61 Chapitre 5 La médiation modelage Avec la participation d’Elzbieta Jankowska Le modelage est une technique artistique qui permet une action directe sur la matière. Il est aussi un support de communication, une possibilité de jeu, un moyen de symbolisation et de mise en scène d’un processus créateur. L’argile présente un potentiel de transformation inépuisable, qui ne demande qu’à prendre sens. Dans l’inconscient collectif, l’argile est liée à quelque chose d’originel. Celui qui modèle répète d’une certaine façon des gestes archaïques, permettant ainsi de se rapprocher de ses racines les plus anciennes. Il est donc confronté à son destin en tant qu’être humain mais aussi à son destin personnel. L’argile, en tant que symbole de naissance, de vie et de mort, peut être profondément investie émotionnellement ou bien complètement rejetée. Elle permet d’exprimer des contenus pulsionnels de façon cadrée. La variété de ses textures, fine ou rugueuse, ses différentes couleurs, les divers degrés de flexibilité, dure ou souple, font de l’argile un matériau expressif très fécond. Elle a un pouvoir de transformation infini grâce à sa plasticité et à sa malléabilité, elle répond au geste immédiatement en garantissant tout de même la réversibilité. En découvrant les lois de cette matière et en se rebellant contre elle, en cherchant les solutions techniques aux problèmes, le patient est confronté à la réalité palpable des épreuves symboliques de son cheminement personnel. Un rapport direct au réel s’établit par l’intermédiaire de la stimulation des fonctions sensorielles et cognitives. Le travail avec la terre permet de matérialiser les frontières, suggérant ainsi la différenciation entre « ce qui est en moi » et « ce qui est hors de moi ». Cette expérience est une opportunité d’individualisation. La tridimensionnalité, présente dans toute ébauche de modelage, se construit ici par l’adjonction ou la soustraction de morceaux de glaise, et confronte à la gravité et à l’enracinement. Les objets créés peuvent aussi être Art-thérapie © 2013, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. C0025.indd 61 09/05/13 4:22 PM 62 Les différents types de médiation déplacés et cela constitue un lien particulier avec la dimension d’espace et de temps. L’aspect tangible de l’activité de création et de son objet est perçu comme une « nouvelle réalité » susceptible d’initier une distanciation qui amène le patient à considérer ses conflits comme des objets séparés de lui. À travers cette objectivation et cette distanciation, il devient possible pour le patient de découvrir une plus juste image de lui-même, de restaurer les fonctions défaillantes, de renforcer ou restructurer sa pensée et sa personnalité. Le modelage fait directement appel au corps. Le modeleur touche directement la terre, sans objet intermédiaire, du moins dans un premier temps. L’engagement corporel prend forme de différentes façons : frapper, percer, battre, caresser, écraser, creuser, coller, lisser, rouler, couper, barboter, malaxer, presser, arracher. Toutes ces actions favorisent l’expression de tensions corporelles et un certain relâchement émotionnel. Cette possibilité offerte par le modelage de réveiller des émotions et des souvenirs en fait une sorte d’expérience cathartique qui amène vers des mouvements parfois destructeurs mais aussi unificateurs, à la condition que l’art-thérapeute soit suffisamment présent pour accompagner ces résurgences affectives. Le geste du patient-modeleur peut alors devenir signifiant et faire émerger différentes représentations. Les excitations tactiles qui sont la conséquence du geste et de l’action stimulent des associations qui sont assez spécifiques à la médiation modelage quant à leurs contenus psychiques. Certains auteurs (Orbach et Galkin, 1997 ; Boivin, 1995) énumèrent les affects qui naissent spontanément du contact physique avec l’argile : anxiété, dégoût, curiosité, colère, émotions sexuelles, joie, culpabilité. Des sentiments de dédain, de honte et de culpabilité peuvent aussi émerger devant certaines productions « organiques » créées spontanément. Enfin, l’argile est une façon privilégiée d’accéder à une forme de régression, qui constitue une phase nécessaire à tout acte créateur. Dans un atelier de psychothérapie à médiation modelage, il n’est pas donné de consigne ou d’orientation quant au choix