1944
ACTES DÉSESPÉRÉS
Un détenu d’Auschwitz est étendu près de la clôture
de barbelés électrifiée qui a mis fin à sa vie.
APRÈS des travaux de recherche considérables, l’historienne
Danuta Czech, spécialiste de la Shoah compila une Chronique d’Ausch-
witz 1939-1945. Son livre, de 855 pages, décrit en détail l’anéantissement
de plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants – dont 90%
étaient juifs – assassinés dans ce camp de la mort.
Au 24 mai 1944, D. Czech mentionne 2 000 prisonniers juifs de Hon-
grie déportés à Auschwitz. Ils reçurent les numéros d’identification allant
de A-5729 à A-7728. L’un de ces numéros – A-7713 – fut tatoué sur le
bras gauche d’un adolescent juif de Sighet, une bourgade roumaine de
26 000 habitants passée sous contrôle hongrois en 1940. Ce garçon, Élie
Wiesel, survécut à Auschwitz, devint un écrivain célèbre et reçut le prix
Nobel de la paix en 1986. « À Auschwitz, a dit Wiesel, c’était non seule-
ment l’homme qui mourait, mais également l’idée de l’homme… C’était
son propre cœur que le monde incinérait à Auschwitz. »
Wiesel est l’auteur de La nuit, l’un des deux livres les plus lus sur la Shoah.
Évoquant les mois terrifiants qu’il passa à Auschwitz en 1944, cet ouvrage bio-
graphique montre que Wiesel, son père, sa mère et sa petite sœur Tzipora
furent déportés de Sighet un dimanche. Leur train était l’un des quatre qui
envoyèrent les Juifs de Sighet à Auschwitz du 16 au 22 mai. Les convois de
Sighet faisaient partie d’une déportation en masse des Juifs de Hongrie dont
l’importante population juive – 725 000 âmes, en 1941, avait été épargnée par
les pires aspects de la Shoah.
La situation changea du tout au tout le 19 mars, lorsque les forces alle-
mandes occupèrent la Hongrie pour empêcher leurs collaborateurs hési-
tants de négocier un armistice avec les Alliés. Plus de 60 000 Juifs vivant
en Hongrie avaient été massacrés avant l’occupation allemande.
Adolf Eichmann supervisa l’attaque. En quelques semaines, le temps
jouant au détriment des nazis, car leur situation militaire se dégradait sur le
front oriental, tous les Juifs de Hongrie, à l’exception de ceux qui habitaient à
Budapest, furent enfermés dans des ghettos. Leur biens furent expropriés et
les déportations commencèrent. Du 15 mai au 9 juillet, plus de 140 trains
transportèrent 437 000 Juifs de Hongrie à Auschwitz. L’immense majorité, y
compris la mère et la petite sœur de Wiesel, furent gazés.
Loin d’Auschwitz, le 25 mai, le lendemain du jour où Wiesel reçut son
numéro tatoué dans le camp, une autre adolescente juive, Anne Frank,
tenait son journal. Cette jeune auteur ne rencontra jamais Wiesel, mais
elle pensait à des gens comme lui et comme sa famille lorsqu’elle fit
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remarquer que « le monde est sens dessus dessous. Des gens convenables
sont envoyés dans les camps de concentration, dans les prisons, ou encore
tremblent dans des cellules solitaires, tandis que la lie gouverne jeunes et
vieux, riches et pauvres. » Les propos d’Anne Frank allaient bientôt s’ap-
pliquer à elle et à sa famille. Mais, tandis qu’Élie Wiesel et les Juifs de
Sighet atteignaient Auschwitz et l’odeur de chair brûlée, Anne Frank dor-
mait dans sa cachette à Amsterdam, au 263 Prinsengracht.
Née le 12 juillet 1929, environ neuf mois après Wiesel, Anne Frank,
accompagnée de sa famille, quitta l’Allemagne, leur pays natal, pour les Pays-
Bas, après la prise du pouvoir par les nazis, en 1933. Sa vie relativement
insouciante changea le 10 mai 1940, lorsque l’Allemagne envahit et occupa
les Pays-Bas. Début juin 1942, les conditions s’étaient considérablement
détériorées pour les Juifs néerlandais. Avec l’aide d’amis comme Miep Gies,
les Frank s’installèrent dans leur cachette. Environ un quart des 25 000 Juifs
néerlandais qui se cachèrent furent par la suite arrêtés et déportés. Les Frank
furent trahis (l’identité de la personne qui les dénonça demeure inconnue) et
arrêtés par le SD (Service de la Sûreté), le 4 août 1944. Un
mois plus tard, le 3 septembre, Anne Frank et sa famille fai-
saient partie des 1 019 prisonniers juifs du dernier convoi
pour Auschwitz qui quitta Westerbork, le camp de transit
néerlandais d’où quelque 107 000 Juifs avaient été déportés
depuis juillet 1942.
