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JEHAN ALAIN, L'ŒUVRE D'ORGUE ET LES LITANIES
Par Valérie Bossu Ragis, Professeur Agrégé, Collège P. Eluard Montreuil.
BIOGRAPHIE
Jehan Alain naît à Saint-Germain-en-Laye le 3 février 1911. Il est l'aîné d'une famille de musiciens : son père, Albert Alain (1880-1971) est organiste,
compositeur et facteur d'orgue passionné ; sa sœur Marie-Odile (1914-1937) pianiste et soprano pour qui il composera quelques œuvres, son frère Olivier
(1918-1994), compositeur, musicologue et critique, et Marie-Claire (1926), célèbre organiste. Jehan Alain, comme son frère et ses sœurs, est initié au
piano, à l'orgue, au solfège et à l'harmonie par son père, qui lui transmet son goût du timbre et de la facture d'orgue lorsqu’il l’aide à harmoniser l'orgue
familial. Jehan aime les sonorités fines et délicates, les proportions humaines de cet instrument, par opposition aux imposantes orgues post-romantiques
encore en vogue vers 1930.
Organiste précoce, Jehan Alain est imprégné, tout petit, du chant liturgique, et est amené dès l'âge de onze ans à assurer les débuts de l'office du
dimanche à la place de son père qui est organiste dans plusieurs paroisses à la fois.
Armé de dons musicaux indiscutables, il entre au Conservatoire de Paris dès 1929, obtient en 1933 ses Premiers Prix d'Harmonie chez André Bloch,
et de Fugue chez Georges Caussade. Cette scolarité est souvent interrompue par une santé fragile et le besoin de donner de nombreux cours particuliers
pour vivre, et nourrir sa femme et ses trois enfants. En 1934, il entre en classe d'Orgue chez Marcel Dupré où il obtient son Premier Prix en 1939. Il
n'obtient en revanche aucune récompense en Composition chez Paul Dukas puis Roger Ducasse. Cependant, en 1936, l'Association des Amis de l'Orgue
honore sa Suite pour orgue en lui attribuant le Prix de Composition, ses concurrents étant alors André Fleury et Gaston Litaize.
Jehan Alain est très doué pour l'improvisation et les arrangements de dernière minute. Cette faculté, très appréciée pour un organiste, lui permet de
s'adapter à un instrument unique dès qu'il entre dans un nouvel édifice. Il fait également preuve d'ingéniosité, d'astuces pour réparer à la hâte un tuyau à
l'aide d'un morceau de carton !On ne s'étonne donc pas de ses brillantes performances dans l'improvisation à l'orgue, pour lesquelles il jongle avec aisance
entre les changements de claviers, les tirages des registres et les motifs qui se dégagent entre ses doigts.
Jehan Alain aime entreprendre de nombreux travaux : non seulement c'est un musicien très complet (orgue, piano, improvisation, accompagnement
d'offices religieux, écriture, composition, professeur d'instrument et d'écriture, auteur de transcriptions...), mais il s'adonne à la poésie et au dessin avec
esprit et talent. Son sens artistique est très développé ; mais c'est aussi un homme très sportif qui apprécie la montagne, la bicyclette et la moto.
Boute-en-train, amuseur et acrobate, comme le signale Marie-Louise Girod-Parrot dans un entretien qu’elle nous a accordé, Jehan Alain cherche à
faire rire son entourage, par ses dessins, certes, mais aussi quelquefois par ses bouffonneries. Ses dons de caricaturiste révèlent une personne pleine
d'esprit, maniant humour et ironie, seules choses qui, dit-il, « rendent la vie supportable aux êtres sensibles ».
Il illustre souvent ses pièces de citations ou de dessins. Bernard Gavoty nous dit : « Guère de titre sans épigraphe, nulle page de musique qui n'ait sa
résonance dans telle phrase des lettres. Jehan veut nous donner en partage sa vision du monde ».
Il ne parle pas souvent de sa foi mais Jehan Alain est pourtant profondément croyant. Ses œuvres témoignent d'une prière contemplative et d'une
profession de foi constamment renouvelée. Ses Litanies, ses Chorals, dont le Choral cistercien inspiré de l'abbaye de Valloires, son Postlude pour l'office
de Complies, ses Variations sur l'hymne Lucis Creator semblent affirmer une ferveur chrétienne ardente.
Marié depuis 1935 à Madeleine Payan (à qui il dédie sa Suite pour Orgue, composée de 1934 à 1936) il devient père de trois enfants qu'il n'a qu'à
peine le temps de connaître. Il meurt pendant une bataille près de Saumur le 20 juin 1940.
Si l'homme est secret (« Il ne se livrait pas, mais il fallait fouiller pour le découvrir »), le musicien brillant, le pédagogue attentif, le chrétien fidèle,
Jehan Alain possède un esprit fin qui illustre sa vie de dessins humoristiques. Mais c'est avant tout un être curieux, d'une curiosité débordante envers la vie.
L'ŒUVRE D'ORGUE
À travers ses œuvres, Jehan Alain réussit à créer cette atmosphère onirique et personnelle qui lui est si particulière. L'œuvre du compositeur comprend
128 numéros (auxquels on peut ajouter les 16 pièces répertoriées après sa mort) dont 26 pièces pour orgue, les autres pièces étant pour piano, musique de
chambre et ensembles vocaux. On compte aussi huit transcriptions et onze pièces restant inachevées. Cinq pièces d'orgue ont été publiées de son vivant, les
Deux Chorals en 1938 et les Trois Pièces : Variations sur un thème de Clément Janequin, Le Jardin suspendu et Litanies en 1939. Il écrit tout cela en dix
ans, de 1929 à 1939, date à laquelle il est mobilisé. Le compositeur est donc un homme jeune (18 à 28 ans), ouvert à la vie, à la poésie, mais avant tout
épris de liberté. Si ce jeune musicien déborde de vie et d'activités multiples, sa musique, elle aussi, s'abreuve à différentes sources.
LES HÉRITAGES
1. Le chant grégorien, les références à la voix, les mélodies modales
La mélodie chez Jehan Alain est très nettement influencée par la musique vocale. En témoignent les nombreuses références à la voix dans les titres ou
les indications expressives, les lignes plainchantesques, ou les mélodies plus exotiques.
On retrouve plusieurs de ses œuvres « habitées » par un élan plainchantesque. Les Litanies (1937), Le Postlude pour l'office de Complies (1930) et le
Choral cistercien (1934) (tous deux composés à l'Abbaye de Valloires (Eure), qui fut un foyer d'inspiration pour Jehan Alain) utilisent une liberté
rythmique caractéristique du chant grégorien dont le compositeur s'inspire volontiers. Cette musique se définit par une liberté d'exécution rythmique, une
souplesse d'interprétation dans la notation, par un aspect mélismatique, une souplesse de la ligne mélodique, un langage modal très riche, et surtout un
caractère intimiste, une inspiration contemplative, une volonté de communion. Dans ses premières œuvres, Jehan Alain est attiré par les modes grégoriens
et les modes grecs, auxquels Maurice Emmanuel l’initie dans ses cours d'Histoire de la Musique au Conservatoire. Ses deux pièces écrites en 1935, les
Chorals dorien et phrygien, sont issues de la terminologie de son professeur, et non de la désignation médiévale. Marie-Claire Alain explique ce choix :
« (...) le fait que les deux pièces sont écrites dans un idiome moderne a donné lieu à de nombreuses contestations sur le choix des titres. La
caractéristique du Choral dorien est la "doristi" de Maurice Emmanuel, c'est-à-dire l'attirance descendante du demi-ton Fa-Mi dans l'échelle de Mi
(...) La caractéristique du Choral phrygien est l'intervalle La-Si bécarre dans le mode de Ré (...). C'est une "prise de conscience" d'un système
modal propre à Jehan Alain, fondé sur l'extension des modes grecs ou grégoriens. »
Jehan Alain emprunte quelques mélodies et hymnes grégoriennes dans le Postlude pour l'office de Complies, où se succèdent l'antienne Miserere mihi
Domine, l'hymne Te lucis ante terminus, celle du Salva nos Domine vigilantes, et celle du répons In manus tuas Domine. Il utilise également une hymne
grégorienne dans les Variations sur l'hymne de Lucis Creator. Ce thème avait été donné aux élèves de la classe de Georges Caussade au Conservatoire de
Paris en 1932 ; Jehan l’adapta pour l'orgue dans ses Variations.
Mais il prend aussi comme élément d'inspiration des chansons populaires dans les Variations sur un thème de Janequin.
On remarque une utilisation fréquente de termes italiens, concernant le tempo, ses fluctuations, son rubato, et de nombreux termes faisant allusion au
chant, à la vocalité ; ces termes ont été choisis par le compositeur pour guider au mieux l'interprète. Tout comme pour les indications de tempo, certaines
indications ont été notées par sa sœur Marie-Claire, qui, pour servir l'œuvre du compositeur, a pris soin d'indiquer entre parenthèses ces références à la
voix.
Jehan Alain utilise le trait horizontal pour assouplir certains rythmes. Ce trait que l'on retrouve dans la notation grégorienne, s'inspire d'un besoin
purement vocal, celui de respirer, ou de laisser la musique respirer.
Outre l’héritage des modes grégoriens, le compositeur découvre, grâce à l'Exposition Coloniale de 1931, la richesse des modes exotiques, et les
possibilités qu'ils lui offrent. Martin Kaltenecker, qui parle de l'exotisme musical chez Debussy (1903, Une soirée de Grenade pour piano ; Pagode), Ravel
(1908, Ma Mère l'Oye, pour orchestre ; 1926 Chansons Madécasses), Stravinsky (1913, Poèmes de la lyrique japonaise), Roussel (1918, Padmâvati ;
1932, Poèmes chinois), puis Delage (Poèmes Hindous), précise : « Le mode, par sa faible directionnalité, institue un temps particulier, lequel détruit les
structures formelles classiques ». Cette citation semble directement concerner la plupart des œuvres de Jehan Alain. Le langage du compositeur est riche en
modes mélodiques, grecs, ecclésiastiques ou anciens, mais il visite aussi des modes plus hardis. Ainsi, la Fugue (JA57) présente un langage quasi
dodécaphonique par la présence des douze notes chromatiques dès l’exposition du sujet.