du sujet, ce qui favorise l’élaboration d’un projet personnel. Avec le modelage, le patient est susceptible d’entrer dans une dynamique particulière de la forme immobile, circonscrite dans un volume, qui oriente vers des sensations, vers des émotions et éventuellement vers un processus de pensée. Le volume Avec l’apparition des premiers volumes, la présence de la personne commence à se déployer dans l’espace de l’atelier. Au fur et à mesure que la forme se dégage de la matière, une actualisation de soi-même, fût-elle infime, se fait jour. Le corps s’engage dans une pantomime de mains qui tournent autour de la forme en gestation, finissant par négocier sa place dans l’espace pour que puisse apparaître l’imprévu qui peut par ailleurs provoquer un grand bouleversement chez le patient. Il importe alors de l’aider à accepter ce paradoxe de la création, par la poursuite du travail, par un mouvement ininterrompu de faire, défaire et refaire, qui est rendu possible grâce à la plasticité et la C0025.indd 62 09/05/13 4:22 PM La médiation modelage 63 réversibilité de la matière. Les mains du modeleur glissent autour du morceau d’argile tandis que celui-ci laisse grandir en lui le désir de témoigner de ce qu’il perçoit. Il laisse s’épanouir la forme en volume, au gré de ses sensations. Dans un autre cas de figure, le patient va initier consciemment des formes nouvelles dans une dynamique expressive. Cette improvisation peut être reconnue comme la volonté d’être en accord avec le monde et avec soi-même. Une autre occurrence est celle où le modeleur pense une dynamique de construction de l’espace et conçoit des lieux d’existence symboliques. Ces constructions induites par un désir préalable sont aussi nourries par les perceptions sensorielles, ce qui est une réelle source de plaisir et une mise en forme des idées. Le modeleur anticipe aussi le futur regard extérieur. La dimension active du travail avec la matière, la réalisation, conduit le patient à se définir progressivement comme auteur de ses actes. Faire, agir et maîtriser la terre peut être entendu comme une appropriation de soi par l’intermédiaire de ces différents mouvements. Lorsque la dimension corporelle du processus de transformation de l’argile est comprise, le champ des expérimentations peut en général s’élargir, des décisions oser se formuler. Le modelage confronte aussi le patient à une prise de risque : gâcher, être surpris, réussir, voir surgir une forme à laquelle il ne s’attend pas forcément, même s’il avait un projet initial. La psychothérapie à médiation modelage amène un engagement, une prise de choix, un positionnement envers les matériaux et face à sa propre spontanéité. Dans le travail avec la terre qui résiste, le patient peut acquérir la conscience de sa force et de son énergie, ce qui intensifie les perceptions, le plaisir, le désir de créer et d’explorer. Il s’agit là d’un des éléments du processus thérapeutique. Ce que l’on peut comprendre comme une modification de l’énergie libidinale permet de concevoir dans le présent les origines d’une autre vie possible. La psychothérapie à médiation modelage joue alors un rôle d’initiation individuelle. Le langage est possible mais pas nécessaire Dire l’essentiel ne se réduit pas à la seule compréhension intellectuelle. S’exprimer, c’est plutôt commencer à appréhender le monde tel qu’il est et se sentir en faire partie. En atelier de modelage, le langage commun du patient et du thérapeute serait donc visuel et sensoriel. Les regards se posent sur une même forme, celle créée par le patient, une présence visible qui interpelle et interroge. Le modeleur, initialement intéressé par l’aspect et la couleur de la matière, sera ensuite attiré par la forme naissante. L’étape suivante du processus est d’envisager la possibilité de ce que l’on va représenter mentalement. Une fois cette forme rendue objective, elle trouvera sa confirmation dans le regard des autres. Le modelage en art-thérapie pose l’exigence d’un travail incessant et progressif vers un acte créateur. L’art-thérapeute peut encourager cette attitude C0025.indd 63 09/05/13 4:22 PM 64 Les différents types de médiation dans le souci de favoriser l’évolution d’un style ou la constitution d’un langage plastique personnel à chacun. Le pouvoir de la matière L’argile est un matériau archaïque qui a accompagné toute l’histoire de