La Chronique d’Auschwitz établit que 549 Juifs du
convoi des Frank en provenance de Westerbork furent
gazés à leur arrivée à Auschwitz. Anne Frank fut épargnée
et envoyée dans le camp des femmes d’Auschwitz-Birke-
nau. Le 28 octobre 1944, 1 308 femmes juives, dont Anne,
furent transférées à Bergen-Belsen, un camp de concen-
tration situé en Allemagne même, où elle mourut du
typhus en mars 1945.
Anne Frank commença à rédiger son journal le 14 juin 1942, deux jours
après que son père Otto le lui eut offert pour son 13ème anniversaire.
Sauvé par Miep Gies, le journal est devenu le livre le plus lu sur la Shoah.
Son dernier texte est daté du 1er août 1944. Moins de trois semaines plus
tôt, le 15 juillet, Anne avait écrit les mots les plus connus de son journal.
Elle savait que le monde devenait « un désert » et elle entendait « tou-
jours plus fort le grondement du tonnerre qui approche, et qui annonce
probablement notre mort. » Mais elle écrivit cependant : « Je continue à
croire à la bonté innée de l’homme. »
Il était difficile de partager la conviction d’Anne Frank sur la bonté
humaine, en 1944. La fin du Troisième Reich approchait, mais les nazis
étaient déterminés à gagner la guerre contre les Juifs. Auschwitz demeura
ce qu’Élie Wiesel appela : « le lieu de la nuit éternelle… la tombe du cœur
de l’homme. »
Le 6 juin, lorsque Anne Frank entendit l’émission de la BBC sur le Jour
J, le grand débarquement des Alliés en Normandie, des milliers de Juifs
hongrois continuaient à être envoyés à Auschwitz. Le 20 juin, des officiers
allemands attentèrent en vain à la vie d’Adolf Hitler, mais ce jour-là, 2 000
Juifs de Grèce arrivèrent à Auschwitz. Au début de la semaine, les troupes
soviétiques libérèrent le camp de la mort de Majdanek en Pologne, ainsi
que la ville polonaise de Lublin, mais il ne restait plus qu’une poignée de
Juifs sur les 40 000 habitants juifs de Lublin avant la guerre.
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1944
Des Juifs hongrois attendent au
point de rassemblement
d’Auschwitz-Birkenau, en 1944,
avant d’être gazés.
Le 20 août, Elie Wiesel fut témoin du bombardement
par les Américains de l’usine chimique d’I.G. Farben, près
de Monowitz-Buna, la partie du complexe d’Auschwitz
dans laquelle son père Shlomo et lui-même avaient été
envoyés travailler. Accompagnés par des avions de chasse
Mustang, 127 bombardiers américains lâchèrent 1 336
bombes de plus de 200 kilogrammes sur l’usine. À moins
de cinq kilomètres de distance, le camp d’extermination
d’Auschwitz-Birkenau ne fut pas touché. Après la guerre,
l’analyse des photographies aériennes prises lors du raid
du 13 septembre contre I. G. Farben indique que 65
wagons se trouvaient sur les rails de Birkenau et qu’une
file de gens – peut-être 1 500 – semblaient se diriger vers
les chambres à gaz.
La controverse demeure sur la question de savoir si les Alliés auraient dû bom-
barder Auschwitz ou les voies ferrées menant à ce camp d’extermination. L’histo-
rien David Wyman affirme que, dès le mois de mai 1944, l’armée de l’air des
États-Unis aurait pu bombarder Auschwitz et les voies ferrées y conduisant. Ce fut
d’ailleurs demandé tout au long de l’année 1944. Le porte-parole du ministère
de la Guerre des États-Unis, le secrétaire adjoint à la guerre John J. McCloy,
déclara le 14 août qu’« après enquête, il devenait évident qu’une telle opération ne
pourrait être exécutée qu’en détournant un soutien aérien considérable, indis-
pensable au succès de nos forces aujourd’hui engagées ailleurs dans des opérations
décisives et serait de toute façon d’une efficacité si incertaine qu’elle ne justifierait
pas l’utilisation de nos ressources. L’opinion est largement partagée qu’une telle
opération, en admettant qu’elle soit réalisable, risquerait de provoquer une action
plus vindicative de la part des Allemands. »
Auschwitz-Birkenau ne fut pas bombardé. Moins de deux semaines
après la déclaration de McCloy, les Alliés libéraient Paris, mais pas avant
que les nazis aient effectué une descente dans des homes d’enfants juifs
dans la région parisienne et déporté 250 garçons et filles à Auschwitz. Les
3 et 4 septembre, les Alliés libérèrent les villes belges de Bruxelles et
Anvers. Entre-temps, les Frank étaient en route pour Auschwitz.
