dossier pedagogique - La Charge du Rhinocéros

publicité
ŒDIPE À LA FERME
D’après Sophocle
Avec Ivan Fox et Claude Semal
Avec la complicité artistique de Diane Broman
Une coproduction Charge du Rhinocéros / Théâtre du Chien Ecrasé / Ça t’as vu !
DOSSIER PEDAGOGIQUE
Œdipe avait déjà été mangé à toutes les sauces : sur la route, en complexe ou à la
royale… Claude Semal et Ivan Fox racontent à leur tour cette fabuleuse histoire avec
des marionnettes, des poulets, des poireaux, quelques ustensiles campagnards, des
chansons…
Ces joyeux iconoclastes n’oblitèrent pourtant pas la trame originelle du mythe :
l’Oracle, l’enfant adopté par le roi de Corinthe, le meurtre de Laïos, le retour à
Thèbes, l’énigme du Sphinx, la coucherie avec la mère, le châtiment… Tout y est,
mais la tragédie est retournée comme un gant. Elle devient une farce toute crue
blottie parmi les bottes de paille.
« Sophocle s’y retrouve pour l’essentiel. Semal et Fox pour le reste : le détail qui tue,
l’intonation qui fait mouche, l’irrévérence sans irrespect. Il fallait l’oser, ils l’ont
fait. » (La Libre Belgique)
« Au total, Œdipe à la Ferme comptera quelques scènes d’anthologie » (Le Soir)
I. Introduction
Oedipe avait déjà été mangé à toutes les sauces : sur la route, en complexe ou à la
royale… Claude Semal et Ivan Fox racontent à leur tour cette fabuleuse histoire avec des
poulets, des poireaux, quelques ustensiles campagnards, des chansons… Ces joyeux
iconoclastes n’oblitèrent pourtant pas la trame originelle du mythe : l’Oracle, l’enfant
adopté par le roi de Corinthe, le meurtre de Laïos, le retour à Thèbes, l’énigme du Sphinx,
la coucherie avec la mère, le châtiment…Tout y est, mais la tragédie est retournée comme
un gant. Elle devient une farce toute crue blottie parmi les bottes de paille.
Mais pourquoi donc mettre en scène une nème version de ce célèbre mythe ? Non pas
dans le but de rivaliser avec les pièces du grand Tragique grec Sophocle mais afin
d’explorer certains thèmes de société auxquels nous sommes toujours confrontés à
l’heure actuelle. Considéré en effet comme l’un des récits fondateurs de notre société
occidentale, il nous permet de réfléchir sur certaines problématiques essentielles comme
l’universel tabou de l’inceste (indispensable pour la survie et l’organisation d’une société)
et de manière plus générale, l’émancipation des enfants à l’égard des adultes (et
réciproquement), qui, à défaut, peut parfois conduire à certains abus sexuels. En incise,
d’autres concepts seront abordés ; comme la démocratie, sa signification antique et
actuelle, ou encore la psychanalyse qui a donné naissance au désormais très célèbre
« complexe ». Car, qui pourrait aujourd'hui ignorer, après les travaux de Freud,
l'importance des toutes premières expériences familiales et le poids de l'inconscient dans
la construction de sa propre personnalité ?
Mais attention, n’espérez pas trouver dans « Œdipe à la ferme » de longues tirades
pédantes et ennuyeuses, ni même de profondes réflexions philosophiques ! Car comme
son titre le suggère, la pièce n’a jamais eu la prétention de rejoindre le grand répertoire
classique qu’il parodie. Le début de la pièce donne déjà le ton : sur un air de Sirtaki et
devant une série d’affiches dénichées dans quelque office du tourisme grec, nos deux
comédiens apparaissent sur scène affublés d’un carton plié en guise de jupe et d’un bas
nylon sur la tête ; déguisement qui suffira à les métamorphoser en un couple grec version
Dupond et Dupont ! S’ensuit alors des réflexions loufoques et drôles sur la difficile
invention de la démocratie, mêlées à quelques notions de Grèce antique passées à la
moulinette, qui les conduiront à nous narrer l’histoire d’Oedipe dans un univers bucolique
de bottes de paille. En effet, nos comédiens ont choisi de raconter cette histoire avec des
oeufs, des poules, des légumes et autres objets campagnards, dans la grande tradition du
Théâtre d'objets et de marionnettes. L’œuf et la poule, c'est bien sûr ici, symboliquement
parlant, la mère et l'enfant. Mais il y a plus : l’utilisation de ces animaux et objets
quotidiens en tant qu’acteurs, crée ainsi un certain décalage à l’origine de situations
poétiques et humoristiques. Poursuivant cette même volonté de démystifier le grand
théâtre classique, d'autres petites formes burlesques (qui pourront apporter un autre
éclairage sur l’histoire) seront développées parallèlement à ce récit premier.
Ainsi, diront-ils, « depuis toujours, notre démarche artistique tente de concilier l'univers
théâtral "traditionnel" (tragédie, comédie,…) avec des formes populaires (chansons et
danses dans le style music-hall, magie, théâtre d'objets et de marionnettes,...) qui, parce
qu'elles nous touchent et touchent tous les publics, nous semblent pouvoir renouer avec la
profondeur des textes théâtraux fondateurs. "Oedipe à la Ferme" raconte d'abord, avec les
moyens qui nous sont propres, une histoire et un mythe qui constituent un des récits
fondateurs de l'humanité. Derrière cette mise en scène ludique et originale, le spectateur
pourra donc à sa guise puiser des thèmes de réflexions ou tout simplement s’évader et
rire le temps d’un spectacle ».
