LA CÉCITÉ ORGANISATIONNELLE INHÉRENTE À L'ESSENCE DU MANAGEMENT ESKA | « Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels » 2015/51 Vol. XIX | pages 19 à 36 ISSN 2262-8401 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-internationale-de-psychosociologie-de-gestion-des-comportementsorganisationnels-2015-51-page-19.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Baptiste Rappin, « La cécité organisationnelle inhérente à l'essence du management. Réflexions sur la Dangerosité inhérente au management des ressources humaines à l'époque post moderne », Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels 2015/51 (Vol. XIX), p. 19-36. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ESKA. © ESKA. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Réflexions sur la Dangerosité inhérente au management des ressources humaines à l'époque post moderne Baptiste Rappin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA 19 Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA PROLOGUE : Réflexions sur la Dangerosité inhérente au management des ressources humaines à l’époque post moderne Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Baptiste RAPPIN5 « La dogmaticité moderne, dans la variété de ses formes, est si étroitement liée à l’exaltation du phénomène industriel et aux bouleversements introduits par les nouveautés gestionnaires dans le gouvernement des sociétés, qu’il est nécessaire, un instant, de tourner autour d’un thème imposant de notre époque : l’organisation ». (Pierre Legendre, 2005, p.11). Dans cet essai philosophique, nous posons la question de l’essence du management et de la gestion des ressources humaines (GRH). Nous ne prenons pas le parti d’une réflexion « extensive et intérieure » qui consisterait à parcourir l’ensemble de la surface de ces champs disciplinaires. Ce positionnement, assurément le plus répandu dans notre communauté scientifique, a le mérite de mettre en exergue la diversité et la richesse des écoles de pensée et de relever l’apport de chacune à la compréhension des organisations ; il pèche néanmoins par la dilution du management dans cette diversité même, faisant ainsi barrage à la pensée de son essence. C’est pourquoi nous optons pour une approche « intensive et extérieure » privilégiant la saisie de l’unité dudit champ disciplinaire. Posant la question de l’essence du management, nous nous situons d’emblée au carrefour de deux disciplines habituellement séparées et le plus souvent cloisonnées: la philosophie et les sciences de gestion. Car une telle interrogation suppose, naturellement, de connaître les pratiques du management des ressources humaines ainsi que les travaux académiques s’y référant ; mais cela ne saurait suffire : 5 Maître de Conférences à l’ESM-IAE de Metz, Université de Lorraine. Chercheur au CEREFIGE, EA 3942, IPEFAM, 1 rue Augustin Fresnel, BP 15100, 57073 Metz Cedex 3, 03 87 37 84 45, [email protected]. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 21 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA LA CÉCITÉ ORGANISATIONNELLE INHÉRENTE À L’ESSENCE DU MANAGEMENT Des techniques de recrutement pour organisations terroristes… Mathieu Guigère, agrégé d’arabe et directeur de recherches à l’École spéciale militaire de SaintCyr, et Nicole Morgan, philosophe et professeur au Collège militaire royal du Canada, ont mené une enquête sur les principaux sites Web jihadistes et ont réalisé qu’un certain nombre de documents étaient recommandés aux candidats désireux de rejoindre les rangs d’Al-Qaïda. Ce sont précisément une sélection de ces « épîtres » qui forment le contenu de leur ouvrage Le manuel de recrutement d’Al-Qaïda paru en 2007. Les quatre premiers textes s’adressent à l’ensemble des candidats, alors que les trois suivants se concentrent sur une cible bien particulière : femmes, étudiants et kamikazes. Nous y apprenons en outre que les recruteurs de l’organisation réticulaire terroriste pratiquent une segmentation du marché des recrues qu’ils classent en trois groupes : les « exaltés » à la recherche d’aventure, les « fugitifs » dont les aspirations existentielles sont déçues par la réalité, et les « transfuges » ayant déjà expérimentés en vain d’autres modes de contestation. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 22 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA parodiant le philosophe Martin Heidegger (« La question de la technique »), nous pouvons en effet affirmer que « l’essence du management n’est pas le management ». C’est ici que la philosophie entre en scène et offre ses inestimables services, comme méthode d’interrogation du management et cheminement (en grec : meta odos, c’est-à-dire méthode) vers son essence. Afin de se défaire de ce réflexe visant à questionner le management à partir de luimême, et de sortir de l’ornière de l’impossible fondation autoréférentielle, le texte débute par la présentation des pratiques de GRH dans des organisations singulières et extrêmes : la nébuleuse réticulaire Al-Qaïda et les camps nazis. Pourquoi ce choix que d’aucuns jugeront déplacé, provocateur voire insensé ? La confrontation du chercheur en sciences de gestion à la réalité organisationnelle et managériale des terroristes et des nazis assure, pour peu qu’il fasse fi des lieux communs – notamment moraux – de la discipline, une autre perspective sur l’essence des organisations. C’est ainsi qu’en partant de ces cas particuliers, et en nous appuyant sur les travaux