Tandis que le convoi transportant la famille Frank se dirigeait vers l’est, envi-
ron 200 000 Juifs hongrois demeuraient à Budapest. Le 15 octobre, peu après
la répression, le 7 octobre, d’une révolte de prisonniers d’Auschwitz-Birkenau
par les SS, les Croix fléchées (un parti fasciste hongrois fanatiquement antisé-
mite qui bénéficiait du soutien allemand) firent régner la terreur parmi les
Juifs de Budapest. Les opérations de gazage à Auschwitz ralentissaient, mais, à
l’automne 1944, le travail forcé, les marches de la mort et les tirs au hasard
coûtèrent la vie à plusieurs dizaines de milliers de Juifs de Budapest. Des mil-
liers d’autres furent massacrés sur les rives du Danube par les Croix fléchées
qui jetèrent ensuite les corps dans le fleuve. Le diplomate suédois Raoul Wal-
lenberg utilisa des « passeports de protection » et des maisons protégées pour
sauver des milliers de Juifs de Budapest. Lorsque les forces soviétiques libérè-
rent la ville, début 1945, 120 000 Juifs étaient encore en vie.
Dans son journal, aujourd’hui célèbre, Anne Frank nota, le 15 juillet 1944
qu’elle « compatissait à la douleur de millions de gens. Et pourtant, poursuivait-
elle, quand je regarde le ciel, je pense que ça changera et que tout redeviendra
bon, que même ces jours impitoyables prendront fin, que le monde connaîtra
de nouveau l’ordre, le repos et la paix. » La fin de la Shoah était effectivement
proche, mais elle ne survint pas en 1944. Cette année-là, plus de 600 000 Juifs
européens périrent. 507
Les Alliés bombardèrent
d’innombrables cibles dans
l’Europe occupée, mais furent criti-
qués pour n’avoir pas bombardé
Auschwitz.
André Trocmé, pasteur du village
du Chambon-sur-Lignon, donna
refuge à plusieurs centaines de Juifs
en quête de sécurité.
1944 1944 : L’industrie d’extermination nazie
atteint son point culminant et emploie à
plein temps 47 000 personnes qualifiées. •
L’espérance de vie d’un travailleur à l’usine
d’I.G. Farben Bunawerk (usines Buna) qui
produit de l’essence et du caoutchouc syn-
thétique à Auschwitz (Pologne), est de trois
à quatre mois ; dans les mines de charbon,
un mois. • Le roi Gustave de Suède et le
pape Pie XII exercent des pressions sur la
Hongrie pour mettre fin aux déportations
des Juifs. • La domination de l’Axe dans l’Eu-
rope occupée, un livre du juriste Raphaël
Lemkin, décrit le régime nazi et le massacre
des Juifs comme un retour à la barbarie.
Lemkin forge le mot « génocide » à partir
du grec genos (nation / peuple) et du latin
cide (tuer).
Début 1944 : Le ministère nazi de la
Propagande lance un film intitulé Le
Führer donne une ville aux Juifs, une
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1944 • ACTES DÉSESPÉRÉS
De nombreux camps et ghettos conservaient des rapports détaillés sur le
nombre de décès intervenus. Cet histogramme du 1er janvier 1944 montre le
nombre de décès survenus à Theresienstadt – le ghetto et camp de concen-
tration « modèle » en Tchécoslovaquie – entre le 24 novembre 1941 (début
de la construction du camp), jusqu’à la fin 1943. Environ 33 000 personnes
périrent à Theresienstadt. En outre, près de 88 000 détenus du camp furent
envoyés à la mort dans les chambres à gaz d’Auschwitz.
Proche du président Franklin Roo-
sevelt, Henry Morgenthau Jr., secré-
taire d’État au Trésor, était le Juif
occupant le poste le plus élevé au
gouvernement. Début 1944, Morgen-
thau reçut un document émanant de
plusieurs de ses subordonnés, intitulé
« Rapport au ministre sur le consente-
ment de ce gouvernement au meurtre
des Juifs. » Apportant le rapport au
président, Morgenthau mit en place
le War Refugee Board qui réussit à
sauver environ 200 000 âmes dans
les derniers mois de la guerre.
