L`idéologie sécuritaire du capitalisme : la « gouvernance »

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THIERRY POUCH
Article paru dans la revue L’Homme et la Société
Numéro 154-2005
L’idéologie sécuritaire du capitalisme : la
« gouvernance »
Thierry Pouch*
L
es vingt dernières années du vingtième siècle auront été celles
de l’affirmation d’un ordre mondial centré sur la finance. Une
finance globalisée. Dans toutes leurs ambitions, leurs projets,
leurs stratégies économiques, les hommes furent, à partir de là,
sommés de s’en remettre au marché, à ses indicateurs de performance, à
l’efficacité supposée de ses mécanismes d’allocation du capital puisque,
très tôt, les forces sociales qui étaient parvenues à se débarrasser de
l’interventionnisme étatique, les avaient convaincus que la globalisation
financière constituait une « aventure obligée »1.
La période écoulée est suffisamment longue pour pouvoir prendre la
mesure du rôle décisif joué par l’État dans la formation de cette finance
globalisée. Si le terrain avait été préparé depuis longtemps, c’est-à-dire
dès le lendemain de la guerre, par des économistes acharnés et déterminés
à porter le discrédit sur les politiques étatiques d’intervention jugées
inefficaces au regard de l’équilibre spontané du marché, l’acte fondateur
de la globalisation financière s’est situé aux débuts de la décennie quatrevingt, lorsque l’Administration républicaine américaine et les
conservateurs anglais, sous l’impulsion de R. Reagan et de M. Thatcher,
persuadèrent les sociétés que, désormais, le profit dicterait les codes de
conduite de chacun d’entre nous. Par un formidable travail de persuasion,
l’ensemble de ces forces sociales, économiques et financières, mais aussi
politiques, intellectuelles, pour l’occasion alliées, réussit à imprégner les
esprits de cette idée selon laquelle la sécurité économique, fondée
antérieurement sur l’intervention de l’État et sur une articulation de
*
Université de Marne La Vallée, Laboratoire Organisation et Efficacité de la
Production et Atelier de Recherches Théoriques François Perroux. E-Mail :
[email protected]
1
J’ai bénéficié, lors d’une première version de ce travail, des critiques et suggestions
particulièrement pertinentes adressées par Michel Kail, Richard Sobel et Jean-Pierre
Garnier. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés.
GOUVERNANCE
2
l’économique et du social, constituait une entrave à leur enrichissement, à
leur croissance économique et, par voie de conséquence, à la production
de richesses, signe fondamental au travers duquel pouvait, depuis plus de
deux siècles, s’évaluer le progrès général des sociétés humaines. Libérés
de toutes les formes de contraintes, de réglementations et des systèmes
idéologiques, les flux mondiaux de capitaux ne pouvaient qu’installer,
disait-on, les économies sur un sentier de croissance durable et stable, tout
en garantissant la maximisation des bénéfices à ceux qui y seraient, d’une
manière ou d’une autre, impliqués. L’économie financiarisée pouvait
fonctionner sur le mode du « enrichissez-vous », lancé autrefois par
Guizot.
Mais, l’économie mondiale s’est dérobée. Ces gigantesques flux de
capitaux qui animent depuis plus de vingt ans cette économie mondiale,
n’ont pas réduit les écarts de richesses entre les pôles industrialisés et les
autres régions du monde. Au contraire, ils les ont accentués. On a offert
au capitalisme des degrés de liberté supplémentaires pour surmonter une
crise de rentabilité dont il éprouve quelque difficulté à sortir, mais on a
dé-structuré des sociétés entières en les sommant d’intégrer cette
économie mondiale. Ces flux n’ont pas non plus installé les sociétés sur
un sentier de croissance stable et durable ni permis la baisse du nombre de
sans-emploi.
A pu surgir alors une première menace. Celle de la contestation, dont
on a vu qu’elle pouvait parfois intimider, mais intimider seulement, les
détenteurs de capitaux, les institutions internationales, les gouvernements.
Seattle 1999, Gênes 2001, Cancún 2003. Les grèves de l’automne 1995
en France ont même été perçues comme un, sinon le, point de départ de
cette contestation. Quoi que l’on pense de ce que l’on qualifie désormais
de « nouveaux mouvements sociaux », de leur absence de radicalité face à
la violence du capitalisme, il demeure que leur éclosion a provoqué une
peur chez les tenants de la globalisation financière. Les inégalités se
creusant, des réponses se forment et attisent la critique, et se traduisent
parfois en actes. Cette contestation figure depuis peu dans les
préoccupations relatives au devenir de la globalisation. Il suffit pour s’en
rendre compte de lire l’un des derniers rapports du Conseil d’Analyse
Économique, intitulé « Gouvernance mondiale », pour prendre la mesure
de l’inquiétude, voire de la peur, qui s’est emparée des experts placés
auprès du Premier Ministre de la France, les obligeant à intervenir et à
mobiliser leurs savoirs afin de proposer un ou des modes de
« gouvernance »2.
De manière pratiquement concomitante, une seconde menace s’est
révélée. La multiplication des faillites, des contre-performances, des
2
Lire P. Jacquet, J. Pisani-Ferry et L. Tubiana [2002], Gouvernance mondiale, Conseil
d’Analyse Économique, La Documentation française.
3
THIERRY POUCH
révélations de comptes falsifiés, ou, en d’autres termes, la montée de
l’instabilité financière des entreprises, a été un puissant révélateur des
crises endogènes que connaît l’entreprise. Mais là encore, il est stupéfiant
de constater que ces crises financières propres à la firme soient imputées à
un manque de transparence des comptes, à une défaillance de la
« gouvernance » d’entreprise. L’urgence d’une réflexion assorties de
propositions pour gouverner l’économie mondiale s’est amplifiée après
les attentats du 11 septembre 2001.
Que ce soit à l’échelle mondiale ou à celle de la firme, les économistes
ne ménagent plus leurs efforts pour définir, presque dans l’urgence, des
procédures visant à stabiliser à court terme et à réguler à plus long terme
la finance globalisée. Efforts pour re-posséder, s’emparer pour mieux les
réactiver, des promesses qui se sont dérobées. D’où le maître mot de
« gouvernance », mot magique qu’il va s’agir ici de décortiquer, afin d’en
saisir les fondements, mais surtout, d’en dégager les objectifs non
affichés. Notion partout présente désormais, envahissant la littérature sur
les relations internationales, les crises qui les ponctuent ou qui les
structurent. De cette « gouvernance », on escompte une capacité à
identifier les risques dont est porteuse la finance globalisée, à prévenir les
crises financières, les crises bancaires et de change, à préserver les
bienfaits du capitalisme. Ces trois fonctions de la « gouvernance »
conduisent à penser que les économistes se font parfois sismologues, visà-vis desquels les populations expriment des demandes pour que leurs
savants calculs prévisionnels les préviennent des séismes.
