On remarque une utilisation fréquente de termes italiens, concernant le tempo, ses fluctuations, son rubato, et de nombreux termes faisant allusion au
chant, à la vocalité ; ces termes ont été choisis par le compositeur pour guider au mieux l'interprète. Tout comme pour les indications de tempo, certaines
indications ont été notées par sa sœur Marie-Claire, qui, pour servir l'œuvre du compositeur, a pris soin d'indiquer entre parenthèses ces références à la
voix.
Jehan Alain utilise le trait horizontal pour assouplir certains rythmes. Ce trait que l'on retrouve dans la notation grégorienne, s'inspire d'un besoin
purement vocal, celui de respirer, ou de laisser la musique respirer.
Outre l’héritage des modes grégoriens, le compositeur découvre, grâce à l'Exposition Coloniale de 1931, la richesse des modes exotiques, et les
possibilités qu'ils lui offrent. Martin Kaltenecker, qui parle de l'exotisme musical chez Debussy (1903, Une soirée de Grenade pour piano ; Pagode), Ravel
(1908, Ma Mère l'Oye, pour orchestre ; 1926 Chansons Madécasses), Stravinsky (1913, Poèmes de la lyrique japonaise), Roussel (1918, Padmâvati ;
1932, Poèmes chinois), puis Delage (Poèmes Hindous), précise : « Le mode, par sa faible directionnalité, institue un temps particulier, lequel détruit les
structures formelles classiques ». Cette citation semble directement concerner la plupart des œuvres de Jehan Alain. Le langage du compositeur est riche en
modes mélodiques, grecs, ecclésiastiques ou anciens, mais il visite aussi des modes plus hardis. Ainsi, la Fugue (JA57) présente un langage quasi
dodécaphonique par la présence des douze notes chromatiques dès l’exposition du sujet.
La conception que Bernard Gavoty se fait de cette production procède plus d’un point de vue sensoriel que d’une démarche purement analytique :
« Plutôt que de disséquer les œuvres, je préfère en donner le goût et le représenter comme je l'ai connu, lorsqu'il les écrivait(...) attentif à ne pas
briser le fil d'une inspiration délicate, ne cessant de se référer à une décision infaillible, comme extérieure à lui-même, qui lui dictait le refus ou
l'acceptation de ses caprices, Jehan composait à la manière du poète. »
La musique ancienne : timbre et contrepoint
Jehan Alain est très sensible à la musique baroque pour sa liberté d'interprétation, ses registrations colorées, son sens de l'ornementation. Il rend
hommage à Louis Couperin dans le Prélude précédant la Fugue (JA57), dans lequel apparaissent des cadenzas non mesurées, et à la chanson populaire du
XVIe siècle dans les Variations sur un thème de Clément Janequin, grâce à un recueil de chant appartenant à la famille Alain. Jehan Alain a découvert
l'orgue du Petit Andelys (Eure), un instrument de 1674, sur lequel il jouera ces variations avec plaisir. Il admire tant cet instrument qu'il aide son père à
réharmoniser le Cornet décomposé du Positif de l'orgue familial dans cet esprit. Ces variations ressuscitent l'orgue baroque français et ses registrations.
Le père de Jehan Alain a réalisé un orgue de salon très particulier. Jehan s'inspire de cet orgue pour la registration de nombreuses pièces.
Son goût pour les orgues baroques françaises s'exprime dans les Variations sur un thème de Janequin. Mais de nombreuses autres pièces utilisent une
couleur du passé. Ainsi, le compositeur écrit le Choral de sa Suite avec une registration reprenant les sonorités rugueuses de l'orgue médiéval : Bourdon 8'
et Salicional 8', Flûtes et Prestant, toutes mutations simples et composées (Cornets et Pleins-jeux), Cromorne, Clarinette, Voix humaine ou Hautbois. De
même, la registration de la Première fantaisie évoque celle d'un Grand Jeu à la française : Fonds, Mixtures, Anches 8' et 4' sans 16', et l'Aria requiert des
Mutations allant jusqu'au Larigot.
La musique de Jehan Alain est finement imprégnée de subtilités d’écriture grâce auxquelles on apprécie l’agencement des thèmes, l’imbrication des
éléments entre eux.
On trouve de nombreux petits fugati, traités avec liberté, comme variante du thème, dans la Tierce en taille des Variations sur un thème de Janequin,
ou bien comme conclusion de ce fugato sur un triple canon, bel exemple d'écriture contrapuntique ; la seconde variation, thema fugatum des Variations sur
l'hymne de Lucis Creator, l'introduction de Grave ou la fin de Petite Pièce présentent également des fugati.
