LE PRIVÉ ET LE PUBLIC
Soutenir, comme il ressortira par moment et presque obligatoirement de nos ana-
lyses, que le débat autour du public et du privé est un faux débat n’a rien d’original.
Nombre d’auteurs ont souligné le brouillage grandissant des frontières entre les
domaines respectifs ; d’autres le caractère pervasif de la régulation publique de tous les
secteurs d’action et de communication dans nos sociétés ; encore d’autres la
réductibilité désormais acquise de toute tâche ou fonction relevant encore des
prérogatives d’agents publics à des prestations relevant de la bilatéralité contractuelle et
de la rationalité mercatique. Nos conclusions se recouperont nécessairement avec les
leurs. Cependant, c’est pour tenter de donner à ces conclusions et à la thèse de la
« confusion » – au sens d’interpénétration – du public et du privé un profil plus marqué
que nous avons tenter une enquête aux sources mêmes de ces notions.
Rétrospectivement, nous pouvons constater que cette enquête a transformé la portée de
nos intuitions : déceler les quelques ambiguïtés les plus frappantes ou les convergences
grandissantes entre le public et le privé pour conclure au « Scheinproblem », nous
apparaît plus comme un point de départ qu’un aboutissement théorique. En nous
attachant à creuser dans le détail les figures de l’ambiguïté et de la convergence du
public et du privé, nous avons été amené à établir un rapport entre la différenciation
fonctionnelle (le processus fondamental donnant forme à nos sociétés contemporaines)
et le déclin de la distinction entre le public et le privé. L’articulation fonctionnelle ne
passe plus le long des frontières qui séparent les « domaines » de l’un et de l’autre. En
d’autres termes, les frontières entre le public et le privé (dans la conception
traditionnelle) ne sont pas de nature systémique et ne correspondent pas du coup à un
démembrement fonctionnel de la communication sociale – à son niveau de complexité
actuel. La différence entre les notions de public et de privé n’est pas, pour parler avec
les systémistes, une différence qui fait une différence. Elle a perdu sa relevance
structurante et du coup l’essentiel de son efficace 1.
Dans cette retombée dans l’in-différence et l’indistinction du public et du privé est à
l’œuvre, comme notre enquête nous le montrera, un double processus : ainsi, si nous
assistons à une résorption constante du domaine et des prérogatives publics (tels que les
comprend la théorie juridique classique), nous constatons d’autre part que cela est loin
de coïncider avec une libération de la sphère privée de l’emprise publique. Loin de se
soustraire à la réglementation exogène de sa vie et de s’épanouir dans une sphère de la
permissivité (certes légalement limitée, mais au-dedans de ces limites) indéterminée de
1 Dans sa Politische Theorie im Wohlfahrtsstaat Luhmann tente, à un moment de sa
recherche, de déterminer les limites fonctionnelles de l’action de l’État. Luhmann constate bien
que l’État est l’adresse de toutes les demandes d’égalisation des chances venant de la société et
touchant à tous les domaines de la vie. Il montre avec une grande subtilité les rapports systé-
miques qui en sont responsables (essentiellement une tendance à substituer à la « fonction » de
l’État social sa « prestation »). Son idée est que l’État ne peut agir que par deux moyens que sont
le droit et l’argent, dont la mise en œuvre est l’affaire de bureaucraties qui doivent être créées à
cet effet. Luhmann montre les limites d’une telle sollicitation de l’État et son incapacité d’agir
dans de multiples domaines – dont le plus important est celui de la transformation des personnes
(comme systèmes psychiques autonomes). Nous renonçons à suivre Luhmann dans son analyse,
quoique notre propos croise par moment le sien, car il aurait alors fallu attaquer le sujet sous un
tout autre biais, à savoir partir d’une théorie de l’État pour aboutir à une compréhension du bien
public. Discuter les prémisses systémiques d’une telle théorie aurait cependant exigé d’autres
dimensions que celles de cet article.
[p. 215-265] J. CLAM Arch. phil. droit 41 (1997)