Transfert de phosphore d’origine diffuse agricole vers le réseau hydrographique Pierre Castillon, Christine Le Souder [email protected], [email protected] 1- Rôle du phosphore dans l’eutrophisation des milieux aquatiques Le transfert de phosphore dans le réseau hydrographique peut conduire à l’eutrophisation de certains milieux aquatiques, parfois forts éloignés du lieu d’émission. L’eutrophisation est une perturbation de l’écosystème aquatique due à son enrichissement en éléments nutritifs provoquant une production primaire excessive (figure 1). Il en résulte une dégradation de la qualité de l’eau et la pertes de certains de ses usages (récréatifs, piscicole, eau potable …) (figure 2). La recherche des causes du phénomène a conduit à attribuer au phosphore le rôle clé dans son apparition et pour sa maîtrise. Le phosphore est en effet peu concentré dans les eaux qualifiées de naturelles (10 à 20 µg P L-1) et est de ce fait le premier facteur limitant de la production végétale aquatique (figure 3). Son apport dans un milieu où par ailleurs les conditions d’hydrodynamique, de température et d’éclairement sont favorables, conduit à l’accroissement excessif de la production végétale dont les premiers préjudices pour les usages de l’eau peuvent apparaître lorsque la concentration dépasse 30 µg P L-1. Ce rôle clé du phosphore dans le déclenchement de l’eutrophisation a été bien mis en évidence par les recherches in situ réalisés au Canada il y a plus d’un demi siècle (figure 4). Les apports d’origine anthropique peuvent faire perdre au phosphore son statut de premier facteur limitant et c’est alors l’azote qui devient généralement le facteur trophique le plus limitant. Cela ne veut pas dire que le problème de l’eutrophisation puisse être solutionné en limitant la teneur en azote dans le milieu. Il faudrait pour cela abaisser la teneur en azote à un niveau de l’ordre du mg NO3 L-1, c'est-à-dire voisin, voire plus faible, que celui des eaux « naturelles » émanant par exemple d’écosystèmes forestiers. Cette solution est d’autant plus irréaliste que les cyanobactéries fixatrices de N2, organismes ubiquistes peuplant tous les milieux aquatiques y compris marins, se chargent de combler la carence. Des solutions transitoires peuvent être mises en œuvre pour limiter les effets pervers de l’eutrophisation (gestion du peuplement piscicole, faucardage, algicides …) mais seules celles qui visent à limiter la concentration de phosphore dans la colonne d’eau garantissent le succès à long terme. Le phosphore constitue donc l’élément clé du problème. Dans les milieux concernés,la réduction de sa concentration au dessous d’un seuil critique (parfois très long à atteindre) et la limitation des apports constitue la seule solution que l’on puisse qualifier de durable. 2- Origines du phosphore transféré dans les milieux aquatiques sensibles. Part des transferts d’origine diffuse agricole La solidarité du réseau hydrographique, de la source des ruisseaux à l’embouchure des grands fleuves, fait que tout déversement de phosphore peut contribuer à l’eutrophisation des milieux aquatiques sensibles situés à l’aval du lieu d’émission. Les sources d’apport sont multiples, et d’un point de vue fonctionnel scindées en deux catégories (figure 5) : - les apports ponctuels qui peuvent assez facilement être identifiés et dont les flux sont indépendants des conditions climatiques - les apports d’origine diffuse dont la source ne peut être parfaitement localisée et dont les flux sont associés aux pluies 1 Pour s’attaquer de façon efficace et durable à l’eutrophisation là où elle se manifeste il est essentiel de déterminer les principales sources de phosphore qui en sont responsables. Parvenu aux points les plus bas du réseau hydrographique cela revient à inventorier toutes les sources possibles situées à l’amont et par conséquent l’ensemble des activités susceptibles de rejeter du phosphore dans le réseau hydrographique. Trois origines principales sont distinguées : - les apports d’origine domestique par les effluents des stations d’épuration (origine ponctuelle) mais aussi par le biais de l’assainissement individuel auquel une origine diffuse peut être attribuée - les apports d’origine industrielle (industries agro-alimentaires notamment) qui ne peuvent qu’être ponctuels - les apports d’origine agricole, ponctuelle (déversements directs d’effluents d’élevages dans le réseau hydrographique) ou diffuse (phosphore provenant des parcelles cultivées). Une fois introduit dans les cours d’eau où se mélange le phosphore des diverses origines, il perd la signature de sa source et il devient alors difficile d’évaluer la part de responsabilité de chacune dans les manifestations locales de l’eutrophisation. Les évaluations de la part du phosphore rejetée dans le réseau hydrographique français par chacune des trois origines ont été faites. Assez sommaires et fondées sur très peu de références elles conduisaient à imputer au début des années 2000 la moitié des rejets à l’origine domestique et un quart à chacune des deux autres (figure 6). Depuis, du fait des progrès réalisés dans l’assainissement domestique collectif et de la « mise au normes » des installations d’élevages, la part arbitrairement imputée aux apports d’origine agricole diffuse a évolué, de façon souvent fantaisiste mais généralement croissante au gré des évènement dont les médias se sont fait l’écho (marées vertes en 2009). Si l’on souhaite réellement s’attaquer au problème de l’eutrophisation et mettre les moyens dans les actions qui s’avèreront les plus efficaces (les rejets ponctuels étant beaucoup plus faciles à traiter que les rejets d’origine diffuse) il y lieu de bien identifier pour un territoire donné la contribution de chacune des sources de phosphore aux rejets dans le réseau hydrographique. Quelques études récentes ont été conduites en vue de quantifier les pertes de phosphore d’origine diffuse sur des bassins versants dont le phosphore transféré à l’exutoire provenait pour la plus grande part voire pour la totalité de l’activité agricole. Celle réalisée par Arvalis pendant 8 ans dans le bassin versant du ruisseau de la Fontaine du Theil dans le nord de l’Ille et Vilaine a montré que les flux de phosphore véhiculé à l’exutoire étaient faibles, tout particulièrement pour le phosphore dissous (ions phosphoriques et phosphore particulaire passant à travers une membrane de 0,45 µm), le plus réactif donc le mieux à même de contribuer à l’alimentation phosphatée des végétaux aquatiques (figure 7). Si l’on rapproche les concentrations moyennes de P observée à l’exutoire de ce bassin versant, dont l’agriculture est bien représentative de celle du bassin de la Vilaine, de celle mesurées dans le cadre du SEQ-EAU pendant 15 ans dans les eaux de la Vilaine à l’aval de Rennes (figure 8) on peut en déduire que les transferts d’origine diffuse agricole contribuent tout au plus pour un quart des apports au réseau hydrographique de la région. Plus récemment des mesures ont été réalisées par l’INRA dans deux bassins versants de l’Ouest de la France dont les activités agricoles sont très différentes (figure 9). Les conclusions qui en découlent sont les mêmes que pour le bassin versant de La Fontaine du Theil et ne font que conforter celles de l’étude conduite dans le bassin de la Seine (74 000 km2) qui attribuait à l’origine diffuse agricole 22 % des rejets totaux de phosphore (figure 10). Ce niveau de contribution correspond parfaitement aux estimations récentes pour le Royaume Uni (figure 11). Il ne faut pas toutefois totalement exclure la possible responsabilité des apports de phosphore d’origine agricole dans la manifestation de certains cas d’eutrophisation. Par ailleurs, même si 2 son effet demeure limité, l’agriculture peut apporter sa contribution à l’effort collectif de réduction des transferts de P vers les milieux aquatiques sensibles, dans la mesure où elle n’est pas préjudiciable à son activité. 3- Solutions pour réduire les transferts de phosphore des parcelles cultivées vers le réseau hydrographique Pour limiter les transferts d’origine diffuse il s’agit d’abord de bien identifier dans une exploitation agricole les sources (sol, fertilisation, restitution directe par les animaux) et les vecteurs (ruissellement / érosion, drainage) afin d’adopter les solutions les plus efficaces (figure 12). Parmi celles-ci certains aménagements de l’espace ont fait la preuve de leur efficacité tels l’implantation de haies, talus, bandes enherbées qui visent à ralentir le transfert de l’eau des champs vers les cours d’eau afin de favoriser la