C’est pourquoi on s’attachera dans un premier temps à localiser
l’origine de la notion de « gouvernance » et en quoi celle-ci traduit le
souci de la sécurité dans une économie ayant voulu s’affranchir de toutes
les formes d’intrusion dans les mécanismes de marché, au sens étatique
du terme. On ne s’y attardera pas bien longtemps tant est connu l’emprunt
d’une telle notion effectué par l’économie à la gestion. En revanche, on
s’arrêtera suffisamment dans un second temps sur ses fonctions, sur ce
que l’on attend d’elle en matière de sécurité économique et financière
dans un capitalisme toujours en crise et en proie à des formes
embryonnaires ou affirmées de contestation. Car, au-delà d’une recherche
de sécurité, la « gouvernance » va exercer un rôle tout à fait particulier sur
le monde social. Davantage qu’une simple sécurité des marchés
financiers, la « gouvernance » exprime la recherche d’un intérêt collectif,
un « bien public mondial » pour reprendre une terminologie très
économique. On pourra suggérer, à partir de là, une interprétation du type
de société que le capitalisme globalisé est en train de préparer au travers
de cette « gouvernance ». L’article se terminera sur une analyse de la
demande de « gouvernance », car la notion n’a acquis de légitimité que
parce qu’elle a été nourrie par les critiques des organisations non
gouvernementales. On montrera que, pour participer à l’écriture de
GOUVERNANCE
4
l’histoire de la mondialisation, ces ONG n’hésitent pas à se rendre
complices des acteurs de la mondialisation capitaliste.
Small is beautiful
L’acharnement avec lequel les économistes d’obédience monétariste
et/ou autrichienne ont œuvré pour que toute forme d’interventionnisme
étatique disparaisse du champ et de la pratique économiques, a fait voler
en éclats le système keynésien, système tant regretté aujourd’hui par une
large frange de la communauté des économistes, voire des altermondialistes, et fait se propager la finance par delà les frontières3. C’est
de cette globalisation financière que l’on attendait les regains de
croissance, de nouvelles dépenses d’investissements axées sur le
développement de la cognition et de l’immatériel, la baisse du chômage,
une meilleure donc plus efficace allocation des facteurs de production, et
plus spécifiquement du capital. Bref, de cette globalisation financière
devait se dessiner une sortie de crise. Toutes les barrières sont tombées
rapidement, à commencer par cette première entaille de 1971 dans le
dispositif de pilotage des taux de change et de la circulation des capitaux
que furent les accords de Bretton-Woods signés en 1944. C’est bien parce
qu’ils incarnaient la puissance de l’État que les dispositifs de sécurité
monétaire et financière furent progressivement démantelés. Or, depuis
1971, les crises financières, bancaires et de change, voire les trois à la
fois, sont plus nombreuses que lorsque le processus de pacification des
relations monétaires et financières opérait dans l’économie mondiale
après la signature de ces accords de Bretton-Woods4. Puisqu’elles
exercent un impact réel, souvent brutal, sur les décisions d’investir et sur
la croissance et l’emploi, les crises financières, bancaires ou de change
doivent être maîtrisées rapidement avant qu’elles ne se généralisent et se
transforment en une crise mondiale qui rappellerait l’épisode des années
trente.
L’originalité de la période actuelle réside dans le risque de contagion
des crises. Un choc local peut se transformer, étant donné l’état
d’intégration de l’économie et de la finance mondiales, en crise globale
durant laquelle les comportements des agents deviennent mimétiques, se
modifient brutalement au risque de devenir irrationnels et de
compromettre la détermination des prix des actifs financiers et
3
Nous distinguons volontairement l’école de Chicago monétariste, regroupée autour de
Milton Friedman, et l’ école autrichienne, dont l’une des chefs de fil fut Friedrich A. Hayek.
Distinction d’autant plus importante que, la plupart du temps, il arrive qu’on les assimile
abusivement.
4
Un certain consensus semble se former autour de ce constat d’une progressive mais
réelle multiplication des crises financières. Lire par exemple R. Boyer, M. Dehove et D.
Plihon [2004], Les crises financières, Rapport du CAE, La Documentation française, B.
Eichengreen [2003], Capital Flows and Crises, The MIT Press, ou A. Orléan [1999], Le
pouvoir de la finance, éditions Odile Jacob.
5
THIERRY POUCH
l’allocation des capitaux. S’exprimant au travers de la notion de
« gouvernance », le besoin de sécurité dans et pour l’économie mondiale
traduit l’angoisse des marchés de voir se dévaloriser les capitaux, les
dettes ne pas être remboursées, l’intermédiation bancaire se disloquer et
compromettre ainsi le mode de financement général de l’économie et des
échanges internationaux par la multiplication de faillites et la contraction
du crédit. La multiplication des appels à une meilleure « gouvernance »
économique et financière constitue l’indice d’une panique qui s’est
emparée des économistes et des politiques. Ce qui est en jeu est la
poursuite de la production de richesses, le maintien en vie du capitalisme
et la pérennité de la démocratie5.
Mais les instruments traditionnels de la politique économique ayant été
happés, phagocytés par le processus de dérégulation et apparaissant de
moins en moins efficaces, en tout cas incapables de porter remède à
l’instabilité financière et à ses effets immédiats sur l’économie réelle, il
fallait déployer des analyses destinées à construire des procédures de
gestion, des méthodes de gouvernement destinées à prévenir les crises
financières. Dans le même temps, la nécessité de déployer de nouveaux
principes de légitimation de la mondialisation repose sur la prise de
conscience que la montée de la contestation à l’échelle mondiale prend
pour cible les principales institutions internationales à qui l’on reproche le
manque de transparence et de servir les intérêts des puissances
dominantes.
Aussi s’est-on tourné vers l’entreprise, qui a très tôt posé le problème
de sa « gouvernance », c’est-à-dire des relations internes entre toutes les
parties concernées par le devenir de l’entreprise, en l’occurrence les
propriétaires ou actionnaires et les mandataires qui ont la charge de
définir et d’appliquer des instruments pour atteindre des objectifs
conformes aux intérêts de ces détenteurs de droits de propriété sur
l’entreprise6. L’efficacité de la « gouvernance » de l’entreprise repose
alors sur l’engagement de chaque partie à respecter les contrats qui les lie
aux autres. L’idée de « gouvernance » ne se réduit pas, par conséquent, à
un clivage, à une maîtrise du rapport de force entre les actionnaires et les
gestionnaires-managers. En effet, dans la mesure où l’entreprise
recherche des instruments lui permettant de persévérer dans son être
économique et financier, les détenteurs de droits de propriété ont tout
intérêt à impliquer les autres acteurs de l’entreprise en les convainquant
que, en cas de défaillance, ils ont eux aussi, beaucoup à perdre. Toute une
chaîne d’intérêts se trouve comme sous-tendue par le devenir de
5
C’est l’un des points que développent des auteurs comme M. Aglietta et A. Rébérioux
[2004], Les Dérives du capitalisme financier , éditions Albin Michel, notamment dans le
chapitre IX.
