LA CÉCITÉ ORGANISATIONNELLE INHÉRENTE À L`ESSENCE DU

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LA CÉCITÉ ORGANISATIONNELLE INHÉRENTE À L'ESSENCE DU
MANAGEMENT
ESKA | « Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements
organisationnels »
2015/51 Vol. XIX | pages 19 à 36
ISSN 2262-8401
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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Baptiste Rappin, « La cécité organisationnelle inhérente à l'essence du management. Réflexions
sur la Dangerosité inhérente au management des ressources humaines à l'époque post moderne »,
Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels
2015/51 (Vol. XIX), p. 19-36.
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Réflexions sur la Dangerosité inhérente au management des ressources humaines à l'époque post
moderne
Baptiste Rappin
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PROLOGUE :
Réflexions sur la Dangerosité inhérente au management
des ressources humaines à l’époque post moderne
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Baptiste RAPPIN5
« La dogmaticité moderne, dans la variété de
ses formes, est si étroitement liée à l’exaltation du
phénomène industriel et aux bouleversements
introduits par les nouveautés gestionnaires dans le
gouvernement des sociétés, qu’il est nécessaire, un
instant, de tourner autour d’un thème imposant de notre
époque : l’organisation ».
(Pierre Legendre, 2005, p.11).
Dans cet essai philosophique, nous posons la question de l’essence du management
et de la gestion des ressources humaines (GRH). Nous ne prenons pas le parti d’une
réflexion « extensive et intérieure » qui consisterait à parcourir l’ensemble de la
surface de ces champs disciplinaires. Ce positionnement, assurément le plus répandu
dans notre communauté scientifique, a le mérite de mettre en exergue la diversité et
la richesse des écoles de pensée et de relever l’apport de chacune à la
compréhension des organisations ; il pèche néanmoins par la dilution du
management dans cette diversité même, faisant ainsi barrage à la pensée de son
essence. C’est pourquoi nous optons pour une approche « intensive et extérieure »
privilégiant la saisie de l’unité dudit champ disciplinaire.
Posant la question de l’essence du management, nous nous situons d’emblée au
carrefour de deux disciplines habituellement séparées et le plus souvent cloisonnées:
la philosophie et les sciences de gestion. Car une telle interrogation suppose,
naturellement, de connaître les pratiques du management des ressources humaines
ainsi que les travaux académiques s’y référant ; mais cela ne saurait suffire :
5
Maître de Conférences à l’ESM-IAE de Metz, Université de Lorraine. Chercheur au CEREFIGE, EA
3942, IPEFAM, 1 rue Augustin Fresnel, BP 15100, 57073 Metz Cedex 3, 03 87 37 84 45,
[email protected].
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LA CÉCITÉ ORGANISATIONNELLE
INHÉRENTE À L’ESSENCE
DU MANAGEMENT
Des techniques de recrutement pour organisations terroristes…
Mathieu Guigère, agrégé d’arabe et directeur de
recherches à l’École spéciale militaire de SaintCyr, et Nicole Morgan, philosophe et professeur
au Collège militaire royal du Canada, ont mené
une enquête sur les principaux sites Web
jihadistes et ont réalisé qu’un certain nombre de
documents étaient recommandés aux candidats
désireux de rejoindre les rangs d’Al-Qaïda. Ce
sont précisément une sélection de ces « épîtres »
qui forment le contenu de leur ouvrage Le manuel
de recrutement d’Al-Qaïda paru en 2007. Les
quatre premiers textes s’adressent à l’ensemble
des candidats, alors que les trois suivants se
concentrent sur une cible bien particulière :
femmes, étudiants et kamikazes. Nous y
apprenons en outre que les recruteurs de
l’organisation réticulaire terroriste pratiquent une segmentation du marché des
recrues qu’ils classent en trois groupes : les « exaltés » à la recherche d’aventure, les
« fugitifs » dont les aspirations existentielles sont déçues par la réalité, et les
« transfuges » ayant déjà expérimentés en vain d’autres modes de contestation.
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parodiant le philosophe Martin Heidegger (« La question de la technique »), nous
pouvons en effet affirmer que « l’essence du management n’est pas le
management ». C’est ici que la philosophie entre en scène et offre ses inestimables
services, comme méthode d’interrogation du management et cheminement (en grec :
meta odos, c’est-à-dire méthode) vers son essence.