l’homme. Le geste de chauffer entre ses mains un peu d’argile humide, de confectionner ensuite un petit boudin, de le presser entre la paume et le pouce pour en faire une petite coupelle était déjà connu des premiers hommes. Souvent, le premier geste du patient qui découvre le modelage dans l’atelier est celui-ci. Ces gestes, ces formes et ces images ont 35 000 ans. La statuette de Vénus préhistorique fait son apparition 10 000 ans plus tard. Le modelage n’est pas toutefois garant d’une pareille évolution, ni esthétique, ni symbolique. Ce premier contact avec l’argile entraîne parfois des réactions défensives, en raison des impressions sensorielles qui sont réveillées et qui renvoient directement à l’image du corps. Là encore, les capacités de compréhension de l’art-thérapeute doivent permettre de mettre en avant le processus de transformation de la matière en volume, comme dans un jeu, espace nécessaire pour développer une attitude créative. L’aspect contenant de la matière est un support thérapeutique et structurant pour l’existence d’une expression. L’utilisation de l’argile impose en effet un ordre, une organisation complexe et des limites spatiotemporelles. Ces contraintes spécifiques à la terre s’ajoutent aux règles habituelles qui régissent le cadre des psychothérapies à médiation artistique, afin que le processus créatif se déploie de façon rassurante. La pratique du modelage de l’argile, avec toutes les actions qui y sont associées, aurait une fonction contenante vis-à-vis de l’émergence des affects. De ce fait, l’art-thérapeute peut, lorsqu’il le perçoit comme nécessaire, orienter son patient vers des matériaux de consistances différentes, dans la perspective d’autres expérimentations. L’argile non seulement susciterait les émotions et les remémorations, mais il serait aussi à la base de leur structuration et de leur mise en forme. Le contact de la main avec la pâte argileuse advient bien avant qu’un sens lui soit donné ou que le langage s’active. Ce contact incite à la recherche d’un équilibre entre la souplesse et la dureté. Ce travail du toucher, particulier pour chacun, rend la main vivante et sensible à la sensation d’effort indispensable pour vaincre la résistance de la matière. Le modelage sollicite non seulement et spécifiquement le toucher, mais aussi, et de façon étroite, le regard, l’odorat, l’ouïe, réunissant ainsi des sensations multiples, inhérentes au mouvement de la vie. Le temps et la continuité L’instant du présent est le support de la création ; pourtant, un des éléments moteurs du processus de la création est l’atemporalité. La relation au temps C0025.indd 64 09/05/13 4:22 PM La médiation modelage 65 est un facteur indiscutablement associé au modelage, pour des raisons à la fois pratiques et symboliques. La mise en disponibilité de l’argile est limitée, car après un certain délai, la terre commence à durcir et elle perd sa malléabilité. Cela induit des conséquences quant au fonctionnement même de l’atelier. Si un patient est absent à plusieurs séances successives, il ne pourra plus être en mesure de continuer l’œuvre commencée. Il devra la laisser en l’état et donc accepter sa non-finitude et un éventuel décalage entre un projet initial et ce qu’il est amené à voir. Une autre solution pour lui serait de recycler la terre, avec le sens à accorder à toutes les étapes de ce processus de destruction-reconstruction. Enfin, en modelage comme en peinture, le processus est à comprendre dans la globalité, c’est-à-dire en tenant compte de l’élaboration qui a lieu d’une séance à l’autre. En tant que trace tangible d’un moment de vie, inscrit dans un espace de création, ce dispositif psychothérapeutique donne accès à la notion de durée. Compte tenu des éléments spécifiques qui viennent d’être décrits, l’atelier de psychothérapie par le modelage est un espace qui propose aux personnes qui y sont adressées une pratique artistique qui repose sur la transformation d’un médium malléable. Cette transformation a pour objectif d’en induire également une au niveau psychique. D’autres bénéfices peuvent aussi être attendus et repérés tels le développement de la coordination motrice, l’organisation temporospatiale, la dextérité, la sensibilité tactile, les facultés de concentration. Ces éléments sont bien sûr utiles dans un dispositif psychothérapeutique, mais davantage encore dans