C’est parfois assez subitement que l’on entend lors d’un développement un canon se mêler au discours. Ainsi, dans le Premier Prélude Profane, la
main gauche fait entendre un canon de la main droite à la quinte diminuée et à une croche de distance. De même, dans l’Intermezzo, c’est le soprano et la
pédale qui forment un canon à la quarte et à la noire. On trouve de nombreuses imitations de motifs dans l’Aria.
Dans le Jardin Suspendu, le thème est traité de façon harmonique dans son exposition, puis de façon mélodique dans le développement, sur les
accords du thème. Dans les Variations sur un thème de Janequin, le discours contrapuntique à quatre voix, dont l’écriture témoigne d’un bel équilibre
sonore, est interrompu par un divertissement à deux voix, d’un ambitus restreint, reprenant un élément du thème. Dans Monodie, on retrouve cette
alternance entre le début homophone, avec une mélodie doublée aux deux mains, et un développement central harmonique plus dense.
Jehan Alain possède un sens de l’équilibre sonore, il veille à respecter l’intensité et la compréhension du discours. Mais il sait aussi s’éloigner d’une
écriture scolastique et s’affranchir de règles qui nuiraient trop à sa créativité.
Le debussysme de Jehan Alain, les modes, les accords enrichis
On connaît l’intérêt que porte Jehan Alain pour la musique de Debussy. Celui-ci a apporté à la musique tonale un sang neuf. Sa volonté de noyer le
ton, de débarrasser la musique de la prédominance tonale ne laissent pas insensible le jeune compositeur. Avec Debussy, il découvre bien sûr une
perception nouvelle du temps. Mais il se nourrit aussi d'enchaînements d'accords à la tierce, d'accords avec note ajoutée, d'enchaînements d'accords de
dominante, de successions de quintes, d'emploi d'échelles modales (gamme pentatonique par exemple), et de gammes par tons. Si ces procédés sont déjà
présents chez les romantiques, ils font encore partie du langage tonal. Or, avec Debussy, ils deviennent colorations de timbre gratuites, jeux de sonorités.
Jehan Alain utilise des moyens similaires pour s'affranchir, lui-aussi, de l'utilisation de la gamme d'ut, « le tyran ut » selon Maurice Emmanuel !
Ainsi, la gamme par tons est présente dans le Choral extrait de la Suite. Dans le Jardin Suspendu, on trouve des quintes parallèles en ostinato, qui
créent un jeu de timbre voilé.
On trouve à nouveau des quintes parallèles dans le Scherzo de la Suite et dans la Première Fantaisie, avec une superposition de quintes parallèles au
pédalier et d’accords de sixte et quinte, différents des notes du pédalier, au manuel.
De même que Debussy, Jehan Alain aime les mélodies d’accords, aux sonorités riches, et faisant souvent onduler, tournoyer des accords entre eux. Il
procède de façon parallèle, comme dans la Petite Pièce, où les accords de sixte et de quarte et sixte se succèdent de façon aérienne ; dans Deuils, ce sont
des accords massifs et parallèles ; dans l’Aria, les accords créent une souplesse et une fluidité.
C'est alors surtout à la couleur sonore et de timbre de chaque accord que Jehan Alain s'intéresse, plus qu'à la succession de ces accords. Ceux-ci sont
considérés comme une entité sonore, s'enchaînant et formant une mélodie d'accords. Les accords employés alors sont souvent fort simples (comme dans
Petite Pièce, Joies, Aria), mais leur enchaînement et les modulations subites créent de délicieuses subtilités (Introduction de la Suite pour orgue).
On a vu précédemment l’aspect mélodique de l’utilisation des modes, mais il est intéressant d’étudier son emploi dans un contexte de sons
simultanés.
Monodie esquisse un mode alternant un ton et un demi-ton, correspondant au second mode à transposition limitée de Messiæn. Jehan Alain utilise un
mode encore plus dépaysant dans la Deuxième Fantaisie par la superposition d’accords de Mi bémol majeur et de La majeur ou dans les Deux danses à
Agni Yavishta, où la main droite égrène des notes évoluant dans le tétracorde si - do # - ré - mi, alors que la main gauche joue sur des notes avec bémol, ce
qui crée un langage polymodal. Les Deux danses à Agni Yavishta procèdent de modes orientaux, mais aspirent également, étant dédiées au Dieu du Feu, à
pénétrer l'univers bouddhiste et à lui rendre hommage.