II. Qu’est ce qu’un mythe ?
Ce terme recouvre différentes significations. Au sens commun par exemple, il s’agit d’une
représentation idéalisée d'une personne ou d'un évènement déterminant un phénomène
de croyance collective. Dans le cas qui nous occupe, le mythe désigne plutôt un récit
fabuleux relatant un évènement passé, à l'origine d'une conduite humaine actuelle.
Même si les mythes grecs nous semblent ancrés dans la très lointaine Antiquité (et à
jamais condamnés à être relégués au rang des récits légendaires), la littérature, la
sociologie et l'ethnologie ont souligné, ces vingt dernières années, l'importance des
mythes et leur rôle dans la construction d'une pensée collective, variable selon les
civilisations et l'histoire des mentalités.
Dans un régime démocratique par exemple, les mythes, parce qu’ils défendent des
valeurs partagées par un même ensemble d’individus, auraient pour mission de fédérer
les membres d’un groupe en mettant en évidence leurs points communs plutôt que leurs
différences.
A la base des idées, des religions, des manières d'être et de penser de ces sociétés,
l'ensemble des mythes forgés au cours du développement des sociétés aurait donc le
pouvoir de souder leurs membres entre eux. C’est pourquoi, on pourrait dire que les
mythologies constituent le fondement de toutes les civilisations.
Les mythes ont une fonction illustrative. En mettant en scène un personnage dans un
contexte précis, ils donnent forme à un problème que nous percevons plus ou moins
distinctement. Les mythes assument ensuite une fonction explicative : ils permettent
d'apporter des solutions aux difficultés que l'homme rencontre dans son existence. Le
mythe d'Oedipe, par exemple, met en scène les problèmes des relations familiales, en
instaurant le tabou de l'inceste comme premier élément de la structure familiale et du
groupe social.
III. Le mythe d’Oedipe
La légende d’Oedipe nous a été transmise essentiellement par la version qu’en donnent
les tragiques, spécialement dans « Oedipe Roi » et « Oedipe à Colone », de
Sophocle…C’est à ce personnage tragique qu’on se réfère le plus souvent lorsqu’on parle
du mythe d’Oedipe. C’est lui que visent en particulier l’interprétation de Freud et
l’appellation, qui en dérive, le complexe d’Oedipe.
Les origines de cette légende remontent toutefois bien avant ces tragédies du 5ème siècle
av. J.-C. On la retrouve notamment dans les œuvres d’Homère.
Avant d’être coulée dans le moule tragique, la légende oedipienne se rattache à un vaste
ensemble mythique, « le cycle thébain », centré sur les origines de Thèbes…En ce sens,
on ne saurait parler, strictement, d’un mythe d’Oedipe mais d’une mythologie thébaine
dont l’histoire d’ Oedipe constituerait un chaînon…
III.1. Approche littéraire, théâtrale et artistique
A. Une version antique : « Œdipe roi »
. Sophocle (496 – 406 av. J.-C.)
D’abord danseur, comédien, musicien, on se souviendra surtout de
Sophocle comme l’un des trois principaux tragiques de la Grèce
antique, à côté d’Eschyle et d’Euripide, ses contemporains. Si
Eschyle, en inventant le dialogue entre deux acteurs, est le fondateur
du théâtre tel qu'on l'entend en Occident, c'est Sophocle qui en
développe les mécanismes et en saisit les extraordinaires possibilités.
Parallèlement à sa carrière théâtrale, Sophocle occupa des hautes
fonctions politiques, militaires et mêmes religieuses. Citoyen engagé
dans la vie d’Athènes, Sophocle a connu et fréquenté tous les grands
hommes de son temps, et notamment Périclès. Ainsi, on retrouve
dans les tragédies de Sophocle l’écho de ses préoccupations civiques.
Il s'interroge sur le rôle de la raison et de la volonté dans la vie
individuelle et collective. Interpellé par cette question de la connaissance de soi, il se
demande si les fautes que l'on commet par ignorance, comme celles d'Oedipe, ne sont
pas les plus dangereuses et les plus dévastatrices. Marqué par les grands évènements
politiques et militaires de son époque (l’hégémonie d’Athènes, les années d’or du siècle de
Périclès, la montée de l’impérialisme athénien, la guerre du Péloponnèse et la défaite
d’Athènes,…), tout son théâtre se fera le reflet des douleurs athéniennes et sera traversé
par une préoccupation majeure : la survie de la Cité. Un peu comme le fera Shakespeare,
ses pièces s'ouvrent sur des cités en état de crise - la peste dans Oedipe Roi, l'incertitude
au lendemain d'une guerre civile dans Antigone - et montrent le prix du rétablissement de
l'ordre et de la paix. De son abondante production (entre 115 et 130 pièces), il ne nous
reste que sept tragédies: Ajax, Antigone, Électre, Oedipe Roi, les Trachiniennes,
Philoctète et Oedipe à Colone ; et une moitié du drame satyrique les Limiers.
. L’histoire
La date exacte de la représentation d’ « Oedipe Roi » demeure inconnue. On suppose
cependant qu’elle fut écrite après la fameuse peste d’Athènes (430-429 av. J.-C.) qui
décima la ville après la défaite d’Athènes contre Sparte dans la guerre du Péloponnèse.
