s’est absenté, comme si l’urgence et « la Crise » avaient
partout répudié l’avenir comme promesse.
22
Le futur existe-t-il déjà dans l’avenir ?
Or il n’y a pas qu’aujourd’hui dans la vie… Alors, sans attendre que les
physiciens accordent leurs violons, il faudrait concevoir une habile synthèse
entre le présentisme et l’« univers-bloc », les mélanger pour donner corps
à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité mais qu’il n’est pas
complètement configuré, pas intégralement déterminé, qu’il y a encore place
pour du jeu, des espaces pour la volonté, le désir, l’invention. J’observe
que certains attendent Godot (le retour de la croissance pour les uns,
l’effondrement pour les autres), que d’autres font joujou avec le spectre de
la fin du monde, que d’autres encore se disloquent en une sorte d’immobilité
trépidante. Je pense qu’il serait plus fécond de redynamiser le temps en force
historique. Par exemple en faisant le pari que l’an 2050 finira bien par atterrir
dans le présent et en tentant de construire, entre nous et lui, une sorte de
filiation intellectuelle et affective. Cela pourrait donner un peu plus de sens
à nos actions présentes, et réinjecterait un peu de néguentropie (entropie
négative) aux vertus calmantes dans notre rapport collectif au présent.
23
Three Long-Term Shifts in Global Politics
)UDQFLV)XNX\DPD
Stanford University
Once we get past the immediate consequences of the financial turbulence
that began in the US with the bursting of the subprime bubble in 2007-8 and
continued through the crisis of the euro up to the present, there will be at
least three important long-term shifts in global politics.
©7KH5HGLVWULEXWLRQRI 3RZHU
The first has to do with the redistribution of power on an international
level. Economists of course think about this in terms of growth in the BRICS
countries, all of which at the moment seem to be shifting to a lower-growth
trajectory. But there is also an important strategic-political dimension to
this, which centers around the rise of China as a geopolitical great power.
International systems are often destabilized by the need to accommodate a
new, rising power. The rise of China has justly been compared to the rise of
Germany in the period from 1871 up to the outbreak of the First World War,
whose anniversary we will celebrate next year. China does not have overtly
expansionist aims but wants recognition as the dominant power in Asia,
and is asserting these claims through fights it has picked in the years since
the financial crisis with neighbors over the «Nine-Dashed Line» in the South
China Sea and over the Senkaku/Diaouyutai islands. We should remember
that in 1914, war resulted from miscalculations by all of the players involved.
Back then, observers like Norman Angell believed that war had become
impossible because the interdependence of European economies made it
an irrational choice. There is a real possibility of similar kinds of conflicts in
East Asia today. A slowdown in China’s growth rate may well enhance rather
than mitigate nationalism and international assertiveness.
5. Francis Fukuyama is a Senior Fellow at the Freeman Spogli Institute for International Studies,
Stanford University.
24
Three Long-Term Shifts in Global Politics
Even if the rise of China does not lead to overt conflict, the prestige of
the American and European models of democracy and economic policy has
suffered huge declines over the past decade. The «China model» is not one
that can be replicated in many societies outside of East Asia, but it does give
comfort to many would-be authoritarians in developing countries who see it
as a justification for policies they would be pursuing in any case.
©7KH5LVHRI WKH0LGGOH&ODVVLQ'HYHORSLQJ&RXQWULHV
The second big change has to do with the rise of a middle-class in
many countries that have seen economic growth over the past generation.
The middle class, defined more in occupational and educational terms
than by income alone, is far more politically engaged than are the poor.
This is because their expectations, organizational ability, and connections
with the outside world are much higher. The Arab Spring was triggered by
unhappiness on the part of educated, middle-class citizens in Tunisia, Egypt,
and other Arab countries, even if this social class does not look like it will
inherit political power in the near term future. This year has already seen
Turkey and Brazil shaken by protests on the part of middle class young
people, who have objected to the corruption and unresponsiveness on the
part of their democratically elected leaders. China today has perhaps 300-400
million citizens who could be considered middle class. These are the ones
who are connected on Sina Weibo, who exchange information, and who
are eager to complain about their government’s failings. Chinese economic
growth will inevitably slow over the coming decades, which will have big
political implications for the middle class. It is already the case that China
is producing many more university graduates –some 6-7 million a year–
than its labor market can accommodate. All of this will have potentially
destabilizing political effects in the coming decades.
Part of the reason why democracy, despite its difficulties, has spread
in many parts of the world since the 1980s has to do with the rise of a
global middle class. But the impact of this rise on democracies and nondemocracies alike will not be necessarily benign.