6
Sur l’histoire de la gouvernance, lire l’ouvrage de R. Pérez [2003], La gouvernance de
l’entreprise, éditions La Découverte, coll. « Repères ».
GOUVERNANCE
6
l’entreprise, presque figée sur sa bonne marche économique, financière et
comptable. L’actionnaire (dividendes), le manager (pouvoir décisionnel),
le salarié (emploi), le fournisseur (recouvrement des échéances), le
banquier (remboursement de l’emprunt), la ou les régions (bassins
d’emplois et fiscalité locale), l’État (fiscalité, subventions), se trouvent
comme subsumés sous la logique de l’activité de l’entreprise et sous sa
« bonne gouvernance », c’est-à-dire sous l’exigence de la transparence de
ses comptes et de ses agissements. La logique de la « gouvernance » est
une logique du consensus. Elle constitue une tentative d’harmonisation
des intérêts de chacun, y compris et plus spécifiquement les salariés, dont
les comportements et les attentes doivent être indexés, alignés sur ceux
des dirigeants de l’entreprise. De ce point de vue, la « gouvernance »
voudrait dessiner une sorte de démocratie d’entreprise, au sens d’entité
collective axée sur un intérêt commun, la production de richesses, dont
chacun est en mesure de tirer des bénéfices pour peu qu’aucun d’entre
eux n’entrave le bon fonctionnement de la firme. Elle sous-entendrait que
l’entreprise n’est pas, ou ne devrait plus être la propriété des actionnaires,
mais une institution démocratique.
La « gouvernance » de la mondialisation, financière en l’occurrence,
participe d’une extension de l’approche gouvernementale de l’entreprise
au système financier globalisé. De même que les faillites sont imputables
à des défauts dans la « gouvernance » de l’entreprise, dont les différentes
instances sont trop peu transparentes (sous-estimation de l’endettement et
surévaluation de la valeur des actifs par exemple), les crises financières
ont pour origine une insuffisance de lisibilité des décisions prises par les
grandes institutions internationales en matière de flux financiers.
Révélatrices d’une prédominance du résultat à court terme de l’entreprise
poussant les actionnaires à prendre des risques inconsidérés avec, parfois,
la complicité de cabinets d’audit accréditant le maquillage des comptes de
la firme afin de rassurer actionnaires, analystes financiers et investisseurs,
les défaillances dans la « gouvernance » du système financier globalisé
constituent désormais l’explication des crises financières récurrentes
(explosion du crédit bancaire engendrant un surinvestissement des
entreprises et provoquant une suraccumulation de capital à l’échelle
nationale, spéculations sur les taux de change, incontrôlées par les
institutions internationales, notamment le Fonds Monétaire International
depuis l’éclatement du dispositif de la fixité des parités des devises…)7.
La construction d’une « gouvernance » de la mondialisation doit répondre
7
On sait par exemple, pour reprendre le cas de figure d’Enron, que le cabinet d’audit
Andersen a vu sa responsabilité impliquée dans la faillite. Se reporter sur ce point à C.
Sauviat [2002], « Nouveau pouvoir financier et modèle d’entreprise : une source de fragilité
systémique », Revue de l’IRES, numéro 40, p. 37-68, ainsi que P. Roturier et C. Serfati
[2002], « Enron, la ‘communauté’ et le capital financier », Revue de l’IRES, numéro 40, p.
6-29.
7
THIERRY POUCH
aux menaces auxquelles est exposé le capitalisme. Menaces économiques,
puisque les crises financières exercent des répercussions sur la croissance
économique avec, à la clé, des risques de récession et donc de perte de
bien-être, et menaces sociales dans la mesure où les contestations peuvent
se structurer autour d’un projet d’alternative au capitalisme globalisé. La
« gouvernance » aurait alors pour mission de généraliser le principe
propre à l’entreprise, à savoir produire une logique consensuelle autour
des bienfaits de la globalisation financière et de sa stabilité, et, plus
généralement, du rôle du capitalisme dans le progrès général des sociétés.
Pour se protéger de la violence individuelle ou collective, le capitalisme,
lorsqu’il ne peut lui-même supplanter la violence par l’exerce de sa
propre violence, produit des croyances, des mythologies, dont
s’imprègnent les sociétés par le biais d’institutions diverses,
internationales, nationales, publiques ou privées.
Même si l’on peut considérer que la globalisation financière a opéré un
retour dans la sphère du politique, le paradoxe d’une finance et d’une
économie libéralisées infléchissant leur certitude placée dans une toute
« puissance » des marchés n’est qu’apparent, car, dans cette recherche de
la « gouvernance » mondiale, on voit bien que c’est l’entreprise qui dicte
les conduites à adopter. En tant que vecteur de la production de richesses
et unique entité à partir de laquelle le bien-être des populations s’élève,
l’entreprise imprime, oriente le comportement des États qui, durant les
trente dernières années, ont oeuvré pour que la finance se globalise, l’un
des symboles étant la construction monétaire et financière de l’Europe
sous le joug du couple franco-allemand et des institutions qui ont en
charge la gestion du devenir de la globalisation financière. Il s’agit bien
alors d’un transfert des modes de l’intervention publique vers l’entreprise,
d’un accaparement du politique par l’économique et le financier, d’un
réglage de l’exercice du pouvoir politique et institutionnel sur le
fonctionnement de l’entreprise.
Si les États et les institutions sont incités à rechercher des instruments
de « gouvernance » de la mondialisation, c’est précisément parce qu’ils
prennent conscience que la globalisation économique et financière est
« loin d’être un succès sans partage », que les « dysfonctionnements sont
nombreux et impossibles à surmonter sans un changement profond dans
les relations internationales », bref que les marchés ne sont pas parfaits,
alors que toute une littérature économique nous avait présenté cette
globalisation financière comme le modèle par excellence de l’efficience
allocative8. L’apologie de la perfection des mécanismes de marché
8
Ces citations sont extraites de P. Jacquet, J. Pisani-Ferry et L. Tubiana [2003] « À la
recherche de la gouvernance mondiale », Revue d’économie financière, numéro 70, p. 70-83,
et de M. Aglietta [2002], « Régulation économique internationale », Encyclopaedia
Universalis, Corpus. Sur la conviction que la globalisation financière devait contribuer à une
GOUVERNANCE
8
constituerait en réalité une croyance, une comédie comme l’indiquait en
son temps G. Bataille, par laquelle les économistes et tous ceux qui ont
intérêt à ce qu’il en soit ainsi, se trompent et dissimulent aux hommes la
brutalité des rapports sociaux dans l’économie capitaliste.