du philosophe Giorgio Agamben, nous proposerons une définition du management comme gouvernement de l’exception permanente puis illustrerons cette thèse en la mettant en lien avec des pratiques actuelles de management et de GRH. La cinquième épître, « Épître aux femmes. Le rôle des femmes dans le combat des ennemis », commence ainsi : « Honorable sœur / Tu as un rôle important et crucial à assumer » (p.175). L’auteur place les femmes devant leurs responsabilités, et les invite à surmonter leur ambigüité car elles peuvent être « un obstacle ou un catalyseur du Jihad » (p.177). Affirmant tout d’abord, Coran à l’appui, que la femme est l’un des obstacles au Jihad, il considère dans un second temps qu’elle « constitue l’un des facteurs essentiels qui peuvent aider à la victoire de l’Islam » (p.179). A quelles conditions, alors ? A condition de suivre les femmes exemplaires dont quelques indications biographies sont données : ces héroïnes ont réussi à s’élever au-dessus de la mode, des parures et des choses licencieuses pour se consacrer corps et âme à la Cause, à l’édifice de la Nation, non pas dans l’action, mais dans le soutien aux hommes. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 23 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Toutes les épîtres sont construites sur le même modèle, selon les mêmes lois structurales : à la prière et à l’exposé dogmatique succèdent les « Leçons à tirer » puis un court résumé intitulé « En guise de conclusion ». Parcourons rapidement deux épîtres afin de mieux appréhender ce que peut être une technique de GRH – en l’occurrence, le recrutement – au sein d’une organisation terroriste : choisissons la première épître, la plus générale, et la cinquième consacrée à la cible des femmes. « Ainsi nous voyons le Jihad et nous le voulons » : tel est le titre du premier texte dans lequel les auteurs lancent un appel explicite à la guerre sainte. L’auteur relate la situation contemporaine de la Nation musulmane dans le monde, tout en proposant une relecture de l’histoire qui justifie ses prises de position. Il fait ainsi état de la situation d’inféodation à l’Occident, et situe la domination non seulement sur le plan économique mais également culturel : « Ils veulent par là remodeler nos esprits pour rendre acceptable chez nous le mode de vie occidental. Ils appellent la décadence, la corruption et le vice : civilisation, liberté et démocratie » (p.37). Une fois le joug matérialiste dénoncé, l’auteur en revient aux fondamentaux, précise la localisation de la Terre Sainte : la péninsule Arabe, et rend grâce aux efforts des Moudjahidines. Que faut-il en conclure ? « Nous devons, en effet, sacrifier nos vies et verser notre sang pour l’amour d’Allah, en espérant que nos enfants connaîtront un avenir islamique régi par le Coran et non par la Constitution » (p.39). Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Fabrice d’Almeida, Professeur à l’Université PanthéonAssas (Paris II), publie en 2011 un ouvrage d’histoire qui devrait interpeller la communauté des chercheurs en sciences de gestion : Ressources inhumaines. Les gardiens de camp de concentration et leurs loisirs. L’angle d’attaque de l’auteur est le suivant, qui déplace la problématique « classique » de l’historien face à l’analyse des camps : il ne s’agit plus de faire le bilan de l’horreur ni d’en recueillir les témoignages ou d’en comprendre les causes politiques ou idéologiques, mais d’en faire ressortir les conditions de possibilités fonctionnelles ; c’est pourquoi l’historien a choisi de « regarder ces hommes et ces femmes, les gardiens des camps, sous l’angle de la gestion du temps de travail, du plaisir et de l’économie du loisir » (p.13). Il considère les camps comme des organisations. Tout d’abord, l’auteur précise que les camps ne sont pas des lieux coupés de l’extérieur : au contraire, ils évoluent dans un environnement composé d’un ensemble de parties prenantes : la police, le parti, la SS mais aussi les postiers, les cheminots, les pompiers et les militaires, sans oublier l’ensemble des entreprises qui profitent de la main d’œuvre parquée dans les camps. En outre, et contrairement à une idée reçue, la mission des camps a évolué au fur et à mesure : « Tour à tour, les camps prennent ainsi le visage de lieu d’éloignement, de terrain de répression, d’espace d’urbanisation, de pôle de main d’œuvre, de site de production industrielle, de centre d’extermination, d’unité de recyclage…Chaque mutation entraîne une mutation du tissu gestionnaire de l’organisation. Prioritairement tenu par des militaires ou des hommes issus des forces de l’ordre, l’espace concentrationnaire finit par être le territoire des économistes et des spécialistes de la production. Ils exigent du personnel de surveillance, son adaptation à chaque étape, et lui proposent, en bons managers, des formations » (p.15, nous soulignons). Ainsi, les directeurs de camp sont en charge de la formation des gardiens et organisent des conférences ou des séminaires destinés à transmettre des analyses de situation, des méthodes ou encore des contenus de doctrine. Enfin, pour clore ce volet « changement-gestion des compétences-formation-gestion des carrières », chaque promotion au rang de sous-officier se traduit par un cursus dans des écoles crées par Himmler, avec un suivi scrupuleux des stagiaires. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 24 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA … Aux pratiques de GRH pour gardiens de camps de concentration Premiers enseignements Que penser de ces exemples ? Sont-ils à ignorer et à cacher instamment, telle la poussière, sous le tapis ? Ou au contraire, faut-il, en tant que chercheurs ès sciences des organisations, prendre en charge la pensée de ces deux récits de GRH en situations politiques et morales extrêmes ? Mais pouvons-nous tout d’abord dire qu’Al-Qaïda et le camp nazi sont des organisations ? Ne serait-ce pas plutôt un effet psychologique de projection qui nous pousse à y voir du management et des pratiques de GRH ? Relisons brièvement nos deux récits. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 25 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Mais la question de la motivation au travail hante également Himmler, qui prend en compte les deux phénomènes psychologiques suivants : d’une part, il souhaite éviter l’ennui des gardiens de camp de concentration, un travail par trop répétitif pouvant conduire à une démobilisation qui conduirait à des résultats contraires à ceux escomptés ; d’autre part, la nature du métier, et plus précisément la fonction d’extermination de masse des camps, a un impact psychologique fort, même sur les personnels les plus cruels : il faut donc mettre en place des dispositifs de « recharge des batteries » psychiques. Comme le dit Fabrice d’Almeida, « le loisir devient le temps de régénération, celui grâce auquel un individu trouve les ressources pour effectuer sa tâche avec une meilleure acuité » (p.21) ; et l’historien de mettre cela en rapport avec l’impact grandissant de la psychologie dans les organisations à partir de la fin du 19e siècle, et plus encore dans les années 1930. C’est ainsi que l’organisme Kraft durch Freude (traduction : La force par la joie), sous la houlette de Robert Ley, prend en charge la question du travail qui est à l’origine de l’introduction de l’amélioration des conditions de vie et de travail, ainsi que des loisirs, dans les camps : cantines, infirmeries, concerts, sports, organisation de voyages pour les vacances, etc. font leur entrée dans la vie des gardiens. Le projet de Himmler est si réfléchi, et si systématique, qu’en 1940, il soumet les gardiens et les personnels des camps à un questionnaire comportant 6 questions ayant toutes trait aux conditions de travail, à l’accès aux loisirs et à la culture, à la distribution des Lettres de soldat (« journal interne »), à la satisfaction eu égard aux formations reçues. Il contient même en dernier lieu une question ouverte recueillant les souhaits et les préconisations d’amélioration en matière de formation. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 26 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Le premier trait frappant est la facilité avec laquelle les termes techniques du management s’appliquent aux deux cas. Les auteurs des épîtres définissent la mission et l’identité d’Al-Qaïda, proposent une étude de leur environnement, y positionne le réseau et élaborent une stratégie : c’est pourquoi ils recherchent des compétences précises, correspondant à des rôles, des fonctions et des activités clairement définis (à l’instar d’une fiche de poste), et mettent au point une stratégie de recrutement différenciée en fonction du segment ciblé, n’oubliant pas la démarche de séduction propre au marketing (cf. le rôle actuel du storytelling). Ces parallèles sont encore plus flagrants dans le cas du camp national-socialiste. Fabrice d’Almeida montre, à partir des documents d’époque, qu’Himmler était à l’origine d’une véritable politique de ressources humaines (alors même que l’expression « Gestion des Ressources Humaines » n’était pas encore en vigueur) comprenant les questions du changement, de la motivation, des conditions de travail, du bien-être, de la formation, de la gestion des carrières, etc. L’historien n’hésite pas à intituler l’une des sous-parties du chapitre III (« Le bien-être selon Himmler ») « Himmler en directeur des ressources humaines ». Au-delà de l’anachronisme, ce titre reflète l’intérêt voire l’admiration du haut dignitaire du IIIe Reich pour le monde de l’entreprise et de l’industrie : « Himmler ne s’en tient pas à des conceptions théoriques. Son parcours de petit patron et d’exploitant agricole l’a rendu familier des pratiques entrepreneuriales. Il fréquente aussi les dirigeants d’entreprise qui se rapprochent du parti à la fin des années 1920. Comme responsable de fait de la propagande du NSDAP, à partir de 1926, il s’initie à la bureaucratie de parti et se convainc que les questions d’organisation sont essentielles pour pousser les hommes à l’action. Il découvre l’efficacité de la publicité et les techniques de mobilisation afin de remplir les salles où Hitler se produit. […] Entre bureaucratie et attention portée aux motivations de ses subordonnés, Himmler entrevoit des méthodes de gestion des ressources humaines riches de potentialités pour l’avenir » (d’Almeida, 2011, p.25-26). Ces quelques éléments montrent qu’il n’y a pas d’anachronisme, cette faute épistémologique majeure selon l’historien Lucien Febvre, à considérer le camp comme une organisation. Le camp est contemporain de l’usine, du taylorisme (dont Lénine a été l’importateur en Russie, à travers la NEP) et des premières recherches de l’école des relations humaines. Allons même jusqu’à dire, en écartant ici tout jugement moral et politique et en considérant le seul plan fonctionnel, que nous