©7KH'HFOLQHRI WKH0LGGOH&ODVVLQ'HYHORSHG&RXQWULHV
The third large change points in the opposite direction: the decline of
the middle-class in many developed countries. Virtually all the rich countries
have experienced significant increases in their Gini indices over the past two
decades. In the United States, median wages have increased very slowly
over the past generation, and a large share of the growth that has occurred
has gone to people at the very top of the income distribution. But virtually
all the Scandinavian countries with significantly larger welfare States have
also seen their Ginis go up. The rate of increase and absolute levels of
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Le temps de l’économie et des sociétés : accélérations, transitions, ruptures
inequality differ across OECD countries as a result of government policies,
but the generality of this phenomenon is striking. There are two broad
forces producing this result, globalization and technological change. The
two are related, since it is decreasing transport and communications costs
that have made globalization possible.
The political consequences of these changes have actually been much
smaller than one would expect. Given that the financial crises in both the
US and Europe were brought on by economic elites, many of whom profited
from the turbulence, one would expect a broad mobilization of left-wing
populism. Instead, much of the populism has been on the right, in the
form of the Tea Party in the US, and various right-wing anti-immigrant or
anti-EU groups in Europe. Part of the reason for this outcome has to do
with the striking lack of a coherent left-wing program to deal with the
problem. Part of the Left would like to go back to the old formulas of
increased redistribution and protection of trade union interests. But there
is also recognition that these sorts of policies are not sustainable in today’s
globally competitive world, and in any case do not address the underlying
problem of technological change. This produces wavering policies most
perfectly exemplified by François Hollande; but it is not clear who else has
articulated a more coherent agenda. Solving the problem of a declining
rich-world middle-class will be one of the central political challenges facing
modern democracies in the future.
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Gouverner la croissance africaine
/LRQHO=LQVRX
PAI Partners
En général, lorsque je monte dans le TGV ou l’avion en partant de Paris,
je suis un financier français. Quand j’arrive à Aix, je suis l’Africain de service.
Je vais donc faire l’Africain : c’est bien de le faire une fois par an !
L’Afrique est en train de vivre quelque chose que les Rencontres d’Aixen-Provence ont prophétisé pendant des années, un peu dans le désert : la
croissance. Quelque chose qui ressemble même à un vrai développement et
un développement soutenable.
©/HU\WKPHDXWRQRPHGHODFURLVVDQFHDIULFDLQH
L’Afrique et l’Europe ont des présents très différents. Le présent de
l’Europe ressemble à ce qu’en disait Paul Valéry en 1931 dans la préface
de Regards sur le monde actuel : « Le temps du monde fini commence. »
L’Afrique vit quelque chose de tout à fait différent : maintenant que notre
croissance est débloquée et soutenue, nous avons l’impression étrange d’un
monde infini. Le gouverner et le réguler ne va pas être simple. Entre 1931
et nos jours, la régulation du monde fini a tout de même nécessité une
Guerre mondiale, un peu de Guerre froide, quelques crises, la chute du
communisme. Pour un monde infini, on a pas mal de travail à donner aux
jeunes gens africains.
L’Afrique a débloqué sa croissance tardivement. Au fond, l’Afrique a
besoin que l’Europe la dérange le moins possible. Lors des Rencontres d’Aix
de 2007, on m’avait posé une question émouvante : « Que pourrait-on faire
pour vous autres, pays pauvres ? » J’avais répondu : « Vous pourriez ne pas
nous déranger. Car en fait, on sait faire plus de croissance que vous. On
ne va donc pas vous demander de modèles. Mais vous êtes capables de
nous faire une crise financière assez sérieuse. 1987, 1997 : chaque fois que
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Le temps de l’économie et des sociétés : accélérations, transitions, ruptures
vous entrez en crise financière, c’est la même chose : il faut toujours qu’une
banque fasse faillite. Cette fois-ci, essayez de faire en sorte que Lehman
ne fasse pas faillite. » Quinze mois plus tard Lehman a fait faillite et vous
nous avez sérieusement dérangés : l’Afrique n’a fait, en 2009, que 2,8 % de
croissance.
Mais le monde était en récession, et ce qu’il y a de bien avec la chute
récente de la croissance en zone euro (négative au deuxième semestre
2011) est que la croissance en Afrique s’en est trouvée accélérée. Depuis
que la croissance en Europe a décéléré, le présent de l’Afrique s’est accéléré.
Le Fonds Monétaire International suggère que l’on va passer de 5 à 6 % de
croissance en 2013. Il nous arrive quelque chose d’absolument formidable :
notre présent est décorrélé du vôtre – et c’est un mérite, car l’Europe
représente encore 45 % des échanges de l’Afrique.
