Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=ARSS&ID_NUMPUBLIE=ARSS_170&ID_ARTICLE=ARSS_170_0004 L’enchantement du monde touristique par Bertrand RÉAU et Franck POUPEAU | Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2007/5 - 170 ISSN 0335-5322 | ISBN 2-02-096626-9 | pages 4 à 13 Pour citer cet article : — Réau B. et Poupeau F., L’enchantement du monde touristique, Actes de la recherche en sciences sociales 2007/5, 170, p. 4-13. Distribution électronique Cairn pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 14. 4 Bertrand Réau et Franck Poupeau L’enchantement du monde touristique L’aversion de Claude Lévi-Strauss à l’égard des explorateurs qui remplissent les salles avec quelques banalités filmées à 20 000 kilomètres de là a pu être interprétée comme la fin d’un relatif « monopole » de la découverte des « autres cultures », conduisant ainsi à s’interroger sur ce qui continue à différencier recherche ethnographique et tourisme1. Nombre d’anthropologues américains se sont ainsi intéressés, à partir des années 1970, aux flux touristiques et à leurs effets d’interférence entre les cultures : amenés à côtoyer, sur leur terrain, des touristes ayant désormais accès à une grande partie de la planète2, ils étaient témoins des « influences » exercées sur les cultures locales et sans doute les premiers à déplorer les dégradations infligées aux sociétés observées3. Une vingtaine d’années plus tard, les études anthropologiques sur le tourisme ont acquis aux États-Unis une respectabilité universitaire quelque peu « hybride », à l’image du développement des Cultural Studies auxquelles elles sont associées. En France, les publications scientifiques sur le tourisme ne se sont pas développées à la mode américaine : au-delà du peu d’enquêtes de terrain et de chercheurs travaillant explicitement sur ce thème, c’est plutôt l’histoire des divisions disciplinaires qui explique une telle différence. L’étude des pratiques culturelles du tourisme est presque toujours abordée en sociologie dans le cadre d’un domaine d’investigation plus légitime, comme la famille, la sexualité ou l’environnement, sans être institutionnalisée dans des centres de recherche et des enseignements universitaires. Les enquêtes quantitatives menées sur les comportements touristiques sont « soit 1. Edward Bruner, John B. Allock et MarieFrançoise Lanfant, International Tourism: Identity and Change, Londres, Sage Publications, 1995, p. 205-242. 2. Edward Bruner, Culture on Tour: Ethnographies of Travel, Chicago-Londres, NYU, University of Chicago Press, 2005. 3. Dean McCannel (The Tourist. A New Theory of the Leisure Class, Berkeley, University of California Press, 1976), analyse le tourisme comme une forme de pèlerinage moderne de l’homme « postindustriel » : une quête d’authenticité ponctuée de rites. Voir aussi Nelson Graburn, “Tourism, the sacred journey”, in V. H. Smith (dir.), Hosts and Guests: The Anthropology of Tourism. Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1989, p. 171-186. Pour une synthèse de ces problématiques, voir Malcom Crick, “Representations of international tourism in the social sciences: sun, sex; sights, savings and servility”, Annual Review of Anthropology, 18, 1989, p. 307-344 et Erik Cohen, “The sociology ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 170 p. 4-13 of tourism: approaches, issues, findings”, Annual Review of Sociology, 10, 1984, p. 373-392. Une revue se consacre entièrement aux études sur le tourisme [voir encadré Annals of Tourism Research, p. 8]. 5 Bertrand Réau et Franck Poupeau – L’enchantement du monde touristique ciblées sur le tourisme (la fréquentation hôtelière, etc.) ; soit l’objet d’un volet spécifique dans un ensemble d’interrogations comportementales et d’aspirations sur différents sujets (l’enquête sur les conditions de vie du CREDOC, etc.) ; soit intégrées dans une enquête dont l’objet principal n’est pas le tourisme (l’enquête emploi du temps de l’INSEE, etc.) ; soit focalisées sur des pratiques spécifiques (les enquêtes sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture, etc.)4 ». Le tourisme ne trouve pour l’instant sa place que dans des recherches sur la mondialisation5 : la problématique du « développement durable » pose la question de l’accueil de millions de vacanciers sur les territoires nationaux. La « littérature grise » (rapports de consultants, expertises pour l’Unesco, etc.) y reste prédominante6. Finalement, le tourisme s’apparente moins à un objet de recherche qu’à un « label politique7 ». Tourisme et développement économique Depuis les années 