Parole sans frontière©2003, 5 rue Grandidier 67000 Strasbourg
- 1 -
SIGNIFICATION DE LA NOTION DE CULTURE
Jean-Marie HEINRICH
Préalable :
Je parlerai ce soir à partir de la philosophie plutôt que de la
psychanalyse. Il y a pour moi complémentarité (au sens de Devereux !) et
tension entre ces deux disciplines, une tension qui se manifeste plus
particulièrement dans les questions relatives à la culture.
En premier lieu, on pourrait dire que l'exigence du sens anime de part en
part le discours philosophique ; à quoi s'oppose l'expérience de l'absence de
sens au cours de la pratique analytique. Or la culture est le lieu humain où la
question du sens se manifeste.
En second lieu, on peut remarquer (et personne ne s'en est privé) que la
thèse de la primauté du signifiant, de la priorité du discours, du "sujet de
l'inconscient", représente un défi considérable, voire une mise en question
radicale de l'entreprise philosophique. Freud est très net là-dessus. Et
pourtant, nous pouvons tous constater le retour constant, insistant de la
question fondatrice de la philosophie, à savoir la question de l'éthique, dans la
mouvance analytique. Il se trouve que la question de l'ethos - de la manière
d'être, sinon de se conduire - est un moment essentiel de la culture et, comme
le montrait déjà Aristote, bien plus que Socrate-Platon, elle ne peut être
discutée qu'en référence à une/des culture(s).
En troisième lieu, enfin, il va de soi que la pratique analytique, (la
clinique, la thérapie), se présente comme une expérience autonome, sui
generis, échappant bien sûr à toute juridiction philosophique, constituant le
point d'appui décisif pour la théorie. Néanmoins, celle-ci, la théorie analytique
- se trouve utiliser des procédés de conceptualisation, d'argumentation, de
raisonnement qu'aucune prétention, qu'aucune pétition de principe ne peuvent
de manière décisive, définitive, soustraire à l'examen réflexif qui caractérise
Parole sans frontière©2003, 5 rue Grandidier 67000 Strasbourg
- 2 -
la démarche philosophique, ni à la critique épistémologique, si d'aventure la
psychanalyse se prétendait science. Autrement dit, le discours
psychanalytique lui-même, comme Pierre Lagarde l'a montré à propos de
l'individu Freud", s'inscrit dans le champs de la culture, de "notre" culture,
tout comme le discours philosophique.
Conséquence :
J'ai dit que je parlerai à partir de la philosophie, c'est-à-dire de son style,
de ses procédures, ce qui ne veut pas dire que je proposerai une philosophie
de la culture. Pas plus que je ne vous présenterai un abrégé de la théorie
freudienne de la culture, dont vous pouvez trouver un échantillon dans
"l'histoire de la philosophie" dirigée par François Chatelet, à savoir l'article de
Pierre Kaufmann dans le Tome IV, "la philosophie au XXè siècle" dans la
version de poche Marabout Université, p. 314. Ni une théorie quelconque de
la culture, d'ailleurs. Une telle théorie prétend rendre compte d'un ensemble
de phénomènes, de leurs origines et éventuellement de leur sens (de leur
portée : de leur orientation, de leur signification humaine), ce qui est le cas
pour la théorie freudienne de la culture.
Il se trouve que chez Freud la notion de culture employée comme telle
(Kultur - avec les inévitables problèmes de traduction) ou simplement
évoquée, n'est pas "déconstruite" comme telle. Ce qui, bien sûr, n'est pas sans
problème. Elle apparaît à l'occasion d'études indépendantes les unes par
rapport aux autres (à l'intérieur du cadre unitaire de sa pensée et de sa
recherche, bien sûr) portant sur des phénomènes tels que la moralité
(Sittlichkeit), le totémisme, les mythes et folklores, la religion, la sculpture ou
la peinture, la Dichtung, l'institution (l'armée ou l'église), etc... Il me semble
que Freud obtienne des résultats partiels, plus ou moins satisfaisants, sans
couvrir cependant la totalité du champ dénoté par la notion de culture (par
exemple, et il faudra y revenir dans notre travail ultérieur, sa conception de la
religion ne prend guère en compte les phénomènes religieux, parfois très
spécifiques, hors de la sphère judéo-chrétienne).
Projet :
Parole sans frontière©2003, 5 rue Grandidier 67000 Strasbourg
- 3 -
C'est donc ce champ que je vais essayer de baliser dans son ensemble en
essayant de parcourir et d'ordonner les différentes significations de ce terme.
Il ne s'agit pas d'examiner les 150 ou n définitions évoquées par Bertrand Piret
dans son ouverture du séminaire. Mais simplement de montrer des couches de
significations différentes du terme, provenant souvent de régions différentes
du savoir, de périodes différentes du discours sur l'homme, lesquelles dans
nos débats et même dans nos réflexions ont tendance à s'enchevêtrer, à
s'emmêler, à produire des glissements de sens permanents dans les
argumentations en présence.
Je vais donc me livrer à ce que j'appellerai un grano salis, une "offre de
clarté sémantique", sachant fort bien par ailleurs qu'elle ne saurait être plus
qu'un moment dans la fluidité du débat vivant.
Plan :
Je présenterai quatre acceptions, quatre significations fondamentales du
terme "culture", selon les champs – sémantiques, disciplinaires - dont elles
sont issues, en allant de la plus générale à la plus particulière, de l'extension la
plus vaste à la plus réduite. Extension se rapportant aux humains, êtres de
culture, porteurs, producteurs acteurs de la culture ; on peut envisager ainsi
l'homme comme espèce (biologique, non animale), l'homme comme société,
l'être humain » envisagé comme groupes, auteurs de pratiques collectives,
informées par des rapports sociaux objectifs, c'est-à-dire indépendants des
individus qui les mettent en acte) et enfin l'homme comme individu, lequel,
Pierre Lagarde nous l'a montré à propos de Freud, est loin d'être un.