les cadres qui sont orientés vers la psychopédagogie. Étude de cas Premières étapes Michel est adressé en psychothérapie à médiation modelage à la suite d’un épisode dépressif grave qui, bien qu’il ne soit plus en phase aiguë, le laisse dans un état de grande désespérance. Il semble avoir perdu sa position sociale, un travail intéressant et la majeure partie de ses liens affectifs. En fait, le désordre émotionnel et cognitif et le sentiment d’impuissance qu’il exprime avec une grande discrétion témoignent d’un effondrement post-traumatique. Lors de son arrivée dans l’atelier, ses mouvements sont contenus, timides et silencieux. Sa présence est d’emblée régulière et totale ; comme si la découverte de ce lieu, l’atelier de modelage, constituait de façon immédiate un espace d’ancrage. Comme s’il trouvait là une protection et la possibilité de reconstruire un sentiment de sécurité ébranlé par le traumatisme. Dans un premier temps, la créativité se présente à lui de façon archaïque et minimale, sous forme d’objet fortuit de la nature, motte de terre, grumeau, cailloux, osselets. La répétition machinale de toutes ces formes façonnées du bout des doigts, avec un minimum d’effort musculaire envisageable, évoque la tentative d’une mise en marche, peut-être vers une mobilisation corporelle. C0025.indd 65 09/05/13 4:22 PM 66 Les différents types de médiation Au fur et à mesure des séances, les petits volumes en argile blanc, les cailloux clairsemés parmi des fossiles, cachés et retrouvés à chaque fois, installent progressivement la notion de permanence – support et cadre indispensables pour que ce processus puisse se mettre en place. Cependant, ses premières productions ne peuvent pas évoluer, car ce serait être confronté à un imaginaire encore inconcevable. Par ailleurs, la richesse des formes créées par les autres patients de l’atelier est sidérante pour lui. Il semble repasser les étapes des stades du développement de Piaget : stade sensorimoteur : mouvements répétitifs archaïques, permanence de l’objet ; logique formelle : symbolisation. L’essentiel lors de cette première approche était qu’il puisse se sentir soutenu et accepté même dans son absence d’espoir et dans sa supposée inefficacité. L’artthérapeute devait accueillir sa solitude afin de laisser le temps à ce patient de rencontrer son imagination. Au regard de cette conviction qu’il avait tout à redécouvrir et à rééprouver d’une vie qui soit totalement différente de la précédente, il lui fallait un lieu qui puisse être le point de départ de la formation d’un désir, si infime soit-il. Pour lui, tout restait à réinventer et cet imprévu était terrifiant. Seuls les principes du jeu et la dialectique de la création pouvaient ouvrir éventuellement des portes pour ce patient. La double peur du mouvement et de l’imagination fut un jour détournée par l’apparition fortuite de formes et de représentations. La série de « grumeaux » se transforma en un objet. Bien sûr, dans un premier temps, l’esprit vigilant et craintif de Michel devait en maîtriser les contours. Le patient se met donc à construire des cubes en terre glaise, matière qui l’intrigue et le surprend par son inconstance et sa vivacité. Dompter cette matière est le début possible d’un processus de reconstruction. Entre curiosité et prudence, entre inhibition et inattention, entre satisfaction et humilité, Michel installe à sa manière un processus de création. Les cinq surfaces planes ont été utilisées par Michel comme surfaces d’inscription, la sixième restant vide et servant de socle. Ce sont les premières traces graphiques qui vont être le support à la naissance des volumes. Puis les contours des dés vont s’assouplir par des touches humides sur la terre et des gestes de plus en plus légers. Ce sont les prémices de futures architectures corporelles. À la même période, Michel fabrique des galets qui deviendront aussi plus tard des constituants de figures humaines. Il les polit très longuement comme pour préparer ce qui peut advenir. Ces moments semblent également être propices à la rêverie et au fantasme. Des mois seront nécessaires à la familiarisation avec la technique et son langage. C’est ce langage-là qui permet à l’art-thérapeute d’accompagner le patient dans son parcours. Michel s’initie et s’exerce méthodiquement au principe de l’équilibre, aux techniques du collage et du montage