Afin de se défaire de ce réflexe visant à questionner le management à partir de luimême, et de sortir de l’ornière de l’impossible fondation autoréférentielle, le texte
débute par la présentation des pratiques de GRH dans des organisations
singulières et extrêmes : la nébuleuse réticulaire Al-Qaïda et les camps nazis.
Pourquoi ce choix que d’aucuns jugeront déplacé, provocateur voire insensé ? La
confrontation du chercheur en sciences de gestion à la réalité organisationnelle et
managériale des terroristes et des nazis assure, pour peu qu’il fasse fi des lieux
communs – notamment moraux – de la discipline, une autre perspective sur
l’essence des organisations. C’est ainsi qu’en partant de ces cas particuliers, et en
nous appuyant sur les travaux du philosophe Giorgio Agamben, nous proposerons
une définition du management comme gouvernement de l’exception permanente
puis illustrerons cette thèse en la mettant en lien avec des pratiques actuelles de
management et de GRH.
La cinquième épître, « Épître aux femmes. Le rôle des femmes dans le combat des
ennemis », commence ainsi : « Honorable sœur / Tu as un rôle important et crucial
à assumer » (p.175). L’auteur place les femmes devant leurs responsabilités, et les
invite à surmonter leur ambigüité car elles peuvent être « un obstacle ou un
catalyseur du Jihad » (p.177). Affirmant tout d’abord, Coran à l’appui, que la
femme est l’un des obstacles au Jihad, il considère dans un second temps qu’elle
« constitue l’un des facteurs essentiels qui peuvent aider à la victoire de l’Islam »
(p.179). A quelles conditions, alors ? A condition de suivre les femmes exemplaires
dont quelques indications biographies sont données : ces héroïnes ont réussi à
s’élever au-dessus de la mode, des parures et des choses licencieuses pour se
consacrer corps et âme à la Cause, à l’édifice de la Nation, non pas dans l’action,
mais dans le soutien aux hommes.
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Toutes les épîtres sont construites sur le même modèle, selon les mêmes lois
structurales : à la prière et à l’exposé dogmatique succèdent les « Leçons à tirer »
puis un court résumé intitulé « En guise de conclusion ». Parcourons rapidement
deux épîtres afin de mieux appréhender ce que peut être une technique de GRH – en
l’occurrence, le recrutement – au sein d’une organisation terroriste : choisissons la
première épître, la plus générale, et la cinquième consacrée à la cible des femmes.
« Ainsi nous voyons le Jihad et nous le voulons » : tel est le titre du premier texte
dans lequel les auteurs lancent un appel explicite à la guerre sainte. L’auteur relate la
situation contemporaine de la Nation musulmane dans le monde, tout en proposant
une relecture de l’histoire qui justifie ses prises de position. Il fait ainsi état de la
situation d’inféodation à l’Occident, et situe la domination non seulement sur le plan
économique mais également culturel : « Ils veulent par là remodeler nos esprits
pour rendre acceptable chez nous le mode de vie occidental. Ils appellent la
décadence, la corruption et le vice : civilisation, liberté et démocratie » (p.37). Une
fois le joug matérialiste dénoncé, l’auteur en revient aux fondamentaux, précise la
localisation de la Terre Sainte : la péninsule Arabe, et rend grâce aux efforts des
Moudjahidines. Que faut-il en conclure ? « Nous devons, en effet, sacrifier nos vies
et verser notre sang pour l’amour d’Allah, en espérant que nos enfants connaîtront
un avenir islamique régi par le Coran et non par la Constitution » (p.39).
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Fabrice d’Almeida, Professeur à l’Université PanthéonAssas (Paris II), publie en 2011 un ouvrage d’histoire
qui devrait interpeller la communauté des chercheurs en
sciences de gestion : Ressources inhumaines. Les
gardiens de camp de concentration et leurs loisirs.
L’angle d’attaque de l’auteur est le suivant, qui déplace
la problématique « classique » de l’historien face à
l’analyse des camps : il ne s’agit plus de faire le bilan
de l’horreur ni d’en recueillir les témoignages ou d’en
comprendre les causes politiques ou idéologiques, mais
d’en faire ressortir les conditions de possibilités
fonctionnelles ; c’est pourquoi l’historien a choisi de
« regarder ces hommes et ces femmes, les gardiens des
camps, sous l’angle de la gestion du temps de travail,
du plaisir et de l’économie du loisir » (p.13). Il
considère les camps comme des organisations.