D’autres auteurs ont pu indiquer que le processus de dérégulation, les
privatisations des économies, voire la liberté outrancière accordée aux
agents financiers ont engendré désastres économiques et compromis
l’efficacité du système capitaliste9. L’intérêt de ces déclarations réside
dans le fait que c’est moins l’efficacité de la globalisation financière qui
est en cause que son éthique. Ne mesurant que les risques que comporte la
globalisation financière pour la sauvegarde du capitalisme, et non son
principe même, le discours économique apparaît pour ce qu’il est, un
discours peu rassuré, affligé que les marchés ne fonctionnent pas aussi
efficacement que l’affirme la théorie, que le capitalisme est en crise
permanente, et donc un discours qui cherche à surmonter ses peurs par
des dispositifs de « gouvernance » à l’échelle mondiale. La fonction
première de la « gouvernance » mondiale résiderait alors dans l’impératif
de désamorçage de ces risques et menaces qui apparaissent d’ailleurs fort
bien identifiés par l’ensemble des acteurs de l’économie et de la finance
globalisées : répercussions des crises financières sur la production de
richesses, pauvreté à l’échelle mondiale risquant de déclencher des
révoltes, déclassement des économies industrialisées occidentales dans la
compétition internationale, généralisation des pratiques de blanchiment
d’argent, autant de menaces appelant des formes d’intervention, de
transparence dans les décisions prises, destinées à rendre plus sûr le
capitalisme. La « gouvernance » de la mondialisation constituerait donc
un principe général de sécurisation du capitalisme. Elle est l’expression
d’une demande de crédibilité du système, elle même nourrie par la peur
de voir le capitalisme s’autodétruire. Le parallélisme entre les institutions
internationales et l’entreprise est d’ailleurs explicitement établi par les
économistes eux-mêmes, comme en témoigne cette citation :
« Ainsi, la bonne gouvernance d’un système économique et social, comme d’une entreprise,
c’est tout ce qui lui permet d’abord – exigence minimale – de vivre, ensuite – ambition
supplémentaire et légitime – et prospérer »10
meilleure efficience de l’allocation du capital, consulter M. Aglietta, A. Brender et V.
Coudert [1990], Globalisation financière : l’aventure obligée, éditions Economica.
9
Se reporter par exemple à un auteur qui très tôt, a anticipé les conséquences de la
globalisation financière. Lire, R. Kuttner [1991], The End of laisser-faire, A. L. Knopf, New
York.
10
C. de Boissieu [2002], « commentaire » au rapport de synthèse Gouvernance
mondiale : les institutions économiques de la mondialisation, P. Jacquet, J. Pisani-Ferry et
L. Tubiana, opus cité, p. 119-126.
9
THIERRY POUCH
La fonction politique de la « gouvernance »
En admettant que la recherche de la « gouvernance » de la
mondialisation s’inscrive historiquement dans le tournant de la fin du
vingtième siècle, on ne peut qu’être interpellé par le revirement des
discours sur cette mondialisation. Les deux dernières décennies de ce
siècle avait en effet fait la démonstration que, pour rassurer des marchés
financiers, les États ont dû apporter la preuve qu’ils pouvaient renoncer à
des pratiques interventionnistes pourtant rendus indispensables avant
comme après la guerre, en raison de la menace que représentait à l’époque
l’Union soviétique. On pourrait de ce point de vue, établir la longue liste
de tous les renoncements gouvernementaux qui ont scandé les années
quatre-vingt, et tout particulièrement en France, durant le premier
septennat de F. Mitterrand. Mais il ne s’agit que d’un revirement relatif,
tant apparaît ancrée dans les esprits que la crise signale un défaut de
« gouvernance », et dont la résolution passerait par une application des
principes de corporate governance, tels qu’on les trouve dans l’entreprise,
aux institutions internationales et donc aux États qui les composent. L’un
des principes fondamentaux de la « gouvernance » de la mondialisation a
trait au souci de la transparence, c’est-à-dire aux correctifs à apporter à la
culture du secret qui structurait jusqu’à présent les décisions prises par de
telles institutions – pensons en particulier aux Plans d’Ajustement
Structurel imposés aux pays en voie de développement par le Fonds
Monétaire International, et les désastres qu’ils ont engendrés. C’est sur ce
thème de l’aggravation de la pauvreté dans les pays du Sud par les
directives du FMI ou de la Banque Mondiale qu’ont pris forme les
critiques émanant des Organisations Non Gouvernementales (ONG).
Elles ont pris pour cible privilégiée toutes les institutions internationales
qui sont perçues, au travers du Consensus de Washington, comme des
organisations non démocratiques dans lesquelles se prennent des
décisions destinées à évincer toutes les entraves au libre-échange et
contrecarrant toutes les autres demandes exprimées par les ONG, à savoir
la protection de l’environnement, la sécurité alimentaire, le respect de la
diversité culturelle...
La « gouvernance » de la mondialisation doit donc opérer à plusieurs
niveaux. On y trouve d’abord des considérations techniques, renvoyant à
cet objectif d’amélioration du fonctionnement des marchés, financiers en
l’occurrence, et allant d’un renforcement des dispositifs informationnels à
destination des opérateurs de ces marchés financiers, à l’amélioration des
régimes de surveillance et de contrôle bancaires, à l’inscription de la
stabilité financière dans les objectifs des politiques monétaires définies
par les Banques centrales, en passant par l’intégration des enseignements
de l’histoire financière dans la « gouvernance », c’est-à-dire les origines
et les modes de déclenchement des crises financières antérieures, afin de
mieux anticiper les crises futures et les outils régulateurs de la finance
GOUVERNANCE
10
globale. Certains économistes n’hésitent pas, dans ce registre, à
préconiser un recours à des procédures informatisées de contrôle des flux
bancaires et financiers destinées à faire éclore une coopération
instantanée, fondement d’une réduction des temps de réaction des
autorités monétaires et financières11. On pourrait se demander jusqu’à
quel point ce type d’instrument ne traduit pas une volonté de se
débarrasser des hommes, incapables de maîtriser et de sécuriser les flux
monétaires et financiers, au profit de la machine électronique, ce qui
renverrait à ce vieux fantasme très occidental de rompre avec l’impureté
de la matérialité, celle de la monnaie, manipulée par des corps, échappant
à tout contrôle12. Il faut entendre par là la volonté de privilégier la gestion
et les prévisions des conséquences des dérèglements qui affectent le
capitalisme, signifiant un renoncement à la connaissance approfondie de
celui-ci. Bref, privilégier le calcul, et accentuer la dépolitisation du
monde.