Vous nous regardez encore comme si vous aviez la possibilité
d’embarrasser notre présent. Mais cette possibilité est perdue. Songez à la
richesse qui s’est créée en Afrique en dix ans. Demandez-vous si l’Europe,
dont les exportations vers l’Afrique stagnent (en France, elles régressent
légèrement), a pris part à cette croissance africaine. Bref : depuis quinze ans,
la croissance africaine est débloquée.
©/·$IULTXHWHUUHG·RSSRUWXQLWpV
On n’y a pas cru d’abord ; puis on a cru que ça ne serait pas durable ;
puis qu’on se trompait dans les chiffres. On nous a dit qu’ils étaient sousestimés, que la comptabilité nationale n’arrivait pas à suivre la mesure de la
croissance.
Tout ce qui était goulot d’étranglement dans mon enfance et mon
adolescence est devenu opportunité d’investissement. C’est un retournement
incroyable. C’est une des raisons pour lesquelles, dans tous les sondages,
l’Afrique est invariablement (avec le Moyen-Orient) le continent le plus
optimiste. Nous sommes optimistes parce que nous ne pouvons pas aller
plus mal. Nous partons de loin.
Tous les goulots d’étranglement sont devenus, en une génération, des
secteurs porteurs. Par exemple, il est commun de dire que l’Afrique n’a pas
d’infrastructures et que c’est là un goulot d’étranglement à son développement.
Oui, c’est vrai ; mais il est vrai aussi que c’est une opportunité considérable
d’avoir à les créer. Et pour les financer, alors qu’il n’existait il y a vingt ans
que cinq marchés financiers en Afrique, on en a créé vingt-deux. On a créé
un marché obligataire. Tout d’un coup, on a bancarisé l’Afrique. Aucun
autre continent n’a fait l’expérience d’une telle vitesse de bancarisation, c’est
sans précédent dans l’histoire.
Dès lors, nous allons pouvoir financer les infrastructures. Au sein d’un
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Gouverner la croissance africaine
groupe de travail du G20, j’ai été chargé, avec Tidjane Thiam, de trouver
des moyens innovants pour financer les infrastructures dans les pays en
développement. Je ne crois pas qu’on les ait trouvés, mais ce n’est pas grave
car les pays africains vont autofinancer leurs infrastructures. Nous avions des
problèmes de sous-nutrition ; nous avons des gains de progrès, en matière
agricole, qui là aussi n’ont pas de précédent historique.
Que nous arrive-t-il ? Tous les stocks d’innovation, développés pendant
des millénaires, sont maintenant mobilisés et utilisés par la génération qui est
en ce moment aux affaires en Afrique. Cela veut dire des taux de croissance
élevés et soutenables de façon tout à fait exceptionnelle. Cela veut dire
Trente Glorieuses. On commence à en avoir conscience.
©/HSUREOqPHGHVMHXQHVJpQpUDWLRQV
Nous avons quelques limites. Gouverner une croissance potentielle infinie
est compliqué, parce qu’il y a des temporalités différentes. Par exemple,
nous avons un problème avec les jeunes. Tout ce que nous sommes en train
de faire, tous ces goulots d’étranglement que nous sommes en train de lever
– notamment la construction des infrastructures et le développement de
l’agriculture afin de nourrir la population africaine qui va doubler dans les
années à venir – tout cela est très intensif en capital mais malheureusement
très peu en emplois. Nous n’avons pas de place pour nos jeunes. Or, la
transition démographique ne se fait pas partout. Elle se fait un peu en
Afrique du Nord ; mais au Bénin, où la croissance est de 5 % par an depuis
quinze ans, le taux de fécondité est encore de cinq enfants par femme. À
vue humaine, ce taux ne va pas baisser. Notre transition démographique va
être beaucoup plus lente que l’inclusion de toutes nos innovations. Nous ne
savons pas quoi faire de nos jeunes. À Cotonou, un étudiant diplômé d’une
maîtrise de physique devient chauffeur de mobylette-taxi. C’est son avenir. Il
entre dans le secteur informel car, du nord au sud, de l’est à l’ouest, l’Afrique
ne sait pas lui offrir un emploi salarié.
L’Afrique a donc un enjeu démographique. Nous sommes en surchauffe
démographique et notre démographie ne va pas évoluer à la même vitesse
qu’en Europe. Nous allons donc avoir un problème de jeunes de mieux en
mieux formés... et sans débouchés.