C'est d'ailleurs sur une peste terrible que s'ouvre la tragédie : à Thèbes, les récoltes
pourrissent, les hommes et les troupeaux sont frappés par la mort. Oedipe règne sur cette
cité dont l’ancien roi Laïos a été mystérieusement tué lors d’un voyage. Après avoir délivré
Thèbes du terrible Sphinx qui terrorisait la cité depuis la mort de Laïos, le peuple l'avait
proclamé roi, qui aussitôt avait épousé Jocaste, la veuve de Laïos. Pour affronter cette
peste, Oedipe envoie alors Créon, le frère de Jocaste, consulter un oracle. La réponse de
l'oracle est claire : le meurtrier de Laïos est à Thèbes et les malheurs de la cité cesseront
lorsqu'il en sera chassé. Oedipe, avec détermination, décide de faire la lumière sur la mort
de Laïos. Les révélations de Jocaste, puis celles d'un messager de Corinthe où Oedipe a
grandi, puis d'un vieux berger autrefois au service de Laïos révèlent peu à peu la vérité :
Laïos était son père et il l'a tué ; Jocaste était sa mère et il l'a épousée. La cause de la
peste et des malheurs qui s'abattent sur Thèbes, c'est lui-même. La lumière de la vérité lui
est insupportable : il se crève les yeux juste après le suicide de Jocaste.
. Le genre théâtral : la tragédie
« Œdipe roi » marque une étape importance dans l’histoire du théâtre occidental. En effet,
cette oeuvre a été considérée par Aristote comme le modèle du genre. Définie comme la
tragédie idéale, elle fut donc particulièrement analysée et imitée par des écrivains de
l’antiquité et du 17ème siècle classique français.
Le genre tragique apparaît ainsi à la fin du 6ème siècle av. J.-C. Cependant, malgré la
quantité de tragédies écrites à cette époque, nous n’en avons conservé qu’une trentaine
et retenu uniquement trois grands noms : Sophocle, Euripide et Eschyle. Tout trois
puiseront dans le même fond commun mythique et voudront rendre une vision politique et
sociologique de la cité athénienne tout en essayant de véhiculer un enseignement
religieux ou civique. La tragédie apparaît d’ailleurs à un moment très précis de l’histoire de
la Grèce : l’avènement du droit dans la cité athénienne et la distanciation à l’égard des
valeurs religieuses. C’est pourquoi, si l’auteur tragique se réfère à l’histoire des légendes
et des héros, il confronte, en même temps, celle-ci à l’actualité. Le héros de la tragédie
devient un être problématique : sa conscience se trouve écartelée entre la pensée
religieuse traditionnelle et la pensée politique et juridique moderne. Ainsi, à la différence
de la société religieuse antique où l’être humain était régi par un destin décidé par les
Dieux, l’homme devient progressivement un sujet autonome responsable (juridiquement)
de ses actes. Ce conflit de valeur, dû à l’avènement du droit dans la cité grecque, se
reflétera donc dans ce genre nouveau qu’est la tragédie. Ainsi, dans « Oedipe Roi », la
question de la culpabilité d’Oedipe dans le meurtre de Laïos suscite un certain débat :
dans quelle mesure était-il réellement responsable de ses actes ? Selon Jean-Pierre
Vernant, « le moment tragique est donc celui où une distance s’est creusée au cœur de
l’expérience sociale, assez grande pour qu’entre la pensée juridique et politique d’un part,
les traditions mythiques et héroïques de l’autre, les oppositions se dessinent clairement ».
C’est pourquoi, on voit apparaître « le brusque surgissement du genre tragique à la fin du
6ème siècle av. J.-C. dans le moment même où le droit commence à élaborer la notion de
responsabilité en différenciant de façon encore maladroite et hésitante le crime volontaire
du crime excusable ».
La tragédie grecque est identifiable par une forme littéraire fixe : elle est écrite en vers et
selon un jeu subtil de combinaison entre des syllabes courtes et longues. La plupart du
temps, la tragédie débute par un prologue qui expose l’action et se termine par le final ou
exodos. Entre les deux, Elle est constituée d’une alternance entre des parties parlées
(épisodes) par les acteurs ou le coryphée et des parties chantées et dansées (stasima)
par le chœur qui s’accompagnait généralement de divers instruments de musique.
En moins d’un siècle cependant, ce théâtre connaît déjà plusieurs changements : la
tragédie devient plus réaliste, accordant plus d’importance à l’intrigue et aux personnages.
Sa structure continuera à évoluer fortement au point de devenir méconnaissable, tant les
auteurs rechercheront l’originalité et la surprise en innovant sans cesse tant du point de
vue dramatique que scénographique…Plusieurs siècles plus tard, ces grands récits
mythiques, véhiculés par le genre tragique, sont encore et toujours exploités…
B. Une version contemporaine : « Oedipe à la ferme »
« Oedipe à la ferme » trouve son inspiration dans différentes versions du mythe d’Oedipe :
anciennes dans « Oedipe Roi », « Oedipe à Colone » et « Antigone » de Sophocle mais
aussi, actuelles, dans l’Oedipe de Bauchau par exemple. Ils en retiendront la trame
principale et certains thèmes essentiels. Mais, dans le même temps, nos deux comédiens
tâcheront de ridiculiser une histoire et une forme théâtrale qui se veulent, au départ,
sérieuses. Ils se demanderont avant tout comment raconter une histoire qui souvent
n’intéresse que quelques érudits.
. Héritage et dépassement : une version parodique ?