1. L'anthropologie, qui se place du point de vue de l'espèce nous
présente le concept le plus extensif de la culture envisagée alors
comme forme ou comme produit spécifique (c'est-à-dire par
opposition à la vie "sociale" ou agrégative animale) de la vie sociale
humaine et de l'insertion de cette espèce dans la nature.
2. Les sciences historiques et sociologiques proposent souvent une
conception plus restreinte visant à rendre compte des différences
entre les peuples, les sociétés, les ethnies, les groupes sociaux à
l'intérieur de structures communes de nature économique ou
politique.
Parole sans frontière©2003, 5 rue Grandidier 67000 Strasbourg
- 4 -
3. Les philosophies de la culture mettent l'accent sur ce que la tradition
allemande appelle les "productions de l'esprit", c'est-à-dire les
élaborations spirituelles dans lesquelles se reconnaissent des groupes
humains même ou parce qu'elles sont en partie des créations
d'individualités (ainsi les œuvres artistiques, les croyances
religieuses, les constructions scientifiques, les discours
philosophiques).
4. Une conception à la fois populaire et pédagogique, dérivée de la
grande tradition humaniste, fait de la culture (plaisamment nommée
"générale" parfois) un acquis individuel, fleuron de l'éducation,
contribuant éminemment à la formation même de l'individualité (la
Bildung).
I. Définition anthropologique de la culture
Le terme désigne ici l'ensemble des procédés artificiels utilisés (et
inventés) par les hommes par opposition aux processus naturels dont ils sont
l'objet ou auxquels ils sont confrontés.
A l'échelle des individus, la culture tend alors à se confondre avec tout ce
qui est acquis (par opposition à l'inné, les déterminismes, facteurs,
prédispositions biologiques), et donc produit par les interactions humaines ;
au-delà des individus, le concept de culture se rapproche dans ce cas du
concept même de société, entendu non pas seulement comme ensemble
d'individus (ou même en un sens plus sociologique, ensemble de groupes
sociaux, cf. Comte, Durckheim), mais comme "sujet" d'un processus de
reproduction, d'une dynamique de transmission/ innovation de pratiques
collectives et de rapports humains.
Cette conception de la culture repose sur une opposition philosophique
ancienne (et bien sûr, modifiée, déplacée dans l'histoire des représentations,
mais toujours présente), celle entre la nature, le naturel et la convention,
l'artificiel (entre le "physéi" et le "théséi" – « ce qui est posé, ce qui pouvait
ne pas être »), entre le "physique" et le "légal" chez les Grecs (physis /nomos
- "ce qui est de l'ordre de la loi "). Opposition qui structure la pensée et le
débat entre les sophistes, les socratiques, les cyniques les cyrénaïques, qui
Parole sans frontière©2003, 5 rue Grandidier 67000 Strasbourg
- 5 -
apportent autant de réponses neuves à la question du "comment vivre ?", au
problème de l'émergence de l'individualité. La préhistoire du concept
anthropologique de la culture se joue sur le terrain du relativisme, de la
critique des traditions, de ce qui paraissait acquis, justement..
Deux conditions sont nécessaires à la "dénaturalisation" de l'existence
humaine sur le plan mental :
- la vie urbaine, la ville commerciale (qui n'est plus simplement place
forte ou lieu du culte), point de convergence pour les Grecs mais
aussi point de jonction avec les autres civilisations, non grecques,
- la vie politique plus spécifiquement grecque, élément de
différenciation face aux Barbares, source de problèmes, de conflits,
occasion de réflexions.
La ville comme milieu artificiel, oikos typiquement humain est
thématisée comme cité, c'est-à-dire permet la prise de conscience de l'auto-
organisation de la société, de son "institution imaginaire", comme dirait
Castoriadis. Il n'est pas inutile de rappeler que cette découverte de la culture
(avant sa conceptualisation) va de pair chez les sophistes et les socratiques
avec une intense réflexion sur le langage.
Cette distinction philosophique sera reprise au siècle des Lumières
comme distinction anthropologique, à partir d'une interrogation renouvelée
sur la nature humaine, l'homme naturel, l'état de nature, le droit naturel, à la
suite de la déchristianisation, de la laïcisation rationaliste à la recherche de
fondements, interrogation qui fera découvrir, paradoxalement... la culture.
Cependant, le culturalisme anthropologique se construit aussi en rupture
avec cette traduction philosophique, rupture qui s'appuie sur une étude qui se
veut positive des sociétés différentes, malgré la tentation (et les tentatives)
permanente des constructions théoriques, des fictions génétiques (dont Freud
n'a pas l'exclusive). Cette rupture se fera aussi contre les centres d'intérêt
majeurs du XIXè siècle philosophique, celui de la naissance des sciences de
l'homme : à savoir l'histoire et la société (en l'occurrence, les sociétés
occidentales avec leur dynamique économique, politique, "spirituelle",
comme disaient les Allemands).
Il faudra, au tournant du siècle, le décentrement ethnologique - lié à la
colonisation, aux dernières explorations, aux premiers ethnocides, notamment
aux USA - pour construire ce concept général de la culture, c'est-à-dire le
détour par l'étude positive (méticuleuse, pointilliste : l'ethno-graphie, la mise
en friche des peuples !) des sociétés "primitives", qui ne sont plus
1 / 19 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !