La médiation modelage

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Chapitre 5
La médiation modelage
Avec la participation d’Elzbieta Jankowska
Le modelage est une technique artistique qui permet une action directe
sur la matière. Il est aussi un support de communication, une possibilité de
jeu, un moyen de symbolisation et de mise en scène d’un processus créateur.
L’argile présente un potentiel de transformation inépuisable, qui ne
demande qu’à prendre sens.
Dans l’inconscient collectif, l’argile est liée à quelque chose d’originel.
Celui qui modèle répète d’une certaine façon des gestes archaïques, permettant ainsi de se rapprocher de ses racines les plus anciennes. Il est donc
confronté à son destin en tant qu’être humain mais aussi à son destin
personnel. L’argile, en tant que symbole de naissance, de vie et de mort,
peut être profondément investie émotionnellement ou bien complètement
rejetée. Elle permet d’exprimer des contenus pulsionnels de façon cadrée.
La variété de ses textures, fine ou rugueuse, ses différentes couleurs, les divers
degrés de flexibilité, dure ou souple, font de l’argile un matériau expressif
très fécond. Elle a un pouvoir de transformation infini grâce à sa plasticité
et à sa malléabilité, elle répond au geste immédiatement en garantissant
tout de même la réversibilité. En découvrant les lois de cette matière et en se
rebellant contre elle, en cherchant les solutions techniques aux problèmes, le
patient est confronté à la réalité palpable des épreuves symboliques de son
cheminement personnel.
Un rapport direct au réel s’établit par l’intermédiaire de la stimulation
des fonctions sensorielles et cognitives. Le travail avec la terre permet de
matérialiser les frontières, suggérant ainsi la différenciation entre « ce qui
est en moi » et « ce qui est hors de moi ». Cette expérience est une opportunité d’individualisation.
La tridimensionnalité, présente dans toute ébauche de modelage, se
construit ici par l’adjonction ou la soustraction de morceaux de glaise, et
confronte à la gravité et à l’enracinement. Les objets créés peuvent aussi être
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déplacés et cela constitue un lien particulier avec la dimension d’espace et
de temps. L’aspect tangible de l’activité de création et de son objet est perçu
comme une « nouvelle réalité » susceptible d’initier une distanciation qui
amène le patient à considérer ses conflits comme des objets séparés de lui.
À travers cette objectivation et cette distanciation, il devient possible pour le
patient de découvrir une plus juste image de lui-même, de restaurer les fonctions défaillantes, de renforcer ou restructurer sa pensée et sa personnalité.
Le modelage fait directement appel au corps. Le modeleur touche directement la terre, sans objet intermédiaire, du moins dans un premier temps. L’engagement corporel prend forme de différentes façons : frapper, percer, battre,
caresser, écraser, creuser, coller, lisser, rouler, couper, barboter, malaxer, presser, arracher. Toutes ces actions favorisent l’expression de tensions corporelles
et un certain relâchement émotionnel. Cette possibilité offerte par le modelage de réveiller des émotions et des souvenirs en fait une sorte d’expérience
cathartique qui amène vers des mouvements parfois destructeurs mais aussi
unificateurs, à la condition que l’art-thérapeute soit suffisamment présent pour
accompagner ces résurgences affectives. Le geste du patient-modeleur peut
alors devenir signifiant et faire émerger différentes représentations.
Les excitations tactiles qui sont la conséquence du geste et de l’action
stimulent des associations qui sont assez spécifiques à la médiation modelage quant à leurs contenus psychiques. Certains auteurs (Orbach et Galkin,
1997 ; Boivin, 1995) énumèrent les affects qui naissent spontanément du
contact physique avec l’argile : anxiété, dégoût, curiosité, colère, émotions
sexuelles, joie, culpabilité. Des sentiments de dédain, de honte et de culpabilité peuvent aussi émerger devant certaines productions « organiques »
créées spontanément. Enfin, l’argile est une façon privilégiée d’accéder à une
forme de régression, qui constitue une phase nécessaire à tout acte créateur.
Dans un atelier de psychothérapie à médiation modelage, il n’est pas
donné de consigne ou d’orientation quant au choix du sujet, ce qui favorise
l’élaboration d’un projet personnel. Avec le modelage, le patient est susceptible d’entrer dans une dynamique particulière de la forme immobile, circonscrite dans un volume, qui oriente vers des sensations, vers des émotions
et éventuellement vers un processus de pensée.
Le volume
Avec l’apparition des premiers volumes, la présence de la personne commence
à se déployer dans l’espace de l’atelier. Au fur et à mesure que la forme se
dégage de la matière, une actualisation de soi-même, fût-elle infime, se fait
jour. Le corps s’engage dans une pantomime de mains qui tournent autour de
la forme en gestation, finissant par négocier sa place dans l’espace pour que
puisse apparaître l’imprévu qui peut par ailleurs provoquer un grand bouleversement chez le patient. Il importe alors de l’aider à accepter ce paradoxe
de la création, par la poursuite du travail, par un mouvement ininterrompu
de faire, défaire et refaire, qui est rendu possible grâce à la plasticité et la
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réversibilité de la matière. Les mains du modeleur glissent autour du morceau
d’argile tandis que celui-ci laisse grandir en lui le désir de témoigner de ce qu’il
perçoit. Il laisse s’épanouir la forme en volume, au gré de ses sensations.
Dans un autre cas de figure, le patient va initier consciemment des formes
nouvelles dans une dynamique expressive. Cette improvisation peut être
reconnue comme la volonté d’être en accord avec le monde et avec soi-même.
Une autre occurrence est celle où le modeleur pense une dynamique de
construction de l’espace et conçoit des lieux d’existence symboliques. Ces
constructions induites par un désir préalable sont aussi nourries par les perceptions sensorielles, ce qui est une réelle source de plaisir et une mise en
forme des idées. Le modeleur anticipe aussi le futur regard extérieur.
La dimension active du travail avec la matière, la réalisation, conduit le
patient à se définir progressivement comme auteur de ses actes. Faire, agir
et maîtriser la terre peut être entendu comme une appropriation de soi par
l’intermédiaire de ces différents mouvements.
Lorsque la dimension corporelle du processus de transformation de
l’argile est comprise, le champ des expérimentations peut en général s’élargir,
des décisions oser se formuler. Le modelage confronte aussi le patient à une
prise de risque : gâcher, être surpris, réussir, voir surgir une forme à laquelle
il ne s’attend pas forcément, même s’il avait un projet initial. La psychothérapie à médiation modelage amène un engagement, une prise de choix,
un positionnement envers les matériaux et face à sa propre spontanéité.
Dans le travail avec la terre qui résiste, le patient peut acquérir la
conscience de sa force et de son énergie, ce qui intensifie les perceptions, le
plaisir, le désir de créer et d’explorer. Il s’agit là d’un des éléments du processus thérapeutique. Ce que l’on peut comprendre comme une modification
de l’énergie libidinale permet de concevoir dans le présent les origines d’une
autre vie possible.
La psychothérapie à médiation modelage joue alors un rôle d’initiation
individuelle.
Le langage est possible mais pas nécessaire
Dire l’essentiel ne se réduit pas à la seule compréhension intellectuelle.
S’exprimer, c’est plutôt commencer à appréhender le monde tel qu’il est et se
sentir en faire partie. En atelier de modelage, le langage commun du patient
et du thérapeute serait donc visuel et sensoriel. Les regards se posent sur une
même forme, celle créée par le patient, une présence visible qui interpelle et
interroge. Le modeleur, initialement intéressé par l’aspect et la couleur de
la matière, sera ensuite attiré par la forme naissante. L’étape suivante du
processus est d’envisager la possibilité de ce que l’on va représenter mentalement. Une fois cette forme rendue objective, elle trouvera sa confirmation
dans le regard des autres.
Le modelage en art-thérapie pose l’exigence d’un travail incessant et progressif vers un acte créateur. L’art-thérapeute peut encourager cette attitude
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dans le souci de favoriser l’évolution d’un style ou la constitution d’un langage plastique personnel à chacun.
Le pouvoir de la matière
L’argile est un matériau archaïque qui a accompagné toute l’histoire de l’homme.
Le geste de chauffer entre ses mains un peu d’argile humide, de confectionner
ensuite un petit boudin, de le presser entre la paume et le pouce pour en faire
une petite coupelle était déjà connu des premiers hommes. Souvent, le premier
geste du patient qui découvre le modelage dans l’atelier est celui-ci. Ces gestes,
ces formes et ces images ont 35 000 ans. La statuette de Vénus préhistorique
fait son apparition 10 000 ans plus tard. Le modelage n’est pas toutefois garant
d’une pareille évolution, ni esthétique, ni symbolique.
Ce premier contact avec l’argile entraîne parfois des réactions défensives,
en raison des impressions sensorielles qui sont réveillées et qui renvoient
directement à l’image du corps. Là encore, les capacités de compréhension
de l’art-thérapeute doivent permettre de mettre en avant le processus de
transformation de la matière en volume, comme dans un jeu, espace nécessaire pour développer une attitude créative.
L’aspect contenant de la matière est un support thérapeutique et structurant pour l’existence d’une expression. L’utilisation de l’argile impose en
effet un ordre, une organisation complexe et des limites spatiotemporelles.
Ces contraintes spécifiques à la terre s’ajoutent aux règles habituelles qui
régissent le cadre des psychothérapies à médiation artistique, afin que le
processus créatif se déploie de façon rassurante.
La pratique du modelage de l’argile, avec toutes les actions qui y sont
associées, aurait une fonction contenante vis-à-vis de l’émergence des
affects. De ce fait, l’art-thérapeute peut, lorsqu’il le perçoit comme nécessaire, orienter son patient vers des matériaux de consistances différentes,
dans la perspective d’autres expérimentations. L’argile non seulement susciterait les émotions et les remémorations, mais il serait aussi à la base de
leur structuration et de leur mise en forme.
Le contact de la main avec la pâte argileuse advient bien avant qu’un sens
lui soit donné ou que le langage s’active. Ce contact incite à la recherche
d’un équilibre entre la souplesse et la dureté. Ce travail du toucher, particulier pour chacun, rend la main vivante et sensible à la sensation d’effort
indispensable pour vaincre la résistance de la matière.
Le modelage sollicite non seulement et spécifiquement le toucher, mais
aussi, et de façon étroite, le regard, l’odorat, l’ouïe, réunissant ainsi des sensations multiples, inhérentes au mouvement de la vie.
Le temps et la continuité
L’instant du présent est le support de la création ; pourtant, un des éléments
moteurs du processus de la création est l’atemporalité. La relation au temps
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est un facteur indiscutablement associé au modelage, pour des raisons à la
fois pratiques et symboliques. La mise en disponibilité de l’argile est limitée,
car après un certain délai, la terre commence à durcir et elle perd sa malléabilité. Cela induit des conséquences quant au fonctionnement même de
l’atelier. Si un patient est absent à plusieurs séances successives, il ne pourra
plus être en mesure de continuer l’œuvre commencée. Il devra la laisser
en l’état et donc accepter sa non-finitude et un éventuel décalage entre un
projet initial et ce qu’il est amené à voir. Une autre solution pour lui serait
de recycler la terre, avec le sens à accorder à toutes les étapes de ce processus
de destruction-reconstruction.
Enfin, en modelage comme en peinture, le processus est à comprendre
dans la globalité, c’est-à-dire en tenant compte de l’élaboration qui a lieu
d’une séance à l’autre. En tant que trace tangible d’un moment de vie, inscrit
dans un espace de création, ce dispositif psychothérapeutique donne accès
à la notion de durée.
Compte tenu des éléments spécifiques qui viennent d’être décrits, l’atelier
de psychothérapie par le modelage est un espace qui propose aux personnes
qui y sont adressées une pratique artistique qui repose sur la transformation
d’un médium malléable. Cette transformation a pour objectif d’en induire
également une au niveau psychique.
D’autres bénéfices peuvent aussi être attendus et repérés tels le développement de la coordination motrice, l’organisation temporospatiale, la
dextérité, la sensibilité tactile, les facultés de concentration. Ces éléments
sont bien sûr utiles dans un dispositif psychothérapeutique, mais davantage
encore dans les cadres qui sont orientés vers la psychopédagogie.
Étude de cas
Premières étapes
Michel est adressé en psychothérapie à médiation modelage à la suite d’un
épisode dépressif grave qui, bien qu’il ne soit plus en phase aiguë, le laisse dans
un état de grande désespérance. Il semble avoir perdu sa position sociale, un
travail intéressant et la majeure partie de ses liens affectifs. En fait, le désordre
émotionnel et cognitif et le sentiment d’impuissance qu’il exprime avec une
grande discrétion témoignent d’un effondrement post-traumatique.
Lors de son arrivée dans l’atelier, ses mouvements sont contenus, timides et
silencieux. Sa présence est d’emblée régulière et totale ; comme si la découverte
de ce lieu, l’atelier de modelage, constituait de façon immédiate un espace
d’ancrage. Comme s’il trouvait là une protection et la possibilité de reconstruire
un sentiment de sécurité ébranlé par le traumatisme.
Dans un premier temps, la créativité se présente à lui de façon archaïque et
minimale, sous forme d’objet fortuit de la nature, motte de terre, grumeau,
cailloux, osselets. La répétition machinale de toutes ces formes façonnées du
bout des doigts, avec un minimum d’effort musculaire envisageable, évoque
la tentative d’une mise en marche, peut-être vers une mobilisation corporelle.
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Au fur et à mesure des séances, les petits volumes en argile blanc, les cailloux
clairsemés parmi des fossiles, cachés et retrouvés à chaque fois, installent
progressivement la notion de permanence – support et cadre indispensables
pour que ce processus puisse se mettre en place. Cependant, ses premières
productions ne peuvent pas évoluer, car ce serait être confronté à un imaginaire encore inconcevable. Par ailleurs, la richesse des formes créées par les
autres patients de l’atelier est sidérante pour lui. Il semble repasser les étapes
des stades du développement de Piaget : stade sensorimoteur : mouvements
répétitifs archaïques, permanence de l’objet ; logique formelle : symbolisation.
L’essentiel lors de cette première approche était qu’il puisse se sentir soutenu et
accepté même dans son absence d’espoir et dans sa supposée inefficacité. L’artthérapeute devait accueillir sa solitude afin de laisser le temps à ce patient de
rencontrer son imagination. Au regard de cette conviction qu’il avait tout à
redécouvrir et à rééprouver d’une vie qui soit totalement différente de la précédente, il lui fallait un lieu qui puisse être le point de départ de la formation
d’un désir, si infime soit-il. Pour lui, tout restait à réinventer et cet imprévu
était terrifiant. Seuls les principes du jeu et la dialectique de la création pouvaient ouvrir éventuellement des portes pour ce patient.
La double peur du mouvement et de l’imagination fut un jour détournée par
l’apparition fortuite de formes et de représentations. La série de « grumeaux »
se transforma en un objet. Bien sûr, dans un premier temps, l’esprit vigilant et
craintif de Michel devait en maîtriser les contours. Le patient se met donc à
construire des cubes en terre glaise, matière qui l’intrigue et le surprend par
son inconstance et sa vivacité. Dompter cette matière est le début possible
d’un processus de reconstruction. Entre curiosité et prudence, entre inhibition
et inattention, entre satisfaction et humilité, Michel installe à sa manière un
processus de création. Les cinq surfaces planes ont été utilisées par Michel
comme surfaces d’inscription, la sixième restant vide et servant de socle. Ce
sont les premières traces graphiques qui vont être le support à la naissance des
volumes. Puis les contours des dés vont s’assouplir par des touches humides sur
la terre et des gestes de plus en plus légers.
Ce sont les prémices de futures architectures corporelles. À la même période, Michel
fabrique des galets qui deviendront aussi plus tard des constituants de figures
humaines. Il les polit très longuement comme pour préparer ce qui peut advenir.
Ces moments semblent également être propices à la rêverie et au fantasme.
Des mois seront nécessaires à la familiarisation avec la technique et son langage.
