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L’enchantement du monde touristique
par Bertrand RÉAU et Franck POUPEAU
| Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales
2007/5 - 170
ISSN 0335-5322 | ISBN 2-02-096626-9 | pages 4 à 13
Pour citer cet article :
— Réau B. et Poupeau F., L’enchantement du monde touristique, Actes de la recherche en sciences sociales 2007/5,
170, p. 4-13.
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4
«C’EST UN MÉTIER, MAINTENANT, QUE D’ÊTRE
EXPLORATEUR ;MÉTIER QUI CONSISTE, NON PAS,
COMME ON POURRAIT LE CROIRE, À DÉCOUVRIR AU
TERME D’ANNÉES STUDIEUSES DES FAITS RESTÉS
INCONNUS, MAIS À PARCOURIR UN NOMBRE ÉLEVÉ
DE KILOMÈTRES ET À RASSEMBLER DES PROJEC-
TIONS FIXES OU ANIMÉES, DE PRÉFÉRENCE EN
COULEURS, GRÂCE À QUOI ON REMPLIRA UNE
SALLE, PLUSIEURS JOURS DE SUITE, D’UNE FOULE
D’AUDITEURS AUXQUELS DES PLATITUDES ET DES
BANALITÉS SEMBLERONT MIRACULEUSEMENT
TRANSMUTÉES EN RÉVÉLATIONS POUR LA SEULE
RAISON QU’AU LIEU DE LES DÉMARQUER SUR
PLACE LEUR AUTEUR LES AURA SANCTIFIÉES PAR
UN PARCOURS DE VINGT MILLE KILOMÈTRES».
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, 1955, p. 14.
L’aversion de Claude Lévi-Strauss à l’égard des explorateurs qui remplissent les
salles avec quelques banalités filmées à 20 000 kilomètres de là a pu être inter-
prétée comme la fin d’un relatif « monopole » de la découverte des « autres cul-
tures», conduisant ainsi à s’interroger sur ce qui continue à différencier recherche
ethnographique et tourisme1. Nombre d’anthropologues américains se sont ainsi
intéressés, à partir des années 1970, aux flux touristiques et à leurs effets d’in-
terférence entre les cultures : amenés à côtoyer, sur leur terrain, des touristes
ayant désormais accès à une grande partie de la planète2, ils étaient témoins des
« influences » exercées sur les cultures locales et sans doute les premiers à déplorer
les dégradations infligées aux sociétés observées3. Une vingtaine d’années plus tard,
les études anthropologiques sur le tourisme ont acquis aux États-Unis une respecta-
bilité universitaire quelque peu «hybride», à l’image du développement des Cultural
Studies auxquelles elles sont associées.
En France, les publications scientifiques sur le tourisme ne se sont pas dévelop-
pées à la mode américaine : au-delà du peu d’enquêtes de terrain et de chercheurs
travaillant explicitement sur ce thème, c’est plutôt l’histoire des divisions discipli-
naires qui explique une telle différence. L’étude des pratiques culturelles du touris-
me est presque toujours abordée en sociologie dans le cadre d’un domaine d’inves-
tigation plus légitime, comme la famille, la sexualité ou l’environnement, sans être
institutionnalisée dans des centres de recherche et des enseignements universitaires.
Les enquêtes quantitatives menées sur les comportements touristiques sont « soit
5
1. Edward Bruner, John B. Allock et Marie-
Françoise Lanfant, International Tourism:
Identity and Change, Londres, Sage
Publications, 1995, p. 205-242.
2. Edward Bruner, Culture on Tour:
Ethnographies of Travel, Chicago-Londres,
NYU, University of Chicago Press, 2005.
3. Dean McCannel (The Tourist. A New
Theory of the Leisure Class, Berkeley,
University of California Press, 1976),
analyse le tourisme comme une forme de
pèlerinage moderne de l’homme « postin-
dustriel»: une quête d’authenticité ponctuée
de rites. Voir aussi Nelson Graburn,
“Tourism, the sacred journey”, in V. H. Smith
(dir.), Hosts and Guests: The Anthropology
of Tourism. Philadelphie, University of
Pennsylvania Press, 1989, p. 171-186.
Pour une synthèse de ces problématiques,
voir Malcom Crick, “Representations of
international tourism in the social sciences:
sun, sex; sights, savings and servility”,
Annual Review of Anthropology, 18, 1989,
p. 307-344 et Erik Cohen, “The sociology
of tourism: approaches, issues, findings”,
Annual Review of Sociology, 10, 1984,
p. 373-392. Une revue se consacre entiè-
rement aux études sur le tourisme [voir
encadré Annals of Tourism Research, p. 8].