La conception que Bernard Gavoty se fait de cette production procède plus d’un point de vue sensoriel que d’une démarche purement analytique :
« Plutôt que de disséquer les œuvres, je préfère en donner le goût et le représenter comme je l'ai connu, lorsqu'il les écrivait(...) attentif à ne pas
briser le fil d'une inspiration délicate, ne cessant de se référer à une décision infaillible, comme extérieure à lui-même, qui lui dictait le refus ou
l'acceptation de ses caprices, Jehan composait à la manière du poète. »
La musique ancienne : timbre et contrepoint
Jehan Alain est très sensible à la musique baroque pour sa liberté d'interprétation, ses registrations colorées, son sens de l'ornementation. Il rend
hommage à Louis Couperin dans le Prélude précédant la Fugue (JA57), dans lequel apparaissent des cadenzas non mesurées, et à la chanson populaire du
XVIe siècle dans les Variations sur un thème de Clément Janequin, grâce à un recueil de chant appartenant à la famille Alain. Jehan Alain a découvert
l'orgue du Petit Andelys (Eure), un instrument de 1674, sur lequel il jouera ces variations avec plaisir. Il admire tant cet instrument qu'il aide son père à
réharmoniser le Cornet décomposé du Positif de l'orgue familial dans cet esprit. Ces variations ressuscitent l'orgue baroque français et ses registrations.
Le père de Jehan Alain a réalisé un orgue de salon très particulier. Jehan s'inspire de cet orgue pour la registration de nombreuses pièces.
Son goût pour les orgues baroques françaises s'exprime dans les Variations sur un thème de Janequin. Mais de nombreuses autres pièces utilisent une
couleur du passé. Ainsi, le compositeur écrit le Choral de sa Suite avec une registration reprenant les sonorités rugueuses de l'orgue médiéval : Bourdon 8'
et Salicional 8', Flûtes et Prestant, toutes mutations simples et composées (Cornets et Pleins-jeux), Cromorne, Clarinette, Voix humaine ou Hautbois. De
même, la registration de la Première fantaisie évoque celle d'un Grand Jeu à la française : Fonds, Mixtures, Anches 8' et 4' sans 16', et l'Aria requiert des
Mutations allant jusqu'au Larigot.
La musique de Jehan Alain est finement imprégnée de subtilités d’écriture grâce auxquelles on apprécie l’agencement des thèmes, l’imbrication des
éléments entre eux.
On trouve de nombreux petits fugati, traités avec liberté, comme variante du thème, dans la Tierce en taille des Variations sur un thème de Janequin,
ou bien comme conclusion de ce fugato sur un triple canon, bel exemple d'écriture contrapuntique ; la seconde variation, thema fugatum des Variations sur
l'hymne de Lucis Creator, l'introduction de Grave ou la fin de Petite Pièce présentent également des fugati.
C’est parfois assez subitement que l’on entend lors d’un développement un canon se mêler au discours. Ainsi, dans le Premier Prélude Profane, la
main gauche fait entendre un canon de la main droite à la quinte diminuée et à une croche de distance. De même, dans l’Intermezzo, c’est le soprano et la
pédale qui forment un canon à la quarte et à la noire. On trouve de nombreuses imitations de motifs dans l’Aria.
Dans le Jardin Suspendu, le thème est traité de façon harmonique dans son exposition, puis de façon mélodique dans le développement, sur les
accords du thème. Dans les Variations sur un thème de Janequin, le discours contrapuntique à quatre voix, dont l’écriture témoigne d’un bel équilibre
sonore, est interrompu par un divertissement à deux voix, d’un ambitus restreint, reprenant un élément du thème. Dans Monodie, on retrouve cette
alternance entre le début homophone, avec une mélodie doublée aux deux mains, et un développement central harmonique plus dense.
Jehan Alain possède un sens de l’équilibre sonore, il veille à respecter l’intensité et la compréhension du discours. Mais il sait aussi s’éloigner d’une
écriture scolastique et s’affranchir de règles qui nuiraient trop à sa créativité.
Le debussysme de Jehan Alain, les modes, les accords enrichis
On connaît l’intérêt que porte Jehan Alain pour la musique de Debussy. Celui-ci a apporté à la musique tonale un sang neuf. Sa volonté de noyer le
ton, de débarrasser la musique de la prédominance tonale ne laissent pas insensible le jeune compositeur. Avec Debussy, il découvre bien sûr une
perception nouvelle du temps. Mais il se nourrit aussi d'enchaînements d'accords à la tierce, d'accords avec note ajoutée, d'enchaînements d'accords de
dominante, de successions de quintes, d'emploi d'échelles modales (gamme pentatonique par exemple), et de gammes par tons. Si ces procédés sont déjà
présents chez les romantiques, ils font encore partie du langage tonal. Or, avec Debussy, ils deviennent colorations de timbre gratuites, jeux de sonorités.
Jehan Alain utilise des moyens similaires pour s'affranchir, lui-aussi, de l'utilisation de la gamme d'ut, « le tyran ut » selon Maurice Emmanuel !
Ainsi, la gamme par tons est présente dans le Choral extrait de la Suite. Dans le Jardin Suspendu, on trouve des quintes parallèles en ostinato, qui
créent un jeu de timbre voilé.
On trouve à nouveau des quintes parallèles dans le Scherzo de la Suite et dans la Première Fantaisie, avec une superposition de quintes parallèles au
pédalier et d’accords de sixte et quinte, différents des notes du pédalier, au manuel.
De même que Debussy, Jehan Alain aime les mélodies d’accords, aux sonorités riches, et faisant souvent onduler, tournoyer des accords entre eux. Il
procède de façon parallèle, comme dans la Petite Pièce, où les accords de sixte et de quarte et sixte se succèdent de façon aérienne ; dans Deuils, ce sont
des accords massifs et parallèles ; dans l’Aria, les accords créent une souplesse et une fluidité.
C'est alors surtout à la couleur sonore et de timbre de chaque accord que Jehan Alain s'intéresse, plus qu'à la succession de ces accords. Ceux-ci sont
considérés comme une entité sonore, s'enchaînant et formant une mélodie d'accords. Les accords employés alors sont souvent fort simples (comme dans
Petite Pièce, Joies, Aria), mais leur enchaînement et les modulations subites créent de délicieuses subtilités (Introduction de la Suite pour orgue).
On a vu précédemment l’aspect mélodique de l’utilisation des modes, mais il est intéressant d’étudier son emploi dans un contexte de sons
simultanés.
Monodie esquisse un mode alternant un ton et un demi-ton, correspondant au second mode à transposition limitée de Messiæn. Jehan Alain utilise un
mode encore plus dépaysant dans la Deuxième Fantaisie par la superposition d’accords de Mi bémol majeur et de La majeur ou dans les Deux danses à
Agni Yavishta, où la main droite égrène des notes évoluant dans le tétracorde si - do # - ré - mi, alors que la main gauche joue sur des notes avec bémol, ce
qui crée un langage polymodal. Les Deux danses à Agni Yavishta procèdent de modes orientaux, mais aspirent également, étant dédiées au Dieu du Feu, à
pénétrer l'univers bouddhiste et à lui rendre hommage.
Il existe cependant des harmonies plus fouillées, des accords avec des frottements (octaves diminuées ou augmentées, notes ajoutées) qui brouillent
les harmonies les plus simples en un halo sonore nouveau et riche. Ainsi, dans la Première Fantaisie, les mains tiennent de larges accords de quatre sons
alors que le pédalier présente le thème sur des notes étrangères à ces accords.
Dans Climat on trouve des accords de sixte et quinte avec neuvième. Dans le Deuxième Prélude Profane, la main gauche et le pédalier forment des
accords chargés (jusqu’à six sons : septième diminuée avec neuvième ajoutée, accord avec neuvième, onzième et treizième), alors que la main droite joue
une mélodie évitant adroitement les notes de ces accords.
De même, certaines mélodies oscillent autour d'accords, en évitant de doubler les notes qu'ils font entendre, voire en s'arrêtant sur les dissonances. On
trouve ce procédé dans Aria, où la main gauche joue un groupe d' accords tandis que la main droite s’attarde sur des notes formant anticipation, retard ou
note ajoutée. Dans Berceuse, on retrouve ce même mouvement de tierces sur deux notes tenues, imitant un cornement, incident bien connu des organistes.
On peut remarquer les quintes parallèles formées entre la main gauche et la note supérieure de la main droite. Dans Postlude, on trouve une alternance de
tierces majeures et mineures, puis de secondes majeures et mineures à la main gauche, sur lesquelles la main droite se greffe pour déclamer la mélodie
grégorienne.
La richesse des harmonies employées, faites d'échelles modales multiples, d'accords parallèles, d'enchaînements déroutants libère la musique de toute
contrainte tonale, et met en valeur la fluidité des mélodies aériennes et la mobilité du rythme. C'est au gré de ses découvertes qu'il nourrit ce qui donne à sa
musique tant de caractère.
LES DECOUVERTES
L'éclectisme des goûts musicaux du compositeur traduit sa curiosité d'esprit et son envie de s'ouvrir à d'autres traditions musicales.
L'exotisme
Jehan Alain a assisté à l'Exposition Coloniale de 1931 qui rassemble tous les comptoirs, protectorats et colonies françaises de par le monde. C’est un
choc pour lui que d'être confronté à des rythmes d'une telle vigueur, à des échelles modales d'une telle richesse, à des instruments inconnus et des timbres
inouïs. Il est fasciné par les musiques des pavillons des comptoirs français de l'Inde, et retourne maintes fois à l'exposition pour écouter les musiciens et
regarder les spectacles de danse. Denise Launay raconte le « choc comparable à celui qu'a éprouvé, lors de l'Exposition de 1889, son compatriote ClaudeAchille Debussy. Quarante-trois ans après Claude de France, Jehan Alain est à son tour envoûté par la musique de l’Orient. »
Les rythmes obsessionnels des danses de l'Inde, du Maroc, les intervalles mélodiques augmentés, les échelles modales exotiques, les instruments au
timbre dépaysant, le jeu d'allure nonchalante et improvisée, tous ces paramètres qui évoquent un exotisme musicaltouchent le compositeur, lui permettant
d’accéder au sentiment de liberté dont il rêve. On trouve ce dépaysement dans certaines pièces (la Deuxième fantaisie, les Deux danses à Agni Yavishta, dieu du feu - ces « pièces concises, figées comme des bonzes en prière ») à propos desquelles Jehan avoue à Bernard Gavoty un penchant pour les
« ambiances exotiques et orientales » :
« Le 27 mars 1940, alors qu'il entend des flamencos, de la musique marocaine qui le "rendent fou", Jehan Alain dit : "S'il y a en moi une fibre
musicale, c'est celle de cette musique... Il me semblait entendre parler ma langue natale... Quel obscur atavisme a pu me modeler la cervelle ?... Je
ne m'étonne plus qu'Olivier, de Rabat où il est en ce moment, m'écrive qu'il entend les Arabes chanter des phrases entières de ma Deuxième
fantaisie pour orgue..." »
De même, suite à l'audition des Deux Danses à Agni Yavishta et de la Suite monodique, il confie à son ami : « Ce n'est pas possible, (...) j'ai du sang
de lama ou de bonze dans les veines. »
L’envoûtement opéré par ces musiques se poursuit quand il découvre la rythmique du jazz.