Tout d’abord, l’auteur précise que les camps ne sont pas des lieux coupés de
l’extérieur : au contraire, ils évoluent dans un environnement composé d’un
ensemble de parties prenantes : la police, le parti, la SS mais aussi les postiers, les
cheminots, les pompiers et les militaires, sans oublier l’ensemble des entreprises qui
profitent de la main d’œuvre parquée dans les camps. En outre, et contrairement à
une idée reçue, la mission des camps a évolué au fur et à mesure : « Tour à tour, les
camps prennent ainsi le visage de lieu d’éloignement, de terrain de répression,
d’espace d’urbanisation, de pôle de main d’œuvre, de site de production
industrielle, de centre d’extermination, d’unité de recyclage…Chaque mutation
entraîne une mutation du tissu gestionnaire de l’organisation. Prioritairement tenu
par des militaires ou des hommes issus des forces de l’ordre, l’espace
concentrationnaire finit par être le territoire des économistes et des spécialistes de
la production. Ils exigent du personnel de surveillance, son adaptation à chaque
étape, et lui proposent, en bons managers, des formations » (p.15, nous soulignons).
Ainsi, les directeurs de camp sont en charge de la formation des gardiens et
organisent des conférences ou des séminaires destinés à transmettre des analyses de
situation, des méthodes ou encore des contenus de doctrine. Enfin, pour clore ce
volet « changement-gestion des compétences-formation-gestion des carrières »,
chaque promotion au rang de sous-officier se traduit par un cursus dans des écoles
crées par Himmler, avec un suivi scrupuleux des stagiaires.
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… Aux pratiques de GRH pour gardiens de camps de concentration
Premiers enseignements
Que penser de ces exemples ? Sont-ils à ignorer et à cacher instamment, telle la
poussière, sous le tapis ? Ou au contraire, faut-il, en tant que chercheurs ès sciences
des organisations, prendre en charge la pensée de ces deux récits de GRH en
situations politiques et morales extrêmes ? Mais pouvons-nous tout d’abord dire
qu’Al-Qaïda et le camp nazi sont des organisations ? Ne serait-ce pas plutôt un effet
psychologique de projection qui nous pousse à y voir du management et des
pratiques de GRH ? Relisons brièvement nos deux récits.
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Mais la question de la motivation au travail hante également Himmler, qui prend en
compte les deux phénomènes psychologiques suivants : d’une part, il souhaite éviter
l’ennui des gardiens de camp de concentration, un travail par trop répétitif pouvant
conduire à une démobilisation qui conduirait à des résultats contraires à ceux
escomptés ; d’autre part, la nature du métier, et
plus précisément la fonction d’extermination de
masse des camps, a un impact psychologique fort,
même sur les personnels les plus cruels : il faut
donc mettre en place des dispositifs de « recharge
des batteries » psychiques. Comme le dit Fabrice
d’Almeida, « le loisir devient le temps de
régénération, celui grâce auquel un individu
trouve les ressources pour effectuer sa tâche avec
une meilleure acuité » (p.21) ; et l’historien de
mettre cela en rapport avec l’impact grandissant de
la psychologie dans les organisations à partir de la
fin du 19e siècle, et plus encore dans les années
1930.
C’est ainsi que l’organisme Kraft durch Freude
(traduction : La force par la joie), sous la houlette
de Robert Ley, prend en charge la question du travail qui est à l’origine de
l’introduction de l’amélioration des conditions de vie et de travail, ainsi que des
loisirs, dans les camps : cantines, infirmeries, concerts, sports, organisation de
voyages pour les vacances, etc. font leur entrée dans la vie des gardiens.
Le projet de Himmler est si réfléchi, et si systématique, qu’en 1940, il soumet les
gardiens et les personnels des camps à un questionnaire comportant 6 questions
ayant toutes trait aux conditions de travail, à l’accès aux loisirs et à la culture, à la
distribution des Lettres de soldat (« journal interne »), à la satisfaction eu égard aux
formations reçues. Il contient même en dernier lieu une question ouverte recueillant
les souhaits et les préconisations d’amélioration en matière de formation.
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Le premier trait frappant est la facilité avec laquelle les termes techniques du
management s’appliquent aux deux cas. Les auteurs des épîtres définissent la
mission et l’identité d’Al-Qaïda, proposent une étude de leur environnement, y
positionne le réseau et élaborent une stratégie : c’est pourquoi ils recherchent des
compétences précises, correspondant à des rôles, des fonctions et des activités
clairement définis (à l’instar d’une fiche de poste), et mettent au point une stratégie
de recrutement différenciée en fonction du segment ciblé, n’oubliant pas la
démarche de séduction propre au marketing (cf. le
rôle actuel du storytelling).