trouvons la GRH d’Himmler bien moderne, comme en témoigne la prise en compte des questions si actuelles des risques psycho-sociaux et du bien-être au travail. De Du camp comme nomos biopolitique du monde moderne « Le camp en tant que localisation disloquante est la matrice cachée de la politique où nous vivons encore et que nous devons apprendre à connaître, à travers toutes ses métamorphoses, dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans certaines périphéries de nos villes. Il est ce quatrième élément qui vient s’ajouter, en la brisant, à l’ancienne trinité État – nation (naissance) – territoire […]. Le camp, qui s’est désormais solidement implanté [dans la Cité] est le nouveau nomos biopolitique de la planète » (Agamben, 1997, p.189-190). Voici la thèse du philosophe italien contemporain Giorgio Agamben : à travers le camp, que l’auteur compare à d’autres lieux comme les zones d’attente des aéroports ou encore les zones franches urbaines (ZFU), se réalise le projet politique moderne du biopouvoir, c’est-à-dire de l’exercice du pouvoir sur la vie nue et la généralisation de l’état d’exception. Explicitons donc tous ces concepts qu’Agamben mobilise – biopouvoir, vie nue, état d’exception – afin de saisir l’enjeu philosophique du camp comme organisation. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 27 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA même qu’Al-Qaïda représente un modèle du genre pour les organisations secrètes et/ou réticulaires qui prennent la planète pour théâtre d’opérations. Ainsi, ces deux exemples permettent de tirer les premiers enseignements suivants : 1) le management n’est pas le propre du système capitaliste (sauf à adopter une lecture marxiste surannée faisant du nazisme et du terrorisme des émanations directes du capitalisme) ; 2) le management des ressources humaines existe dans toutes les organisations (selon différentes modalités, en fonction de facteurs de contingence : Pichaut et Nizet, 2000), il s’inscrit dans une rationalité de moyens à fins tout en étant parfaitement indifférent à la nature et au contenu des finalités poursuivies (même s’il est nécessaire qu’une finalité soit posée pour que l’exercice du management soit possible). Ceci rendant compte de la présence de la GRH dans les entreprises classiques, les ONG, les administrations, les gouvernements, les collectivités territoriales, les camps, les réseaux terroristes, les associations sportives et culturelles, etc. ; 3) Ce simple constat, phénoménologique, met à mal et vient frontalement questionner les entreprises contemporaines de légitimation morale du management (éthique des affaires, responsabilité sociale des entreprises, gouvernance…). La technologie est en effet moralement neutre, et le management déploie ses dispositifs en vue d’atteindre un but, quel qu’il soit ; 4) Nous avons désormais à prendre en charge la pensée du camp et du réseau terroriste comme organisations afin de se confronter aux non-dits, aux implicites et aux impensés du management en général, et de la GRH en particulier. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 28 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Agamben propose un déplacement de la problématique du biopouvoir telle qu’elle a été formulée par Michel Foucault (pour une analyse détaillée de ce déplacement et de son impact sur la compréhension du management et des organisations: Ek et al., 2007 ; Rappin, 2012a). Là où le philosophe français faisait état d’une irréductibilité foncière entre les trois modalités d’exercice du pouvoir (souveraineté, pouvoir disciplinaire, biopolitique), là où il plaidait en faveur de l’incompatibilité et de la discontinuité, le second envisage le rapport de la souveraineté à la vie, allant jusqu’à voir dans cette seconde le fondement ultime et secret de la première : « La présente recherche concerne ce point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel et le modèle biopolitique du pouvoir. L’un des résultats auxquels elle est parvenue est précisément le constat que les deux analyses ne peuvent être séparées, et que l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire – quoique occulté – du pouvoir souverain. On peut dire en fait que la production d’un corps biopolitique est l’acte originaire du pouvoir souverain » (G. Agamben, 1997, p.14). Le philosophe italien retourne alors chez Aristote, qui assure le départ entre le bios, le mode de vie politique, et la zoé, la vie naturelle, cette seconde se trouvant exclue d’emblée de la cité : la vie politique se fonde et se constitue dès son coup d’envoi grec par l’inclusion d’une exclusion, la souveraineté repose dès le départ et constitutivement sur l’exception et la relation de ban. Ce que M. Foucault (2001, «La vérité et les formes juridiques », p.1482) pensait être le propre de la séquestration du 19ème siècle, en opposition à la réclusion du 18ème : « Il s’agit donc d’une inclusion par exclusion. Voilà pourquoi j’opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclusion du XVIIIe siècle, qui a pour fonction essentielle l’exclusion des marginaux ou le renforcement de la marginalité, et la séquestration du XIXe siècle, qui a pour fonction l’inclusion et la normalisation. », G. Agamben l’étend à l’ensemble de la philosophie politique occidentale. Le philosophe italien s’appuie alors sur une figure énigmatique que l’on rencontre dans le droit romain, celle de l’Homo sacer, cet homme jugé pour crime qu’il est