2. Le jazz
Le goût de Jehan Alain pour les rythmes syncopés et autres subtilités rythmiques d'influence jazz se ressent dans la première des Trois Danses
(1937-1939), dont le thème de Joies est nettement swinguant et dans le Premier Prélude Profane (1933), où intervient une cellule rythmique syncopée. De
même dans le Lamento (1930), dont la pédale apparaît à contretemps. Le compositeur confie à Bernard Gavoty son attachement pour ce style de musique :
« Le jazz, qui m'attire, bien que je le redoute, m'a appris certaines équivoques rythmiques qui traduisent bien ma pensée. »
La diversité des attirances musicales de Jehan Alain, son éclectisme, sont le signe d'une curiosité, d'une ouverture au monde. L'effort qu'il fournit
porte essentiellement sur la fixation écrite de musiques dont l'origine et le mode de transmission sont très souvent la tradition orale ; pour ce faire, Jehan
Alain dispose d'outils de notation musicale dont il déplore la pauvreté. C'est ainsi qu'il déclare :
« On a trop insisté sur l'orthographe musicale, évidemment primordiale. (...) La musique est faite pour traduire les états d'âme d'une heure, d’un
instant (...) Donc mobilité, même relative. Ne pas essayer de traduire un sentiment unique, fût-ce même un sentiment éternel. »
Son esprit aventurier, son côté inventif et bricoleur incitent également Jehan Alain à faire ses propres découvertes et à créer de nouvelles sonorités.
Les innovations timbriques
Jehan Alain explore sans cesse les possibilités de l'instrument, cherche à exploiter les combinaisons les plus fines, ou à isoler les éléments les plus
caractéristiques. Ainsi, on trouve souvent des registrations qui sortent des conventions.
La coupure de pédale (possibilité de registrations différentes entre les notes graves et les notes aiguës du pédalier) de l'orgue d'Albert Alain permet
des registrations particulières et inhabituelles, que Jehan Alain exploite dans plusieurs pièces comme l’Intermezzo, le Lamento.
Le compositeur aime certaines associations de timbres, comme dans la Deuxième fantaisie, Salicional 8' et Gros nasard, dans l'Aria, Bourdon 8' et
Quinte, dans le Jardin Suspendu, Flûte 4' et Gros nasard, puis Flûte 4' et Nasard. Dans Deuils, il ajoute des harmoniques à des anches, expliquant ce
mélange insolite par une note sur la partition. Il isole parfois certains jeux habituellement couplés à d'autres, comme la Flûte 2' solo dans l'Aria, le Nasard
seul dans le Jardin Suspendu, le Basson 16' solo au pédalier dans Joies, et la Soubasse 16' dans Ballade.
Afin de comprendre la volonté de Jehan Alain en matière de registrations, il est utile de lire la préface des pièces pour orgues de Marie-Claire Alain :
« Enfin, je me suis attachée à normaliser, et parfois à simplifier les registrations lorsque leur complexité pouvait gêner l'exécution de l'œuvre
(Trois Danses, Fugue, Scherzo). La registration, chez Jehan Alain, était toujours expérimentale et la plupart du temps destinée à un orgue de salon
d'un type très spécial (celui de notre père Albert Alain). Pour donner une idée des rapports de sonorités voulus et les rendre accessibles à tous les
organistes, j'ai dû parfois opérer une sorte de transposition. Là aussi, je me suis efforcée de suggérer et non de trancher définitivement. »
« Il abominait les Bombardes et les grosses pédales de 16 pieds. Presque toutes ses œuvres finissent "en douceur", car il redoutait la facilité
des conclusions sur le Tutti. Manquant de mixtures sur la plupart des instruments qu'il lui était donné de jouer, il essayait de pallier cette carence
par des mélanges peu orthodoxes. Il avait prévu l'évolution de la facture d'orgue dans les années cinquante-soixante. Sa musique est écrite pour
l'orgue que nous avons maintenant et non pour celui dont il disposait, et dont il était rarement satisfait. »
Cette recherche des timbres adéquats, en puisant dans le passé, ou en testant des combinaisons de timbre inédites traduit le besoin de liberté de Jehan
Alain, présent dans la plupart des paramètres compositionnels.
UN BESOIN DE LIBERTE
Une conception très personnelle du temps, du rythme contribue, avec l'idée de mobilité sur le plan formel, à l'impression de liberté que procure sa
musique. C'est ainsi que Jeanne Raphaële et Olivier Alain peuvent écrire :
« La grande liberté rythmique de son style porte du reste surtout sur l'expressivité mouvante de certains rapports de durée, de tels
enchaînements ; si l'on pouvait parler de rubato à propos d'une œuvre aussi peu maniérée, il faudrait dire que celui de Jehan Alain est un "rubato
actif". »
1. Jeux rythmiques, fluctuation métrique
Le rythme est souvent l'élément principal, prétexte à variations ou bien présentant la répétition implacable du même schéma, comme l'alternance
régulière de la division des croches en 3 + 5 / 2 + 4 + 2 dans Litanies, les syncopes de Joies, les contretemps du Lamento, ou au contraire, prétexte à une
présentation nouvelle d'un thème unique comme dans la Première Fantaisie et dans l’Aria.
Jehan Alain utilise cette technique de la répétition dans Litanies, qui traduit aussi le caractère obsessionnel de la danse, dans ses Danses à Agni
Yavishta.
Marie-Claire Alain remarque, à propos des Trois Danses :
« La danse est l'expression humaine et musicale par excellence ; aussi, l'idée qui se dégage de ce triptyque est-elle celle de "rythme".
Rythmes complexes, torturés, qu'il avait lui-même le plus grand mal à noter. Je l'ai entendu se plaindre du fait que la notation musicale était
insuffisante pour traduire sa pensée. Une règle fondamentale pourra aider l'interprète : les rythmes complexes sont toujours des divisions à
l'intérieur d'une battue uniforme. Conserver l'idée de danse, avec ses temps réguliers, pendant toute l'œuvre. »
Les procédés rythmiques et métriques qu'utilise Jehan Alain sont multiples. De nombreuses fois, il franchit la frontière du monde cartésien pour
rejoindre celui de ses rêves, celui de ses Maîtres, celui de ses voyages dans le temps ou dans l'espace, se permettant des notations complexes, imprécises,
mais très souvent accompagnées d'indications, de notes explicatives, de conseils.
Cette mobilité rythmique prend sa source dans une constante fluctuation des tempi et de nombreux changements de mesure. Jehan Alain fuit toute
rigueur métronomique, multiplie les indications de tempo, affaiblissant ainsi le principe de la carrure. On peut noter toute l'importance de l'œuvre de
Debussy, que Jehan Alain apprécie beaucoup, dans le domaine des fréquents changements de mesure, et dans l'abolition de la carrure isochrone. MarieClaire Alain indique :
« Pour jouer fidèlement Jehan Alain, il faut être naturel avant tout (...). La musique est rythme et danse. Elle accélère dans l'émotion et
ralentit dans la méditation. Elle respire au rythme des battements du cœur, qui, faut-il le rappeler, ne sont pas toujours réguliers comme ceux d'un
métronome. »
La variété et la fréquence des indications métriques donnent une idée plus précise de la volonté de Jehan Alain. Une grande partie de ces indications
est destinée à assouplir le cadre rythmique, à inviter au rubato. On trouve aussi de fréquentes oppositions de tempi différents, et des éléments caractérisant
l'atmosphère à recréer. Il faut rappeler que certains termes ont été annotés par Marie-Claire Alain.
Dans de nombreuses pièces, dont Litanies, on ressent une nette impression de flux et de reflux rythmiques, l'accélération ou le ralentissement étant
souvent associés à un crescendo ou un decrescendo. Marie-Claire Alain précise à propos de Monodie : « Les barres de mesure ne sont là que pour la
forme. L'interprète, assez curieux pour se lancer dans l'exécution de cette pièce, saura saisir l'esprit de totale liberté rythmique et expressive dans lequel
elle doit être jouée. »
Une souplesse rythmique est parfois obtenue grâce à des procédés précis. Ainsi, on note un décalage subtil entre la main droite et la main gauche dans
le Postlude pour l'office de Complies et dans Climat, ce qui crée un halo sonore.
L'allongement d'une note que Jehan Alain symbolise par un trait horizontal correspond à une volonté d'inégaliser des notes de mêmes durées, comme
au début de Deuils, dans les Variations sur un thème de Janequin, dans Jardin Suspendu ou dans Litanies, ou d'accentuer le repos sur une note, comme au
début de Petite Pièce. Dans les Variations sur un thème de Janequin, le récit de cornet et la tierce en taille doivent être joués avec souplesse, de façon à
moduler les notes de l'ornement.
On peut voir en cela soit un retour à la métrique libre du grégorien, soit la notation d'un rubato mesuré qui engendre des rythmes complexes et rejoint
alors la pratique des notes inégales des compositeurs français XVIIe et XVIIIe siècles.
Ce besoin de liberté au sein de la cellule rythmique, de l'allure métrique, et de la succession des tempi se confirme si l'on étudie les variations
rythmiques des thèmes qui entraînent l’étirement et la transformation des mélodies. Cette liberté rejaillit aussi dans la forme de ses œuvres.
