John Adams et le traité de Paris de 1783 Jean-Paul

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John Adams et le traité de Paris de 1783
Jean-Paul Goffinon
I. D’un traité de Paris à l’autre (1763-1783): la vision de John Adams
Ce que nous appelons la guerre de Sept Ans est, pour les Américains, une guerre de neuf
ans (1754-1763) dont la phase américaine porte le nom de French and Indian War. Les
hostilités entre la France et l’Angleterre pour la possession de l’Amérique du Nord
commencèrent au printemps 1754. Dans une lettre du 12 octobre 1755, John Adams, alors
âgé de dix-neuf ans, à partir d’une réflexion sur l’ascension et la chute de la puissance
romaine, prédit un sort comparable pour l’empire britannique, dont le siège principal serait
probablement transféré en Amérique « car si nous pouvons écarter les turbulents Français
(Gallic), notre peuple, selon les estimations les plus exactes, deviendra en un autre siècle
plus nombreux que l’Angleterre elle-même. Si c’est le cas, puisque nous avons, je me permets
de le dire, toutes les réserves navales de la nation entre nos mains, il sera aisé d’obtenir la
maîtrise des mers; et alors les forces unies de toute l’Europe ne seront pas capables de nous
soumettre ».
Quelques autres Américains avaient la même vision, en particulier Franklin. Débarrassées
d’un puissant ennemi, les colonies n’auraient plus besoin de la protection militaire de la
métropole et penseraient à leur glorieuse destinée, sans qu’il ne soit encore question
d’indépendance. Celle-ci sera provoquée par les maladresses et la rudesse de la politique de
Londres (où l’on avait conscience des prétentions coloniales: Marienstras). Dès lors, le traité
de Paris de 1783 paraît la suite de celui de 1763 qui consacrait la disparition de la France du
continent nord-américain. Paradoxalement, ce traité, qui faisait de l’Angleterre le premier
empire colonial, précipiterait son déclin au profit de l’Amérique, conformément à la prédiction
du jeune homme.
Devenu vieux, celui-ci reviendra plusieurs fois sur le sujet, insistant sur le fait qu’il ne faut
pas confondre guerre d’indépendance et Révolution américaine: celle-ci avait eu lieu dans les
mentalités à partir de 1760. Cette année est celle des victoires anglaises décisives, avec la
prise de Montréal.
II. John Adams et le traité de Paris de 1783
1. Le représentant d’une superpuissance virtuelle: ce qui précède permet sans doute de
mieux comprendre les rapports exécrables que John Adams entretiendra avec Vergennes. Le
ministre français représente un Etat autrement puissant que les colonies rebelles mais Adams
est convaincu que celles-ci deviendront la plus grande puissance du monde et de l’Histoire.
Exemple de la fondation d’une Académie américaine parce que l’anglais va devenir la langue
universelle. Alors que les négociateurs américains avaient reçu du Congrès l’ordre de ne rien
faire sans consulter leur puissant allié, ils passent outre à ces instructions infâmes et
obtiennent seuls un excellent traité préliminaire le 30 novembre 1782. Ils tiendront à signer
séparément le traité définitif du 3 septembre 1783, sans la France ni l’Espagne.
2. Le théoricien et l’acteur des passions: John Adams insiste sans cesse sur le fait que sa
science politique est une science de l’homme et que l’homme est dominé par ses passions. La
science politique est donc la science des passions, qui permet l’action politique et la
compréhension de l’Histoire. Les passions peuvent être ramenées à une matrice qu’il appelle
la passion de la distinction (de se distinguer), dont les modalités sont l’émulation, l’ambition, la
jalousie, l’envie, la vanité et le désir de reconnaissance et d’immortalité qui anime ceux dont la
devise est spectemur agendo (formule admirée par Hannah Arendt). Une réflexion sur les
passions est normale pour un anglo-saxon des Lumières. Ce qu’il y a de particulier chez lui,
c’est que son action politique mais aussi l’élaboration même de sa théorie anthropologicopolitique sont destinées à lui gagner cette reconnaissance immortelle: les grands dirigeants
comme lui sont eux-mêmes mus par les passions plus que par la raison. Adams est en effet
un homme dévoré par les passions sur lesquelles il réfléchit. Cela aide à comprendre
plusieurs choses, à commencer par son peu de considération pour Vergennes, qui, à ses
yeux, favorise l’Espagne dans l’espoir d’être fait Grand d’Espagne.
3. Une envie maladive à l’égard de Franklin. Selon Adams, Franklin est un vieux débauché
qui n’accomplit pas sa tâche parce qu’il ne s’est que trop bien acclimaté à un milieu frivole et
corrompu (ce qui ne l’empêche pas d’apprécier les mots d’esprit: Adams note que, Franklin se
plaignant que sa favorite le quitte pour épouser le comte de Clermont-Tonnerre, une petite
marquise lui rétorque que ses paratonnerres n’ont donc servi à rien). Quel que soit le bienfondé des critiques d’Adams, il est clair que Franklin, beaucoup plus connu que lui, le privant
de la forme la plus haute de la passion de la distinction, il éprouve à son égard la forme la plus
basse: l’envie, qui le ronge jusqu’à la perte de connaissance (Shaw). Il s’agit en plus d’une
envie recuite car c’est dès 1778 qu’Adams, se trouvant à Paris avec Franklin, se sent
complètement éclipsé, notamment lors d’une séance à l’Académie des sciences où il assiste
aux embrassades de Sophocle et Solon (entendez Voltaire et Franklin). Franklin, conscient de
cela, écrira que John Adams, quels que soient ses mérites, lui a paru quelquefois completely
out of his minds. L’ambiance au sein de la délégation américaine est donc exécrable.