Un deuxième aspect de la « gouvernance » réside dans l’attention qui
est portée aux instruments plus politiques qui permettraient d’affirmer la
légitimité de la mondialisation financière. L’objectif est de construire des
instances politiques légitimes dont le rôle serait de garantir un droit
économique international assorti d’une définition des missions et mandats
des différentes institutions internationales. Beaucoup ont vu dans la
proposition de l’ancien Président de la Commission européenne, J.
Delors, de créer un Conseil de sécurité économique et social, bâti en
quelque sorte sur le modèle du Conseil de sécurité de l’ONU, une piste à
explorer pour asseoir la « gouvernance » de la mondialisation. D’autres
projets ont pu prendre forme, notamment pour répondre aux demandes de
la société, telle la création d’une Organisation mondiale de
l’environnement ou un renforcement des prérogatives d’institutions
anciennes comme l’Organisation internationale du travail.
Mais l’essentiel des projets relatifs à la création d’une
« gouvernance » mondiale réside dans l’intention d’associer toutes les
composantes la « société civile » ainsi que les pays en voie de
développement au fonctionnement des institutions multilatérales, sans que
ceux-ci ne détiennent, est-il besoin de le préciser, de droit de regard sur
leurs décisions. Il est clairement établi sur ce point un lien de causalité
entre les promesses déçues de la mondialisation et les menaces de
11
C’est ce qu’avance M. Aglietta dans M. Aglietta [2004], « La souveraineté monétaire
à l’heure de la globalisation », in É. Dourille-Feer et J. Nishikawa (éds.), La finance et la
monnaie à l’âge de la mondialisation, éditions L’Harmattan, coll. « L’esprit économique »,
p. 17-39.
12
On consultera sur ce point l’approche critique d’un tel fantasme que développe de
manière fort convaincante L. Raineau [2004], L’utopie de la monnaie immatérielle, Presses
Universitaires de France, coll. « sociologie critique », en particulier les chapitres IV et VI de
la deuxième partie.
11
THIERRY POUCH
radicalisation des populations qui n’ont pas bénéficié des retombées
positives de l’économie mondiale, menaces pouvant aller jusqu’à nourrir
le terrorisme et appelant des dispositifs de sécurité économique et
financière13. On retrouve le principe fondamental de la « gouvernance »
de l’entreprise, appliqué ici aux relations économiques internationales, à
savoir, l’alignement de toutes les parties de la société sur le projet d’une
mondialisation capitaliste, dont il est dit qu’elle est de nature à faire
rejaillir sur elles tous ces bénéfices. La logique est par conséquent
transactionnelle, devant ouvrir la voie à la construction d’un bien
commun, d’une mondialisation dans laquelle chacun des peuples doit se
reconnaître. Sécuriser la mondialisation du capitalisme, comme on
sécurisait au dix-septième siècle les royaumes par des politiques de
stockage, de régulation ou d’ouverture aux importations des denrées
agricoles afin de contenir les risques de révoltes lors des phases de
disette14.
Ce recadrage de la finance dans sa mission originelle, qui est de
financer l’investissement des entreprises et donc de promouvoir le progrès
social, doit reposer sur une légitimité partagée par toutes les parties
prenantes du capitalisme. Mais cette légitimité partagée appelle tout un
travail de persuasion des esprits les plus contestataires, et d’intégration
des éléments les plus critiques à l’endroit de la mondialisation. En
d’autres termes, l’intention des économistes et autres dirigeants est bien
de fusionner deux idées : que l’entreprise constitue une entité collective et
que la mondialisation, présentée comme une nécessité, sans autre
alternative possible, soit assortie de mécanismes de surveillance et de
procédures de négociation auxquels participeraient les citoyens par la voie
des ONG15.
Cette fonction première en dissimule une autre, plus politique celle-là,
et similaire sans doute à celle que décrivait H. Marcuse dans L’Homme
unidimensionnel. Le capitalisme, dès lors qu’il se sent menacé par des
critiques et des mouvements socio-politiques pouvant déboucher sur des
alternatives politiques et économiques, tente et parvient à les intégrer, les
phagocyter, pour mieux persévérer dans son être, et apporter la
démonstration, comme ne cesse de le rappeler un économiste comme M.
Aglietta, qu’il est le seul et unique système à être en mesure d’élever le
niveau des richesses produites et le bien-être des populations en même
13
Lire la sixième partie du rapport de synthèse de Jacquet, Pisani-Ferry et Tubiana, déjà
cité, p. 92-107.
14
Lire sur ce point M. Foucault [2004], Sécurité, territoire, population, Cours au
Collège de France, 1977-1978, Hautes études, éditions Gallimard et Le Seuil.
15
On peut lire, toujours dans le rapport au Conseil d’Analyse Économique de Jacquet et
alii., mais sous la plume de P. Lamy et Z. Laïdi, que la gouvernance mondiale se définit
« comme les processus par lesquels les sociétés politique, économique et civile négocient les
modalités et les formes d’arrangements sociaux planétaires sur la base du principe de la
coopération conflictuelle », page 204.
GOUVERNANCE
12
temps qu’il est le garant de la démocratie16. Les dispositifs de la
« gouvernance » sont centrifuges, ce qui est la définition même de la
sécurité. Il n’est pas surprenant, du coup, de voir resurgir la figure de
l’économiste anglais J.M. Keynes, figure à laquelle, depuis quelques
années, est associée celle du lauréat du Prix Nobel d’économie, J. Stiglitz.
Sécuriser le capitalisme au travers de la « gouvernance », c’est, pour J.
Stiglitz, préserver l’identité et les valeurs culturelles qui sont associées au
capitalisme17. Quatre-vingts ans après, J. Stiglitz apparaît en cela le
continuateur spirituel de J. M. Keynes qui, dès 1925, exprimait ses
angoisses de grand bourgeois de voir s’écrouler une civilisation pour peu
qu’aucune innovation politique ne vienne contrôler les mécanismes de
l’économie18. On sait que Keynes, sans avoir été l’unique grand architecte
de l’interventionnisme étatique qu’on nous a souvent présenté, imprima
tout de même les esprits, en particulier dans le domaine des relations
monétaires internationales à la suite des accords de Bretton-Woods en
1944. Une « gouvernance » mondiale, plus proche de la tentative de
pacification des rapports de force monétaires et commerciaux, put être
appliquée au lendemain de la guerre. Elle fut assortie de divers dispositifs
institutionnels visant à intégrer davantage et sous des formes nationales
propres le salariat dans l’organisation de la production capitaliste
(indexation des salaires sur les gains de productivité puis sur les prix,
mécanismes de protection sociale…). En découle que l’actuel discours sur
la « gouvernance », outre qu’il légitime des équilibres politiques supposés
efficients au lieu de mettre au jour les rapports de force à l’échelle
mondiale, fait l’impasse sur les origines historico-politiques de la mise en
pièces des précédentes formes de « gouvernances » stato-centrées, formes
qui permirent aux nations industrialisées de tirer avantage de la
pacification des relations économiques et monétaires internationales et
donc de la consolidation du capitalisme. Cette période est paradoxalement
vue comme un âge d’or instillant une dose de nostalgie dans pas mal de
propos alter-mondialistes. Étrange nostalgie quand on sait que cette mise
en pièces fut d’autant plus facilitée que les grandes controverses théorique
et idéologiques des années soixante et soixante-dix connurent elles
mêmes une érosion rapide, et qu’en France par exemple, les élites,
16
Propos récurrent, qui a récemment trouvé son point culminant dans M. Aglietta, A.