1960, les recherches qui ont fait du tourisme leur objet d’étude principal s’inscrivent dans le contexte de l’aménagement du territoire et d’une recherche contractuelle en pleine expansion8, largement financée par des organismes publics tels que le Comité d’organisation des recherches appliquées sur le développement économique et social (CORDES)9. Ainsi, plusieurs études sur l’aménagement régional, comme celle dirigée par Jean Cuisenier, sont financées par des organismes publics10. Mais ce sont surtout les géographes qui, dans une perspective essentiellement « descriptive », vont chercher à produire des typologies, à définir une méthode de dénombrement des touristes, à évaluer leurs dépenses, à mesurer ces flux migratoires spécifiques et à classer les « stations touristiques »11. Selon Georges Cazes, le « souci problématique n’a jamais été très exigeant, [il s’agit] plutôt d’une extension progressive du champ de recherche avec l’annexion de nouveaux thèmes12 ». Si ces travaux s’élargissent au cours des années 1980 à des analyses « mondialisées » sur le rapport entre le tourisme et les sociétés locales13, le touriste reste le plus souvent considéré comme un « acteur économique » dont il faut « mesurer » les activités. Peu à peu, des chercheurs issus principalement de l’anthropologie et de la sémiologie vont s’intéresser aux questions de l’imaginaire touristique, des représentations, de la découverte de soi et d’autrui14. Ces problématiques prolongent en fait les 4. Françoise Potier, Josette Sicsic, Vincent Kaufmann, Synthèse des connaissances sur les vacances et les temps libres des familles, des enfants et des jeunes, Dossiers d’études de la CNAF, no 61, octobre 2004, p. 6. 5. Autrepart, revue de sciences sociales au Sud, « Tourisme culturel, réseaux et recompositions sociales », 40, décembre 2006 (IRD éditions, Armand Colin). 6. Yves Winkin, « Le touriste et son double. Éléments pour une anthropologie de l’enchantement », Miroirs maghrébins : itinéraires de soi et paysages de rencontre, 6 CNRS éditions, 1998, p. 133-134. 7. Louis Pinto, « La gestion d’un label politique : la consommation », Actes de la recherche en sciences sociales, 91-92, mars 1992, p. 3-19. 8. René Baretje, « L’évaluation des recettes touristiques dans les Alpes du Sud : une approche méthodologique régionale », Communication au congrès de l’Association internationale des experts scientifiques du tourisme, 1963 ; Georges Cazes, « Le tourisme à Luchon et dans le Luchonnais », Cahiers de l’Association Marc Bloch de Toulouse, Études géographiques, 1, 1964. 9. Michel Marié, Les Terres et les mots, Paris, Méridiens Klincksieck, 1989. 10. Jean Cuisenier (dir.), « Étude sur les indicateurs des flux touristiques », Rapport d’étude pour le compte de la Mission interministérielle pour l’aménagement touristique du Languedoc-Roussillon, Centre de sociologie européenne, École pratique des hautes études, juin 1966. 11. Entretien avec Rémy Knafou (2 septembre 2005), professeur de géographie à l’université de Paris 7, qui a soutenu sa thèse de doctorat d’État en 1978 sur les stations de sports d’hiver. 12. Courrier électronique de Georges Cazes, professeur de géographie à l’université Paris I, 23 août 2005. 13. Marie-Françoise Lanfant, “Tourism in the process of internationalisation”, International Social Science Journal, 32, 1980, p. 14-43 ; Michel Picard, « “Tourisme culturel” et “culture touristique” : rite et divertissement dans les arts du spectacle à Bali », thèse d’histoire, EHESS, 1984. Bertrand Réau et Franck Poupeau – L’enchantement du monde touristique anciennes analyses plus qu’elles ne s’y opposent15 : en 1986 un numéro de la revue Sociétés réunit des chercheurs de différentes générations dans une perspective pluridisciplinaire16, mais c’est en géographie que le tourisme va finir par gagner une légitimité académique. Il est inscrit au programme de l’agrégation d’Histoire-Géographie en 1992 – 1993 et un GDR-Tourisme, dirigé par Rémy Knafou et Georges Cazes, est créé au CNRS en 1995. Dans la hiérarchie académique des disciplines, la géographie des années 1980 – 1990 n’appartient cependant pas aux disciplines les plus reconnues et, dans les autres sciences sociales, le tourisme ne constitue pas un objet de recherche « consacré » : en sociologie, il n’est l’objet d’aucun article dans une revue classée A par le CNRS ; les auteurs les plus connus publient dans des collections « grand public » et très peu dans les revues universitaires. Les études d’une discipline plus prestigieuse comme l’histoire portent plutôt sur le voyage, le loisir et la « culture de masse17 » : en tant que tel, le tourisme est rarement pris comme objet d’étude principal18. Seule une tradition sociologique nourrit la recherche sur le sujet : celle des loisirs. Les études de Georges Friedmann et surtout de Joffre Dumazedier influencent les cadres des mouvements d’Éducation populaire et des agents de l’État19 : le premier analyse le loisir comme une compensation du travail dans le cadre d’une société technicienne ; le second voit dans le loisir le moyen de répondre aux nouveaux besoins d’éducation et de formation qu’implique l’accroissement du temps libre dans la société moderne. Défini comme une conséquence du temps libéré par la productivité du travail, le loisir est intégré au processus de croissance économique : sphère indépendante du travail, il ne lui est pas réductible et correspond à des valeurs universellement « désirables ». Cette sociologie postule une relative indépendance de son objet par rapport aux déterminants économiques et sociaux : les choix seraient « individuels » et le loisir revêtirait un caractère libératoire20. Par la suite, dans le cadre du « retour du sujet » en sciences sociales au cours des années 1990, le courant initié par des auteurs comme Jean Viard21 et Jean-Didier Urbain acquiert une plus grande visibilité. Le peu de légitimité de l’objet « tourisme » dans l’espace académique français et la faiblesse des financements accordés à la recherche non appliquée incitent ces chercheurs à rechercher à l’extérieur du champ universitaire les profits symboliques et économiques qui leur font défaut22. Des méthodes 14. Jean-Didier Urbain, « Approches sémiologiques des cimetières d’Occident », thèse d’anthropologie sociale et culturelle, Paris V, 1978 ; Rachid Amirou, « Imaginaire touristique et sociabilités de voyage », thèse de sociologie, Paris V, 1992. 15. Selon Rémy Knafou, à cette époque, la géographie du tourisme s’intéresse également à la « perception » et aux « représentations ». Entretien avec Rémy Knafou, le 1er septembre 2005. 16. Sociétés, 8, 1986. Au sommaire : Marie-Françoise Lanfant, Rachid Amirou et Jean-Didier Urbain, qui ont travaillé au Centre d’études sur l’actuel et le quotidien (CEAQ, dirigé par Michel Maffesoli, Paris V) ; François Ascher, qui a travaillé avec Pierre Defert dans les années 1970 et Michel Picard, qui a collaboré dans les années 1980 avec Marie-Françoise Lanfant dans le cadre de l’URESTI du CNRS. 17. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), La Culture de masse en France : de la Belle Époque à aujourd’hui, Paris, Fayard, 2002 ; Alain Corbin (dir.), L’Avènement des loisirs 1850 – 1960, Paris, Aubier, 1995 ; Sylvain Venayre, Rêves d’aventure, 1800 – 1940, Paris, La Martinière, 2006. 18. Catherine Bertho Lavenir, La Roue et le stylo : comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob, 1999 ; Marc Boyer, Histoire de l’invention du tourisme, XVIe – XIXe siècles, Éd. de l’Aube, 2000 ; André Rauch, Vacances en France : de 1830 à nos jours, Paris, Hachette, 1996. 19. Georges Friedmann, Le Travail en miettes, Gallimard, 1956 ; Joffre Dumazedier, Vers une Civilisation du loisir ?, Paris, Seuil, 1962. 20. Marie-Françoise Lanfant, Les Théories du loisir, Paris, PUF, 1972, p. 141. 21. Jean Viard, directeur de recherche au CNRS, a fait une thèse sur « la nature des vacances ou comment le temps libre est né et a bouleversé des espaces occupés » sous la direction d’Edgar Morin en 1982 à l’École des hautes études en sciences sociales. 7 L’enchantement du monde touristique Annals of Tourism Research La revue Annals of Tourism Research (ATR), créée en 1973, est l’une des trois publications internationales1 de référence dans le domaine du tourisme, avec le Journal of Travel Research (JTR) et Tourism Management (TM)2. Les universitaires constituent l’essentiel de son lectorat3 et de ses contributeurs (la moitié des éditeurs associés actuels enseignent dans des universités des États-Unis), à la différence des deux autres, plus orientées vers les praticiens4. Elle laisse aussi comparativement une plus belle place aux approches qualitatives, et aux auteurs sociologues et anthropologues5. Jafar Jafari, directeur éditorial de la revue depuis sa création, a consacré sa carrière à l’institutionnalisation d’un savoir universitaire touristique : docteur en anthropologie culturelle de l’université du Minnesota et professeur à l’université de Wisconsin Stout (petite université répertoriée au rang 61 sur 71 des Master’s University du Midwest dans le classement US News6), il est le premier président de l’International Academy of the