4. Un maniaque de la trinité: le jeu des passions se joue à trois, selon le schéma suivant: A
étant l’objet du désir de B déclenche le désir de C. C’est ainsi que l’imitation devient émulation
puis rivalité. Mais le remède est aussi « trinitaire »: la constitution mixte des Anciens, devenue
le King, Lords, Commons des Anglais puis les checks and balances américains permet un
équilibre alors qu’un affrontement bipolaire conduit à la guerre civile.
Jean-Paul Goffinon - John Adams et le traité de Paris de 1783 - Juillet / Août 2001
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5. Mêmes fondements à la politique intérieure et à la diplomatie: les passions et le schéma
tripartite sont les mêmes entre individus, entre classes, entre nations. En 1791, dans ses
Discours sur Davila, où il exprime complètement sa théorie des passions, John Adams écrit
que l’alliance française n’est qu’un exemple d’une loi immuable: la France n’avait tout
simplement pas le choix, elle était forcée d’aider les insurgés américains pour faire pièce à
l’empire britannique. C’est une des raisons pour lesquelles, au Congrès continental, il fut un
des premiers à plaider pour l’indépendance pure et simple.
6. Panégyristes et révisionnistes: alors que les historiens américains (Morris) se montraient
(et se montrent encore: Ferling) enthousiastes à l’égard des négociateurs du traité de Paris,
des travaux révisionnistes ont été publiés récemment (Hoffman & Albert). Ainsi, Dull
considère que la délégation américaine a surtout profité d’un jeu de puissances européennes
qui lui était favorable. Adams ne dit rien d’autre. Hutson a le mérite de critiquer Adams dans
son propre cadre conceptuel: unité de la politique intérieure et de la diplomatie, toutes deux
fondées sur l’équilibre des pouvoirs, rôle des passions dans le comportement des diplomates
(John Adams médiocre diplomate en raison de ses passions, notamment la jalousie).
III. Bilan de la diplomatie de John Adams au-delà du traité de Paris
A l’exception d’un bref retour au Massachusetts en 1779, lors duquel il rédige la
Constitution de cet Etat et fonde l’Académie américaine des Arts et des Sciences, la vie de
John Adams, de 1778 à 1788, a été entièrement consacrée à l’action diplomatique en Europe
(France, Pays-Bas, Angleterre). Sa présidence sera dévorée par la politique extérieure
(guerre larvée avec la France).
Fidèle à sa vision de jeunesse, Adams a cherché à fonder une république impériale mais
isolationniste (particulièrement à l’égard de l’Europe), apte à défendre ses intérêts partout
dans le monde grâce à une puissante force navale mais dépourvue d’une grande armée de
terre. Ce sont des idées qui marqueront, pour le meilleur ou pour le pire, la diplomatie
américaine jusqu’au XXe siècle. C’est une diplomatie exempte de deux caractéristiques de la
grande politique américaine récente:
- l’absence de sens du tragique: John Adams a au contraire une conception tragique des
relations entre les hommes et les nations, conception fondée particulièrement sur la lecture de
Thucydide et de Shakespeare
-
l’aspect missionnaire, sincère ou feint: la diplomatie de John Adams est une Realpolitik
allant jusqu’au cynisme (exemple: les traités avec les Etats barbaresques); sa vision
pessimiste de l’homme, aggravée par le dérapage de la Révolution française, l’ont
rapidement convaincu que la Révolution américaine était inexportable.
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Ouvrages ayant servi à cette communication
John ADAMS:
- John Adams, President of The U.S. Works, ed. by C.F. Adams, Boston, 1850-56. Dix volumes. Réimpression : Freeport, New York, Books for Libraries Press, 1969
- Diary and Autobiography of John Adams, L. H. Butterfield, ed., 4 volumes, Cambridge,
Mass., The Belknap Press of Harvard University Press, 1961
- General Correspondence and Other Papers of the Adams Statesmen - Papers of John
Adams, Robert J. Taylor, et al., ed., 6 vol., id., 1977, 1979, 1983, puis Gregg L. Lint, et al., ed.,
4 vol., id., 1989, 1996.
Jonathan R. DULL: A Diplomatic History of the American Revolution (Yale University Press,
1985)
John FERLING:
- John Adams, a Life (The University of Tennessee Press, Knoxville, 1992)
- John Adams, Diplomat, William and Mary Quarterly, 3rd Series, vol. LI (1994), pp. 227-252
Jean-Paul GOFFINON : Aux origines de la Révolution américaine : John Adams - La
passion de la distinction (Editions de l’Université de Bruxelles, 1996)
Ronald HOFFMAN & Peter J. ALBERT, ed.: Peace and the Peacemakers - The Treaty of
1783 (The University Press of Virginia, 1986)
James H. HUTSON: John Adams and the Diplomacy of the American Revolution (The
University Press of Kentucky, 1980)
Elise MARIENSTRAS: Nous, le peuple (Gallimard, 1988)
Richard B. MORRIS : The Peacemakers - The Great Powers and American Independence
(New York, Harper & Row, 1965)
Peter SHAW : The Character of John Adams (University of North Carolina Press, 1976)
William C. STINCHCOMBE: The American Revolution and the French Alliance (Syracuse
University Press, 1969).
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