Bertrand Réau et Franck Poupeau
L’enchantement du monde touristique
ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 170 p. 4-13
ciblées sur le tourisme (la fréquentation hôtelière, etc.); soit l’objet d’un volet spéci-
fique dans un ensemble d’interrogations comportementales et d’aspirations sur dif-
férents sujets (l’enquête sur les conditions de vie du CREDOC, etc.); soit intégrées
dans une enquête dont l’objet principal n’est pas le tourisme (l’enquête emploi du
temps de l’INSEE, etc.) ; soit focalisées sur des pratiques spécifiques (les enquêtes
sur les pratiques culturelles du ministère de la Culture, etc.)4». Le tourisme ne trou-
ve pour l’instant sa place que dans des recherches sur la mondialisation5: la problé-
matique du « développement durable » pose la question de l’accueil de millions de
vacanciers sur les territoires nationaux. La «littérature grise » (rapports de consul-
tants, expertises pour l’Unesco, etc.) y reste prédominante6. Finalement, le tourisme
s’apparente moins à un objet de recherche qu’à un «label politique7».
Tourisme et développement économique
Depuis les années 1960, les recherches qui ont fait du tourisme leur objet d’étude
principal s’inscrivent dans le contexte de l’aménagement du territoire et d’une recherche
contractuelle en pleine expansion8, largement financée par des organismes publics
tels que le Comité d’organisation des recherches appliquées sur le développement
économique et social (CORDES)9. Ainsi, plusieurs études sur l’aménagement régio-
nal, comme celle dirigée par Jean Cuisenier, sont financées par des organismes
publics10. Mais ce sont surtout les géographes qui, dans une perspective essentielle-
ment « descriptive », vont chercher à produire des typologies, à définir une méthode
de dénombrement des touristes, à évaluer leurs dépenses, à mesurer ces flux migra-
toires spécifiques et à classer les «stations touristiques»11. Selon Georges Cazes, le
« souci problématique n’a jamais été très exigeant, [il s’agit] plutôt d’une extension
progressive du champ de recherche avec l’annexion de nouveaux thèmes12 ».
Si ces travaux s’élargissent au cours des années 1980 à des analyses « mondiali-
sées » sur le rapport entre le tourisme et les sociétés locales13, le touriste reste le plus
souvent considéré comme un « acteur économique » dont il faut « mesurer » les acti-
vités. Peu à peu, des chercheurs issus principalement de l’anthropologie et de la sémio-
logie vont s’intéresser aux questions de l’imaginaire touristique, des représentations,
de la découverte de soi et d’autrui14. Ces problématiques prolongent en fait les
Bertrand Réau et Franck Poupeau – L’enchantement du monde touristique
6
4. Françoise Potier, Josette Sicsic, Vincent
Kaufmann, Synthèse des connaissances sur
les vacances et les temps libres des familles,
des enfants et des jeunes, Dossiers d’études
de la CNAF, no 61, octobre 2004, p. 6.
5. Autrepart, revue de sciences sociales
au Sud, « Tourisme culturel, réseaux et
recompositions sociales», 40, décembre
2006 (IRD éditions, Armand Colin).
6. Yves Winkin, « Le touriste et son double.
Éléments pour une anthropologie de
l’enchantement», Miroirs maghrébins: itiné-
raires de soi et paysages de rencontre,
CNRS éditions, 1998, p. 133-134.
7. Louis Pinto, « La gestion d’un label
politique : la consommation », Actes de la
recherche en sciences sociales, 91-92,
mars 1992, p. 3-19.
8. René Baretje, «L’évaluation des recettes
touristiques dans les Alpes du Sud : une
approche méthodologique régionale »,
Communication au congrès de l’Association
internationale des experts scientifiques du
tourisme, 1963 ; Georges Cazes, « Le
tourisme à Luchon et dans le Luchonnais »,
Cahiers de l’Association Marc Bloch de
Toulouse, Études géographiques, 1, 1964.
9. Michel Marié, Les Terres et les mots,
Paris, Méridiens Klincksieck, 1989.
10. Jean Cuisenier (dir.), « Étude sur les
indicateurs des flux touristiques », Rapport
d’étude pour le compte de la Mission inter-
ministérielle pour l’aménagement touris-
tique du Languedoc-Roussillon, Centre de
sociologie européenne, École pratique des
hautes études, juin 1966.
11. Entretien avec Rémy Knafou (2
septembre 2005), professeur de géogra-
phie à l’université de Paris 7, qui a soutenu
sa thèse de doctorat d’État en 1978 sur
les stations de sports d’hiver.
12. Courrier électronique de Georges
Cazes, professeur de géographie à l’uni-
versité Paris I, 23 août 2005.