Study of Tourism entre 1988 et 1994 ; à partir de 1993, il dirige la collection « Tourism Social Science Series » chez Pergamon Press et, en 2000, une encyclopédie du tourisme chez Routledge. Plusieurs universitaires occupent également une place déterminante dans la revue. Parmi eux, Erik Cohen, professeur associé du département de sociologie et d’anthropologie sociale à la Hebrew University de Jérusalem : présent depuis 1973, il est actuellement éditeur associé responsable de la sociologie avec David Harisson (University of North London). Nelson Graburn (Berkeley) et Dennison Nash (Connecticut) sont quant à eux responsables de l’anthropologie. Le premier éditorial de la revue affirme la volonté d’éclairer l’industrie et les décideurs par la constitution d’une science du tourisme. Même s’il est difficile de dégager les grandes orientations des recherches contenues dans la revue, des mots-clés apparaissent de manière récurrente : « impacts », « organisation » et « développement »7. Après une forte tendance à proposer une définition conceptuelle du tourisme comme sujet d’étude, les années récentes sont marquées par l’attention portée aux typologies du tourisme et à ses formes alternatives. Les références à l’anthropologie, la géographie et la sociologie perdent du terrain face à l’économie et à l’industrie dans les années 19808, qui laissent par la suite la place à un intérêt pour les questions socioculturelles, l’environnement et le développement communautaire 8 dans le courant des années 1990. Les concepts d’« hospitalité » et de « récréation », très utilisés aux débuts de la revue, sont progressivement remplacés par ceux de « marketing » et de « management ». Discipline centrale aux débuts de la revue, la sociologie semble progressivement s’être dissoute dans d’autres concepts liés au tourisme (la marchandisation et l’authenticité par exemple). Elle a laissé place à des approches plus empiriques et moins explicitement attachées à la conceptualisation9. On y trouve des articles qui traitent du changement social lié au développement du tourisme, de la mise en scène et de la réalisation des événements touristiques, de la relation asymétrique entre « hôte » et « invité » plus récemment traitée sous l’angle du genre ou de l’ethnicité, des motivations des touristes, des analyses de récits de voyages mobilisant la notion de construction identitaire, ou encore des contributions plus sémiologiques, datant des années 1980, réactivées par des analyses du tourisme comme un langage. Céline Cravatte 1. Entre 1980 et 1989, 75,2 % des contributions sont issues soit des ÉtatsUnis, soit du Royaume-Uni, soit une part moins importante que pour JTR ou TM (respectivement 89,7 % et 79,3 %) (Pauline J. Sheldon, “An autorship analysis of tourism research”, Annals of Tourism Research, 18, 1991, p. 473-484). La revue aurait également des abonnés dans 75 pays. Source : www.world-tourism.org, communiqué de presse, Jafar Jafari, lauréat du prix Ulysse 2005 de l’Organisation mondiale du tourisme. 2. Une enquête sur la pertinence scientifique et pratique des revues internationales dans le domaine du tourisme, fondée sur 142 réponses de membres de la Travel and Tourism Research Association et de l’International Association of Scientific Expert in Tourism, les classe parmi 22 revues de tourisme, respectivement en première et troisième positions pour les répondants non américains, en deuxième et troisième positions pour les américains (Harald Pechlaner, Anita Zehrer, Kurt Matzler et Dagmar Abfalter, “A ranking of international tourism and hospitality journal”, Journal of Travel Research, 42, 2004, p. 328-332). 3. D’après Vicki Wetherell, responsable de l’édition d’ATR chez Elsevier, courriel de juillet 2006. En 2005, 372 558 articles ont été téléchargés depuis le site de la revue. 4. P. J. Sheldon, op. cit. 5. Roger W. Riley et Lisa L. Love, “The state of qualitative tourism research”, Annals of Tourism Research, 27, 2000, p. 164-187. 6. www.usnews.com. 7. Hongen Xiao et Stephen L. J. Smith, “The making of tourism research. Insights from a social sciences journal”, Annals of Tourism Research, 33 (2), 2006, p. 490-507. 8. Margaret Byrne Swain, Maryann Brent et Veronica H. Long, “Annals and tourism evolving, indexing 25 years of publications”, Annals of Tourism Research, 25, 1998, p. 991-1014. 