Fond : la légende et ses thèmes
L’histoire d’Oedipe est donc ici reconstituée à partir de différentes versions. Nous y
retrouvons les ingrédients essentiels de ce récit mythique : l’Oracle, l’adoption par le roi de
Corinthe, le meurtre de Laïos, le retour à Thèbes, l’énigme du Sphinx, le mariage avec
Jocaste, la peste, le châtiment,…et les questions qu’il soulève, notamment et surtout à
propos de l’inceste. En marge de ce récit légendaire, Fox et Semal rajouteront deux
épisodes, l’un sur la démocratie et l’autre sur le désormais célèbre complexe, concept qui
doit sa naissance à la psychanalyse.
Comme l’avait fait Sophocle, Fox et Semal confrontent cette légende ancienne à
l’actualité. Ainsi, ils créent cette pièce dans un contexte où, surtout après l’affaire Dutroux,
le problème de la pédophilie n’a jamais été aussi fortement dénoncée dans les médias.
Tout le monde connaît le conflit central soulevé par le mythe d’Oedipe : l’interdit de
l’inceste. Si « Oedipe à la ferme » l’évoque à son tour, il va plus loin. En effet, l’irrespect
de cet interdit semble ici dû au comportement de Laïos. En effet, selon certaines versions
du mythe, Laïos voulait violer son fils, trouvé assoupi sur la route de Thèbes. Ainsi, Semal
et Fox ont adopté cette légende pour mettre en évidence le problème des abus sexuels
que pouvaient connaître certains enfants de la part de leurs parents ou du monde des
adultes en général. Le parricide pouvait donc être justifié si l’on considère que le père a
voulu abuser du fils. A partir de là, nos deux comédiens se posent la question de
l’émancipation des enfants envers leurs parents et, plus largement, de l’oppression des
adultes sur la nouvelle génération.
Une autre version du mythe rapporte qu’Oedipe a tué son père non par accident mais
parce qu’ils étaient amoureux du même homme : Chrysippe. Dans ce cas, le meurtre sera
commis par jalousie. « Oedipe à la ferme » ne tient pas compte de cette version mais
évoque toutefois le thème de l’homosexualité dans le chef de Laïos ; thème dont il est
rarement question dans les légendes antiques.
D’autres réflexions viendront ponctuer le récit principal : l’exploitation psychanalytique du
mythe par Freud (que nous développerons plus loin) ainsi que la signification de la
démocratie, toujours en comparant antiquité et actualité. Déguisés en joyeux hellènes, nos
deux comédiens nous emmènent aux origines de ce régime politique. Ils retracent sa
création en Grèce antique et son évolution jusqu’à nos jours sans oublier de souligner ses
dérives. Ainsi, la démocratie serait surtout cette belle « invention qui sert à faire gagner
des élections ».
« La démocratie, c’est le pire des régimes à l’exception de tous les autres, Winston
Churchill ».
« La démocratie c’est comme l’eau courante, tout le monde s’en fout sauf lorsqu’on
coupe le robinet, Archimède »
Mais gardons nous bien de trop intellectualiser le discours ! En effet, Fox et Semal ne se
considèrent pas comme des donneurs de leçon en matière de démocratie mais veulent
surtout s’amuser. Attention donc au spectateur qui regarderait la pièce avec un œil trop
intello : il risque quelques fois de ne rien comprendre !
« Démocratie » vient du grec « des mots » qui signifie « des paroles » et du latin
« cratis » qui signifie « gratuit ». « Democratis » : « des paroles gratuites, parler pour
ne rien dire… ».
Les trois principes de base de la démocratie :
1° On vote
2° On vote pas pour soi
3° On vote tous pour le même
Mais alors c’est pas de la dictature ? Non puisqu’on peut choisir !
Dès le début de la pièce, tous deux essaient de brouiller les pistes. Lorsqu’ils nous font
part de leurs réflexions sur la démocratie et sa fragilité, ils nous livrent en fait un pot pourri
de concepts liés à la Grèce et à l’antiquité dont certains éléments ont été oubliés ou
mélangés. Dans cette « fausse histoire » de la démocratie, ils nous suggéreront en fait un
ensemble de choses qu’on est pas toujours obligé de comprendre. Ainsi, les comédiens
ont choisi de « balancer plusieurs idées comme ça en l’air » que le spectateur pourra
recueillir à sa guise. Dès lors, tout le spectacle pourra être lu comme une parodie : si la
réflexion sur la manière de vivre en société y est bien présente, en aucune cas elle ne se
veut sérieuse !
Prenons par exemple l’épisode du Sphinx. Tout le monde connaît cet être légendaire qui
proposait une énigme à tout ceux qui osait le défier. « Oedipe à la ferme » ne s’intéresse
pas au côté sérieux du sphinx : celui-ci laisse d’ailleurs de côté le message de l’énigme et
refuse même de la poser ! Oedipe le tuera après lui avoir posé 17 questions, qui, tout
comme le mystère du Sphinx, sont restées sans réponses jusqu’à aujourd’hui. On répond
donc au mystère par d’autres mystères, d’ailleurs sans liens entre eux !
Forme : Structure et langage
Comment pourrait-on structurer cette pièce ? La 2ème partie du spectacle suit
approximativement la trame d’ « Oedipe Roi » de Sophocle tandis que la 1ère partie a été
rajoutée afin de remettre en contexte les faits qui ont amené la situation initiale de cette
tragédie : la peste à Thèbes. Ces deux parties, qui constituent le récit principal, sont alors
ponctuées, tout d’abord, par une sorte de prologue sur la démocratie, ensuite, par une
réflexion sur la psychanalyse. Tout comme les petits intermèdes musicaux et dansés, ces
deux parenthèses (qui volontairement s’intègrent de manière grossière au récit principal)
auront le mérite de casser la monotonie du discours.