Rébérioux [2004], Les Dérives du capitalisme financier, éditions Albin Michel.
17
Stiglitz indique que la mondialisation n’a fait que substituer aux élites nationales une
dictature des marchés financiers. Lire sur tous ces points, J. Stiglitz [2002], Globalization
and Its Discontents, W. W. Norton, traduction française, éditions Fayard, 2002, en
particulier le dernier chapitre.
18
Outre le dernier chapitre de sa célèbre Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de
la monnaie, publiée en 1936, lire le texte d’une conférence prononcée en 1925, « Am I a
Liberal ? », traduction française in J. M. Keynes, « Suis-je un libéral ? », La pauvreté dans
l’abondance, éditions Gallimard, coll. TEL, 2002. Keynes dans les années trente, et Stiglitz
aujourd’hui, sont convaincus que le « capitalisme est à la croisée des chemins ».
13
THIERRY POUCH
intellectuelles certes, mais aussi celles travaillant dans la haute
administration publique, ont effectué une reconversion idéologique non
moins fulgurante19.
Avec la nouvelle « gouvernance », il s’agit bien de neutraliser les
groupes critiques en suggérant une prise en considération de leur mode
d’être et de leurs revendications, voire en les associant aux prises de
décisions internationales. Cet objectif de neutralisation des contestations
s’assimile à la destruction de la « puissance du négatif », au processus de
« transformation de la conscience malheureuse en conscience heureuse »,
qu’avait analysé il y a plus de quarante ans H. Marcuse dans L’Homme
unidimensionnel20. La sécurité de l’économie et de la finance mondiales
par la « gouvernance » serait-elle grosse d’une société « marcusienne » ?
Question légitime car, sous couvert de renfermer un altruisme qui
surmonterait les dérives du capitalisme financier, traduisant l’idée que
chacune des parties a intérêt à ce que le système perdure, c’est la sécurité
des économies industrialisées qui est en jeu, et notamment celle de la
première puissance, les États-Unis. Il est frappant en effet de constater
que, dans l’intention que l’on souhaite assigner à la « gouvernance », ce
sont les États-Unis qui impriment et structurent le plus souvent
l’orientation qui en est concrètement prise. Dans le domaine de la finance
globalisée, mais également des échanges internationaux de marchandises,
il est constamment affirmé que les États-Unis veilleront à ce que leur
économie continue à jouer un rôle de leader dans et pour l’économie
mondiale. D’abord parce que le rôle régulateur de la Banque centrale
américaine (Federal Reserve System ou FED) sur les marchés financiers
globalisés est affirmé, surtout depuis la crise asiatique de 1997, suivie par
la crise russe en 199821. Les autorités monétaires et financières
américaines demeurent le lieu d’ancrage privilégié de la finance
globalisée, en dépit de l’évolution d’une économie américaine affichant
des déficits budgétaires et commerciaux colossaux que le reste du monde
finance sans sourciller, de son statut de premier débiteur du monde.
Ensuite parce que tout projet de « gouvernance » de la finance
globalisée doit répondre aux impératifs de sécurité intérieure des ÉtatsUnis, et prendre appui sur l’architecture financière et monétaire
19
Cf. B. Jobert et B. Théret [1994], « La consécration républicaine du néo-libéralisme »,
in B. Jobert et B. Théret (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, éditions L’Harmattan,
coll. « Logiques politiques », p. 21-85, ainsi que T. Pouch [2001], Les économistes français
et le marxisme. Apogée et déclin d’un discours critique (1950-2001), Presses Universitaires
de Rennes, coll. « Des Sociétés ».
20
H. Marcuse [1964], L’Homme unidimensionnel, traduction française, 1968, éditions
de Minuit.
21
Selon M. Aglietta, « (…) l’intégrité de la finance globale repose sur une seule
institution : la banque centrale des États-Unis. Voir M. Aglietta [1998], « La maîtrise du
risque systémique international », Économie internationale, La Revue du CÉPII, numéro 76,
4° trimestre, p. 41-67.
GOUVERNANCE
14
américaine, pilotée par la FED et la Commission de sécurité des
opérations boursières22. L’ordre mondial qui pourrait se construire autour
de la « gouvernance » ne saurait de ce point de vue détenir tous les
attributs d’un « monde commun », au sens où pouvait l’entendre H.
Arendt, mais plutôt un ordre hégémonique comme l’avait analysé A.
Gramsci dans les années vingt. D’ailleurs, il est clairement établi que le
11 septembre et les échecs successifs des négociations de l’OMC, Seattle
en 1999 et Cancún en 2003, constituent l’indice le plus probant selon
lequel les solutions multilatérales inscrites dans l’idée de « gouvernance »
n’ont été qu’un feu de paille. Pour peu qu’elle prenne consistance et
parvienne à dégager les linéaments d’un tel « monde commun », la
« gouvernance » dévoilerait ce qu’elle est en réalité, comme on le
constate aujourd’hui, à savoir un instrument par lequel l’ordre
hégémonique norme les actions collectives en affichant la priorité d’un
monde plus stable pour les générations futures.
La notion de « gouvernance » trouve par conséquent sa formalisation
la plus aboutie dans la sécurité économique et financière que les pays
industrialisés cherchent à instaurer, démontrant ainsi que, au-delà de la
vertu affichée par ces mêmes pays, auxquels il convient d’intégrer la
rhétorique des institutions internationales, d’y associer d’autres pays ou
organisations non gouvernementales, leur objectif prioritaire est de se
prémunir des risques globaux. L’usage qui a été fait du terme
« contagion » financière à la suite des crises asiatique et russe, témoigne
de l’impérieuse nécessité pour le Nord industrialisé de produire des
mécanismes d’intervention sur les marchés financiers afin d’empêcher
que les virus des crises, venus d’ailleurs, ne contaminent des systèmes
financiers et donc économiques par définition plus sains. Le « pur » de la
finance occidentale doit se détacher, se prémunir de « l’impur » de la
finance émergente. Réflexe traditionnel dans le capitalisme que de ne pas
vouloir voir l’impureté du système, de s’arc-bouter constamment sur cette
idée de stabilité, d’équilibre des marchés, alors que les crises, les
fluctuations, les cycles économiques et financiers sont constitutifs de ce
système, expression même d’une altérité qui permet de mieux le saisir, le
tordre afin qu’il rende tout son sens.