C’est ce langage-là qui permet à l’art-thérapeute d’accompagner le patient dans
son parcours. Michel s’initie et s’exerce méthodiquement au principe de l’équilibre,
aux techniques du collage et du montage des masses, à l’assemblage. Cette phase
d’apprentissage souhaitée par lui-même, et perçue comme un passage indispensable pour l’art-thérapeute, semble asseoir une nouvelle existence possible.
L’exploration de la matière plastique lui fait découvrir l’inconnu, le changeant,
l’inattendu, l’instable. L’apparition des formes issues de cette dynamique incite
à penser un monde imaginaire et mystérieux.
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Fabriquer l’homme
Toutes les semaines, malgré une grande asthénie, Michel se rend à l’atelier et
il y est très ponctuel. Il s’installe un peu à l’écart des autres, près de la fenêtre,
entre deux mondes. Il modèle en position debout, sur une sellette haute, et il
engage son corps, mettant ses sens en éveil. Il écoute et observe le groupe, alors
même qu’il semble attiré vers les espaces imaginaires situés derrière la fenêtre.
Le patient arrive à l’atelier sans projet, mais accepte maintenant volontiers
ce qui se présente à lui. Cependant, toujours en quête de signification et en
manque de confiance, il reste en contact visuel avec l’art-thérapeute, cherchant son avis technique, son encouragement et sa compréhension.
Dans une phase suivante, il semble investir l’espace en y produisant en abondance des formes rudimentaires en vue de leur assemblage : des boudins, des
boules, des plaques, des découpes de plus en plus interpénétrées. Ainsi paraît-il
expérimenter une quantité de liens possibles, peut-être entre les sensations et
les pensées. Ces expériences rendent envisageables une mise en ordre du chaos
menaçant et éventuellement une réorganisation psychique.
La première silhouette d’homme est apparue sur une plaque fine d’argile
blanche, schématiquement découpée. Il n’était pas possible de savoir si celui-ci
était couché ou allongé. Les objets produits devenaient de plus en plus solides
et construits comme métaphore d’un univers interne plus structuré et plus
expressif que la désorganisation initiale ne le laissait supposer. Une structuration psychique était à nouveau en place.
L’espace de jeux
Le réel déclenchement d’un processus créatif et psychothérapeutique eut lieu
après 6 mois de « cheminement avec la terre ». Le moment charnière fut sans
doute ce que l’on nomme l’entretien de bilan. Comme il a été exposé précédemment, c’est un temps durant lequel le patient accède à l’ensemble de sa
production en présence de l’art-thérapeute. Bien sûr, cela se déroule en dehors
du groupe lors d’une séance préalablement prévue pour ce travail en quelque
sorte rétrospectif.
Michel disposa ses modelages sur la totalité des tables de l’atelier. Cette mise
en scène se présentait à lui comme une nouvelle création. La dynamique
d’occupation de l’espace l’obligeait à prendre en compte la globalité de cette
exposition comme la promesse d’une logique interne possible. Mais cela nécessitait des compétences organisationnelles encore inaccessibles au patient à ce
moment-là de sa vie.
Désappointé devant l’impossibilité d’organiser des liens entre les formes morcelées et dispersées, Michel comprit que cette représentation était finalement
en accord avec la désorganisation de son environnement extérieur en interne.
Parallèlement, l’existence d’un endroit protégé – celui de l’atelier – qui conserve
ses travaux dans la perspective d’une construction progressive lui a permis de se
sentir rassuré et d’entrevoir la construction d’un espace personnel. Cette expérience de mise en scène de ses propres productions, qui semble simple, est aussi
une rencontre avec soi-même.
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À partir de ce moment s’opère un changement dans le processus de création du
patient. Il sort progressivement de l’expérimentation des formes et des techniques, produites de façon non structurée, pour s’orienter vers des volumes
plus complexes élaborés autour d’une pensée. Il se montre alors très persévérant, créatif, et se laisse le temps de l’élaboration. Au début de son travail,
il est à l’écoute de la représentation qui va surgir de la terre afin de réaliser
son projet en partant de la forme naissante. Cette étape est marquée par un
agrandissement considérable de la taille de ses modelages.
La dynamique ascensionnelle de formes verticales, solidement ancrées dans
le sol et pourvues de détails anthropomorphiques, fait penser à l’ébauche de
l’image d’un corps qui s’initie à la marche.