impossible de sacrifier mais dont l’assassin ne sera pas condamné pour homicide : « L’Homo sacer présenterait la figure originaire de la vie prise dans le ban souverain et garderait ainsi la mémoire de l’exclusion originaire à travers laquelle s’est formée la dimension politique. L’espace politique de la souveraineté se serait alors constitué à travers une double exception, telle une excroissance du profane dans le religieux et du religieux dans le profane qui dessine une zone d’indifférence entre le sacrifice et l’homicide. On dira souveraine la sphère dans laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans célébrer de sacrifice ; et sacrée, c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été capturée dans cette sphère » (G. Agamben, 1997, p.93). Le ban est la prérogative du Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 29 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA souverain à l’origine de l’état d’exception comme structure d’inclusion par l’exclusion, le banni se trouvant sous le coup de l’arbitraire souverain tout en étant a-ban-donné par la loi : il se trouve en un seuil où vie et droit se confondent, où intérieur et extérieur entrent en une zone d’indistinction et d’indétermination, en un endroit où il n’existe plus de hors-la-loi, la loi se maintenant dans sa propre privation, s’appliquant dans sa non-application : « la vie nue est ce qui est banni au double sens de ce qui est exclu de la communauté, mis au ban, mais qui est de cette manière mis sous l’enseigne du souverain » (Katia Genel, 2004, p.7) La vie nue deviendra paradoxalement, avec l’avènement de la modernité, la forme de vie dominante en fusionnant avec l’espace politique luimême : bios et zoé entrent dans une zone d’indifférenciation qui explique précisément la montée en puissance du biopouvoir à partir des 17e et 18e siècles. Mais dire que « la vie nue se libère », c’est affirmer dans le même temps que nos sociétés modernes ont fait de l’exception une règle : « Dès lors, la création volontaire d’un état d’urgence permanent (même s’il n’est pas déclaré au sens technique) est devenue l’une des pratiques essentielles des États contemporains, y compris ceux que l’on appelle démocratiques » (G. Agamben, 2003, p.11). Or, l’état d’exception accède à sa pleine réalisation dans l’espace des camps de concentration : « Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle » (G. Agamben, 1997, p.182). En effet, dans le camp, la vie nue est totalement soumise au pouvoir de la souveraineté : dépouillés de tout statut politique, les prisonniers sont intégralement réduits à la vie nue, et sans possibilité de recours à une quelconque médiation. Lieu de l’indistinction de la norme et de la vie, espace de l’indifférenciation du droit et du fait, le camp signifie l’impossibilité de la distinction entre bios et zoe, entre le sujet politique et l’être vivant. C’est pourquoi, aux yeux du philosophe italien, toute biopolitique est potentiellement une thanatopolitique caractérisée par la violence. Mais G. Agamben poursuit et pousse la logique jusqu’à son terme : loin d’assigner au camp le simple rôle d’exemple historique dans l’économie de son argumentation, il le propulse au rang de matrice de l’espace politique moderne, au rang de « nouveau nomos biopolitique de la planète ». Pour le philosophe, le camp renvoie à un ensemble de situations dans lesquelles la vie nue se confond avec l’espace politique, et qualifie par voie de conséquences à la fois le totalitarisme marqué par le rapport direct du pouvoir à la vie et la « démocratie gouvernementale » caractérisée par la consommation et l’hédonisme. Le management des ressources humaines comme gouvernement de l’exception permanente Les catégories du management permettent de rendre compte des logiques fonctionnelles du réseau terroriste et du camp : ces derniers sont des organisations. Toutefois, elles offrent cet insigne privilège de ménager un accès vers la pensée du management et de la société d’organisations, en ce qu’elles ne sont pas des voies obstruées par l’objectivation méthodologique (Gadamer, 1996), de natures quantitative et qualitative, à l’œuvre dans les sciences de gestion (au sujet de la « dérive méthodologique » : Verstraete, 2007). Ce chemin nous mène à la thèse suivante, résultant d’un travail d’interprétation des œuvres de Michel Foucault et Giorgio Agamben : le management est le gouvernement de l’exception permanente. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 30 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA On se doute des réactions qu’ont pu susciter les réflexions de G. Agamben : indignation moralisatrice chez les uns, mise en évidence du réductionnisme, de l’assimilation irraisonnée et de la suppression de la diversité des techniques de gouvernement (jouer M. Foucault contre G. Agamben) pour les autres : « Par cette méthode d’assimilation entre pouvoir souverain, pouvoir des SS et pouvoir médical, et par l’usage du camp comme figure générale, et en ce sens imprécise dégageant la structure commune d’évènements et de réalités distinctes (camps de concentration, d’extermination, d’internement, zone d’attente des aéroports, camps de réfugiés), ces évènements ne sont plus suffisamment analysés de manière locale. Le transfert de l’analyse du camp à une figuration de l’espace politique fait apparaître un paradigme réducteur » (K. Genel, 2004, p.17). L’argument s’effondre, et l’on préserve le cœur et la