Sara Lamhaut (à gauche), juive,
prépare sa première communion
catholique sous le nom de Jeannine
van Meerhaegen. Les parents de
Sara, Icek Leib et Chana Laja Gold-
wasser, combattirent avec les parti-
sans belges jusqu’à ce qu’ils soient
dénoncés, arrêtés, puis envoyés à
la mort à Auschwitz. Cachée dans
divers couvents, entre autres celui
des Sœurs de Sainte Marie, près de
Bruxelles, Sara survécut à la guerre
et retrouva des amis de ses parents
qui devinrent ses tuteurs. Œuvrant
ensemble, la Résistance juive et l’É-
glise catholique belge réussirent à
cacher environ 4 000 enfants juifs
belges.
description en grande partie inventée
de la bonne vie prétendument menée
par les Juifs dans le camp / ghetto de
Theresienstadt, en Tchécoslovaquie.
10 janvier 1944 : Le professeur Vic-
tor Basch et son épouse sont exécutés
près de Lyon, en représailles à la
mort d’un collaborateur français tué
par des partisans français.
12 janvier 1944 : Frau Hanna Solf,
la veuve de Wilhelm Solf (ancien
ambassadeur allemand à Tokyo) et sa
fille, la comtesse Lagi von Ballestrem
– toutes deux membres de la
Résistance antinazie – sont arrêtées
quatre mois après avoir assisté à une
réunion de la Résistance infiltrée par
un informateur de la Gestapo.
13 janvier 1944 : Deux fonctionnaires
du ministère des Finances des États-
Unis – Josiah DuBois et Randolph Paul
– menacent de démissionner et de
rendre public leur rapport sur les acti-
vités scandaleuses du Département
d’État à l’égard des Juifs. Ce rapport,
intitulé à l’origine Rapport au ministre
[des Finances] sur le consentement de ce
gouvernement au meurtre des Juifs,
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1944 • ACTES DÉSESPÉRÉS
Le War Refugee Board
Les efforts internationaux investis en vue de
sauver les Juifs d’Europe s’intensifièrent avec
la création, en janvier 1944, du War Refugee
Board (WRB, Comité des réfugiés de guerre)
américain. Après plus d’un an d’atermoiements,
le président Franklin Roosevelt finit par réagir
à la pression de l’opinion publique et ordonna
de créer le Comité en question. Il demanda au
WRB de prendre « toutes les mesures en son
pouvoir pour sauver les victimes de l’oppres-
sion ennemie se trouvant en imminent danger
de mort. »
Ni le président, ni le Département d’État,
cependant, ne s’étaient engagés à aider le WRB
et ils n’accordèrent pas
suffisamment de fonds
pour son activité. La
majeure partie du finan-
cement fut demandée à
des organisations juives
privées.
Dirigé par John Pehle
(photo), le War Refugee
Board coordonnait les
efforts de sauvetage
grâce à quelques agents
secrets en poste à l’étranger. Leur stratégie de
sauvetage consistait à organiser l’évacuation
des Juifs des régions occupées par les nazis, à
trouver des endroits pour les reloger, à empê-
cher les déportations prévues et à poster des
colis d’urgence aux prisonniers dans les camps
nazis. En août 1944, le WRB réussit à mettre en
sécurité aux États-Unis 982 réfugiés d’Italie,
dont 874 Juifs. Durant l’année 1944, le WRB
s’attacha principalement à sauver les Juifs hon-
grois de la déportation par les nazis et des vio-
lences perpétrées par les Croix fléchées. En
dépit d’efforts courageux qui permirent de sau-
ver probablement plus de 200 000 vies
humaines, le WRB, selon son directeur, fit
«trop peu et trop tard. »
En anglais et en
hébreu, cette affiche
exhorte les membres
du yishouv (la com-
munauté juive en
Palestine) à rejoindre
la Brigade juive.
Depuis le début de la
guerre, des Juifs de
Palestine s’étaient
enrôlés dans l’armée
britannique. Mais la
nouvelle des
massacres en masse
exacerba le désir de
créer une unité dis-
tincte, selon des cri-
tères sionistes, pour
combattre les forces
de l’Axe en Europe.
Yad Vashem décerna à Ona Simaite le titre de Juste
parmi les nations. Bibliothécaire à Vilnius (Lituanie), elle
se rendit régulièrement dans le ghetto de la ville, sous
le prétexte de récupérer des livres de bibliothèque non
restitués. Elle apportait en fait des vivres et autres ravi-
taillements aux habitants du ghetto, tout en aidant la
Résistance. Capturée par les nazis en 1944, elle refusa
de livrer la moindre information à ses ravisseurs en
dépit des tortures atroces qu’elle subit. Par la suite, les
nazis l’envoyèrent dans un camp en France où elle fut
libérée par les Alliés.
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