L’expérience artistique qu’il vit régulièrement dans l’atelier semble lui permettre de réunir dans un même espace visuel des réalités de toutes catégories,
anatomique, philosophique, sociale, intime. Cela l’aide à distinguer réalité subjective et monde extérieur. Un lien peut être fait avec le stade préopératoire et
concret de Piaget, fin de l’égocentrisme et naissance de l’allocentrisme.
Pour ces deux raisons, Michel a ressenti pendant une assez longue période le
besoin de rester en contact étroit avec les objets qu’il produisait. Comme si
ceux-ci, portés par son regard et son attention, de façon analogique, le protégeaient et étaient le gage de sa construction personnelle.
La phase de création suivante se concentra sur la fabrication d’objets empruntés au monde de la mécanique, au moyen d’assemblages, d’incrustations,
d’emboîtements. S’interroger sur les machines et les moteurs évoque une
préoccupation de garçon s’initiant au métier d’homme. Encore selon Piaget, il
pourrait s’agir du stade formel propre aux acquisitions de l’adolescence.
Le plaisir qui accompagnait ces instants était de plus entier et clairement
exprimé.
Lorsque le système de fonctionnement mécanique s’avéra opérationnel, Michel
orienta son travail vers de nouveaux objets semblant cette fois appartenir à la
matière vivante. Une série de formes organiques est alors apparue, jusqu’à la
réalisation progressive d’un homme qui marche. Ce premier homme est asexué
et son visage est invisible ; il a un corps d’adolescent mais il semble avancer
d’un pas déterminé dans une direction indiquée par le mouvement de la tête
et le balancement des mains. Le traitement sommaire de la surface renforce
l’effet d’immédiateté.
De nombreuses formes humaines ou animales vont ainsi se succéder. Les questions ou le trouble qu’elles suscitaient chez le patient – qui se les donnait à
voir – étaient en permanence accompagnés et soutenus par la présence et le
dialogue avec l’art-thérapeute. Celui-ci doit rendre acceptables et signifiantes
les formes en devenir, et les reconnaître comme des éléments d’une construction globale.
Progressivement, ces différentes productions se sont intégrées à un projet
artistique s’appuyant sur la mise en scène des pièces vivantes réalisées. D’autres
matériaux ou d’autres techniques complétaient ces œuvres nouvelles, comme
de la peinture noire ou argentée sur certains segments, ou bien des stries, des
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polissages. Cette période a initié une série de représentations de femmes. Si l’on
se réfère à nouveau aux étapes de développement de Piaget, il pourrait s’agir
du passage de l’adolescent à l’homme.
Les femmes ont été appréhendées de multiples façons, désarticulées, modulables, parfaitement blanches et polies, ou bien d’une nudité opacifiée par une
peinture noire brillante. Les interprétations directes devant un tel parcours
seraient non seulement absurdes mais encore inopérantes. Le processus psychothérapeutique qui utilise la terre comme médiation se formalise autrement,
avec prudence et en laissant le temps au patient de communiquer avec ce
qu’il crée en même temps qu’il se repose sur le regard bienveillant de l’artthérapeute.
Après une prise en charge de trois années, Michel a renoué avec sa vie imaginaire et avec sa créativité personnelle, ce qui a pu se traduire aussi dans sa vie
concrète : investissement de nouveaux projets professionnels, confiance dans
de nouvelles relations, réorganisations matérielles, investissement artistique
dans d’autres domaines. L’autonomie d’une vie d’adulte en quelque sorte.
Lors du dernier bilan avant la fin de la prise en charge, Michel a pu se retrouver
devant une œuvre totale dont les formes actuelles expliquent les anciennes,
donnant un sens à l’enchaînement du processus. Les derniers objets à forte
composante onirique donnaient la mesure de l’engagement de ce patient dans
son travail et de l’acceptation de sa vie imaginaire et inconsciente. Son histoire
chaotique au départ a pu prendre sens dans un temps personnel et dans un
espace relationnel.
La vocation première de l’utilisation d’une médiation artistique dans une relation thérapeutique est de rétablir l’accès à la symbolisation et d’ouvrir une
possibilité de penser.
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