La forme, la variation mélodique
Musicien français par excellence, Jehan Alain emploie très peu de formes préétablies, confirmant cette observation de Norbert Dufourcq :
« Musicien du Moyen-Age, de l'âge classique ou des temps modernes, l'artiste français se sent bridé par la forme fixe ; il délaisse la rigidité du
cadre, de même que les lois trop peu souples à régenter les notes. La forme pour lui doit se mouler sur la pensée. Ricercare, ordre ou suite, prélude,
récit... il y a lieu chaque fois de repenser, de recréer l'enveloppe(...) Ni la fugue, ni la sonate, ni le concerto ne répondent aux aspirations du
Français. Le développement scolastique au sens où l'entendent Italiens puis Allemands n'a jamais été son fort : car la discipline à observer ne
laisse pas la place assez grande à la fantaisie. La formule, le langage conventionnel, l'esprit de système se situent aux antipodes de ses
préoccupations. »
Cette définition du musicien français correspond tout à fait à Jehan Alain. Son dédain des cadres tout faits, son goût et son don pour l'improvisation le
poussent à noter la musique au fur et à mesure, au gré de son inspiration. Bernard Gavoty écrit : « Pour lui, la forme est un prétexte qu'il faut réinventer
toujours et à laquelle il est dangereux d'accorder, surtout pour de petites pièces, une importance primordiale. »
Jehan Alain apprécie les œuvres de Debussy, qui libère la musique de la forme obligée au profit d'une liberté formelle. Debussy insiste sur le
renouvellement des formes et des sensations, veut « amener la musique à représenter d'aussi près que possible la vie même ». Pour lui, le développement
est le « laboratoire du vide ». De même, au lendemain de la première audition du Prélude à l'après-midi d'un faune (1894), Dukas, qui sera le professeur
de Composition de Jehan Alain (dont il reste cruellement non récompensé), écrit : « L'idée engendre la forme », affirmant ainsi le fondement de l'œuvre
debussyste, mais aussi de celle à venir de Jehan Alain.
On trouve bien sûr ça et là une forme A-B-A' (Lamento, Ballade en mode Phrygien, Berceuse sur deux notes qui cornent). Il écrit plusieurs fugues
alors qu'il est en Classe de Fugue :
« En 1935, la Fugue pour Orgue (plus tard précédée d'un Prélude), dédiée "A mon cher maître Georges Caussade" est écrite à Argentière (...). Je
viens de faire le premier divertissement de ma fugue. C'est une petite fugue légère et claire comme la lumière ce matin. J'ai fait des modulations un
peu subites qui font penser au vent frais qui se colle sur votre nez... »
Il emploie aussi la forme de la Suite, dans laquelle il ne s’astreint à aucune forme obligée. L'Introduction, rajoutée ultérieurement, s'enchaîne aux
Variations, puis vient un Scherzo, traité avec fantaisie puisqu'il commence par le trio, et un Choral final.
La forme la plus appréciée du compositeur est sans doute la variation, qui n'a d'autre contrainte que celle de renouveler constamment ce qui a été
énoncé précédemment. Il l'emploie, on vient de le voir, comme seconde pièce de sa Suite, mais aussi pour exploiter un thème, comme dans ses Variations
sur l'hymne de Lucis Creator, où l'hymne est suivi de deux variations ; et dans ses Variations sur un thème de Janequin, thème qui donne suite à quatre
variations. La Chacone, sous-titre du Jardin Suspendu, présente une autre forme de variation, celle sur une basse obstinée générant une mélodie d'accords.
Ce refus du cadre rigide, ce goût pour la liberté formelle s'ajoute à un penchant pour les rythmes fluctuants et les mélodies très fluides.
En étudiant les titres choisis, on peut voir que le goût de Jehan Alain pour la musique vocale est flagrant (Litanies, Berceuse, Aria, Monodie, Lamento,
Choral) ; mais on trouve aussi des pièces spécifiquement instrumentales (Prélude, Postlude, Intermezzo, Fugue, Fantaisie, Suite, Grave, Andante) et enfin
quelques pièces au titre équivoque et au fort pouvoir poétique, qui nous invitent à les croire descriptives (Climat, Jardin suspendu).
On connaît le goût du compositeur pour la variation. Jehan Alain possède également un penchant pour l'ornementation mélodique. « N'est-il pas
infiniment plus délicat de développer un thème mélodiquement, à la façon de Chopin, que de le développer en le superposant à lui-même ou à un autre,
suivant les canons habituels ? »
Ainsi, le Jardin Suspendu laisse libre cours à un développement mélodique, dans lequel interviennent des intervalles étirés et aériens. On observe de
nombreux chromatismes oscillant autour d’un intervalle-clé : la tierce, qu’elle soit majeure ou mineure, ascendante ou descendante, parfois étirée en
quarte, voire en sixte augmentée, réduite à une seconde ou à une succession de demi-tons.
L'ornementation apparaît dans les Variations sur un thème de Janequin, où l’on retrouve les notes du thème agrémentées de notes de passage,
d'ornements doubles, et dans le Prélude précédant la Fugue, où s’élancent des mouvements conjoints dynamiques, imitant l’ornementation de la musique
d’orgue française classique.
Le caractère principal de la mélodie, pour lequel on sent l'influence du domaine vocal sur le domaine instrumental, est d'épouser une ligne souple,
fluide, naturelle. Pour obtenir cette fluidité, cette souplesse, le compositeur se sert de nombreuses indications expressives et de nuances.
3. Les indications expressives, les nuances
Nombres d'indications métriques, expressives, de supports littéraires, caractéristiques à l'auteur, sont notés dans le but de nous faire découvrir
l'univers onirique de Jehan Alain :
« En tête des Variations de l'Introduction, Variations, Scherzo et Choral pour orgue, Jehan inscrit : "fluide". Revenant à cette notation, il la
commente d'un post-scriptum. : “Il faut que la musique coule comme l'eau d'une rivière. Foin des martelières et des écluses !” »
Cette remarque illustre bien le souci de précision du compositeur, qui veut souligner par des images le caractère de sa musique. Les titres les plus
évocateurs, les indications les plus visuelles sont autant d'aides que nous fournit l'auteur pour suivre ses traces.
Le Premier prélude profane est conclu par ces courtes phrases : « Après cette nuit encore une autre. Et après une autre, une autre encore... et après...
».
Le Deuxième prélude profane se termine sur : « Ils ont travaillé longtemps, sans relâche et sans espoir. Leurs mains sont devenues épaisses et
rugueuses. Alors, peu à peu, ils ont pénétré le grand rythme de la vie ».
La Première fantaisie est la seule pièce de Jehan Alain qui soit illustrée par un texte d'auteur, à savoir un quatrain de Omar Khayyam, extrait des
Rubaiyat. Cette œuvre avait déjà été remarquée par Oscar Wilde, qui y fait allusion dans Le portrait de Dorian Gray, en parlant comme d'« une
extraordinaire improvisation » Ce texte Les Rubayiat, très riche en images, engendre dans les esprits artistiques cette « extraordinaire improvisation », et
c'est sans doute bien ainsi qu'a dû naître la Première fantaisie sous les doigts de l'excellent improvisateur qu'est Jehan Alain. Dans une lettre à Bernard
Gavoty, le compositeur, parlant de ses pièces, souhaite « qu'on retrouvât en les jouant l'aisance souveraine de l'improvisation ».
De nombreuses nuances sont indiquées, destinées à l'usage de la pédale d'expression. On sait que l'orgue paternel disposait de deux pédales
d'expression, une pour le positif et une pour le récit. Jehan Alain indique souvent des nuances à faire d'un pied tandis que l'autre joue une partie au pédalier,
ce qui prouve son bon niveau d'exécution.
Jehan Alain, qui aime les sonorités fines, les fins discrètes, renonce au passage obligé sur le Tutti ; c'est le choix du rêve, de l'atmosphère feutrée qui
prédomine dans son œuvre.
Conclusion
Jehan Alain est un artiste aux dons multiples, une personne discrète, pourvue d'un esprit critique, d'un humour plein de finesse, débordant d'activités,
et formidablement curieux envers la vie.
Le refus de toute forme conventionnelle, l'attirance pour l'ostinato, la conception timbrique particulière, les lignes mélodiques aériennes, la souplesse
rythmique s'ajoutent à la diversité de langages inspirés d'époques et de lieux divers, et à la richesse harmonique pour évoquer et traduire l'univers onirique
du musicien.
Sa musique, par ses diverses facettes, reflète cette ouverture vers la découverte, vers l'inconnu, vers le rêve ; elle témoigne aussi de la liberté : liberté
formelle, notamment dans la forme à variations, liberté rythmique, harmonique, souci de transmettre cette liberté à son interprète, toute son œuvre respire
la liberté. Il semble d'ailleurs que liberté et curiosité soient intimement liées ; on les retrouve dans sa musique quand celle-ci évolue avec naturel dans une
sorte d'improvisation constante.
Jehan Alain aime la liberté et souhaite la conserver plutôt que de se joindre à Messiæn et ses amis du groupe Jeune France. Avant tout musicien
français, il proclame son indépendance en refusant de se mêler, de s'intégrer à quelque mouvement musical, et s'inscrit dès lors dans l'évolution de la
musique française.
III. LES LITANIES
Cette pièce, numéro JA119 dans un catalogue qui comporte 143 numéros, dédiée à Virginie Schildge-Bianchini, est créée par Jehan Alain à l'église de
la Trinité le 17 février 1938, et éditée en 1939 chez Alphonse Leduc.
Comme Marie-Claire Alain le précise :
« La phrase en exergue date probablement de la mort de notre soeur Marie-Odile (3 septembre 1937) dans un accident de montagne. Pourtant, je
suis sûre d'avoir entendu des fragments de Litanies avant cette date. Dans la pièce d'orgue inédite qui porte le titre Fantasmagorie (une sorte
d'improvisation comique et parfois grotesque, se terminant par le dessin d'une vache caricaturale dansant sur un pré), nous trouvons déjà l'élément
rythmique des mes. 19, 24 et 39. Ce rythme pourrait fort bien être un souvenir de voyage en chemin de fer, les accords de main gauche scandant les
chocs réguliers des roues sur le ballast. Sur ce manuscrit de la Fantasmagorie (1936) une note au crayon, écrite par l'auteur, précise : "Les
meilleurs fragments de cette pièce ont été utilisés dans la pièce d'orgue Supplications. Un manuscrit de Litanies porte la date "15 aôut 1937". »
Le titre Litanies ne vint donc que plus tard, probablement après la mise en forme de l'oeuvre, le compositeur se trouvant lui-même frappé par la
similarité de son ostinato avec les invocations, sans cesse répétées, d'une foule en prière.
Point n'est besoin d'analyser Litanies. Il suffit de se laisser entraîner par l'envoûtement rythmique qui découle de cette phrase obsédante,
inégalement découpée en 3 + 5 + 2 + 4 + 2 croches et qui s'enchaîne avec elle-même sans nous laisser reprendre haleine. J'ajouterai que les trois
manuscrits laissés par l'auteur portent des indications de registration, de changement de clavier et même de tempo différentes. On pourra ainsi
constater à quel point l'interprétation de l'oeuvre peut être flexible, à condition de savoir ménager l'accelerando progressif pour terminer dans un
sentiment de tension presque insoutenable. Cependant, une lettre inédite de l'auteur (1940) insiste sur la nécessité de respecter scrupuleusement la
mention Plus large, dans l'avant-dernière ligne, cette dernière respiration étant nécessaire pour mettre en valeur le stringendo final.