22
On peut retrouver ces indications dans les discours du directeur du Trésor américain,
R. Rubin, notamment « Adress on the Asian Financial Situation », Georgetown University,
1998, Juanary 21, et « Strenthening the Architecture of the International Financial System »,
Brookings Institution, 1998, April 14. Lire également A. Cartapanis, M. Rainelli [2002],
« De l’OMC au projet d’architecture financière internationale. L’emprise du politique et des
règles de droit dans les nouvelles régulations internationales », Sciences de la société,
numéro 55, février, p. 139-154.
15
THIERRY POUCH
La sécurité vue par les ONG
Inscrivant d’emblée leurs critiques de la mondialisation dans un refus
d’une alternative politique renvoyant au socialisme, refus indissociable de
l’expérience soviétique de l’économie et de la société bureaucratisées, les
ONG, regroupant, de près ou de loin l’essentiel des courants altermondialistes, expriment une demande fondée sur une prise de conscience
des dérives et autres dégâts inhumains de cette mondialisation. Partant de
cette soi-disant vérité selon laquelle le capitalisme est un système
économique capable de se réformer pour satisfaire les besoins et élever le
bien-être général des populations, ces ONG se rendent complices
bienveillantes de sa légitimité et de sa persévérance23. Pour elles, la
« gouvernance » ne peut se définir que comme un « contrat social
mondial » dans lequel sont impliqués tous les hommes. On discerne
aisément derrière les critiques et revendications le souci de maîtriser les
conséquences d’un système économique débridé, au sein duquel la
richesse est accaparée par une poignée de dominants. Le capitalisme
financiarisé, globalisé, est appréhendé comme une violation de l’être
humain, comme une menace pour une humanité risquant de sombrer dans
la violence. En a découlé une concurrence sur le marché des
représentations collectives et de la « gouvernance », entre les institutions
internationales et les ONG, chaque acteur ne souhaitant pas être déclassé
dans les discours et les remèdes à apporter aux dérives de la
globalisation24.
Peut dès lors être établie une relation de proximité avec ce qu’avançait
H. Jonas dans Le Principe responsabilité, c’est-à-dire l’exigence de
respecter le sacré que constituerait l’humanité, et de ne pas sacrifier
l’avenir sur l’autel du présent, ici la richesse et la jouissance immédiate
qu’elle procure25. La complicité a trait au fait que, d’un côté comme de
l’autre, l’objectif est de préserver le système économique et financier de
toute tentation radicalement différente. La société doit reposer sur certains
principes moraux – d’autres les qualifieraient de principes éthiques – en
laissant croire que l’humanité dans son ensemble, sans distinction de
classes sociales, est concernée par ces principes, à partir desquels peut se
définir la stabilité des sociétés. Chaque partie prend la mesure des dangers
qui menacent ces sociétés lorsque la richesse est accumulée entre
quelques mains, dangers qui appellent une « gouvernance », et participe
donc d’une préservation d’un système économique qui, une fois corrigé
23
On trouvera une telle approche du capitalisme dans P. Viveret [2005], « Porter les
intérêts vitaux de l’humanité », L’économie politique, numéro 25, janvier, p. 42-48.
24
Se reporter à M.-C. Smouts [2002], « Une notion molle pour des causes incertaines »,
in F. Constantin (dir.), Les biens publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action
collective ?, éditions L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », p. 369-382.
25
Se reporter à H. Jonas [1979], Le Principe responsabilité, traduction française 1990,
éditions du Cerf.
GOUVERNANCE
16
de ses excès, retrouvera une légitimité universelle. En toile de fond, la
crainte que les dérives du capitalisme ne dégénèrent en crise structurelle
ouvrant la voie à des formes de protectionnisme qui furent, dans le passé,
destructrices pour la démocratie. La congruence des deux systèmes
d’intérêts, systèmes s’articulant a priori dans un jeu d’oppositions, est
établie dès lors que chacun des deux voit dans le capitalisme un dispositif
institutionnel créateur de richesses pour peu qu’il soit encadré, administré
par des règles acceptées par tous. À la vocation philanthropique et éthique
auto-proclamée des marchés financiers répond la demande de
participation à l’écriture de l’histoire de la mondialisation exprimée par
les ONG, le tout parrainé par certains Prix Nobel d’économie – on pense
en particulier à A. Sen et à J. Stiglitz – dont la mission est de réconcilier
chacune des parties puisque nous serions une communauté mondiale26.
La « gouvernance » de la mondialisation, après celle de l’entreprise, a
manifestement quelque chose à voir avec l’éthique. Or, en tant que
science de la morale, celle-ci apporte des éléments d’analyse permettant
de distinguer le bien du mal. Le bien réside dans l’opportunité de
développer un système de valeurs communes à l’humanité, le mal étant
l’enrichissement et l’accaparement personnels. La notion de
« gouvernance » aurait-elle du coup des fondements religieux ? On
pourrait souscrire à cette interrogation tant sont visibles désormais les
références à des auteurs comme É. Lévinas dans la littérature
économique27.
Cette rhétorique de la « gouvernance », de la bonne « gouvernance »,
pleine de bons sentiments face à une globalisation économique et
financière dont on déplore les effets pervers et les tragédies humaines, ne
voit pas et ne veut pas voir, comme le disait Marx dans son Discours sur
la question du libre-échange, que les destructions qu’engendre le
capitalisme dans ses frontières nationales, se reproduisent à l’échelle
mondiale. Il ajoutait que l’illusion qu’une fraternité universelle naîtrait du
libre-échange était une illusion propre à la bourgeoisie. Imagine-t-on une
« gouvernance » mondiale dont les modalités de l’action collective
réunirait autour d’une table de négociations les grandes firmes
multinationales, leurs actionnaires, les gouverneurs de Banques centrales,
le Fonds monétaire international, la Commission européenne, et les ONG,
26
Sur la philanthropie des financiers et la force de persuasion qu’ils mettent dans leurs
discours pour mieux subsumer sous la logique du capital les critiques et autres demandes
d’éthique, et ce, dans la perspective de faire du capitalisme un système durable, consulter le
remarquable travail de N. Guilhot [2004], Financiers philanthropes. Vocations éthiques et
reproduction du capital à Wall Street depuis 1970, Raisons d’agir, coll. « Cours et
Travaux ». Voir également F. Lordon [2003], Et la vertu sauvera le monde…Après la
débâcle financière, le salut par l’ « éthique » ? éditions Raison d’agir.
27
Lire par exemple J.-P. Maréchal [2004], « Aux origines bibliques de l’éthique
économique », Écologie et politique, numéro 29, p. 215-226.