Intéressons-nous maintenant à la structure d’ « Oedipe Roi » : à la différence de la plupart
des tragédies (comme celle de Shakespeare par exemple), le meurtre a ici été commis au
début du récit. A partir de là, toute l’histoire se focalisera sur le dénouement de l’énigme.
C’est pour cette raison que certains ont considéré cette tragédie comme le prototype du
premier roman policier. Fox et Semal ont d’ailleurs souhaité mettre en évidence cette
particularité en représentant la 2ème partie comme une sorte d’enquête policière. Car selon
eux, « Oedipe est aussi l'ancêtre du commissaire Maigret ! Quel thriller psychologique ! En
enquêtant sur les causes de la peste qui ravage sa ville, Œdipe apprend par l'oracle des
Dieux qu'il doit venger la mort de Laïos dont il a épousé la veuve, Jocaste. Or Oedipe
découvrira progressivement qu'il est lui-même l'assassin, que Laïos est son vrai "père
biologique" et que Jocaste, son épouse, est aussi sa propre mère ! Jocaste se suicide,
Oedipe se crève les yeux et la malédiction familiale poursuivra leurs incestueux
enfants… ». Toujours dans une perspective parodique, « Oedipe à la ferme » empruntera
la voie de la série noire où seront impliqués assassins, détectives et interrogatoires.
Tout aussi parodiques seront Fox et Semal lorsqu’ils caricaturent la bonne diction des
comédiens formés à l’école académique. Ainsi, au début du spectacle, ils articuleront de
manière excessive chaque syllabe de leur discours, et, lors de la scène de combat entre
Laïos et Oedipe, le dialogue sera saturé de rimes riches (à l’intérieur de chaque vers).
Cette scène est d’ailleurs la parodie d’un passage de Cyrano de Bergerac dans laquelle il
ridiculise son ennemi juré.
Ils se moqueront également de la norme langagière lorsqu’ils nous avertiront « on ne dit
pas Oeufdipe mais Edipe ». Dans toute la pièce, ils prononceront pourtant « Oeufdipe » !
De cette manière, ils ridiculisent l’usage abusif de la grammaire qui, selon eux, ne reflète
pas toujours la réalité du discours…
Eux-mêmes ont pris le parti d’utiliser un langage simple et enfantin pour raconter une
histoire, de toute façon connue de tous, qui pourrait rapidement devenir ennuyeuse pour le
public. Leur ligne de conduite était d’ailleurs de faire du théâtre en jouant comme des
enfants (et non, au départ, pour des enfants ; même si, en adoptant cette optique, les
enfants apprécient et comprennent d’autant mieux la pièce). C’est entre autre pour cette
raison qu’ils peuvent se permettre de jouer avec des légumes et des poules en faisant
comme si c’était de vrais personnages…
. Théâtre d’objets et de marionnettes
Toujours dans cette perspective de se moquer du théâtre sérieux et de s’amuser sur
scène, il est intéressant de s’arrêter sur la manière dont l’histoire d’Oedipe nous sera
narrée : par l’intermédiaire d’animaux et de légumes ! Pourquoi donc utiliser un tel procédé
et qu’apporte-t-il à la pièce ? Pour y répondre, reportons-nous à la tradition du théâtre
d’objets, de marionnettes et même de la fable.
Tout d’abord, ces marionnettes apportent à la pièce un côté ludique et comique, de par
leur essence même (superposition d’un être vivant imaginaire sur une réalité mécanique
inerte) mais également de par l’usage grotesque qui en est fait dans cette pièce. Ainsi, la
comparaison de l’homme avec des poules, des canards, des poireaux ou même des
oignons suscite inévitablement le rire. Cet effet comique, obtenu par ce couple
ressemblance/décalage avec l’homme explique en partie le succès auprès d’un public
populaire.
De plus, ces animaux, symboles de la condition humaine, sont également les
personnages emblématiques des fables, qui, selon le principe de l’analogie et de l’unité de
la Nature, permettent d’universaliser une expérience humaine particulière en l’élargissant
au monde animal. Tout comme ces fables, les mythes anciens aimaient créer eux aussi
des analogies entre les dieux, les hommes, les animaux et les choses.
Ensuite, la marionnette (animale ou non), créature dépourvue de spiritualité, met en
évidence nos instincts animaux triomphant sur notre conscience intellectuelle. Ainsi,
Oedipe reste sans réponses devant une série d’interrogations : ses origines, l’assassin de
son père, la cause de la peste,…Les personnages de cette pièce semble d’ailleurs
conduits par des pulsions machinales et non par une conscience libre et autonome. La
réduction de cette liberté intellectuelle est également représentée par les fils qui dirigent
les marionnettes. De même, dans la tragédie grecque, les personnages peuvent être
considérés comme de vulgaires pantins dirigés par les dieux qui décident de leur destin.
Ainsi, lorsque Oedipe croit raisonner avec lucidité, il est en fait régi par des forces
obscures qui le dépassent. D’autre part, le fait de représenter les conflits humains sur une
scène réduite peut signifier que ces drames ont en fait bien peu de valeur au regard de
l’Univers.