9. H. Xiao et S. L. J. Smith, op. cit. Bertrand Réau et Franck Poupeau – L’enchantement du monde touristique inspirées du secteur privé vont en particulier être importées dans l’administration publique du tourisme. Aux enquêtes annuelles sur les vacances des Français commandées à l’INSEE par le secrétariat d’État au Tourisme se substituent, en 1993, des enquêtes semestrielles sur « le Suivi de la demande touristique » (SDT) menées par l’IFOP pour le secrétariat d’État. En 1998, une étude de prospective coordonnée par Jean Viard pour le compte de la DATAR mobilise des techniques de marketing23. Dans cet espace de recherche, la frontière entre le « consulting », la « recherche appliquée » et la « recherche fondamentale » est perméable : ainsi, Jean Viard, chercheur au CNRS, peut-il à la fois travailler pour la DATAR, le Club Méditerranée et publier des essais sur le tourisme ; Jean-Didier Urbain est également expert de l’Observatoire national du tourisme et animateur scientifique à la DATAR. Se noue ainsi une interdépendance entre les chercheurs et l’univers professionnel du tourisme: les institutions publiques transposent des méthodes et des grilles de lecture du secteur privé ; les professionnels du tourisme s’inspirent, en retour, des analyses proposées par les universitaires et les rapports d’organisations publiques (souvent produits par ces mêmes universitaires). Une relation paradoxale à l’économie La perspective géographique (influence sur l’économie locale, échanges internationaux, développement durable, dépenses touristiques, etc.), ainsi que la perspective socio-anthropologique (échanges culturels du « touriste » et des « autochtones », représentations engagées de part et d’autre, etc.) ont donc construit, l’une et l’autre, un « touriste labellisé », qui prend la forme d’un « acteur », dont les propriétés psychologiques et culturelles (comme son appartenance à tel ou tel pays) permettent de définir des types de pratiques différenciées, principalement d’un point de vue économique. Cependant, même si les institutions internationales, nationales ou locales vantent de manière récurrente les apports économiques du développement touristique, que ce soit dans les programmes de développement des organismes internationaux ou dans les politiques territoriales locales, le tourisme ne génère pas nécessairement les retombées économiques escomptées, et la mise en avant de l’argument économique peut être un moyen politique d’atteindre d’autres objectifs : ainsi, Saskia Cousin, dans une étude menée sur la ville de Loches, montre l’importance de la production d’une croyance dans les vertus économiques du tourisme en vue de permettre la valorisation d’un patrimoine considéré comme culturellement légitime par les catégories sociales supérieures24 [voir encadré « L’argument du “développement local” par le tourisme” », ci-contre]. L’argument du développement économique engendré par le tou- 22. Par exemple, l’association R2IT a pour objectifs de : « Fédérer les acteurs du tourisme pour développer la recherche et les formations de ce secteur, et plus particulièrement dans la Région Grand Sud-Est ; communiquer et animer pour dynamiser et développer notre réseau ; valoriser les formations existantes et les actions en faveur du développement de la recherche touristique ; créer une ou des formations adaptées au marché touristique et développer la revue scientifique du tourisme ». Les membres sont des universitaires, des consultants et des représentants de l’État et des collectivités territoriales (http://www.reseautourisme.com/qui_3.htm). 23. Jean Viard (dir.), Réinventer les vacances : la nouvelle galaxie du tourisme, Paris, La Documentation française, 1998. 24. Saskia Cousin, « L’identité au miroir du tourisme : usages et enjeux des politiques de tourisme culturel », thèse de doctorat en anthropologie sociale et en ethnologie, EHESS, 2002. 9 Bertrand Réau et Franck Poupeau – L’enchantement du monde touristique risme peut servir diverses fins politiques alors même qu’une des conditions du bon fonctionnement du marché du tourisme réside dans la dénégation de son caractère immédiatement marchand. On ne peut alors accepter comme allant de soi l’idée selon laquelle le tourisme remettrait en cause les normes et les valeurs qui ont cours dans la vie quotidienne, avec pour seule fonction sociale la récupération et la reconstitution de la force de travail. Replacée dans l’espace de pratiques culturelles dont la spécificité est de produire un rapport enchanté au monde au sein d’un rapport marchand25, la mise en suspens du monde ordinaire dans la situation touristique constitue en revanche un point de départ de la réflexion. Les pratiques touristiques se trouvent en effet dans un rapport paradoxal à l’économie : d’un côté, il est courant de valoriser le marché touristique ; de