des masses, à l’assemblage. Cette phase d’apprentissage souhaitée par lui-même, et perçue comme un passage indispensable pour l’art-thérapeute, semble asseoir une nouvelle existence possible. L’exploration de la matière plastique lui fait découvrir l’inconnu, le changeant, l’inattendu, l’instable. L’apparition des formes issues de cette dynamique incite à penser un monde imaginaire et mystérieux. C0025.indd 66 09/05/13 4:22 PM La médiation modelage 67 Fabriquer l’homme Toutes les semaines, malgré une grande asthénie, Michel se rend à l’atelier et il y est très ponctuel. Il s’installe un peu à l’écart des autres, près de la fenêtre, entre deux mondes. Il modèle en position debout, sur une sellette haute, et il engage son corps, mettant ses sens en éveil. Il écoute et observe le groupe, alors même qu’il semble attiré vers les espaces imaginaires situés derrière la fenêtre. Le patient arrive à l’atelier sans projet, mais accepte maintenant volontiers ce qui se présente à lui. Cependant, toujours en quête de signification et en manque de confiance, il reste en contact visuel avec l’art-thérapeute, cherchant son avis technique, son encouragement et sa compréhension. Dans une phase suivante, il semble investir l’espace en y produisant en abondance des formes rudimentaires en vue de leur assemblage : des boudins, des boules, des plaques, des découpes de plus en plus interpénétrées. Ainsi paraît-il expérimenter une quantité de liens possibles, peut-être entre les sensations et les pensées. Ces expériences rendent envisageables une mise en ordre du chaos menaçant et éventuellement une réorganisation psychique. La première silhouette d’homme est apparue sur une plaque fine d’argile blanche, schématiquement découpée. Il n’était pas possible de savoir si celui-ci était couché ou allongé. Les objets produits devenaient de plus en plus solides et construits comme métaphore d’un univers interne plus structuré et plus expressif que la désorganisation initiale ne le laissait supposer. Une structuration psychique était à nouveau en place. L’espace de jeux Le réel déclenchement d’un processus créatif et psychothérapeutique eut lieu après 6 mois de « cheminement avec la terre ». Le moment charnière fut sans doute ce que l’on nomme l’entretien de bilan. Comme il a été exposé précédemment, c’est un temps durant lequel le patient accède à l’ensemble de sa production en présence de l’art-thérapeute. Bien sûr, cela se déroule en dehors du groupe lors d’une séance préalablement prévue pour ce travail en quelque sorte rétrospectif. Michel disposa ses modelages sur la totalité des tables de l’atelier. Cette mise en scène se présentait à lui comme une nouvelle création. La dynamique d’occupation de l’espace l’obligeait à prendre en compte la globalité de cette exposition comme la promesse d’une logique interne possible. Mais cela nécessitait des compétences organisationnelles encore inaccessibles au patient à ce moment-là de sa vie. Désappointé devant l’impossibilité d’organiser des liens entre les formes morcelées et dispersées, Michel comprit que cette représentation était finalement en accord avec la désorganisation de son environnement extérieur en interne. Parallèlement, l’existence d’un endroit protégé – celui de l’atelier – qui conserve ses travaux dans la perspective d’une construction progressive lui a permis de se sentir rassuré et d’entrevoir la construction d’un espace personnel. Cette expérience de mise en scène de ses propres productions, qui semble simple, est aussi une rencontre avec soi-même. C0025.indd 67 09/05/13 4:22 PM 68 Les différents types de médiation À partir de ce moment s’opère un changement dans le processus de création du patient. Il sort progressivement de l’expérimentation des formes et des techniques, produites de façon non structurée, pour s’orienter vers des volumes plus complexes élaborés autour d’une pensée. Il se montre alors très persévérant, créatif, et se laisse le temps de l’élaboration. Au début de son travail, il est à l’écoute de la représentation qui va surgir de la terre afin de réaliser son projet en partant de la forme naissante. Cette étape est marquée par un agrandissement considérable de la taille de ses modelages. La dynamique ascensionnelle de formes verticales, solidement ancrées dans le sol et pourvues de détails anthropomorphiques, fait penser à l’ébauche de