Ces parallèles sont encore plus flagrants dans le
cas du camp national-socialiste. Fabrice d’Almeida
montre, à partir des documents d’époque,
qu’Himmler était à l’origine d’une véritable
politique de ressources humaines (alors même que
l’expression « Gestion des Ressources Humaines »
n’était pas encore en vigueur) comprenant les
questions du changement, de la motivation, des
conditions de travail, du bien-être, de la formation,
de la gestion des carrières, etc. L’historien n’hésite
pas à intituler l’une des sous-parties du chapitre III
(« Le bien-être selon Himmler ») « Himmler en
directeur des ressources humaines ». Au-delà de
l’anachronisme, ce titre reflète l’intérêt voire l’admiration du haut dignitaire du IIIe
Reich pour le monde de l’entreprise et de l’industrie : « Himmler ne s’en tient pas à
des conceptions théoriques. Son parcours de petit patron et d’exploitant agricole l’a
rendu familier des pratiques entrepreneuriales. Il fréquente aussi les dirigeants
d’entreprise qui se rapprochent du parti à la fin des années 1920. Comme
responsable de fait de la propagande du NSDAP, à partir de 1926, il s’initie à la
bureaucratie de parti et se convainc que les questions d’organisation sont essentielles
pour pousser les hommes à l’action. Il découvre l’efficacité de la publicité et les
techniques de mobilisation afin de remplir les salles où Hitler se produit. […] Entre
bureaucratie et attention portée aux motivations de ses subordonnés, Himmler
entrevoit des méthodes de gestion des ressources humaines riches de potentialités
pour l’avenir » (d’Almeida, 2011, p.25-26).
Ces quelques éléments montrent qu’il n’y a pas d’anachronisme, cette faute
épistémologique majeure selon l’historien Lucien Febvre, à considérer le camp
comme une organisation. Le camp est contemporain de l’usine, du taylorisme (dont
Lénine a été l’importateur en Russie, à travers la NEP) et des premières recherches
de l’école des relations humaines. Allons même jusqu’à dire, en écartant ici tout
jugement moral et politique et en considérant le seul plan fonctionnel, que nous
trouvons la GRH d’Himmler bien moderne, comme en témoigne la prise en compte
des questions si actuelles des risques psycho-sociaux et du bien-être au travail. De
Du camp comme nomos biopolitique du monde moderne
« Le camp en tant que localisation disloquante est la matrice cachée de la politique
où nous vivons encore et que nous devons apprendre à connaître, à travers toutes ses
métamorphoses, dans les zones d’attente de nos aéroports comme dans certaines
périphéries de nos villes. Il est ce quatrième élément qui vient s’ajouter, en la
brisant, à l’ancienne trinité État – nation (naissance) – territoire […]. Le camp, qui
s’est désormais solidement implanté [dans la Cité] est le nouveau nomos
biopolitique de la planète » (Agamben, 1997, p.189-190). Voici la thèse du
philosophe italien contemporain Giorgio Agamben : à travers le camp, que l’auteur
compare à d’autres lieux comme les zones d’attente des aéroports ou encore les
zones franches urbaines (ZFU), se réalise le projet politique moderne du biopouvoir,
c’est-à-dire de l’exercice du pouvoir sur la vie nue et la généralisation de l’état
d’exception. Explicitons donc tous ces concepts qu’Agamben mobilise – biopouvoir,
vie nue, état d’exception – afin de saisir l’enjeu philosophique du camp comme
organisation.
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même qu’Al-Qaïda représente un modèle du genre pour les organisations secrètes
et/ou réticulaires qui prennent la planète pour théâtre d’opérations.
Ainsi, ces deux exemples permettent de tirer les premiers enseignements suivants :
1) le management n’est pas le propre du système capitaliste (sauf à adopter une
lecture marxiste surannée faisant du nazisme et du terrorisme des émanations
directes du capitalisme) ;
2) le management des ressources humaines existe dans toutes les organisations
(selon différentes modalités, en fonction de facteurs de contingence : Pichaut et
Nizet, 2000), il s’inscrit dans une rationalité de moyens à fins tout en étant
parfaitement indifférent à la nature et au contenu des finalités poursuivies (même s’il
est nécessaire qu’une finalité soit posée pour que l’exercice du management soit
possible). Ceci rendant compte de la présence de la GRH dans les entreprises
classiques, les ONG, les administrations, les gouvernements, les collectivités
territoriales, les camps, les réseaux terroristes, les associations sportives et
culturelles, etc. ;
3) Ce simple constat, phénoménologique, met à mal et vient frontalement
questionner les entreprises contemporaines de légitimation morale du management
(éthique des affaires, responsabilité sociale des entreprises, gouvernance…). La
technologie est en effet moralement neutre, et le management déploie ses dispositifs
en vue d’atteindre un but, quel qu’il soit ;
4) Nous avons désormais à prendre en charge la pensée du camp et du réseau
terroriste comme organisations afin de se confronter aux non-dits, aux implicites et
aux impensés du management en général, et de la GRH en particulier.
