ENTRETIEN AVEC EMMANUEL MEIRIEU
Comment avez-vous découvert ces textes ?
Qu’ont-ils déclenché en vous ?
C’est presque la question la plus importante, celle que
je veux me reposer tous les jours, et à chaque lever de
rideau, tout le temps que vivra mon spectacle : qu’ont
déclenché ces mots en moi, la première fois ? De cette
première fois jusqu’à ma première représentation,
deux ans peuvent s’écouler. Et le spectacle vivra ensuite
peut-être quatre, cinq années de tournée. Et je serai là, à
chaque représentation. Comment garder intact, plein,
mon désir de raconter cette histoire ? Comment faire pour
que ces mots ne s’usent pas d’avoir été trop prononcés,
trop écoutés? Cette toute première émotion, celle que
j’ai eue à la lecture de ce texte, c’est celle qu’il faudrait
pouvoir transmettre à chaque représentation, avec la
même intensité. Cette première émotion devrait guider
chacun des gestes qui feront le spectacle… D’adaptation,
de costumes, de lumière, de musique, de maquillage…
Et c’est cette émotion qui me permettra de trouver les
mots pour parler à un acteur avant son entrée en scène.
C’était en 2011, à la rentrée littéraire. Loïc Varraut,
m’a fait découvrir le diptyque de Sorj Chalandon.
J’ai pleuré.
En quoi l’œuvre, depuis ces deux textes réunis,
parle-t-elle d’aujourd’hui ?
D’un état du monde contemporain ?
Cette question, je crois, se pose surtout pour des textes
plus anciens. Racine, Sophocle, Shakespeare… On peut
s’interroger sur l’actualité de ces histoires, de ces mots
à des centaines d’années de nous ; il faut parfois en
démontrer la modernité sur les plateaux ou dans une
interview. Mais je ne porte à la scène que des histoires
écrites aujourd’hui, qui se passent aujourd’hui. Mes
personnages parlent comme nous, ils vivent ou ont
vécu au milieu de nous. Ils portent donc en eux notre
temps, notre monde. Ils nous racontent une part de
notre histoire contemporaine. Dans Mon traître, c’est
celle de l’Irlande républicaine, de ces gosses de Belfast que je voyais au 20 heures en rentrant de l’école, qui
avait le même âge que moi et se battaient contre des tanks avec des cailloux. Celle du martyr de Bobby Sands
et de ses camarades, dont nous avons été témoins indirects. Mais la part de mythe me touche plus encore
que l’actualité politique dans ces textes contemporains. Je cherche toujours le mythe premier, archaïque, les
archétypes, le conte primitif ou naïf, la tragédie antique, la légende derrière l’histoire. Tout ce qui pourrait
la rendre éternelle. Pour Mon traître, ce qui a guidé toute mon adaptation, c’est un conte fantastique que le
père de Tyrone lui raconte quand il est encore enfant et qui le blessera pour la vie. L’histoire d’un petit garçon
qui va casser sa maison et se changer en corbeau. Ce conte a pour moi la puissance et la valeur de l’oracle de
Delphes, des malédictions de Shakespeare. Mon traître est l’histoire vraie d’un combattant irlandais qui a trahi la
cause républicaine. Mais j’ai surtout voulu vous raconter l’histoire d’un enfant martyr qui ne veut pas devenir
un corbeau.
Qu’est-ce qui en fait une pièce théâtrale ? Une œuvre dramatique ? Qu’est-ce qui, pour vous, ici
« fait » théâtre ?
Je suis convaincu qu’on peut faire du théâtre de tout et de mille façons. Après quinze ans, j’ai peut-être trouvé
la mienne. Quand je fais du théâtre, je voudrais que les spectateurs oublient que c’est du théâtre. Je voudrais
que, dès les premiers mots prononcés, ils croient que celui qui leur raconte l’histoire est celui qui l’a vraiment
vécue. Qu’ils croient que ses mots là sont prononcés pour la première fois devant eux ce soir. Avant
Mon traître
,
j’ai adapté le roman de Russell Banks De beaux lendemains, et celui de Joe Connelly Ressusciter les morts. À chaque
Tyrone Meehan : «Lorsque
le petit Français me regardait,
je m’aimais. Je m’aimais dans
ce qu’il croyait de moi, dans ce
qu’il disait de moi, dans ce qu’il
espérait. Je m’aimais, lorsqu’il
marchait à mes côtés comme l’aide
de camp d’un général. Lorsqu’il
prenait soin de moi. Qu’il me
protégeait de son innocence. Je
m’aimais, dans ses attentions,
dans la fierté qu’il me portait. Je
m’aimais, dans cette dignité qu’il
me prêtait, dans ce courage, dans
cet honneur. J’aimais de lui tout
ce que son coeur disait de moi.
Lorsqu’Antoine me regardait, il
voyait le Fianna triomphant, le
compagnon de Tom Willams, le
rebelle de Crumlin, l’insoumis de
Long Kesh.
Je lui devais une part de vérité. Je
lui devais un autre regard, le vrai,
celui de l’homme sali. Celui du
déloyal, de l’infidèle. Je voulais
qu’il aronte ces yeux-là. Qu’il les
connaisse.»
EXTRAIT