Si Litanies est l'oeuvre la plus fameuse de Jehan Alain, celle qui "porte" à la première audition sur tous les publics, c'est sans doute par ce côté
d'absolue sincérité, d'abandon naturel à une frénésie désespérée, parfois coupée de traits humoristiques (ex : mes. 19 : où le rythme est inspiré du
passage du train sur le ballast) ou nostalgiques (mes. 28 – l'un des manuscrits porte ,ici, la mention "tendrement").
J'évoquerai aussi cet indéniable penchant de Jehan pour une musique magique, envoûtante (il adorait Borodine et de Falla). La "magie" de
Litanies, il l'obtient par une économie de moyens très concentrée. La répétition doit être implacable. Il faut se garder d'accélérer dans la toute
première partie. Le thème du "train" (mes.19) est plus rapide que le thème principal qui, à l'exception des 2 mesures marquées Subito più lento e
intima (mes.28), doit toujours être repris dans le tempo de la 2ème ligne. L'accelerando n'intervient que lorsque le thème est exposé, en force, à la
Pédale, mais il doit être très important et le passage célèbre des accords de main gauche se déchaîne, par deux fois, dans un effet de tornade.
Ménager à nouveau une possibilité d'accélérer, en ne démarrant pas trop vite sur les accords plaqués, respirer sur le Più largo qui prend alors un
côté grandiose et désespéré, et accélérer une dernière fois dans une conclusion haletante. »
Marie-Claire Alain nous apprend dans un courrier qui était la dédicataire:
« Madame Bianchini était une mécène qui avait un petit orgue chez elle et organisait dans ses salons de l'Avenue du Président Wilson à Paris
des auditions d'œuvres de jeunes compositeurs alors peu connus : Alain, Messiæn, Daniel-Lesur, Jolivet, jouées chez elle en première audition, et la
critique était souvent présente. Madame Bianchini joua les Litanies dès 1937-1938, à partir d'un manuscrit. Jehan vint chez elle lui donner des
conseils. Elle partit ensuite pour les Etats-Unis où elle en donna la première audition. D'où la dédicace... »
L'œuvre est datée d'août 1937, période de l'année pendant laquelle toute la famille Alain réside à la montagne. Mais l'épigraphe témoigne d'une
douleur indicible, d'un événement traumatique qui a bouleversé toute la famille pendant ce séjour d'été en montagne : la mort de la sœur de Jehan Alain,
Marie-Odile. Il lui dédiera en 1938 la deuxième des Trois Danses pour orgue, Deuils, sous-titrée Danse funèbre pour honorer une mémoire héroïque.
Avec la même réticence que Bernard Gavoty à « disséquer ses œuvres », nous pouvons pourtant voir dans Litanies de nombreux aspects de ce qui
caractérise « l'atmosphère Alain ».
Une atmosphère religieuse
Si d'ordinaire, Jehan Alain est discret sur sa foi, dans Litanies, il se livre et montre toute sa ferveur.
Dans son catalogue, Jehan notera que Litanies, d'abord intitulé Supplications, reprend « les meilleurs fragments » d'une pièce d'orgue écrite en 1935,
Fantasmagorie. Ce thème lancinant a donc hanté le compositeur pendant des années, jusqu'à ce qu'il prenne place dans cette pièce. Le titre finalement
choisi évoque une prière à Dieu ou aux Saints répétée de façon lancinante
Jehan Alain fait précéder Litanies d’une épigraphe, annonçant ainsi l'esprit de cette pièce :
« Quand l'âme chrétienne ne trouve plus de mots nouveaux dans la détresse pour implorer la miséricorde de Dieu, elle répète sans cesse la même
invocation avec une foi véhémente. La raison a sa limite. Seule la foi poursuit son ascension. »
Les Litanies déploient un thème d'inspiration grégorienne, d'une souplesse rythmique et d'un langage modal savoureux (mode de ré sur mi bémol).
Dans Litanies, comme dans la Monodie, on croit entendre le soliste qui entonne l'incipit d'un chant ou d'un psaume, avant que l'ensemble des chanteurs
n'intervienne.
L'aspect le plus évident des Litanies est la référence au chant grégorien, mais ce à quoi le compositeur attache au moins autant d'importance est la
conception du temps, du rythme, souple et fluide, comme en deçà ou au-delà des contraintes terrestres. Les indications dont quelques expressions
spécifiquement vocales (quasi recitativo, lirico, declamato, recitativo), l'utilisation du trait horizontal pour allonger quelques notes participent à cette
conception.
Une musique « pleine de vie »
Cet homme capable de multiplier les activités, de « bricoler » à la hâte un tuyau d'orgue ou de griffonner sur un coin de table une idée musicale
jaillissante saura montrer ses talents dans cette pièce énergique, qui demande une endurance particulière pour l'interprète. Jehan Alain conseillait à son ami
Bernard Gavoty :
« Il faut, quand tu joueras ça, donner l'impression d'une conjuration ardente. La prière, ce n'est pas une plainte, c'est une bourrasque irrésistible
qui renverse tout sur son passage. C'est aussi une obsession : il faut en mettre plein les oreilles des hommes, et du Bon Dieu ! Si, à la fin, tu ne te
sens pas fourbu, c'est que tu n'auras ni compris ni joué comme je le veux. Tiens-toi à la limite de la vitesse et de la clarté. Tant pis pour les sixtes de
la main gauche, à la fin. Au vrai tempo, c'est injouable. Mais le rubato n'est pas fait pour les chiens, et il vaut franchement mieux « bousiller » un
peu que de prendre une allure qui défigurerait mes Litanies. »
Le discours alterne entre monodie et polyphonie : le thème grégorien à l’unisson ou à l'octave alterne avec de larges accords répétés de façon
énergique et ponctués par la pédale. La superposition des deux thèmes puis les imitations élargissent le discours vers le contrepoint, et l'harmonie s'enrichit
de superpositions ou d'enchaînements d'accords hardis.
Les registrations originales participent à la mise en relief de la pièce, permettant un jeu d'échos, et élaborant un long crescendo et permettent un jeu
sur les claviers.
Jehan Alain avoue : « Dans une improvisation, je n'aime pas le sentiment de progression – je veux dire de développement, d'extension – de l'idée
initiale. Je voudrais seulement une poussée, rien que des paroxysmes ».
Un élément qui participe à l'énergie qui se dégage de cette oeuvre est la mobilité rythmique et mélodique. On remarque une grande variété de
durées des motifs utilisés : le motif grégorien est décliné d'abord sur une durée de seize croches, puis en alternance sur quatorze et seize croches, puis sur
quinze croches quand il est présenté au pédalier. Cette profusion de présentations du même motif est bien un clin d'oeil malicieux de l'auteur, capable de
« répéter sans cesse » un discours qui s'avère toujours différent !
La référence de l'épigraphe à la répétition incessante est illustrée immédiatement par la musique. Le discours est plein de redites, de répétitions. D'une
part, les phrases musicales commencent toutes par une note ou un accord répétés, mais encore, les deux éléments thématiques (le thème d'inspiration
grégorienne, en deux parties, et le motif qui découle de la seconde partie du thème grégorien, en accords) sont presque toujours présentés deux fois de
suite. Ceci permet à l'interprète des jeux d'échos d'un clavier à un autre, mais assure surtout la répétition à tous les niveaux de discours.
L'observateur de la nature
Lui qui aime tant la montagne, les voyages, la nature, saura être un observateur attentif. C'est avec cet esprit curieux qu'il dessine, qu'il écrit des
poèmes ou qu'il observe la variété foisonnante de rythme dans les musiques exotiques.
Ainsi, les nombreuses variations rythmiques du thème dit « grégorien », Un des motifs, toujours présenté en accords, s'est peut-être inspiré d'un
voyage en chemin de fer. Les fréquents changements de tempi illustrent peut-être eux aussi les changements d'allure de la locomotive ; mais ils
témoignent avant tout du besoin de liberté de l'auteur :
Litanies
vivo
m. 1
lirico ma sempre vivo
m. 2
s u b i t o p i ù l e n t o e m.28
intimo
tempo du début
m.47
vivacissimo
tempo
vivacissimo
vivacissimo
m. 48
m. 49
m. 50
m. 51
un poco più largo
m. 52
poco accelerando
accelerando sempre
plus large
a Tempo
m. 55
m. 64
m. 69
m. 73
En conclusion, Litanies, par son côté obsessionnel, envoûtant, insistant, réussit à nous tenir en haleine d'un bout à l'autre. Dans cette pièce, il y a
urgence à « exprimer l'indicible ». On est loin ici des pages pleines de rêverie et de douceur de Climat ou de Jardin suspendu. Cette prière témoigne d'une
lutte intérieure, d'une agitation frénétique. La répétition agit alors comme un mantra. Réussira-t-elle à libérer l'esprit des tourmentes ?
BIBLIOGRAPHIE
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Alain, Marie-Claire, « Notes critiques sur l'œuvre d'orgue de Jehan Alain », Editions Leduc, 2003, révision de 2006.
Decourt, Aurélie, Jehan Alain : Biographie, correspondance, dessins, essais, Chambéry, Comp'Act, 2005.
Dufourcq, Norbert, La Musique Française, Paris, Editions Picard, 1970.
Faure, Dominique, « Danses de Jehan Alain », in Orgues méridionales, n° 31, Toulouse, 1° semestre 1988, pages 43 à 90.
Gaborit, Abel, « Flashes sur Jehan Alain », in Point d’orgue, n° 47, Luçon, juin 1983, pages 3 à 7.
Gavoty, Bernard, Jehan Alain, musicien français, Paris, Albin-Michel, 1945, réédition Les Introuvables, Editions d’aujourd’hui, 1985.
Gay, Dom Claude, « Jehan Alain, l’intégrale », in Jeunesse et Orgue, 42, décembre 1979, numéro spécial, pages 65 à 75.
Guillard, Georges, La musique d’orgue, Paris, Fayard, collection Les Indispensables, 1991.
Launay, Denise, « Jehan Alain : sa vie et son œuvre », in Grand Jeu, Rennes, avril 1981.
Schauerte, Helga, « Jehan Alain (1911-1940), L’homme et son œuvre », in L’Orgue, dossier spécial III, numéro spécial, 1985.