En outre, caractérisé par une intrigue et un langage simples voire grotesques, le théâtre
de marionnettes et d’objets peut être vu purement et simplement comme une critique du
théâtre traditionnel. Théâtre d’abord réservé au peuple de la rue, il s’était progressivement
érigé comme un lieu de remise en question du théâtre classique en tant que lieu factice où
des êtres artificiels simulaient la vraie vie. En dévoilant toute la machinerie à l’origine de la
pièce, le marionnettiste dénonce l’illusion théâtrale et rappelle au spectateur qu’on est au
théâtre et non dans la vraie vie. Cette mise en évidence des mécanismes de production
théâtrale est également renforcée par diverses interventions méta théâtrales de la part des
acteurs ; notamment lorsqu’ils s’interrogent sur le lien entre la psychanalyse et le théâtre.
Maintenant, il faut bien se rendre compte que jouer avec un pantin n’est pas jouer avec un
poulet ! En effet, le poulet n’est pas un être inanimé mais mort. Il ne représente en fait
qu’un vulgaire morceau de viande qui, passé du statut de vivant à celui de mort, va
ressusciter grâce à l’art du marionnettiste qui le tuera de nouveau (en imagination) à la fin
du spectacle. La magie de la marionnette va nous faire croire que ces animaux sont
vivants à ce point que le spectateur pourra souffrir pour eux lorsqu’ils viendront à mourir.
Ainsi, lorsque le comédien fait revivre la marionnette, tout le public y croit !
Parmi toutes ces raisons qui poussent le comédien a recourir aux marionnettes, il y a enfin
cet autre argument de poids : les marionnettes sont des comédiens gratuits ! C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’il vaut mieux les contrôler par des fils…Et oui, souvent
considérées comme de vulgaires esclaves (n’ayons pas peur des mots !), elles
risqueraient fort bien de partir en courant !
C. Autres exploitations contemporaines
Le mythe d’Oedipe a inspiré de nombreux écrivains et dramaturges, et ce jusqu’à nos
jours. Il a également inspiré de nombreux artistes, notamment chez les peintres
symbolistes et préraphaélites de la fin du 19ème siècle mais aussi chez des compositeurs
comme Purcell, Moussorgski, ou encore Stravinsky.
1) Quelques exemples
●
Henry BAUCHAU, Œdipe sur la Route (Actes Sud, 1990 ; Babel n° 54)
Sous l'inspiration de ses propres rêves, Henry Bauchau nous livre un
roman palpitant et épique qui emporte le lecteur dans un parcours
initiatique. Œdipe est toujours cet homme mythique qui, jouet des dieux,
a tué son père et épousé sa mère, puis s'est rendu aveugle, accablé par
le poids de sa faute. Avec sa fille Antigone, il s'engage dans une longue
errance où il affrontera les ténèbres qu'il porte en lui. Par le chant, la
danse, la sculpture, le rêve et le délire, Œdipe se libère non de sa faute,
mais de lui-même, de sa conscience coupable. Il parviendra finalement à
s'extraire d'un destin englué dans le tragique et trouvera le bonheur
après s’être aperçu de la vanité des fautes, des remords et des pardons
espérés. Œdipe sur la route est à la fois un roman d'aventures, le récit
d’une psychothérapie ainsi qu’une interrogation sur l'individu et son
destin. Henry Bauchau a créé un récit renouvelé, personnel, accessible même sans la
connaissance du récit antique de Sophocle, dans lequel il s'intègre pourtant.
(Critique inspirée de Jean Delespesse)
●
Didier LAMAISON, Oedipe roi (Gallimard, collection Série noire, 2004)
C'est un objectif bien modeste que se propose Didier Lamaison,
puisqu'il présente son roman comme simplement "traduit du mythe".
En réalité, il nous convie à une authentique et superbe création. Sa
tentative de marier la tragédie de Sophocle et le polar est plus qu'un
coup d'essai. C'est un véritable coup de maître. Ecoutons Didier
Lamaison : " Les amateurs de polars adorent se réclamer de la poésie
ou de la tragédie classique. C'est pour eux une manière réjouissante,
provocatrice de revendiquer l'éternité de la littérature face à ceux qui
ne voient dans le roman noir qu'un genre mineur voué à la disparition.
Et l'auteur annonce qu'il a voulu aller plus loin dans "la provocation",
"en publiant une nouvelle traduction de la plus noire des tragédies,
celle qui raconte l'histoire de ce roi maudit qui est l'assassin de son père avant de devenir
l'amant de sa mère et commandite une enquête qui le mènera à la découverte de sa
propre culpabilité. Freud y puisa des trésors, tous les auteurs de la Série Noire aussi."