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Agamben propose un déplacement de la problématique du biopouvoir telle qu’elle a
été formulée par Michel Foucault (pour une analyse détaillée de ce déplacement et
de son impact sur la compréhension du management et des organisations: Ek et al.,
2007 ; Rappin, 2012a). Là où le philosophe français faisait état d’une irréductibilité
foncière entre les trois modalités d’exercice du pouvoir (souveraineté, pouvoir
disciplinaire, biopolitique), là où il plaidait en faveur de l’incompatibilité et de la
discontinuité, le second envisage le rapport de la souveraineté à la vie, allant jusqu’à
voir dans cette seconde le fondement ultime et secret de la première : « La présente
recherche concerne ce point de jonction caché entre le modèle juridico-institutionnel
et le modèle biopolitique du pouvoir. L’un des résultats auxquels elle est parvenue
est précisément le constat que les deux analyses ne peuvent être séparées, et que
l’implication de la vie nue dans la sphère politique constitue le noyau originaire –
quoique occulté – du pouvoir souverain. On peut dire en fait
que la production d’un corps biopolitique est l’acte
originaire du pouvoir souverain » (G. Agamben, 1997,
p.14).
Le philosophe italien retourne alors chez Aristote, qui
assure le départ entre le bios, le mode de vie politique, et la
zoé, la vie naturelle, cette seconde se trouvant exclue
d’emblée de la cité : la vie politique se fonde et se constitue
dès son coup d’envoi grec par l’inclusion d’une exclusion,
la souveraineté repose dès le départ et constitutivement sur
l’exception et la relation de ban. Ce que M. Foucault (2001,
«La vérité et les formes juridiques », p.1482) pensait être le
propre de la séquestration du 19ème siècle, en opposition à la
réclusion du 18ème : « Il s’agit donc d’une inclusion par
exclusion. Voilà pourquoi j’opposerai la réclusion à la séquestration ; la réclusion du
XVIIIe siècle, qui a pour fonction essentielle l’exclusion des marginaux ou le
renforcement de la marginalité, et la séquestration du XIXe siècle, qui a pour
fonction l’inclusion et la normalisation. », G. Agamben l’étend à l’ensemble de la
philosophie politique occidentale. Le philosophe italien s’appuie alors sur une figure
énigmatique que l’on rencontre dans le droit romain, celle de l’Homo sacer, cet
homme jugé pour crime qu’il est impossible de sacrifier mais dont l’assassin ne sera
pas condamné pour homicide : « L’Homo sacer présenterait la figure originaire de la
vie prise dans le ban souverain et garderait ainsi la mémoire de l’exclusion
originaire à travers laquelle s’est formée la dimension politique. L’espace politique
de la souveraineté se serait alors constitué à travers une double exception, telle une
excroissance du profane dans le religieux et du religieux dans le profane qui dessine
une zone d’indifférence entre le sacrifice et l’homicide. On dira souveraine la
sphère dans laquelle on peut tuer sans commettre d’homicide et sans célébrer de
sacrifice ; et sacrée, c’est-à-dire exposée au meurtre et insacrifiable, la vie qui a été
capturée dans cette sphère » (G. Agamben, 1997, p.93). Le ban est la prérogative du
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souverain à l’origine de l’état d’exception comme structure d’inclusion par
l’exclusion, le banni se trouvant sous le coup de l’arbitraire souverain tout en étant
a-ban-donné par la loi : il se trouve en un seuil où vie et droit se confondent, où
intérieur et extérieur entrent en une zone d’indistinction et d’indétermination, en un
endroit où il n’existe plus de hors-la-loi, la loi se maintenant dans sa propre
privation, s’appliquant dans sa non-application : « la vie nue est ce qui est banni au
double sens de ce qui est exclu de la communauté, mis au ban, mais qui est de cette
manière mis sous l’enseigne du souverain » (Katia
Genel, 2004, p.7)
La vie nue deviendra paradoxalement, avec
l’avènement de la modernité, la forme de vie
dominante en fusionnant avec l’espace politique luimême : bios et zoé entrent dans une zone
d’indifférenciation qui explique précisément la
montée en puissance du biopouvoir à partir des 17e
et 18e siècles. Mais dire que « la vie nue se libère »,
c’est affirmer dans le même temps que nos sociétés
modernes ont fait de l’exception une règle : « Dès
lors, la création volontaire d’un état d’urgence
permanent (même s’il n’est pas déclaré au sens
technique) est devenue l’une des pratiques
essentielles des États contemporains, y compris ceux
que l’on appelle démocratiques » (G. Agamben,