SITOGRAPHIE
Site de la famille Alain : HYPERLINK "javascript:ol('http://www.jehanalain.com/');"http : //www.jehanalain.com/
HYPERLINK "javascript:ol('http://www.jehanalain.com/');"
Site de l'Association Jehan Alain : HYPERLINK "javascript:ol('http://www.jehanalain.ch/');"http : //www.jehanalain.ch
HYPERLINK "javascript:ol('http://nikkojazz.free.fr/BAC/litanies/jehan_alain/Accueil.html');"
REMERCIEMENTS
Je tiens à remercier Marie-Claire Alain de ses précieuses corrections et de sa disponibilité. Je remercie également l'abbé Sarrazin et Marie-Louise
Girod-Parrot qui m'ont donné leur autorisation d'utiliser le compte-rendu de nos rencontres. Ces échanges précieux m'ont donné envie de transmettre mon
goût pour la musique de Jehan Alain.
ANNEXES
Afin de mieux connaître le compositeur, voici le compte-rendu de deux entretiens accordés en novembre 1993 et janvier 1994 par des personnes qui
ont connu Jehan Alain vers 1937, quelques années avant sa mort .
Annexe 1
L'abbé Sarrazin est un homme qui s'occupe de sa paroisse à Pesmes dans la Haute-Saône. Ancien élève de Jehan Alain, la musique a toujours pris
une grande place dans sa vie. Quelle merveille que de l'entendre illustrer ses phrases de passages d'œuvres dont on sent que s'il ne les a plus entièrement
dans les doigts, elles sont encore toutes fraîches dans sa mémoire! Voici les anecdotes qu'il veut partager.
J'ai connu Jehan Alain par le chanoine Tissot de la paroisse de Saint-Fergeux de Besançon, qui recevait la famille Alain, dans une maison qu'il avait à
Besançon. Il connaissait bien Albert, le père de Jehan, tous deux étant organistes et compositeurs. En 1937, j'étais séminariste et on m'a permis de faire des
études de musique. J'avais déjà étudié des bribes d'harmonie avec le chanoine Tissot. Le diocèse m'envoie donc au séminaire des Carmes à Paris en 1937 et
le père Tissot me conseille de voir Jehan Alain pour des leçons d'instrument et d'écriture.
J'avais déjà entendu Jehan Alain jouer quand il était venu à Besançon visiter le père Tissot. Il avait joué sur l'orgue du Sacré-Cœur, improvisant une
sortie fulgurante qui, pour moi, dépassait tout ce que j'avais entendu en musique. En arrivant à Paris, j'étais encore un peu rebelle à Debussy. Il faut se
remettre dans le contexte : à l'époque, les partitions de Debussy et Ravel étaient encore pour moi de la musique bizarre !
J'ai commencé chez Albert Alain, qui m'a donné mes premières leçons, car Jehan Alain se faisait opérer de l'appendicite. Puis, aussitôt que Jehan s'est
rétabli, on s'est rencontré pour des leçons d'orgue ; il me jouait aussi ses dernières compositions.
Je m'exerçais entre les leçons au séminaire de la chapelle des Carmes, où se trouvait un petit orgue Cavaillé-Coll de deux claviers bien agréable à
jouer. Je suis resté un an et un trimestre avec Jehan Alain. Je comptais faire deux ans mais on m'a appelé dans le diocèse pour enseigner l'arithmétique en
classe de sixième. J'ai pris quelques leçons d'accompagnement avec lui. Il prenait une mélodie grégorienne avec des notes lentes et me demandait de faire
un accord de trois sons sous chaque note en position serrée.
J'ai pris aussi quelques leçons d'improvisation, mais ce n'étaient qu'hésitations et balbutiements. Par contre, quand il jouait, Jehan Alain improvisait
des milliers de choses, puis il les notait sur son papier à musique, avec sa plume spéciale, et il s'arrêtait au milieu de la ligne s'il n'avait plus rien à écrire.
A l'instrument, je ne lui ai jamais donné satisfaction. Il ne m'a jamais dit que je jouais mal, mais j'avais l'impression de n'être pas doué pour l'orgue.
J'ai travaillé avec lui les deux Chorals dorien et phrygien (le troisième, le Choral cistercien, a été retrouvé plus tard). Je les ai joués plusieurs fois
mais je sentais bien que ça ne lui plaisait pas. J'avais du mal à rentrer dans cette mystique. J'avais envie d'esquiver les nombreux frottements alors qu'il
fallait les souligner.
Je me souviens avoir joué le Choral dorien sans pédale à l'harmonium des Carmes à la messe un dimanche. A la sortie quelqu'un m'a demandé quelle
était cette pièce que j'avais jouée. Au début ça commence avec un fa et puis la main droite joue si-mi-sol en accord. J'avais envie de fuir cette dissonance
alors qu'il fallait surtout la faire sentir. À propos du Choral phrygien, je me vois encore le jouer sur l'orgue des Carmes, lorsqu'un homme monte à la
tribune, complètement hors de lui et me dit : « Mais que jouez-vous ? Voilà la musique que j'attendais ! » Cette réflexion d'un inconnu m'a marqué.
Il m'avait fait étudier de Vierne les Pièces en style libre, et le Carillon, en me disant : « Vous n'allez pas le jouer comme il est écrit, vous allez faire le
carillon au pédalier et doubler les accords avec la main gauche. » Vierne l'avait écrit pour harmonium, mais à l'orgue, on peut faire comme ça. Et j'ai eu
beaucoup de succès lorsque j'ai joué ça, ce Carillon, il plaît à tout le monde !
Il aimait beaucoup les anciens et particulièrement Janequin. Il me disait : « Ça, c'est un génie ! ». Il m'a fait étudier la chanson de Janequin sur
laquelle il a fait ses Variations.
Pour les leçons d'écriture, il corrigeait mes devoirs d'harmonie et de contrepoint puis me donnait un autre devoir qu'il inventait. C'était fort intéressant.
Intelligent comme il était, il ne m'a pas fait faire tous les exercices de traité comme j'en avais fait avec le père Tissot, mais il m'inventait une basse et un
soprano. Le professeur d'harmonie et de contrepoint était très à cheval sur les règles. Mais en même temps, il laissait à son élève des libertés.
La leçon durait en principe une heure, je lui donnais trente francs. Mais il me gardait deux heures. Il me jouait souvent du piano, je ne lui en
demandais pas tant ! Souvent de mémoire en s'excusant de ne pas être sûr, pourtant il allait jusqu'au bout. Je me souviens qu'il me jouait du Debussy, pour
moi c'était une découverte. Il me jouait aussi ses œuvres sur l'orgue de son père, un orgue de trois ou quatre claviers, qui est actuellement en Suisse, à
Romainmôtier.
Parfois, après la leçon, il m'invitait à sa table, chez lui au Pecq, en compagnie de sa femme, Madeleine, et de la petite Lise, qui ne voulait pas venir à
table ! Par manque de place, son orgue était réparti entre les deux étages de la maison : au rez-de-chaussée, le moteur, au premier étage la console, une
grosse console de trois claviers avec pédalier, au deuxième étage, les tuyaux, qui ne formaient qu'un seul jeu du 16' au 2' par reprise, toujours pour ne pas
trop prendre de place. C'est lui qui l'avait monté. C'était un astucieux bricoleur ! Parfois, il disparaissait et recollait un bout de papier quelque part... Il
tenait ça de son père ! Et il disait : « Là dessus, je peux tout jouer ! »
A l'orgue, il était d'une habileté extraordinaire, c'était un animal de cirque ! Il n'y avait personne pour lui tirer les jeux, je ne sais pas comment il
faisait : ça changeait sans arrêt de registration, de jeux, et la musique était là ! Ça m'amusait de voir tout ce qu'il arrivait à faire avec ses deux bras et ses
deux jambes : quelle gymnastique !
Un jour, il m'a emmené en voiture à Maisons-Laffitte où il était organiste et il m'a joué ses Litanies sur son petit orgue à deux claviers. Moi qui, à mes
premières leçons, ne comprenais pas grand’chose à Debussy et encore moins à Ravel ! Il m'a joué ses Litanies et m'a demandé après quelle impression ça
me faisait. J'ai dit : « Une impression de vie ! » Il jouait dans un tempo à la limite de l'instrument, mais on entendait tous les staccati. A la fin, je ne sais pas
comment il faisait, cette « dégringolade » de la main droite n'est qu'une espèce de fond sonore mais ça va tellement vite qu'on n'a pas le temps de voir si
c'est juste ou faux. On entendait bien le staccato et les notes répétées, alors qu'habituellement, les interprètes des Litanies font de ce passage un brouillage
sonore !
Ce qui me frappait le plus, c'étaient les changements de clavier. A Maisons-Laffitte, il n'y avait que deux claviers, il fallait donc qu'il s'adapte à
l'instrument.
Je me souviens bien de la première leçon. On était aussi intimidé l'un que l'autre. Puis, au fur et à mesure qu'on s'est connu, on était moins gêné et il
me racontait des histoires humoristiques. Il était plein d'humour, ses dessins le montrent bien.
Jehan Alain m'a fait étudier de ses œuvres les plus simples. Je n'arrivais jamais à jouer comme il voulait, alors il n'insistait pas. Il était très discret, très
pudique, réservé ; il ne se livrait pas, mais il fallait fouiller pour le découvrir.
Quand je suis arrivé, Jehan Alain venait d'avoir son Prix des Amis de l'Orgue avec sa Suite pour Orgue. Mais il n'avait pas terminé ses études d'orgue
au Conservatoire, chez Marcel Dupré. Dupré, c'était un cerveau pour l'aspect mathématique de la fugue, le génie du contrepoint. Jehan admirait cette
science du contrepoint et de l'improvisation chez son maître. Il m'avait introduit à la tribune de Dupré, en me présentant comme son élève, et j'ai entendu
Dupré improviser un final fugué à cinq voix à Saint-Sulpice : c'était éblouissant. Les mains, les pieds, et on entendait les thèmes ! Il avait le génie des
lignes mélodiques.
J'allais souvent à Notre-Dame écouter à l'époque Léonce de Saint-Martin ou, à la Trinité, Messiæn, qu'il connaissait bien : ils étaient condisciples
(avec Jean Langlais) au Conservatoire. Un jour, à Saint-Eustache, j'ai entendu La Nativité que Messiæn avait jouée pour un petit groupe d'amis, dont je
faisais partie je ne sais plus comment ! Nous étions debout et nous crevions de froid. J'avais beaucoup apprécié, mais il faut dire que c'est la partie la plus
accessible de l'œuvre. Je ne sais pas quel rapport entretenaient Jehan Alain et Messiæn, mais je sais que ce dernier transcrivait les devoirs d'harmonie de
Jean Langlais, qui était aveugle.