fixation du phosphore par le sol. Toutefois, ils s’accompagnent parfois de contraintes qui sont de réels obstacles à leur mise en oeuvre (figure 13). Parmi les techniques culturales envisagées la suppression du labour et son remplacement par des techniques culturales sans labour, voire par le semis direct, se sont avérées très efficace, au moins à court et moyen terme, pour réduire les transferts de phosphore par le ruissellement et l’érosion qui lui est associée (figure 14). Par contre l’effet inverse a été observé pour les transferts de phosphore par les eaux de drainage des parcelles hydromorphes (figure 15). Dans ce cas ce sont les drains qui évacuent l’essentiel de l’excès d’eau et la suppression du labour tend à accroître très fortement la concentration du phosphore dans les eaux qu’ils véhiculent (figure 16). Ce fait s’explique par l’écoulement rapide de l’eau de la surface du sol vers les drains par les voies de circulation préférentielle de l’eau que constituent les galeries et fissures dont la pérennité est d’autant mieux assurée que le sol est peu perturbé par les façons aratoires. Il est enfin logique de concevoir que les transferts de P hors des parcelles cultivées puissent être modifiés en agissant sur la fertilité du sol et sur la fertilisation phosphatée. Celle-ci peut être gérée en vue de maintenir la disponibilité du phosphore dans le sol à un niveau tel qu’il suffit à lui seul pour bien alimenter les plantes. Le niveau requis est toutefois assez élevé et il s’avère que les transferts de P dissous par le ruissellement dépendent étroitement du niveau de disponibilité du phosphore à la surface du sol. Par contre celui-ci n’a que peu d’influence sur les transferts de P total lorsque l’érosion est importante (figure 17). N’apporter du phosphore dans les champs que si nécessaire, et au niveau strictement requis pour satisfaire les besoins d’une production non limitée par cet élément, conduit a la baisse progressive de sa disponibilité dans le sol et, tôt ou tard à la nécessité d’apports réguliers plus ou moins conséquents (figure 19). Or, l’occurrence d’une pluie peu après un apport, qu’il soit de nature organique ou minérale, peut engendrer des pertes de phosphore d’autant plus importantes que le ruissellement ou le drainage interviennent rapidement après l’apport (figure 19) et que l’incorporation du fertilisant est peu profonde et/ou partielle. La contribution respective du sol et de l’effet spécifique imputable à l’apport de fertilisants a pu être déterminé pour une période de 10 ans dans le dispositif expérimental d’Arvalis à La Jaillière (44) (figure 20). La contribution des apports aux transferts par ruissellement et drainage, indépendamment de leur effet sur la disponibilité du P dans le sol, a représenté 36 à 53 % des transferts de P dissous pour les 5 parcelles étudiées. Malgré cela le taux de transfert du phosphore apporté (phosphore perdu imputable à l’apport / quantité de P apporté) a pour toutes les parcelles été inférieur à 1% (figure 21). Les apports de phosphore dans les parcelles cultivées, qu’ils aient pour but d’entretenir un niveau de fertilité acquis ou de satisfaire les besoins des plantes par rapport aux objectifs de production assignés, peuvent donc engendrer des pertes conséquentes que seule 3 l’incorporation systématique au moment de l’apport pourrait fortement réduire, au moins pour la part transférée par ruissellement. 4- Conclusion Le phosphore est le facteur clé de l’eutrophisation. Il en est le facteur de déclenchement mais aussi le seul facteur de maîtrise « durable » dans tous les milieux aquatiques. Le phosphore d’origine diffuse agricole représente tout au plus le quart du phosphore transféré dans le réseau hydrographique à l’échelle du territoire français. Focaliser l’attention sur cette fraction et lui consacrer des moyens importants pour en limiter les transferts dans le réseau hydrographique ne peut donc avoir qu’une efficacité limitée. Quelques solutions peuvent néanmoins être envisagées dont les obstacles à la circulation rapide de l’eau à la surface du sol sont sans doute les plus efficaces. Limiter la disponibilité du P dans le sol et incorporer le P apporté par les engrais ou les effluents avant que les pluies n’engendrent du ruissellement peuvent également y contribuer. 4