Les classes moyennes sont heureuses en Afrique. Un praticien hospitalier,
par exemple, gagne dix fois moins à Cotonou qu’à Aix-en-Provence ; mais
sa servante gagne dix fois moins que lui, tandis que le praticien hospitalier
d’Aix-en-Provence peut tout au plus se payer quelques heures de femme de
ménage. Le problème des classes moyennes françaises est que l’égalisation
a fait qu’il faut remonter à 1870 pour trouver le moment où un médecin
gagnait dix fois plus que sa servante. Aujourd’hui, il gagne 20 % de plus que
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Le temps de l’économie et des sociétés : accélérations, transitions, ruptures
sa femme de ménage. En Afrique, nous sommes donc dans une situation
où les classes moyennes vivent des inégalités. Elles se trouvent heureuses
d’être un peu plus riches dans un pays pauvre : c’est plus facile. Elles sont
les acteurs de l’histoire.
Le problème est que nous ne savons pas insérer nos jeunes et que ces
jeunes vieillissent. Notre temporalité démographique est complètement
déconnectée. Être un jeune sans emploi à la sortie de sa maîtrise de physique
à Cotonou, c’est une chose. Trente ans plus tard, n’être toujours pas inséré
provoque des situations complètement nouvelles politiquement.
Les sociétés africaines ne sont pas inclusives et nous allons devoir passer
toute une génération à déterminer comment inclure une temporalité sociale
dans une vitesse économique qui va aller s’accélérant.
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Échanges
Hugo de Gentile, lauréat du concours « Inventez 2020 »
Il me semble que l’on passe d’une organisation pyramidale de notre société
à une organisation plus cérébrale, notamment grâce aux nouvelles technologies
et à Internet. Considérer notre organisation comme cérébrale, comme une
conscience en elle-même, ne serait-il pas le moyen de retrouver une visibilité
sur le futur et de comprendre les évolutions par lesquelles passent nos sociétés ?
Étienne Klein
Je ne suis déjà pas compétent en économie et voilà qu’on m’interroge sur
les neurosciences !
Y a-t-il une conscience planétaire, c’est-à-dire le sentiment de participer, sur
la terre, quelles que soient les sociétés ou les cultures, à la même aventure ?
J’en doute. Je pense que nous sommes psychiquement décorrélés, c’est-à-dire
que notre rapport au futur est très différent d’une société à l’autre, même si
un peu partout on prend conscience qu’il n’y a qu’une seule planète, que
nous n’arriverons pas à la quitter et qu’il faut changer nos relations avec
l’environnement.
Je voyage beaucoup et suis frappé par la différence que l’on observe entre
les sociétés, y compris post-modernes, dans le rapport à l’avenir. La France, par
exemple, est une singularité en Europe. Il y a un phénomène de dépression
nerveuse chez nous qui ne se voit pas en Allemagne, en tout cas pas encore.
Est-ce parce que nous sommes plus lucides ? Ou bien sommes-nous plus
dépressifs par essence ?
Voilà de quoi réactiver le lien franco-allemand !
Francis Fukuyama
One thing that is clearly happening around the world, which I do think is
related to the rise of this global middle-class, is that all the pyramidal authority
structures that were centralized and top down are turning into networks in
which there is no clearly defined centre of authority. That is a good result in
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Échanges
many ways because centralized authority is the source of tyranny and lack
of individual freedom, etc. However, the question is whether we can actually
survive the loss of the ability that pyramidal authority structures have of actually
coming to decisions.
A colleague of mine in the United States, Moises Naim, recently wrote a
book entitled The End of Power. It is an interesting idea that power requires a
certain degree of centralization and hierarchy and if you live in a world that
simply consists of networks and amorphous network structures, the question is
whether you can actually achieve consensus, make decisions and work together
as societies in the way that the old structures did. That is a question I do not have
an answer to.
Jacques Mistral
Je voudrais revenir sur un point mentionné à la fois par Étienne Klein et
Francis Fukuyama et d’où se dégage un certain scepticisme : l’avenir de la
planète. « Conscience planétaire ? Je ne la vois pas » a dit Étienne – et c’est assez
exact. « Référence temporelle ? 1914 » a dit Francis Fukuyama. La conjugaison de
ces deux éléments est un peu inquiétante. Je pense qu’ils ne décrivent pas la
réalité.
Il y a davantage d’éléments positifs dans le fonctionnement actuel de
l’économie internationale qu’il n’y en a eu dans le passé – en tout cas par
rapport à la fin du XIXe siècle et aux années terribles qui ont préparé 1914.
Il n’est pas besoin d’une conscience planétaire pour découvrir qu’il y a des
intérêts communs, partagés. Il faut là aussi chercher à déceler ce qui est plutôt
positif et qui écarte la vision d’une Chine menaçante dans les mers du Sud
parce qu’elle veut retrouver sa grandeur passée.
Il est possible, y compris à l’échelle planétaire, de trouver des raisons
d’espérer et de construire un horizon jusqu’en 2020 dans lequel l’avenir des
jeunes trouve sa place.
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