l’autre, les touristes et les professionnels du tourisme coproduisent un déni des caractéristiques marchandes des services et une relation enchantée au monde social. Le marché des « produits touristiques » met momentanément en suspens la réalité ordinaire26, mais cette dénégation de l’économique participe à la valorisation symbolique du « produit touristique27 ». Sa « consommation » s’apparente en fait autant à l’appropriation d’un bien symbolique qu’à une acquisition matérielle : il s’achète virtuellement sur un catalogue à partir d’images et de l’énumération de prestations dont le contenu n’est pas palpable et sa consommation est différée dans le temps. Si cette logique n’est pas spécifique au tourisme28, l’analyse de cette relation enchantée au monde social permet d’éclairer les modalités des relations de ser-vice et d’interroger les médiations nécessaires au bon fonctionnement de marchés. Ce numéro vise ainsi à étudier les conditions sociales de l’économie du tourisme auxquels participent différents groupes sociaux : associations, États, organismes internationaux, opérateurs privés, etc. La dénégation de son caractère marchand est aussi une transfiguration des rapports d’exploitation de la force de travail engagée dans la prestation : les agents engagés dans ce type d’économie s’investissent pour produire, selon les termes de Pierre Bourdieu, « une construction symbolique tendant objectivement à dissimuler la vérité objective de la pratique ». Ainsi, l’analyse des conditions sociales invisibles qui produisent un déni du « donnantdonnant » caractéristique du marché « parfait », permet de prendre en compte les mécanismes d’euphémisation des rapports marchands et des relations de domination, consubstantiels à un certain « enchantement du monde » touristique. 25. Pierre Bourdieu, « L’économie des biens symboliques », in Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994. 26. Yves Winkin, « Propositions pour une anthropologie de l’enchantement », in Paul 10 Rasse (dir.), Unité-Diversité. Les Identités culturelles dans le jeu de la mondialisation, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 177-186. 27. On s’intéresse plus particulièrement ici au « tourisme organisé ». Le prix peut consti- tuer un élément de différenciation sociale dans un sens comme dans l’autre : la recherche du bas coût ou, au contraire, l’ostentation de prestations coûteuses. Ce lien entre la valeur économique et la valeur symbolique d’un produit conduit ainsi à questionner le « coût » de la distinction et de son déni. 28. Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007. L’enchantement du monde touristique L’argument du « développement local » par le tourisme Envisagées et décrites en termes exclusivement commerciaux, les politiques touristiques locales ont pour caractéristique d’articuler la rhétorique du « développement local » avec des politiques urbaines et patrimoniales. Dans un rapport sur le « tourisme de pays » rédigé en 1993, Jean-Jacques Descamps, ancien secrétaire d’État au Tourisme, alors député UDF d’Indre-et-Loire, développe ainsi un argumentaire commercial sur la mise en marché des produits du tourisme rural. Il propose de recréer des collectivités adaptées aux produits touristiques, et de « se réorienter vers des clientèles à plus fort pouvoir d’achat », tout en s’attaquant de manière virulente aux monuments de l’État soupçonnés de « ne vouloir s’ouvrir qu’à une élite1 ». Héritier et ancien administrateur d’une grande entreprise textile du Nord, Jean-Jacques Descamps est devenu maire UDF de Loches en 1995, a été réélu en 2001 sous l’étiquette Démocratie libérale, puis réélu député UMP en 2002 (battu en 1997 et en 2007). Il a placé le tourisme au centre de sa politique, en affirmant la nécessité de mettre le patrimoine au service du développement économique de la petite souspréfecture d’Indre-et-Loire : « Comme toute entreprise qui cherche à vendre son activité, ici la France et son tourisme en espace rural, il faut une réflexion stratégique désignant les clientèles prioritaires sur lesquelles portera l’effort d’adaptation et de promotion des produits2 ». La réticence des habitants Dans le but affirmé de faire venir le tourisme, la municipalité a donc ravalé les façades, restauré les monuments et recherché l’obtention de différents labels. Quitte à créer soi-même un réseau (« Les plus beaux détours en France ») ou une marque (le « Pays de Loches et de la Touraine du Sud », devenu « Touraine côté Sud ») afin de pouvoir affirmer le statut de capitale ou de « tête de réseau ». Dans la dizaine d’opérations urbaines