Jehan Alain me parlait aussi de Paul Dukas. Mais, finalement, il ne me parlait pas beaucoup du Conservatoire. On le sentait un peu gêné de ne pas
avoir son Premier Prix d'Orgue ; il l'a eu plus tard, en 1939. Il devait être considéré comme quelqu'un de beaucoup trop fantaisiste, il ne pouvait pas se
fondre dans le moule du Conservatoire. C'est un peu comme Ravel qui avait écrit son Quatuor sans avoir eu le Premier Prix de Rome. Jehan Alain n'était
pas une bête à concours ; cependant, il fourmillait d'idées, de génie.
Après mon séjour d'études à Paris, j'ai été invité à inaugurer un orgue dans les Vosges. Comme je demandais conseil à Jehan Alain quant au
programme, il me dit : « Jouez donc les concerti de Hændel, c'est une musique qui plaît à tout le monde, et jouez donc aussi Sœur Monique de Couperin. »
Je dis à Jehan Alain qu'il n'y avait pas de nasard sur l'orgue, et il me dit tout naturellement de le faire moi-même en ajoutant la quinte. Finalement je l'ai
joué comme ça à l'inauguration et le facteur d'orgue est monté à la tribune après le concert et m'a demandé d'où venait le nasard !
Jehan Alain était titulaire à la synagogue parce que, les juifs n'ayant pas le droit de jouer de l'orgue pendant le Sabbat, ils font appel aux chrétiens.
Je n'ai pu assister ni à un concert - il ne m'aurait jamais annoncé un de ses concerts, il était trop modeste ! - ni à un office qu'il accompagnait. Je n'étais
pas entièrement disponible, j'étais séminariste. Mais lui, il fallait qu'il gagne sa vie, il n'était pas riche. Alors, il jouait à la synagogue, il jouait de temps en
temps du piano dans des salons chez des particuliers, où il avait un gros cachet. Il donnait des leçons, il gagnait sa vie comme il pouvait.
Je sais que Jehan Alain a écrit des pièces pour le piano puisqu'il m'en a fait jouer. Mais je n'apprécie pas beaucoup ses œuvres de piano. Je ne peux pas
rentrer dedans. Sa musique de piano me paraît difficile, sauf peut-être la Ballade des pendus qu'il m'a fait jouer. Par contre, sa musique d'orgue me
transporte, et le timbre qui arrive soudain de l'orgue...
Cet homme m'a fait approcher la musique. Il était attiré par la musique orientale, la musique arabe. D'ailleurs, il avait fait un séjour au Maroc, et il
avait noté sur ses calepins des thèmes entendus là-bas. Et il me disait en effet que si la musique voulait se renouveler, il fallait qu'elle fasse appel aux
musiques exotiques. C'est ce qu'a voulu faire Messiæn.
Il m'a permis de connaître et aimer la musique russe (sauf Tchaïkowsky, qui est beaucoup trop occidental). Il m'a fait aimer Mozart et ne plus aimer
Beethoven. Il était fou de Mozart; je l'ai découvert avec lui grâce à la seule sonate de lui que j'ai étudiée avec lui, celle en FA Majeur. Il m'en avait fait
l'analyse : « Regardez, on croirait qu'il va faire ceci, mais pas du tout, il fait autre chose ». Mozart, pour lui, c'était la surprise mesure après mesure : des
modulations inattendues, des pirouettes... Par contre, il me disait : « Beethoven, il vous prend par le revers de la veste et vous impose ce qu'il veut. La
musique russe vous laisse beaucoup plus libre de rêver ».
Avec Jehan Alain, il fallait jouer en mesure. Le cadre rythmique, c'était fondamental. Mais il me faisait découvrir dans les œuvres de Bach les
passages où le rythme domine et ceux où c'est la mélodie. J'étais très sensible à ça. Et il me disait : « Vous verrez que le rythme prendra de plus en plus de
place dans la musique ». Il avait vu juste !
Avec lui, poésie et rigueur cohabitaient. La rigueur était présente avec, de temps en temps, une petite attention pour une note, comme les épisèmes
grégoriens.
Son but, c'était d'arriver à ce que de moi-même je trouve ce qu'il fallait faire. Et c'est ça le secret. Si l'on impose, ce n'est plus de la musique, ce n'est
plus spontané mais mécanique !
Annexe 2
Voici maintenant le compte-rendu d'un entretien avec Marie-Louise Girod-Parrot, organiste titulaire à l'Oratoire du Louvre à Paris, élève de Marcel
Dupré dès 1937, qui a passé deux ans dans la même classe que Jehan Alain.
C'était le seul élève que Marcel Dupré tutoyait et appelait par son prénom. Dupré appelait les filles par leur prénom et les garçons par leur nom. Mais
pas Jehan parce qu'il l'avait connu enfant, étant ami de son père Albert. Il est mort en 1940, j'entends encore Marcel Dupré nous le dire dans la classe :
« Jehan est mort ». Cette phrase a été pour nous un événement d'une infinie tristesse.
Jehan était un élève très particulier. Il arrivait au Conservatoire habillé comme il n'était pas courant à cette époque, mais comme maintenant c'est
classique : un blouson de cuir, ce qui n'était pas encore répandu, et sa moto. Il arrivait en sportif. Il avait un regard pétillant, brun, très pointu et puis les
yeux et les sourcils en l'air, il avait l'air d'un étonnement perpétuel. C'était l'attention constante de ce qui se passait autour de lui, l'envie de savoir, de
découvrir, mais sans indiscrétion aucune.
Nous avions une amitié très profonde, Pierre Segond, lui et moi. Jehan était catholique fervent, Pierre Ségond et moi étions les deux protestants de la
classe. Nous avions parlé plusieurs fois et tout de suite il était allé au fond des choses, sans insister mais avec beaucoup de discrétion et de profondeur.
Nous avions trois classes par semaine mais il ne venait jamais aux trois. C'est pour cela qu'il a mis cinq ans pour avoir son Prix. Il était déjà marié,
avait deux enfants et bientôt un troisième. Etre étudiant pendant ce temps, cela représentait quelques difficultés. Il devait faire des cachets, des services,
enseigner. Alors, il ne venait pas souvent. Il n’était jamais un élève assis sur son tabouret sans rien faire en écoutant ce qui se passait. Lui, pendant la
classe, avec sa jolie écriture, copiait ou inventait toujours de la musique.
Le lundi, nous avions un cours d’improvisation et de fugue d’école, qu’il n’aimait pas beaucoup. Le mercredi, c’était le cours de thème libre et de
plain-chant, et le vendredi, le cours d’exécution. Ce jour-là, on jouait une œuvre écrite que Marcel Dupré exigeait toujours par cœur et renouvelée chaque
semaine (par exemple un grand prélude et fugue). C’était notre répertoire et il nous disait toujours : « C’est maintenant qu’il faut jouer ». Comme Jehan
n’allait jamais aux trois cours, Marcel Dupré était obligé d’aller régulièrement à l’administration pour essayer de le récupérer car après trois absences non
justifiées, on était renvoyé du Conservatoire. Il s’arrangeait astucieusement pour jouer deux ou trois morceaux dans l'année, enfin j'exagère...(rires).
J'ai assisté à l'échec de Jehan Alain lors de son concours en 1937 ou 1938. C'était trop bête, il était fatigué, il avait une appendicite sur les bords. On le
voyait arriver, il se mettait à l'orgue, il improvisait comme un dieu, et puis il finissait dans un autre ton. Alors, le jury ne pardonne pas !
La dernière année, il s'est mis à travailler. Les derniers mois, je l'entends encore jouer sa pièce de concours, le final du Concerto en LA de Vivaldi
transcrit par Bach. Il était prêt, il avait fait venir Madeleine, sa femme, écouter le concours. On avait l'impression qu'au bout de cinq ans, il allait l'avoir,
son prix ! Et il l'a eu !
Comme camarade, il était absolument charmant et attachant au possible, parce qu'il était plein d'esprit, d'humour, de discrétion aussi, pas du tout
bavard, ni racontant des choses sans importance. Il était plein de talent, de son génie, de sa pensée. Il nous faisait des dessins sur les tableaux, sur les murs.
Et son point fort, c'était l'improvisation ; là, c'était un cadeau. On disait toujours à Marcel Dupré de le laisser passer en dernier parce qu'on ne pouvait pas
jouer après lui ! Jehan Alain improvisant, c'était merveilleux !
Et quand Marcel Dupré était parti, il enjambait le banc, se mettait à l'orgue et nous disait : « Que pensez-vous de ça ? » Alors nous avions beaucoup
de chance, c'est comme ça que j'ai entendu pour la première fois les Litanies quand il venait de les écrire. Quand il a posé ses mains devant l'orgue et qu'il
les a jouées, je revois encore ses mains musclées, nerveuses, élastiques, jouant les Litanies. En général, il arrivait toujours avec des nouveautés, il avait un
besoin énorme d'écrire, et il écrivait vite et bien. Les Litanies m'ont frappé spécialement par leur rythme et leur style, mais il nous jouait souvent de ses
pièces.
Après, on restait un petit moment ensemble, si l'on avait le temps, au café du coin, on discutait musique et autres choses. C'était un homme riche de sa
pensée, de sa culture. On sentait une grande intelligence en lui. C'était un camarade comme on aimerait en avoir un.
De notre temps, il y avait aussi celui qui est devenu Clarendon, le grand critique du Figaro, c'est-à-dire Bernard Gavoty, un étudiant extrêmement
brillant au point de vue de l'exécution. C'était un ingénieur agronome qui avait fait le double cheminement et était à la classe d'orgue avec nous. Et il y
avait Denise Launay, qui s'est spécialisée en musicologie à la Bibliothèque Nationale de la Musique .
Jehan Alain était organiste à Maisons-Laffitte. Etant étudiant, il avait un orgue sur lequel il pouvait travailler et où il avait un poste d'organiste. Il
venait me chercher en voiture (avec l'autorisation de mes parents !), il allait prendre Pierre Segond, qui habitait dans un foyer d'étudiants, rue de Vaugirard.
Nous montions à trois dans sa voiture à deux places, vers neuf ou dix heures du soir. Evidemment, j'avais la place à droite, à côté de lui, et le pauvre Pierre
Segond entrait dans la malle. On laissait le couvercle ouvert et il voyageait accroupi.
Nous entrions dans l'église, il faisait noir, on voyait la lumière du Saint-Sacrement, et Jehan se mettait à l'orgue, il jouait, nous jouions, et nous
écoutions. Une église dans la nuit, c'est terriblement silencieux !... Et le silence est différent parce qu'il est plus profond. Entendre un orgue qui joue dans
ce silence-là, c'est absolument étonnant.