radicalité de la philosophie politique de G. Agamben, pour peu que l’on opère un déplacement, dont il faudra au-delà de notre contribution analyser les répercussions pour les sciences de gestion, et que l’on considère les camps de concentration, les zones d’attente d’aéroports et les camps de réfugiés comme des cas – paroxystiques, certes, dans la généralisation violente de l’état d’exception, et de ce fait plus visibles et plus aisément détectables – d’organisations modernes et si nous prenons le soin de replacer celles-ci dans le cadre d’une société d’organisations : car le « nouveau nomos biopolitique moderne » n’est pas le camp en particulier, mais l’organisation en général : voilà pourquoi nous pouvons avancer la définition du management des ressources humaines comme gouvernement de l’exception permanente. Aussi ne faudrait-il pas attribuer un sens qu’ils n’ont pas à nos propos ; prenons le temps de bien cerner la nature de notre thèse : car celle-ci ne relève pas de la généalogie et de l’histoire des organisations – il aurait alors fallu avec Jacques Le Goff et Georges Duby s’appesantir sur la révolution du temps qui s’est opérée dans les monastères – mais révèle la dimension onto-politique de notre époque dont l’accès nous a été ménagé par l’analyse philosophique des camps d’Agamben. Tirons-en les conséquences. Donnons tout d’abord une définition générique de cette pratique : il s’agit de l’accompagnement, par un tiers dénommé le coach, d’une personne en vue d’atteindre les objectifs professionnels de cette dernière (Rappin, 2005). L’étude bibliographique de Persson (2005, p.64) révèle que plusieurs « marqueurs » sémantiques reviennent comme des leitmotivs dans la définition du coaching (à savoir : « personne », « accompagnement », « entreprise » et « objectifs ») et l’analyse des sites Internet des coachs et des fédérations par Fatien (2008) montre que le coaching est principalement considéré comme une pratique d’adaptation au contexte. Enfin, si l’on relève une diversité de perspectives théoriques sur le coaching (gestionnaire, psychosociologique, sociologique, anthropologique et philosophique selon Persson, Rappin et Richez, 2011), cette pratique trouve bel et bien ses racines dans les pratiques psychocorporelles du Mouvement du Potentiel Humain et du New Age (Briffault et Champion, 2005 ; Rappin, 2011) ainsi que dans la cybernétique humaine développée par l’école de Palo Alto (Rappin, 2012b), ces racines mettant en évidence le constructivisme radical à l’œuvre dans cette pratique d’accompagnement, et la désubstantialisation du sujet qui s’ensuit. Mais comment comprendre le coaching, en lui donnant un sens plutôt qu’en l’objectivant par l’arsenal des méthodologies scientifiques ? Appuyons-nous sur les développements philosophiques présentés ci-dessus. Le coaching illustre la relation de ban entre l’employé coaché et son employeur. En effet, dans cette relation d’accompagnement, le coaché se trouve à la fois exclus de l’organisation, en ce sens qu’il a-ban-donne sa mission pour se consacrer à l’accompagnement, mais en même temps soumis par les objectifs assignés par le prescripteur et qui se trouvent codifiés dans le contrat tripartite (coach-coaché-organisation). Le coaching est une situation d’exception, c’est-à-dire d’inclusion par exclusion pour reprendre l’expression foucaldienne, par laquelle l’organisation capture la subjectivité de l’individu par Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 31 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Revenons alors au sein du champ disciplinaire du management et de la GRH, et observons comment une pratique contemporaine, le coaching, s’éclaire d’un nouveau jour à la lueur de notre cheminement philosophique. Précisons également que, malgré la présente focalisation sur l’accompagnement, l’ensemble des pratiques managériales se trouve concerné par nos développements : le changement, l’amélioration continue, l’apprentissage et plus particulièrement l’apprentissage en double boucle (« apprendre à apprendre »), l’innovation, les structures organiques du type matriciel ou réticulaire, la gestion des compétences, l’évaluation, la formation, la mobilité, etc. renvoient à ce lieu commun de l’adaptation au contexte concurrentiel, un lieu commun qui fédère la communauté des chercheurs et des managers, mais qui occulte une réalité onto-politique : le gouvernement de l’exception permanente, c’est-à-dire l’état d’urgence quotidien qui régit les organisations. La flexibilisation exigée de l’être humain (mobilité, apprentissage permanent, organisation du travail, etc.) n’est qu’une conséquence technique de l’exception érigée en règle. Mais venons-en au coaching. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 32 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA l’intermédiaire d’une tierce personne, le coach qui dispose d’une palette d’outils de construction de soi (pour une synthèse de ces techniques : voir Angel et Amar, 2005) touchant l’ensemble des dimensions du sujet (Rappin, 2012c). Certes, le contrat stipule les objectifs à atteindre et ces derniers maintiennent la présence de l’organisation dans le coaching dans une microphysique du pouvoir (Pezet, 2007). Mais l’atteinte des objectifs n’est pas la finalité ultime du coaching : celle-ci se définit plus largement par le devenir-autonome du coaché. Mais comment doit-on comprendre l’autonomie dans ce processus d’accompagnement ? Doit-on y voir la fidélité au projet des Lumières et au sapere aude de Kant ? Telle n’est pas notre interprétation : la définition du concept d’autonomie ne saurait s’extraire de son contexte, ici du coaching et de son histoire, sous peine de tomber dans une logorrhée abstraite et déconnectée de la réalité. La généalogie cybernétique du coaching, son processus (effet miroir, reformulation) et ses techniques (PNL, AT, techniques psychocorporelles, etc.) permettent de définir l’autonomie non plus comme la capacité de poser ses propres lois, mais comme un processus d’autoprogrammation et d’auto-adaptation permanentes fondé sur la transparence (Rappin, 2006). La finalité du coaching n’est pas d’atteindre les objectifs particuliers (stipulés dans le contrat) mais l’apprentissage, par le travail sur soi, d’une méthode d’atteinte des objectifs en général : il s’agit bien d’apprendre à apprendre, processus dont la finalité est l’incessante adaptation au changement et la condition la perpétuelle reprogrammation de soi. Le constructivisme radical mis en évidence dans la généalogie du coaching est ainsi parfaitement cohérent : tout élément de substantialité doit être évacué du sujet, faute de quoi le processus d’adaptation par la reconfiguration de soi deviendrait tout à fait impossible. L’exception permanente se perpétue dans un monde intégralement « liquide » pour reprendre l’expression adaptée de Zygmunt Bauman, et le constructivisme du coaching a bien pour finalité d’éradiquer tout élément solide, en fait, tout ce qui a trait à l’identité et à la stabilité. Il existe ainsi une différence fondamentale entre les dispositifs de subjectivation du capitalisme industriel et ceux propres à l’ère de la connaissance : alors que les premiers étaient à l’origine de la production de sujets, production parfois incontrôlée d’ailleurs, les seconds n’engendrent que des processus de désubjectivation, ou, plus précisément, établissent une indifférence voire une réciprocité ou encore une équivalence entre subjectivation et désubjectivation : « Un moment de désubjectivation était bien enveloppé dans tout processus de subjectivation et le Moi de la pénitence [dans le cadre de la confession] ne se constituait effectivement qu’en se niant ; mais aujourd’hui, processus de subjectivation et processus de désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférents et ne donnent plus lieu à la recomposition d’un nouveau sujet, sinon sous une forme larvée, et pour ainsi dire, spectrale » (G. Agamben, 2007, p.44). L’être-au-monde du coaché, dont l’identité est réduite à un jeu de déconstruction-reconstruction ou de déprogrammation-reprogrammation (pour reprendre les termes de la PNL), une identité, en d’autres termes, toujours reconfigurable selon les désirs de l’individu ou La fin de l’Institution et le triomphe de l’organisation Le camp, comme espace d’emprise intégrale de la souveraineté sur la vie nue, cristallise l’essence de l’organisation : toute organisation ne constitue bien sûr pas un camp, aux sens physique et moral de la comparaison ; mais elle mobilise les mêmes fondements ontopolitiques – l’exception permanente – et s’appuie sur le même fonctionnalisme du contrôle, issu de la cybernétique et de ses excroissances, et caractérisées par la logique de réadaptation incessante des moyens aux fins par le biais de l’évaluation des résultats. La société d’organisations, soulignée, entre autres auteurs, par Pfeffer et Mintzberg, reste un impensé. Pourquoi ? Précisément parce que si le constat légitime l’entreprise des sciences de gestion d’explorer et de prescrire le « fonctionnement » des organisations, il détourne dans le même temps l’attention des scientifiques qui omettent de penser le constat lui-même. Qu’il y ait des organisations, qu’il y ait toujours plus d’organisations, qu’il n’y ait presque plus que des organisations sur notre planète, voilà tout de même une situation inédite de l’humanité qui peut engager certains chercheurs sur une autre voie que celle de la recherche d’efficacité. Les exemples du terrorisme et des camps, la philosophie politique de Giorgio Agamben et son interprétation vers l’organisation comme « nouveau nomos biopolitique », ménagent précisément un accès à la pensée du management dans la société d’organisations. Ils autorisent la saisie intellectuelle d’une forme unique d’exercice du pouvoir, et d’une nouvelle perception de son histoire occidentale : car la souveraineté, en quelque sorte suicidaire, disparaît de son propre fruit, la vie nue, qui agit comme un virus dont l’incubation a commencé dès l’Antiquité mais dont la pleine manifestation se révèle enfin aujourd’hui. Se fondant sur le privilège de la décision de l’exception (cf. la célèbre définition de Carl Schmitt dans sa Théologie Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 33 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA les impératifs du contexte, cet être-au-monde est celui du bloom : « Le Bloom apparaît inséparablement comme produit et cause de la liquidation de tout ethos substantiel, sous l’effet de l’irruption de la marchandise dans l’ensemble des rapports humains. Il est donc lui-même l’homme sans substantialité, l’homme devenu réellement abstrait, pour avoir été effectivement coupé de tout milieu, dépossédé de toute appartenance puis jeté dans l’errance » (Tiqqun, 2000, p.48-49). Faut-il rappeler, avec Heidegger, que le sujet est substance, et donc que l’individu sans substance, le Bloom, est désubjectivé, qu’il