réalisées entre 1996 et 2006, presque toutes s’inscrivent dans la politique touristique et patrimoniale de la ville. La plupart de ces opérations ont été financées en partie par des fonds européens. À ceux qui se plaignent du fait « qu’il y en a que pour les touristes », les élus rétorquent que « le tourisme est bon pour Loches », car c’est de l’économie et que cette économie bénéficiera à tous. Le maire entend donc « éduquer au tourisme » les Lochois, et en particulier les commerçants, accusés de ne pas être assez accueillants. Les responsables politiques et culturels établissent une distinction entre « ceux qui aiment le patrimoine » et les autres. Cette séparation masque des différenciations sociales, politiques et spatiales qui se structurent dans l’opposition récurrentes entre deux quartiers aux noms très symboliques : « la Cité Royale », c’est-à-dire la vieille ville occupée par la bourgeoisie locale et des résidents secondaires, et « les Bas Clos », quartier construit dans les années 1970 où vivent notamment des familles populaires d’ouvriers champignonnistes, une activité qui fut très importante dans la région. En 2000, le maire-adjoint à la Culture explique ainsi la politique patrimoniale : « Il va falloir intéresser le champignonniste et sa femme qui n’en ont rien à faire du patrimoine. Il va falloir leur faire comprendre qu’ils vivent dans une ville extraordinaire, (…) et que s’ils ont des aménagements à faire, il faut le faire dans le sens du beau à voir, pas dans le sens du pratique, pas juste 11 L’enchantement du monde touristique pour faire plus propre pour son propre plaisir ». Les valeurs du confort, considérées comme populaires, doivent s’effacer pour que « le public ait le meilleur regard possible sur la ville ». Les élus locaux expliquent qu’ils veulent montrer aux Lochois que leur ville a un intérêt historique, touristique et patrimonial. Toutefois, cet intérêt se focalise uniquement sur le patrimoine historique bâti, il n’y a aucune valorisation des activités industrielles ou agricoles locales. Les politiques touristiques qui mettent en scène ce que les élus nomment « l’identité locale » se focalisent essentiellement sur l’image de la ville comme berceau de la nation et de sa langue et « ancienne capitale de la France » (le château de Loches aurait abrité les cours – itinérantes – de Charles VII et Louis XI). À cette « identité royale » s’ajoute la promotion d’une image enchantée de la ville rurale comme havre de quiétude où doivent pouvoir se « ressourcer » les touristes3. L’injonction faite aux Lochois est donc paradoxale : soyez à l’image de votre image, c'est-à-dire calmes et paisibles, et, en même temps, soyez actifs, professionnels et entreprenant pour le tourisme. L’évaluation des politiques touristiques Le modèle invoqué est celui de l’entreprise, et, selon ses édiles, la ville doit se plier aux méthodes et aux exigences du marché. Cette logique devrait impliquer une évaluation des retombées économiques puisque c’est la raison invoquée pour légitimer les investissements publics et les injonctions faites aux habitants. Il semble pourtant qu’aucune évaluation de ce type ne soit réalisée : il n’existe aucune donnée fiable sur le nombre de touristes qui parcourent la ville4 ; les élus reprennent, en les gonflant, les chiffres 12 de fréquentation de la citadelle alors que ses visiteurs ne descendent pas forcément en ville car les monuments sont excentrés5. De plus ces visiteurs peuvent être des groupes scolaires ou des habitants, transformés en touristes dans les discours, donc forcément absents. Évaluer le nombre de touristes qui viennent à Loches fait donc l’objet d’un traitement politique. Et l’on peut s’interroger sur la cohérence entre, d’une part, un discours économique, voire commercial, centré sur l’objectif d’augmentation des flux touristiques, et, d’autre part, l’absence d’évaluation des retombées réelles, ni même d’estimation fiable des touristes qui visitent la ville de Loches. La politique de rénovation urbaine entreprise depuis dix ans a certes eu des effets sur certaines parties de la ville, en particulier « le château », peu fréquenté par les habitants, et qui abrite, en sus des monuments, de belles résidences secondaires : alors qu’il n’y avait auparavant qu’un vendeur de souvenirs, on trouve maintenant plusieurs commerces, dont notamment une « auberge médiévale ». En ce qui concerne les infrastructures touristiques, un ancien moulin a été transformé en résidence Pierre & Vacances. Mesurer les retombées économiques d’une activité multiforme s’avère complexe, mais