Alors, Jehan me ramenait vers une heure du matin chez mes parents, puis il ramenait sans doute Pierre Segond à son foyer et il rentrait. Voilà ce que
nous avons fait plusieurs fois avec lui. Il était comme ça, cherchant toujours à s'enrichir et à enrichir les autres sans le savoir. C'était quelque chose
d'étrange.
J'ai retrouvé il y a peu de temps trois œuvres de lui éditées de son vivant : le Jardin suspendu, les Variations sur un thème de Clément Janequin, et les
Litanies. Il m'a fait une dédicace :
« Vous qui avez connu le petit cimetière d'Argentière »,
et il ajoute :
« Dans la même semaine où j'ai écrit les Danses ».
Quand je les lui ai communiquées, Marie-Claire Alain m'a dit que ça lui rendait service parce qu'il y avait une date.
Je passais mes vacances à Argentière et la famille Alain était dans un village près de chez nous. On a appris un jour qu'une jeune fille de SaintGermain s'était tuée, on a su que c'était Marie-Odile, elle avait fait une chute de cinq cents mètres en montagne. Elle faisait avec son père et son frère
Olivier l'ascension de la Dent du Géant. Il y a une plate-forme au dessous, et Albert Alain avait décidé d'attendre ses enfants à cet endroit. En descendant,
Olivier a glissé, mais comme il était encordé, il est resté accroché en balance. Marie-Odile, qui n'était, elle, pas encordée, s'est précipitée pour aller à son
secours, pensant être attachée, et elle est tombée. Ce fut terrible. Quelques jours plus tard eut lieu son enterrement dans le petit cimetière. J'y étais allée et
Jehan était arrivé de Paris dans la nuit pour assister à l'enterrement de sa sœur. J'avais été présente à ce moment-là, il y avait cela entre nous.
Quand je suis arrivée à la Classe, toute nouvelle étudiante, il a voulu sans doute que je ne fasse pas de faute musicale vis-à-vis du maître, il m'a dit
simplement : « Ne jouez jamais de Vierne ». Ce n'était pas le style de Dupré, c'est pourquoi je n'ai jamais joué de Vierne au Conservatoire. On avait
compris qu'ils n'étaient pas amis du tout à cette époque... Il ne fallait pas jouer non plus de Tournemire. Jehan m'avait mise en garde très gentiment.
On découvre les goûts de Jehan Alain parce qu'on sent qu'il était attiré par le style des musiques d'Orient. Il avait envie d'employer ce langage
musical.
Un jour, à la classe, il m'a dit : « Je suis organiste dans une synagogue ». Un organiste juif n'a pas le droit de travailler le jour du Sabbat, on prend
donc des organistes athées ou d'une autre religion. Jehan Alain, pour vivre plus décemment, assurait les offices à la synagogue de Notre-Dame de Nazareth.
Il m'a dit qu'il ne pouvait pas continuer et m'a expliqué les services dans la semaine, les mariages le dimanche. Alors, j'étais une huguenote farouche,
comme je le suis toujours ! Alors j'ai dit à Jehan que je regrettais et ne pouvais accepter.
À la Libération, on demandait souvent des élèves du Conservatoire pour dépanner une église. J'avais fait comme ça quelques offices, et on m'a
demandé, le premier jour où les israélites commençaient à sortir des caves, de venir jouer pour l'office de Notre-Dame de Nazareth. Je suis donc allée jouer
dans cette fameuse synagogue que Jehan m'avait proposée des années avant, j'y suis même restée, j'ai passé aussi ma vie là-bas !
Et je retrouve des annotations manuscrites de lui, je vois sa belle écriture dans les dossiers. Cette belle écriture, ses poèmes, ses dessins... Il nous
faisait des dessins absolument invraisemblables. Un jour, à la fin de la classe, une fois Dupré parti, on se sentait un peu comme des enfants, et Jehan, qui
était un sportif (montagne, moto) a mis nos fameux tabourets en équilibre les uns sur les autres. Il nous en a fait un immense échafaudage et il est monté
presque au plafond, au sommet de la plate-forme. Après, il est redescendu, échelon par échelon, en jetant les tabourets.
Une autre fois, il nous a dessiné « Thème libre ». Ça a malheureusement été effacé. « Thème libre », c'était un organiste qui enfonçait des touches qui
se creusaient sous ses doigts, et cela dans une improvisation effrénée, déchaînée. Dupré est arrivé, trop tôt, il a retourné le tableau et a dit : « Au travail,
maintenant ! ». Jehan faisait des dessins sur les murs, dans le couloir, à côté du confessionnal. Quand Dupré avait quelque chose à nous dire , il le faisait
ici, à l'écart des autres, ce qui était gentil et plein de tact. Je me suis trouvée un jour devant un dessin de Jehan qui représentait un personnage monstrueux...
Il décorait tout avec une simplicité et un trait de crayon extraordinaires.
La musique de Jehan Alain est étonnante car toujours à la mode. On peut dire qu'elle s'est arrêtée à cette époque-là, puisqu'il est mort en 1940. Quand
on pense que depuis cinquante ans que cette musique est jouée, elle n'a pas pris une ride, à mon avis elle n'en prendra jamais ! Jehan Alain n'utilise pas de
formules toutes faites, il n'emploie pas les idées des autres. Sa musique est peut-être la plus belle, je ne parle pas de la musique contemporaine, mais de la
musique moderne de ces temps-là. Je n'ose pas le comparer, mais je pourrais peut-être le comparer à d'autres qui ont écrit beaucoup de musique et qui sont
morts vieux, qui ont eu plusieurs périodes dans leur vie de musicien, et qui sont peut-être un peu systématiques ! On ne dit pas de nom parce qu'on les aime
! Mais qu'aurait fait Jehan Alain pendant ce temps ? Aurait-il changé, eu d'autres périodes lui aussi ? Sans doute.
Marie-Claire Alain, Préface du disque Pièces d'orgues de Jehan Alain, Erato LDE 3239, 1974.
Voir annexe 1
Voir annexe 2
Georges Guillard, La musique d'orgue, Paris, Fayard, 1991, p.11.
Bernard Gavoty, Jehan Alain, musicien français, Paris, Albin-Michel, 1945 (réédition : Les introuvables, Editions d'aujourd'hui, 1985), p.88.
Voir annexe 2
Voir annexe 1
Marie-Claire Alain, « L'œuvre d'orgue de Jehan Alain, conseils pour l'exécution » , in L'Organo, VI 1968, p.197.
Martin, Kaltenecker, « L’exotisme dans la musique française depuis Debussy », in Vingtième siècle, Images de la musique française, Paris, 1986.
Bernard Gavoty, op. cit. , p. 90.
Marie-Claire Alain, op. cit., p. 194 : « Jehan Alain voulait, pour cette œuvre, une registration très hurlante, dans l’esprit de l’orgue médiéval. Il déclarait
: "les mixtures devront dominer dans la première moitié de la pièce". »
Denise Launay, « Jehan Alain : sa vie et son œuvre », in Grand Jeu, Rennes, avril 1981, p. 8.
Martin Kaltenecker, « L'exotisme dans la musique française depuis Debussy », in Vingtième siècle, Images de la musique française, Paris, 1986, p. 13 :
« (...) pour Debussy par exemple, le recours à l'exotisme s'inscrit
dans la revendication d'une liberté nouvelle : s'il y a pillage et exploitation, il y a aussi
par le biais d'une polémique plus ou moins explicite contre l'académisme tonal, un hommage rendu. »
Cité par Bernard Gavoty, op. cit., p. 84.
Ibid., p. 124 et 191.
Ibid., p. 71-72.
Marie-Claire Alain, op. cit., p. 183-184 : « Cet orgue avait la particularité de posséder un pédalier divisé, l’octave grave donnant toujours les jeux de
16 et 8 pieds, tandis que la partie aigüe pouvait être jouée sur un jeu de solo de 4 pieds : Flûte ou Cornet. Ceci explique certaines indications de
registrations incompréhensibles dans le Lamento et l’Intermezzo. »
Préface de Marie-Claire Alain, in L'œuvre d'orgue de Jehan Alain, Paris, Leduc, 1971.
Marie-Claire Alain, op. cit., p. 184.
Préface de Olivier Alain et Jeanne Raphaële, Tome I des Pièces pour piano de Jehan Alain, Paris, Editions Leduc, 1943.
Marie-Claire Alain, « L'œuvre d'orgue de Jehan Alain, conseils pour l'exécution », in L'Organo, VI 1968 , p. 208-209.
Marie-Claire Alain, citée par Dom Claude Gay, « Jehan Alain, l'intégrale », in Jeunesse et Orgue, n°42, déc. 1979, numéro spécial, p. 68.
Préface de Marie-Claire Alain, L'œuvre pour orgue de Jehan Alain, Paris, édition Leduc, 1971 :
« Pour les indications de mouvement, j'ai essayé de reconstituer la "tradition Alain"
perpétuée par les nombreux amis et organistes qui ont
connu Jehan ou l'ont entendu jouer. J'ai, le plus souvent possible, laissé "entre parenthèses" mes indications personnelles. Si j'ai indiqué des mouvements
métronomiques (Jehan Alain n'en avait mentionné aucun), ceux-ci sont presque tous accompagnés du mot "environ" et n'ont aucun caractère impératif. »
Marie-Claire Alain, « L'œuvre d'orgue de Jehan Alain, conseils pour l'exécution », in L'Organo, VI 1968, p. 208.
Norbert Dufourcq, La musique Française, Paris, Editions Picard, 1970, p. 396.
Bernard Gavoty, op.cit., p. 79.
Claude Debussy, Monsieur Croche, Galimard, Paris, 1987, p. 293.
Ibid., p. 26.
Bernard Gavoty, op. cit., p. 65 et 93-94.
Ibid., p. 190.
Ibid., p. 76.
L’œuvre d’orgue de Jehan Alain, Paris, Editions Leduc, 1971, tome III.
Id.
Id.
Cité par Bernard Gavoty, Préface de L'œuvre d'orgue de Jehan Alain, Paris, Leduc, 1959.
Marie-Claire Alain, Préface du disque Pièces d'orgues de Jehan Alain, Erato LDE 3239, 1974.
Voir annexe 1
Bernard Gavoty, op. cit., p. 82.
Voir annexe 1
Bernard Gavoty, op. cit., p. 191.
Travail de Valérie BOSSU-RAGIS Page PAGE 1
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