17
THIERRY POUCH
les sans-papiers, Médecins sans frontières… ?28. Cruelle actualité pour cet
ordre hégémonique que le propos de Marx énoncé en 1848, soit peu de
temps après l’abrogation des Corn Law qui, selon le rôle qu’assigna
Ricardo au commerce extérieur – les importations de blé moins cher
qu’en Angleterre en provenance de l’étranger facilitant la baisse des
salaires et, par contre-coup la remontée des taux de profit – devait
sécuriser l’accumulation du capital. C’est bien parce que le libre-échange,
tout comme la finance globalisée, sont destructeurs, que la
« gouvernance » de la mondialisation s’est imposée en tant que rhétorique
vertueuse. Les tenants de la « gouvernance » ne voient pas, ou feignent
d’ignorer, que leur recherche de sécurité de l’économie et de la finance
mondialisées ne peut être dissociée de l’insécurité dans laquelle
l’économie mondiale a plongé les populations depuis plus de trente ans.
Insécurité qui, en accroissant les inégalités, a opéré un « retour des classes
sociales »29. Dans une perspective de rupture, faut-il dès lors en revenir à
Marx qui, toujours dans son Discours sur la question du libre-échange,
votait en faveur de ce libre-échange, lequel pousse à l’extrême
l’antagonisme de classes ? Faut-il voter pour la globalisation financière ?
La participation à la construction de la mondialisation autour de la
notion de « gouvernance » à laquelle prétendent les ONG, entre en
résonance avec la stratégie de certains pays d’Amérique Latine comme le
Brésil, qui cherchent, au moins depuis le déclenchement du cycle de Doha
à l’OMC en 2001, en tout cas depuis la Conférence ministérielle de
Cancún en 2003, à entrer dans le concert des grandes puissances
économiques. Si la « gouvernance » a pu être instrumentalisée par le
Brésil comme vecteur d’une plus grande participation aux affaires du
monde de l’économie, en particulier à l’Organisation Mondiale du
Commerce, en s’octroyant par exemple le leadership du sous-continent
américain, il apparaît de plus en plus clairement que la véritable stratégie
du Président Lula est de faire du Brésil l’un des principaux producteurs et
exportateurs de produits agricoles et alimentaires, donc d’accéder au rang
de grande économie agro-exportatrice. Il ne s’agit par conséquent pas
d’une autre mondialisation, Lula ayant été, par le passé, le symbole
politique de l’alter mondialisme dans la mesure où il fut le chef de file du
Parti des Travailleurs, mais d’intégrer le Brésil dans la nouvelle division
internationale du travail qui se dessine depuis une vingtaine d’années. En
28
Lire les critiques de cette vision de la « gouvernance » dans P. de Senarclens [2002],
« Contraintes politiques et institutionnelles du discours des Nations Unies », in G. Rist (dir.),
Les mots du pouvoir. Sens et non-sens de la rhétorique internationale, Presses Universitaires
de France, IUED, p 133-143. Également F. Constantin [2002], « Les biens publics
mondiaux : un imaginaire pour quelle mondialisation ? », in F. Constantin (dir.), Les biens
publics mondiaux. Un mythe légitimateur pour l’action collective ?, éditions L’Harmattan,
coll. « Logiques politiques », p. 19-39.
29
Lire L. Chauvel [2001], « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE,
Observations et Diagnostics économiques, numéro 79, octobre, p. 315-360.
GOUVERNANCE
18
réalité, la stratégie du Brésil, et/ou de tous les membres du désormais
célèbre G-20, fondé en 2003 durant la phase de négociations
commerciales de Cancún, est moins tournée vers cette autre
mondialisation, « plus humaine » et dont les richesses seront mieux et
plus équitablement réparties, comme il l’a indiqué récemment dans un
article du quotidien Le Monde, que vers un « alter-capitalisme », c’est-àdire une organisation mondiale du système économique dont la hiérarchie
des nations serait bouleversée au profit des économies du Sud30.
Conclusion
La rhétorique de la « gouvernance » constitue une tentative de
persuasion que la citoyenneté mondiale est en gestation. Il a été montré
que, en raison de l’origine de cette notion, développée dans et pour
l’entreprise, la « gouvernance » de la mondialisation est surtout un
instrument visant à légitimer politiquement l’entreprise et sa contribution
à la formation d’une stabilité de l’économie et de la finance globalisées.
Elle véhicule ensuite l’idée que le capitalisme est un système dont chacun
peut tirer bénéfice dès lors qu’il n’est plus la propriété de quelques
actionnaires. Aussi est-il impératif pour les dominants et leurs
représentants de convaincre les plus réticents à partager ce point de vue
en leur faisant croire qu’ils vont être associés à la prise de décision
collective.
Mais la « gouvernance » est une notion qui renferme de graves
lacunes, reposant essentiellement sur la sous-estimation de l’hétérogénéité
des acteurs et sur les rapports de force qui sous-tendent leurs relations. En
définitive, elle est réductible à une idéologie, c’est-à-dire à un incessant
travail de persuasion pour que le capitalisme soit perçu comme
l’indépassable horizon des citoyens du monde, et que nous sommes dans
le même bateau. La difficulté réside dans le fait que les ratiocinations sur
la « gouvernance » évitent soigneusement de s’interroger sur une
véritable participation démocratique des citoyens à la prise de décision
collective. Non pas sous la forme d’une présence dans les conseils
d’administration, mais au sein même de l’entreprise, c’est-à-dire par une
action directe sur les rapports de production.
30
Consulter sur ce point M.-P. Paquin-Boutin [2005], « La nouvelle stratégie
commerciale des puissances du Sud : le G-3, le G-20 et le cas du Brésil », Observatoires des
Amériques, La Chronique des Amériques, numéro 06, février, p. 1-7. À plus court terme,
l’objectif du Brésil a été de surmonter la récession économique qui a frappé cette économie
en 202 et 2003, en développant massivement ses exportations vers le reste du monde, tout en
bloquant les dépenses sociales. Dans le capitalisme, c’est une stratégie on ne peu plus
classique pour un pays exposé à un choc macroéconomique entraînant une croissance
négative du Produit intérieur brut.
19
THIERRY POUCH
On pourrait déduire de ce qui précède qu’il s’agit d’une alternative
toute prête au capitalisme. Ce serait se méprendre sur l’idée d’alternative.
Si la « gouvernance » forme un outillage destiné à sauvegarder le
capitalisme, l’idée d’une alternative déjà formée au capitalisme ne saurait
se réduire à une action sur l’économie en se débarrassant d’abord de sa
« gouvernance ». Elle implique un ou des dispositifs politiques structurés
autour de forces sociales précises, le tout s’inscrivant dans le temps de
l’histoire.
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