Source : http://jacquesmottier.online.fr/pages/oedipe_roi.html
2) Petite bibliographie
Oedipus, de Sénèque
La Thébaïde, de Stace (90-91)
Le Roman de Thèbes, anonyme (v. 1149)
Oedipe, de Corneille (1659)
Oedipus rex, de J. Dryden et N. Lee (1679)
Oedipe, de Voltaire (1719)
Oedipe, d’A. Houdart de La Motte (1726)
Oedipe roi, de M. J. Chénier (publ. Posthume, 1821)
Oedipe et le Sphinx, de H. von Hofmannstahl (1905)
Oedipe roi, de J. Cocteau (1928)
Oedipe, d’A. Gide (1931)
La Machine infernale, de J. Cocteau (1934)
Oedipe ou le Crépuscule des dieux, de H. Ghéon (1952)
Les Gommes, d’A. Robbe-Grillet (1953)
Fin de carrière, de T. S. Eliot (1959)
La Mort de la Pythie, de F. Dürrenmatt (trad. Française 1990)
III.2. Approche sociologique : Le tabou de l’inceste
La prohibition de l'inceste (qui condamne le mariage entre parents et enfants ou entre
frères et sœurs) est, selon l'ethnologue Claude Lévi-Strauss, la règle fondatrice de toute
société humaine. Mais cette interdiction, universelle dans son principe, s'applique sous
des modulations diverses. Chaque culture définit ainsi, de manière spécifique, quels sont
les partenaires sexuels prohibés et quels sont les partenaires possibles. Chez la plupart
des peuples anciens, l'inceste est objet d’horreur : même involontaire, comme celui
d’Oedipe, il est considéré comme un crime soumis à la malédiction divine. Toutefois, chez
les Egyptiens, il était obligatoire pour le pharaon, qui devait épouser sa sœur, afin,
semble-t-il, de conserver la pureté de la race dans la dynastie. Au Moyen-âge par contre,
elle remontait jusqu’au 7ème degré de parenté. D’origine sociale donc, cette prohibition de
l’inceste assurait, selon certains sociologues (Durkheim, Malinowski ), la préservation de
la structure familiale. Chez Lévi-Strauss, « elle équivaut à dire que, dans la société
humaine, un homme ne peut obtenir une femme que d'un autre homme qui la lui cède
sous forme de fille ou de sœur ». Bref, elle règle l'ensemble des échanges des femmes et
des filles au sein du groupe selon des principes très stricts. À l’origine donc, la fonction
principale de cette prohibition était de forcer les hommes à se distinguer les uns des
autres, à échanger des partenaires matrimoniaux, bref, à s'organiser socialement. Les
ethnologues parlent à ce sujet d'endogamie (mariage à l'intérieur du groupe ou du clan) et
d'exogamie (mariage à l'extérieur du groupe ou du clan).
Toutefois, d’autres raisons pourraient également expliquer cette interdiction. Tout d’abord
une raison biologique : car contrairement à ce qu'affirment les obsédés de la "race pure",
le mélange des gènes est nécessaire au bien-être et à l'évolution de l'espèce humaine.
Les mariages consanguins augmentent en effet considérablement les risques de maladies
génétiques et de dégénérescence. Ensuite une raison psychologique. En effet, pour
devenir autonome et adulte, la psychologie et la psychanalyse nous apprennent que
l'enfant doit d'abord pouvoir s'identifier à ses parents, pour ensuite se différencier d'eux et
construire sa propre existence et sa propre personnalité. C'est ce mécanisme que l'inceste
met à mal : dans cette optique, ceux qui auraient été victimes d’abus sexuels durant leur
enfance seraient davantage sujets à de graves troubles psychologiques.
III.3. Approche psychanalytique : Le Complexe d’Oedipe.
En 1900, la légende d’Oedipe fait sa première apparition dans l’œuvre de Freud. Il se
servira de la tragédie de Sophocle pour expliquer un phénomène étrange, observé et
étudié chez ses patients durant son expérience de médecin. En effet, il s’est aperçu (après
avoir sondé sa propre mémoire) que vers l’âge de 3 à 5 ans, l’enfant éprouve des pulsions
sexuelles envers le parent du sexe opposé et des sentiments de haine envers le parent du
même sexe. Ainsi, selon Freud, les premières manifestations de l'instinct sexuel chez
l'enfant seraient toujours incestueuses. Par son auto-analyse, Freud est effectivement
amené à reconnaître en lui l'amour pour sa mère, et envers son père, une jalousie en
conflit avec l'affection qu'il lui porte. En effet, ce conflit est vecteur d’angoisse et de honte
chez l’enfant. C’est pourquoi, en raison de son caractère épouvantable, ce sentiment
d’attirance et d’hostilité à l’égard du père ou de la mère sera rapidement refoulé dans les
profondeurs de l’inconscient.
Selon Freud, ses observations trouvent tout naturellement leur justification dans ce mythe
ancien qui met en scène l’inceste et le parricide. Le « complexe d’Oedipe » était né. Cette
appellation n’apparaîtra toutefois pas avant 1910. Toujours selon Freud, ce phénomène
psychique jouerait un rôle décisif dans la structuration de la personnalité et dans
l'accession du sujet au désir humain. Il justifiera alors l’apparition de maladies psychiques,
« les névroses » par une mauvaise résolution de ce conflit universel due à l’amour
possessif (voire incestueux) ou, au contraire, au désintérêt des parents envers leurs
enfants.
Mais en quoi une œuvre littéraire du 5ème siècle av. J.-C., et de surcroît, relatant une
légende encore plus ancienne, peut expliquer les observations d’un médecin du début du
siècle ? Freud explique cela par le succès constant et universel de cette tragédie. En effet,
si nous continuons à être émus par ce drame de la condition humaine, c’est parce qu’elle
réveille en nous ces sentiments que nous avions pourtant enfouis à tout jamais. Ainsi,
selon Jean-Pierre Vernant, la tragédie est comparable à une psychanalyse : « en levant le
voile qui dissimule à Oedipe son visage de parricide, d’incestueux, elle nous révèle à nous
même. La tragédie a pour matière les rêves que chacun de nous a rêvés ; son sens se fait
jour dans l’épouvante et la culpabilité qui nous submergent quand nos anciens désirs de
mort du père, d’union avec la mère remontent à notre conscience qui feignait de ne les
avoir jamais éprouvés… »
D'emblée Freud affirme le caractère universel et héréditaire du complexe d'Oedipe : «Tout
être humain se voit imposer la tâche de maîtriser le complexe d'Oedipe … ». A la
différence de la tragédie grecque, il considère donc ce conflit en naturaliste déterministe. A
une période précise, l’enfant sera soumis à des impulsions naturelles irrésistibles qui le
pousseront à éprouver inéluctablement des sentiments d’amour ou de haine envers ses
parents. Chez Sophocle par contre, il n’est pas question de forces naturelles et
psychologiques mais plutôt culturelles et politiques : il s’agit du respect ou non, par
l’homme, des conseils divins et de la loi. Ainsi, la responsabilité du parricide et de l’inceste
n’a pas la même portée dans chacune des deux pièces.