2003, p.11). Or, l’état d’exception accède à sa pleine
réalisation dans l’espace des camps de concentration : « Le camp est l’espace qui
s’ouvre lorsque l’état d’exception commence à devenir la règle » (G. Agamben,
1997, p.182). En effet, dans le camp, la vie nue est totalement soumise au pouvoir de
la souveraineté : dépouillés de tout statut politique, les prisonniers sont
intégralement réduits à la vie nue, et sans possibilité de recours à une quelconque
médiation. Lieu de l’indistinction de la norme et de la vie, espace de
l’indifférenciation du droit et du fait, le camp signifie l’impossibilité de la
distinction entre bios et zoe, entre le sujet politique et l’être vivant. C’est pourquoi,
aux yeux du philosophe italien, toute biopolitique est potentiellement une
thanatopolitique caractérisée par la violence. Mais G. Agamben poursuit et pousse la
logique jusqu’à son terme : loin d’assigner au camp le simple rôle d’exemple
historique dans l’économie de son argumentation, il le propulse au rang de matrice
de l’espace politique moderne, au rang de « nouveau nomos biopolitique de la
planète ». Pour le philosophe, le camp renvoie à un ensemble de situations dans
lesquelles la vie nue se confond avec l’espace politique, et qualifie par voie de
conséquences à la fois le totalitarisme marqué par le rapport direct du pouvoir à la
vie et la « démocratie gouvernementale » caractérisée par la consommation et
l’hédonisme.
Le management des ressources humaines comme gouvernement de l’exception
permanente
Les catégories du management permettent de rendre compte des logiques
fonctionnelles du réseau terroriste et du camp : ces derniers sont des organisations.
Toutefois, elles offrent cet insigne privilège de ménager un accès vers la pensée du
management et de la société d’organisations, en ce qu’elles ne sont pas des voies
obstruées par l’objectivation méthodologique (Gadamer, 1996), de natures
quantitative et qualitative, à l’œuvre dans les sciences de gestion (au sujet de la
« dérive méthodologique » : Verstraete, 2007). Ce chemin nous mène à la thèse
suivante, résultant d’un travail d’interprétation des œuvres de Michel Foucault et
Giorgio Agamben : le management est le gouvernement de l’exception permanente.
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On se doute des réactions qu’ont pu susciter les réflexions de G. Agamben :
indignation moralisatrice chez les uns, mise en évidence du réductionnisme, de
l’assimilation irraisonnée et de la suppression de la diversité des techniques de
gouvernement (jouer M. Foucault contre G. Agamben) pour les autres : « Par cette
méthode d’assimilation entre pouvoir souverain, pouvoir des SS et pouvoir médical,
et par l’usage du camp comme figure générale, et en ce sens imprécise dégageant la
structure commune d’évènements et de réalités distinctes (camps de concentration,
d’extermination, d’internement, zone d’attente des aéroports, camps de réfugiés), ces
évènements ne sont plus suffisamment analysés de manière locale. Le transfert de
l’analyse du camp à une figuration de l’espace politique fait apparaître un paradigme
réducteur » (K. Genel, 2004, p.17). L’argument s’effondre, et l’on préserve le cœur
et la radicalité de la philosophie politique de G. Agamben, pour peu que l’on opère
un déplacement, dont il faudra au-delà de notre contribution analyser les
répercussions pour les sciences de gestion, et que l’on considère les camps de
concentration, les zones d’attente d’aéroports et les camps de réfugiés comme des
cas – paroxystiques, certes, dans la généralisation violente de l’état d’exception, et
de ce fait plus visibles et plus aisément détectables – d’organisations modernes et si
nous prenons le soin de replacer celles-ci dans le cadre d’une société
d’organisations : car le « nouveau nomos biopolitique moderne » n’est pas le camp
en particulier, mais l’organisation en général : voilà pourquoi nous pouvons avancer
la définition du management des ressources humaines comme gouvernement de
l’exception permanente. Aussi ne faudrait-il pas attribuer un sens qu’ils n’ont pas à
nos propos ; prenons le temps de bien cerner la nature de notre thèse : car celle-ci ne
relève pas de la généalogie et de l’histoire des organisations – il aurait alors fallu
avec Jacques Le Goff et Georges Duby s’appesantir sur la révolution du temps qui
s’est opérée dans les monastères – mais révèle la dimension onto-politique de notre
époque dont l’accès nous a été ménagé par l’analyse philosophique des camps
d’Agamben. Tirons-en les conséquences.