13. Marie-Françoise Lanfant, “Tourism in
the process of internationalisation”,
International Social Science Journal, 32,
1980, p. 14-43; Michel Picard, « “Tourisme
culturel” et “culture touristique” : rite et
divertissement dans les arts du spectacle
à Bali », thèse d’histoire, EHESS, 1984.
anciennes analyses plus qu’elles ne s’y opposent15 : en 1986 un numéro de la revue
Sociétés réunit des chercheurs de différentes générations dans une perspective pluri-
disciplinaire16, mais c’est en géographie que le tourisme va finir par gagner une légi-
timité académique. Il est inscrit au programme de l’agrégation d’Histoire-Géographie
en 19921993 et un GDR-Tourisme, dirigé par Rémy Knafou et Georges Cazes, est
créé au CNRS en 1995. Dans la hiérarchie académique des disciplines, la géographie
des années 19801990 n’appartient cependant pas aux disciplines les plus reconnues
et, dans les autres sciences sociales, le tourisme ne constitue pas un objet de recherche
«consacré»: en sociologie, il n’est l’objet d’aucun article dans une revue classée A par
le CNRS; les auteurs les plus connus publient dans des collections «grand public » et
très peu dans les revues universitaires. Les études d’une discipline plus prestigieuse
comme l’histoire portent plutôt sur le voyage, le loisir et la «culture de masse17 »: en
tant que tel, le tourisme est rarement pris comme objet d’étude principal18.
Seule une tradition sociologique nourrit la recherche sur le sujet: celle des loisirs.
Les études de Georges Friedmann et surtout de Joffre Dumazedier influencent les
cadres des mouvements d’Éducation populaire et des agents de l’État19 : le premier
analyse le loisir comme une compensation du travail dans le cadre d’une société tech-
nicienne ; le second voit dans le loisir le moyen de répondre aux nouveaux besoins
d’éducation et de formation qu’implique l’accroissement du temps libre dans la socié-
té moderne. Défini comme une conséquence du temps libéré par la productivité du
travail, le loisir est intégré au processus de croissance économique : sphère indépen-
dante du travail, il ne lui est pas réductible et correspond à des valeurs universelle-
ment « désirables ». Cette sociologie postule une relative indépendance de son objet
par rapport aux déterminants économiques et sociaux : les choix seraient « indivi-
duels » et le loisir revêtirait un caractère libératoire20.
Par la suite, dans le cadre du «retour du sujet » en sciences sociales au cours des
années 1990, le courant initié par des auteurs comme Jean Viard21 et Jean-Didier
Urbain acquiert une plus grande visibilité. Le peu de légitimité de l’objet «tourisme »
dans l’espace académique français et la faiblesse des financements accordés à la
recherche non appliquée incitent ces chercheurs à rechercher à l’extérieur du champ
universitaire les profits symboliques et économiques qui leur font défaut22. Des méthodes
Bertrand Réau et Franck Poupeau – L’enchantement du monde touristique
7
14. Jean-Didier Urbain, «Approches sémio-
logiques des cimetières d’Occident», thèse
d’anthropologie sociale et culturelle, Paris V,
1978 ; Rachid Amirou, «Imaginaire touris-
tique et sociabilités de voyage », thèse de
sociologie, Paris V, 1992.
15. Selon Rémy Knafou, à cette époque,
la géographie du tourisme s’intéresse
également à la «perception » et aux «repré-
sentations ». Entretien avec Rémy Knafou,
le 1er septembre 2005.
16. Sociétés, 8, 1986. Au sommaire :
Marie-Françoise Lanfant, Rachid Amirou et
Jean-Didier Urbain, qui ont travaillé au
Centre d’études sur l’actuel et le quotidien
(CEAQ, dirigé par Michel Maffesoli, Paris V) ;
François Ascher, qui a travaillé avec Pierre
Defert dans les années 1970 et Michel
Picard, qui a collaboré dans les années
1980 avec Marie-Françoise Lanfant dans
le cadre de l’URESTI du CNRS.
17. Jean-Pierre Rioux et Jean-François
Sirinelli (dir.), La Culture de masse en
France : de la Belle Époque à aujourd’hui,
Paris, Fayard, 2002 ; Alain Corbin (dir.),
L’Avènement des loisirs 1850 1960, Paris,
Aubier, 1995 ; Sylvain Venayre, Rêves
d’aventure, 1800 1940, Paris, La
Martinière, 2006.
18. Catherine Bertho Lavenir, La Roue
et le stylo : comment nous sommes
devenus touristes, Paris, Odile Jacob,
1999 ; Marc Boyer, Histoire de l’inven-
tion du tourisme, XVIe– XIXesiècles, Éd.
de l’Aube, 2000 ; André Rauch, Vacances
en France : de 1830 à nos jours, Paris,
Hachette, 1996.
19. Georges Friedmann, Le Travail en
miettes, Gallimard, 1956 ; Joffre
Dumazedier, Vers une Civilisation du
loisir ?, Paris, Seuil, 1962.
20. Marie-Françoise Lanfant, Les Théories
du loisir, Paris, PUF, 1972, p. 141.
21. Jean Viard, directeur de recherche au
CNRS, a fait une thèse sur « la nature des
vacances ou comment le temps libre est né
et a bouleversé des espaces occupés »
sous la direction d’Edgar Morin en 1982 à
l’École des hautes études en sciences
sociales.
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