Voilà pour la théorie. Mais qu’en pensent nos deux comédiens ? Poursuivant la même
veine parodique, ils préfèrent se moquer gentiment des grands préceptes de l’illustre
médecin, qui, selon eux, aurait très bien pu inventer toutes ces théories sous l’effet de
quelque stupéfiant ! Voyons comment ils abordent ce cas psychanalytique :
Œdipe a donné son nom à un célèbre complexe : « le complexe d’Oedipe »…Qu’estce que le complexe d’Oedipe ? Prenons une mère et un fils (par exemple un œuf et
une poule). L’œuf veut retourner d’où il vient : dans la poule, bien au chaud parmi les
plumes…mais c’est impossible !...L’œuf est beaucoup trop dur et le trou beaucoup
trop étroit ! Dès le départ, la vie est une tragédie. Mais beaucoup plus tard, lorsque
les œufs sont devenus des coqs, ils rêvent toujours de rentrer…dans les poules. Et
c’est pourquoi la nature qui est miséricordieuse a remplacé leur grosse coquille dure
et calcaire par de jolis prépuces souples et fringants (…) Le complexe d’Oedipe est à
la base de la psychanalyse freudienne…Selon Freud, le petit garçon veut tuer son
père pour épouser sa mère…enfin symboliquement parlant…mais quelques paires
de baffes plus tard, le petit garçon a compris que son père était beaucoup plus fort
que lui et que sa mère était une méchante castratrice (…)
Ainsi, à l’image de l’ensemble de la pièce, ils préféreront s’amuser avec les idées de cette
doctrine plutôt que de nous donner des leçons. En démystifiant la figure d’un héros, ils
nous mettent en garde : n’acceptons pas sans regard critique les théories d’un homme
que l’histoire a sacralisé. En effet, dira Ivan Fox : « Croyez vous vraiment que mes filles
veulent tuer leur mère pour m’épouser !? ».
Et lorsqu’ils compareront le théâtre à une cure psychanalytique, ce sera encore en des
termes ironiques. Des psychanalystes d’abord, parce que la cure qu’ils proposent consiste
la plupart du temps en un monologue où seul le patient parle. Et puisqu’il suffit de raconter
sa vie à quelqu’un qui ne parle pas, ce dernier pourrait très bien s’en sortir tout seul dans
ce genre de cure pour laquelle il dépense souvent une forte somme. Nos deux comédiens
dénoncent notamment cette théorie selon laquelle les patients doivent payer cher pour
donner de l’importance à ce qui ne l’est pas. Dans cette scène, ils se moquent également
de la tendance actuelle du théâtre qui voit de nombreux artistes monter sur les planches
(ou prendre la plume) pour nous raconter, à la manière d’une thérapie, leur intimité parfois
dénuée d’intérêt. Dans un cas comme dans l’autre, c’est payer cher pour parler à
quelqu’un qui ne nous écoute pas ou pour écouter quelqu’un qui nous parle d’une intimité
qui lui est toute personnelle.
Quels sont les rapports entre le théâtre et la psychanalyse ? Au théâtre, il y a
quelqu’un qui parle et quelqu’un qui écoute – En psychanalyse, il y a quelqu’un qui
parle et quelqu’un qui coûte – Mais au théâtre celui qui parle est debout et celui qui
écoute est assis – En psychanalyse, celui qui parle est couché et celui qui écoute est
assis – Oui mais au théâtre, celui qui parle debout est payé par celui qui écoute assis
alors qu’en psychanalyse c’est celui qui parle couché qui paie celui qui est assis et
qui se tait – vous voyez la différence ?
Cette dénonciation rejoint la volonté des auteurs : mettre en scène un grand mythe
(exploité de tout temps par des grands écrivains comme Sophocle) pour illustrer un
phénomène de société ; plutôt que de mettre en scène une biographie individuelle. Ils
préfèrent mettre en évidence des idées et valeurs qui, parce que partagées par tous, nous
donne le sentiment d’appartenir à une collectivité et non ce qui pourrait nous isoler dans
notre individualité. A quoi donc servirait la liberté individuelle si elle ne nous permet pas de
vivre ensemble ?
IV. Sources
Jean-Pierre VERNANT, Pierre VIDAL-NAQUET, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, 1972
Michel JUFFÉ, La tragédie en héritage de Freud à Sophocle, 1999
Jean-Pierre VERNANT, Entre Mythe et politique, 2000
Pascal THIERCY, Les Tragédies grecques, Que sais-je, 2001
Les Tragiques grecs, Robert Laffont, Tome 1, 2001
Tadeusz KOWZAN, Théâtre Miroir, 2006
Claude GAUDIN, La marionnette et son théâtre, 2007
Dossier réalisé par Charline Vidts
Téléchargement