est irrémédiablement un insujet « qui a pris le sentiment d’être chez soi dans l’exil » et « qui s’est enraciné dans l’absence de lieu » (Tiqqun, 2000, p.50). Et le Bloom se gère d’autant mieux qu’il adopte « le fondamentalisme de notre époque : la revendication de l’autofondation » (Legendre, 2005, p.116), en d’autres termes, qu’il devient abstrait et dépourvu de toutes qualités concrètes et existentielles qui pourraient être porteuses de résistances face au biopouvoir contemporain, et constituer la seule possibilité d’exception à l’exception permanente. Revue Internationale de Psychosociologie et de gestion des Comp. Organisationnels, n°51, print 15 34 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Politique), elle s’accomplit et s’effondre dans le même geste quand l’exception devient permanente : c’est justement l’argument qu’opposait Walter Benjamin (2009) à la définition de la souveraineté du grand juriste allemand dans l’Origine du drame baroque allemand. Voici alors qu’une nouvelle voie se dessine vers la prise en compte du processus de « désinstitutionalisation des institutions / institutionnalisation des organisations qui n’aboutit pas à de nouvelles institutions » (Pesqueux, 2007, p.9). Car le couple institution/organisation est l’équivalent structural social du couple politique souveraineté/gouvernement. L’étymologie est ici précieuse pour comprendre ce qui sépare fondamentalement l’institution de l’organisation : la racine indo-européenne « st- », qui désigne notamment le mât du bateau, a trait à la verticalité qui assure la stabilité ; on la retrouve dans les mots suivants : stabilité, institution, instituer, instituteur, constitution, état (state), statut, stature, to stand, stehen, etc. De son côté, organisation provient du latin organum et du grec organon qui signifient « l’instrument, l’outil, le moyen » : la rationalité moyen-fin est donc à la base même de la logique organisationnelle. Alors que l’institution se pose comme tiers et garantit un monde commun, l’organisation ne se préoccupe que de son fonctionnement, au détriment de toute extériorité fondatrice. D’où le primat de la régulation, souligné par le même auteur, caractérisant le modèle organisationnel en opposition avec le cadre légal-réglementaire défini par le juridisme souverain (Pesqueux, 2012, p.160). La même logique est soulignée par Supiot (2005), qui, dans la lignée de Pierre Legendre, analyse le passage de la réglementation à la régulation à travers la procéduralisation du droit du travail : « L’idéal d’une société capable de se réguler elle-même s’exprime enfin dans l’essor contemporain de la négociation collective, et plus généralement dans la contractualisation des rapports sociaux » (Supiot, 2005, p.200). D’où l’inflation des dispositifs de médiation et d’accompagnement qui excluent toute verticalité et tout tiers au profit d’une horizontalisation binaire des relations sociales. En d’autres termes, « la question du pouvoir ne se pose plus en termes de gouvernement souverain, mais de gouvernance efficace » (p.227). Osons alors l’hypothèse suivante, qui rattache le management à l’histoire de la philosophie politique : la machine bipolaire Règne/Gouvernement caractéristique de la tradition politique occidentale selon la terminologie d’Agamben (2008, 2012), l’ancrage du pouvoir à une Référence absolue se mettant en scène à travers le Texte sans sujets pour reprendre les catégories de Legendre (1999, 2001), cet héritage serait en passe de trouver sa fin, comme terme et comme accomplissement, dans le management par une opération de substitution du gouvernement à la souveraineté et de l’organisation à l’institution, mais surtout et plus fondamentalement de transformation de la souveraineté en gouvernement et de l’institution en organisation (cf. la Révision Générale des Politiques Publiques ainsi que la doctrine et les pratiques du Nouveau Management Public). Ne négligeons pas alors de prendre en regard le management des ressources humaines en ce que ce dernier, comme nous avons tenté de le montrer pour le coaching, met en œuvre des dispositifs de (dé)subjectivation, c’est-à-dire de (dé)construction du sujet, en symbiose avec cette forme inédite de gouvernement qu’est l’exception permanente. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Agamben, G., (1997), Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil Agamben, G., (2003), Etat d’exception. Homo sacer II, 1, Seuil Agamben, G., (2007), Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Petite Bibliothèque Payot Agamben, G., (2008), Le règne et la gloire. Homo Sacer, II, 2, Seuil Agamben, G., (2012), Opus Dei. Archéologie de l’office. Homo Sacer II, 5, Seuil D’Almeida, F., (2011), Ressources Inhumaines. 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Organisationnels, n°51, print 15 36 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Lorraine - - 193.50.135.4 - 29/05/2015 14h08. © ESKA Pesqueux, Y., (2007), Gouvernance et privatisation, PUF Pesqueux, Y., (2012), « Gouverner avec ou sans les parties prenantes ? », dans : Le Flanchec, A., Uzan, O., et Doucin, M., (2012), Responsabilité sociale de l’entreprise et gouvernance mondiale, 158-166, Economica Pezet, E., (2007), « Le coaching : souci de soi et pouvoir », dans Pezet E. (2007), Management et conduite de soi. Enquête sur les ascèses de la performance, p.77-98, Vuibert Pichaut, F., et Nizet J. 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