
generis, au-delà de l’accord des subjectivi-
tés individuelles, n’existe pas. Il n’y a donc
pas, a priori, de responsabilité vis-à-vis
d’elle. Si les préconisations économiques
produisent des catastrophes, c’est du fait
de défaillances des acteurs, d’effets per-
vers8, de défaut d’information ou de
défauts de rationalité, du fait des limita-
tions cognitives des acteurs. Il devient
ainsi plus aisé de comprendre que, si les
politiques dites de « lutte contre la pau -
vreté dans le monde » ne fonctionnent
pas, ces politiques ne seront jamais mises
en cause car finalement la responsabilité
en incombe aux acteurs en général dans
leur mise en œuvre de ces politiques,
et plus particulièrement aux pauvres
eux-mêmes. Voilà pourquoi les écono -
mistes qui inspirent les orien tations de
la Banque mondiale ont-ils pu préconiser
le « consen sus de Washington » et les
politiques d’ajustement structurel qui ont
conduit à des crises sociales dans les pays
du Sud d’une gravité telle que la termino-
logie est abandonnée. Ces mêmes écono-
mistes recommandent aujourd’hui des
politiques de « lutte contre la pauvreté »
qui ne sont qu’un nouvel habillage sous la
formule du nécessaire empowerment.
Alors que, dans la tradition de G. Becker,
les économistes prétendent pouvoir
expliquer l’action sociale dans la logique
du choix individuel rationnel, l’affirma-
tion du caractère scientifique pur de la
théorie les exonère de toute responsa-
bilité. De ce fait toute considération
éthique et politique est rejetée dans la
métaphysique ou encore du côté de
tentations totalitaires. En effet, selon
Frederic Hayek qui occupe une place
centrale dans le renouvellement des
représentations et croyances économi-
ques, le garant de la liberté est la recon-
naissance par les hommes d’or dres
sociaux spontanés, produits de leurs
actions, mais non de leurs desseins, selon
la tradition des Lumières écossaises. De
ce fait, on n’a pas à se soucier de la
cohésion sociale, la place du pouvoir est
laissée vacante, et le marché permet d’é-
vacuer toute tentative de transfor -
mation de l’ordre social, assimilée à un
délire de toute-puissance et à une forme
de totalitarisme. L’opacité du social est
garante de la liberté. La justice ne
concerne que les conduites personnelles
et l’expression « justice sociale » est pri-
vée de sens, à moins de revenir à des
formes de pensée qui, selon cette vision,
font de l’action collective et volontaire
des outils de transformation sociale por-
teurs d’ordres totalitaires. Dans ce cadre
de croyance, aujourd’hui dominant avec
de multiples variantes, poser la respon-
sabilité des économistes est impensable,
voire suspect.
Le renouvellement de l’intérêt pour les
institutions à l’intérieur de la théorie
économique ne contredit pas cette pos-
ture dans la mesure où, contrairement au
vieil institutionnalisme, avec le néo-insti-
tutionnalisme, les institutions sont le pro-
duit du choix des agents, elles sont une
création humaine à un moment donné.
Conformément aux principes d’une phi-
losophie pragmatique, la société écono-
mique est le résultat d’arrangements
volontaires produits par des agents
rationnels (même si la rationalité est limi-
tée, incomplète) qui varient avec les cir-
constances. Contrairement à la grande
tradition de l’économie politique, la régu-
lation de la société globale ne se pose
donc pas.
Les économistes seraient ainsi au-dessus
de tout soupçon. Et pourtant, est-ce au
nom de la neutralité scientifique que l’im-
plication de Milton Friedman dans la défi-
nition de la politique économique au
Chili sous le général Pinochet, et l’expéri-
mentation en grandeur nature de ce qui
deviendra le modèle néo-libéral domi-
nant, peuvent être évaluées ? Que dire de
son influence auprès de la Russie dans la
définition du programme de la transition
à l’économie de marché en cent jours !
En effet, tout comme les économistes
du FMI et ceux proches de l’administra-
tion américaine d’alors, il défendait la
« thérapie de choc » pour la transition
à l’économie de marché. Quand cette
« thérapie » eut produit tous ses effets, la
crise financière a éclaté en 1998. Le FMI
et la Banque mondiale ont alors massive-
ment prêté à la Russie, malgré la corrup-
tion et malgré l’interdiction théorique de
prêts aux États corrompus, largement
appliquée pour de petits États, par exem-
ple pour le Kenya qui s’est vu refuser un
prêt à ce moment-là. Trois semaines
après l’octroi de nouveaux crédits, la
Russie annonçait une suspension unilaté-
rale des paiements et une dévaluation du
rouble. Ces mesures n’ont fait que gon-
fler les avoirs des oligarques russes en
Suisse ou à Chypre, déjà alimentés par les
résultats des privatisations, et conforter
le pouvoir de Boris Eltsine, soutenu par
les gouvernements occidentaux. Le résul-
tat de la thérapie de choc est édifiant :
baisse du PIB, hausse de la pauvreté et
des inégalités, effondrement des classes
moyennes. Comme l’écrit Joseph Stiglitz :
«On a rarement vu un écart aussi gigan-
tesque entre les attentes et la réalité que
dans la transition du communisme au mar-
ché. On était sûr que la combinaison priva-
tisation-libéralisation-décentralisation allait
vite conduire, peut-être après une période
brève de transition, à une immense aug-
mentation de la production9.»
Michel Camdessus, alors directeur du
FMI, n’a jamais désavoué les présupposés
économiques qui avaient guidé les politi-
ques dont il avait la responsabilité.
Pourtant, dans le cas concret de la
Russie, le déni de la nécessaire prise en
compte des conditions sociales des poli-
tiques économiques et l’euphorie de la
toute-puissance du marché se sont
apparentés à une caution donnée à une
corruption manifeste.
Quels que soient les résultats immédiats,
les institutions financières internationales
et les économistes qui les inspirent igno-
rent les effets immédiats de leurs mesu-
res sur un pays, car les effets pervers
sont analysés comme passage obligé,
comme épreuve d’assainissement, pour
un processus à long terme visant au
« développement humain ». Où sont les
interrogations des économistes à propos
de la famine au Niger, longtemps niée et
maintenant traitée comme catastrophe
naturelle ? Les conditions climatiques
ou les invasions de criquets, bien réelles,
sont loin en effet d’en être les seules
causes. Selon les critères des institutions
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Sociétal N° 50 g4etrimestre 2005
L’ÉCONOMIE EST-ELLE UNE SCIENCE ?
8. A.O.Hirschman, Deux siècles de rhétorique
réactionnaire, Fayard, 1991.
9. J.E. Stiglitz, La Grande Désillusion, p.202, Fayard,
2002.