il paraît étonnant que les « méthodes de l’entreprise » constamment évoquées ne soient jamais mobilisées pour évaluer les effets des politiques locales. La rhétorique économique et commerciale semble plutôt avoir pour objectif de susciter l’adhésion de la population à des projets qui ne la concernent pas ou peu en arguant de « l’indispensable développement économique », dans une région dont l’activité agricole est en déclin. En effet, les projets L’enchantement du monde touristique culturels et touristiques présentés comme des moyens au service d’un développement pour tous peuvent également être analysés comme des éléments de valorisation d’un patrimoine qui intéresse en premier lieu certaines catégories sociales. Valorisation du patrimoine monumental, mais aussi création d’événements et de lieux de pratiques de distinction, comme, par exemple, la mise en place de nouveaux jumelages ou la création d’un golf. Comme la plupart des villes françaises, Loches est jumelée avec une ville allemande, mais les activités sont centrées autour d’une ville écossaise, Saint-Andrews, choisie par le maire car elle est selon lui, « connue dans le monde entier pour être la patrie, la capitale du golf, une ville qui a un patrimoine, une université ». C’est aussi, pour son adjoint à la culture, royaliste convaincu, « une ville royale, comme Loches6 ». Le jumelage avec Saint-Andrews devient, quelques années plus tard, l’un des arguments avancés pour légitimer la construction d’un golf ouvert près de Loches en 2002. La communauté de communes « Loches développement », qui porte le projet, avance que ce golf devrait pouvoir « développer l’attrait touristique et économique du Lochois (…), ainsi que les loisirs sportifs pour les cadres des entreprises implantées dans le Sud7 ». On ne sait si le golf a permis d’augmenter la fréquentation touristique, mais il permet en tous les cas au maire de pratiquer son sport préféré. Dans ce cadre, l’argument du développement économique et de la création d’emplois est une manière de faire accepter à tous des investissements qui ne profitent qu’à quelquesuns. La valorisation touristique permet de surcroît d’améliorer la notoriété de ses édiles. Une politique touristique peut ainsi être « efficace » même sans touristes, par les effets de miroir générés sur les représentations que les habitants se font de leur collectivité et de ceux qui l’administrent8. Dans cette perspective, la politique touristique n’est pas tant un outil de développement économique qu’une manière de cultiver un certain « entre-soi » à l’aide de politiques urbaines, patrimoniales et culturelles qui s’adressent en priorité aux résidents, principaux ou secondaires, actuels ou potentiels à « fort pouvoir d’achat », pour reprendre une expression du maire. Saskia Cousin 1. Jean-Jacques Descamps, « Pourquoi et comment développer en France “le tourisme de pays” », Rapport pour le ministère de l’Équipement, des transports et du tourisme, 1993. 2. Ibid., p.17 3. Depuis l’invention du discours touristique, très lié au folklorisme, les Lochois sont crédités d’une sorte d’atavisme de quiétude, vu comme un effet du climat et du « pays des èves calmes et des ondulations molles », expression de Jacques-Marie Rougé, régionaliste et premier directeur de l’office de tourisme de Loches dans la brochure Loches et sa région, en 1914. 4. En 1999, 17 950 personnes ont demandé des informations à l’Office de tourisme, dont 80 % de Français avec environ 25 % de locaux, ce chiffre est de 23 492 demandes en 2006. Augmentation donc de 5 542 demandes en six ans, ce qui semble peu important au regard des ambitions affichées et des moyens revendiqués (Sources : Les activités de l’office de tourisme en 1999, Assemblée générale de l’Office de tourisme de Pays Loches – Touraine du Sud, p.4 et http://www.touraine-economique.com/248/ tendance.html). 5. Pour 2005, les chiffres officiels de fréquentation de la citadelle s’élèvent à moins de 74 000 entrées, en comptant notamment les visites scolaires. Par comparaison, le château d’Azay-le-Rideau accueille environ 260 000 visiteurs, celui de Villandry 320 000, le donjon de Chinon 100 000 (Sources : Touraine au jardin des chiffres, mars 2006). 6. Entretiens, 2000. 7. http://www.lochesdeveloppement.com 8. Saskia Cousin, « L’identité au miroir du tourisme. Usages et enjeux des politiques de tourisme culturel », thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2002 ; « De l’Unesco aux villages de Touraine : les enjeux politiques, institutionnels et identitaires du tourisme culturel », Autrepart, 40, 2006, p.17-32. 13