l’image d’un corps qui s’initie à la marche. L’expérience artistique qu’il vit régulièrement dans l’atelier semble lui permettre de réunir dans un même espace visuel des réalités de toutes catégories, anatomique, philosophique, sociale, intime. Cela l’aide à distinguer réalité subjective et monde extérieur. Un lien peut être fait avec le stade préopératoire et concret de Piaget, fin de l’égocentrisme et naissance de l’allocentrisme. Pour ces deux raisons, Michel a ressenti pendant une assez longue période le besoin de rester en contact étroit avec les objets qu’il produisait. Comme si ceux-ci, portés par son regard et son attention, de façon analogique, le protégeaient et étaient le gage de sa construction personnelle. La phase de création suivante se concentra sur la fabrication d’objets empruntés au monde de la mécanique, au moyen d’assemblages, d’incrustations, d’emboîtements. S’interroger sur les machines et les moteurs évoque une préoccupation de garçon s’initiant au métier d’homme. Encore selon Piaget, il pourrait s’agir du stade formel propre aux acquisitions de l’adolescence. Le plaisir qui accompagnait ces instants était de plus entier et clairement exprimé. Lorsque le système de fonctionnement mécanique s’avéra opérationnel, Michel orienta son travail vers de nouveaux objets semblant cette fois appartenir à la matière vivante. Une série de formes organiques est alors apparue, jusqu’à la réalisation progressive d’un homme qui marche. Ce premier homme est asexué et son visage est invisible ; il a un corps d’adolescent mais il semble avancer d’un pas déterminé dans une direction indiquée par le mouvement de la tête et le balancement des mains. Le traitement sommaire de la surface renforce l’effet d’immédiateté. De nombreuses formes humaines ou animales vont ainsi se succéder. Les questions ou le trouble qu’elles suscitaient chez le patient – qui se les donnait à voir – étaient en permanence accompagnés et soutenus par la présence et le dialogue avec l’art-thérapeute. Celui-ci doit rendre acceptables et signifiantes les formes en devenir, et les reconnaître comme des éléments d’une construction globale. Progressivement, ces différentes productions se sont intégrées à un projet artistique s’appuyant sur la mise en scène des pièces vivantes réalisées. D’autres matériaux ou d’autres techniques complétaient ces œuvres nouvelles, comme de la peinture noire ou argentée sur certains segments, ou bien des stries, des C0025.indd 68 09/05/13 4:22 PM La médiation modelage 69 polissages. Cette période a initié une série de représentations de femmes. Si l’on se réfère à nouveau aux étapes de développement de Piaget, il pourrait s’agir du passage de l’adolescent à l’homme. Les femmes ont été appréhendées de multiples façons, désarticulées, modulables, parfaitement blanches et polies, ou bien d’une nudité opacifiée par une peinture noire brillante. Les interprétations directes devant un tel parcours seraient non seulement absurdes mais encore inopérantes. Le processus psychothérapeutique qui utilise la terre comme médiation se formalise autrement, avec prudence et en laissant le temps au patient de communiquer avec ce qu’il crée en même temps qu’il se repose sur le regard bienveillant de l’artthérapeute. Après une prise en charge de trois années, Michel a renoué avec sa vie imaginaire et avec sa créativité personnelle, ce qui a pu se traduire aussi dans sa vie concrète : investissement de nouveaux projets professionnels, confiance dans de nouvelles relations, réorganisations matérielles, investissement artistique dans d’autres domaines. L’autonomie d’une vie d’adulte en quelque sorte. Lors du dernier bilan avant la fin de la prise en charge, Michel a pu se retrouver devant une œuvre totale dont les formes actuelles expliquent les anciennes, donnant un sens à l’enchaînement du processus. Les derniers objets à forte composante onirique donnaient la mesure de l’engagement de ce patient dans son travail et de l’acceptation de sa vie imaginaire et inconsciente. Son histoire chaotique au départ a pu prendre sens dans un temps personnel et dans un espace relationnel. La vocation première de l’utilisation d’une médiation artistique dans une relation thérapeutique est de rétablir l’accès à la symbolisation et d’ouvrir une possibilité de penser. C0025.indd 69 09/05/13 4:22 PM C0025.indd 70 09/05/13 4:22 PM