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Le temps de l’économie et des sociétés : accélérations, transitions, ruptures
le bazar n’ont pas créé « l’économie de marché » telle que nous la connaissons.
L’économie est restée fondée pendant de très longues périodes sur la répétition
de gestes pratiquement immuables, sur la perpétuation d’un circuit, par exemple
celui formalisé par les physiocrates, dont la dilatation ou la contraction étaient le
produit de chocs exogènes, récoltes, guerres, épidémies ou afflux d’or : le temps
de l’économie n’avait rien à voir avec celui que nous connaissons aujourd’hui.
Accompagnant les Lumières et le progrès technologique, l’irruption du marché
généralisé est depuis la fin du XVIIIe siècle le grand moteur de la modernité. Le
marché a depuis eu ses prophètes ; il est pour Marx une force émancipatrice, il
a pour Schumpeter un potentiel illimité, il véhicule selon Robbins4 le triomphe
d’une rationalité instrumentale. Et surtout, il se faufile constamment entre les
limites qu’on entend lui imposer, il se démène pour échapper à l’emprise de la
société, il prétend ne se mouvoir que par lui-même. Le marché est, comme l’a
montré Dumont, une force auto-instituée ; serait-ce là que le bât blesse ?
Le marché bouscule en permanence les cadres sociaux qui entravent son
développement. En l’absence d’obstacle, il aurait pour terme naturel non
seulement la généralisation à la planète entière de l’économie de marché mais
également la création d’une véritable société de marché dont serait exclu tout ce
qui pourrait entraver son épanouissement ; traditions, valeurs, comportements,
tout doit lui être subordonné, même la personne, l’individu transformé
en « entrepreneur de lui-même ». Tony Judt a dressé avant sa disparition le
réquisitoire émouvant de ce que « nous avons perdu » en adhérant naïvement,
depuis un quart de siècle, au mythe du marché auto-régulateur. Autant dire,
comme l’avait affirmé Margaret Thatcher sans ambages, qu’arrivé à ce stade il
« n’y a rien qui mérite le nom de ‘société’ ». Ce n’était pas l’énoncé d’une théorie
mais l’affichage d’un programme et c’est là qu’il faut y regarder à deux fois ; car
il n’y a plus rien, non plus, qui structure alors l’écoulement du temps, la matrice
dans laquelle les « agents économiques » forment leurs projets et prennent leurs
décisions. D’un coté, le passé est révolu, il n’a pas de valeur intrinsèque et ne
fournit aucun guide pour l’action ; quant à l’avenir, nous le connaissons mal,
comme le reconnaît le bon sens populaire qui a conclu de longue date que
l’art de la prévision était plus qu’aléatoire. Entre les deux, il y a le présent,
moment essentiellement schumpetérien, créateur et destructeur, créateur ou
destructeur : en lui se cristallise, ou non, la promesse d’un avenir supérieur
qui justifie les sacrifices qu’il faut bien consentir. Mais comment traverse-t-on
le présent ?
On en arrive ainsi à la croissance et à la crise. Conformément à une métaphore
utilisée avec bonheur par exemple par Michel Aglietta, la croissance, c’est « la
flèche orientée du temps ». La croissance est le fruit des sacrifices consentis dans
4. Lionel Robbins (1898-1984) est un professeur d’université anglais qui joua un rôle clé au
département d’économie de la London School of Economics de 1929 à 1961, date à laquelle il
devient directeur du Financial Times.