Donnons tout d’abord une définition générique de cette pratique : il s’agit de
l’accompagnement, par un tiers dénommé le coach, d’une personne en vue
d’atteindre les objectifs professionnels de cette dernière (Rappin, 2005). L’étude
bibliographique de Persson (2005, p.64) révèle que plusieurs « marqueurs »
sémantiques reviennent comme des leitmotivs dans la définition du coaching (à
savoir : « personne », « accompagnement », « entreprise » et « objectifs ») et
l’analyse des sites Internet des coachs et des fédérations par Fatien (2008) montre
que le coaching est principalement considéré comme une pratique d’adaptation au
contexte. Enfin, si l’on relève une diversité de perspectives théoriques sur le
coaching (gestionnaire, psychosociologique, sociologique, anthropologique et
philosophique selon Persson, Rappin et Richez, 2011), cette pratique trouve bel et
bien ses racines dans les pratiques psychocorporelles du Mouvement du Potentiel
Humain et du New Age (Briffault et Champion, 2005 ; Rappin, 2011) ainsi que dans
la cybernétique humaine développée par l’école de Palo Alto (Rappin, 2012b), ces
racines mettant en évidence le constructivisme radical à l’œuvre dans cette pratique
d’accompagnement, et la désubstantialisation du sujet qui s’ensuit.
Mais comment comprendre le coaching, en lui donnant un sens plutôt qu’en
l’objectivant par l’arsenal des méthodologies scientifiques ? Appuyons-nous sur les
développements philosophiques présentés ci-dessus. Le coaching illustre la relation
de ban entre l’employé coaché et son employeur. En effet, dans cette relation
d’accompagnement, le coaché se trouve à la fois exclus de l’organisation, en ce sens
qu’il a-ban-donne sa mission pour se consacrer à l’accompagnement, mais en même
temps soumis par les objectifs assignés par le prescripteur et qui se trouvent codifiés
dans le contrat tripartite (coach-coaché-organisation). Le coaching est une situation
d’exception, c’est-à-dire d’inclusion par exclusion pour reprendre l’expression
foucaldienne, par laquelle l’organisation capture la subjectivité de l’individu par
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Revenons alors au sein du champ disciplinaire du management et de la GRH, et
observons comment une pratique contemporaine, le coaching, s’éclaire d’un
nouveau jour à la lueur de notre cheminement philosophique. Précisons également
que, malgré la présente focalisation sur l’accompagnement, l’ensemble des pratiques
managériales se trouve concerné par nos développements : le changement,
l’amélioration continue, l’apprentissage et plus particulièrement l’apprentissage en
double boucle (« apprendre à apprendre »), l’innovation, les structures organiques
du type matriciel ou réticulaire, la gestion des compétences, l’évaluation, la
formation, la mobilité, etc. renvoient à ce lieu commun de l’adaptation au contexte
concurrentiel, un lieu commun qui fédère la communauté des chercheurs et des
managers, mais qui occulte une réalité onto-politique : le gouvernement de
l’exception permanente, c’est-à-dire l’état d’urgence quotidien qui régit les
organisations. La flexibilisation exigée de l’être humain (mobilité, apprentissage
permanent, organisation du travail, etc.) n’est qu’une conséquence technique de
l’exception érigée en règle. Mais venons-en au coaching.
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l’intermédiaire d’une tierce personne, le coach qui dispose d’une palette d’outils de
construction de soi (pour une synthèse de ces techniques : voir Angel et Amar,
2005) touchant l’ensemble des dimensions du sujet (Rappin, 2012c).
Certes, le contrat stipule les objectifs à atteindre et ces derniers maintiennent la
présence de l’organisation dans le coaching dans une microphysique du pouvoir
(Pezet, 2007). Mais l’atteinte des objectifs n’est pas la finalité ultime du coaching :
celle-ci se définit plus largement par le devenir-autonome du coaché. Mais comment
doit-on comprendre l’autonomie dans ce processus d’accompagnement ? Doit-on y
voir la fidélité au projet des Lumières et au sapere aude de Kant ? Telle n’est pas
notre interprétation : la définition du concept d’autonomie ne saurait s’extraire de
son contexte, ici du coaching et de son histoire, sous peine de tomber dans une
logorrhée abstraite et déconnectée de la réalité. La généalogie cybernétique du
coaching, son processus (effet miroir, reformulation) et ses techniques (PNL, AT,
techniques psychocorporelles, etc.) permettent de définir l’autonomie non plus
comme la capacité de poser ses propres lois, mais comme un processus d’autoprogrammation et d’auto-adaptation permanentes fondé sur la transparence (Rappin,
2006). La finalité du coaching n’est pas d’atteindre les objectifs particuliers (stipulés
dans le contrat) mais l’apprentissage, par le travail sur soi, d’une méthode d’atteinte
des objectifs en général : il s’agit bien d’apprendre à apprendre, processus dont la
finalité est l’incessante adaptation au changement et la condition la perpétuelle
reprogrammation de soi. Le constructivisme radical mis en évidence dans la
généalogie du coaching est ainsi parfaitement cohérent : tout élément de
substantialité doit être évacué du sujet, faute de quoi le processus d’adaptation par la
reconfiguration de soi deviendrait tout à fait impossible. L’exception permanente se
perpétue dans un monde intégralement « liquide » pour reprendre l’expression
adaptée de Zygmunt Bauman, et le constructivisme du coaching a bien pour finalité
d’éradiquer tout élément solide, en fait, tout ce qui a trait à l’identité et à la stabilité.
Il existe ainsi une différence fondamentale entre les dispositifs de subjectivation du
capitalisme industriel et ceux propres à l’ère de la connaissance : alors que les
premiers étaient à l’origine de la production de sujets, production parfois incontrôlée
d’ailleurs, les seconds n’engendrent que des processus de désubjectivation, ou, plus
précisément, établissent une indifférence voire une réciprocité ou encore une
équivalence entre subjectivation et désubjectivation : « Un moment de
désubjectivation était bien enveloppé dans tout processus de subjectivation et le Moi
de la pénitence [dans le cadre de la confession] ne se constituait effectivement qu’en
se niant ; mais aujourd’hui, processus de subjectivation et processus de
désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférents et ne donnent plus
lieu à la recomposition d’un nouveau sujet, sinon sous une forme larvée, et pour
ainsi dire, spectrale » (G. Agamben, 2007, p.44). L’être-au-monde du coaché, dont
l’identité est réduite à un jeu de déconstruction-reconstruction ou de
déprogrammation-reprogrammation (pour reprendre les termes de la PNL), une
identité, en d’autres termes, toujours reconfigurable selon les désirs de l’individu ou
La fin de l’Institution et le triomphe de l’organisation
Le camp, comme espace d’emprise intégrale de la souveraineté sur la vie nue,
cristallise l’essence de l’organisation : toute organisation ne constitue bien sûr pas
un camp, aux sens physique et moral de la comparaison ; mais elle mobilise les
mêmes fondements ontopolitiques – l’exception permanente – et s’appuie sur le
même fonctionnalisme du contrôle, issu de la cybernétique et de ses excroissances,
et caractérisées par la logique de réadaptation incessante des moyens aux fins par le
biais de l’évaluation des résultats.
La société d’organisations, soulignée, entre autres auteurs, par Pfeffer et Mintzberg,
reste un impensé. Pourquoi ? Précisément parce que si le constat légitime
l’entreprise des sciences de gestion d’explorer et de prescrire le « fonctionnement »
des organisations, il détourne dans le même temps l’attention des scientifiques qui
omettent de penser le constat lui-même. Qu’il y ait des organisations, qu’il y ait
toujours plus d’organisations, qu’il n’y ait presque plus que des organisations sur
notre planète, voilà tout de même une situation inédite de l’humanité qui peut
engager certains chercheurs sur une autre voie que celle de la recherche d’efficacité.
Les exemples du terrorisme et des camps, la philosophie politique de Giorgio
Agamben et son interprétation vers l’organisation comme « nouveau nomos
biopolitique », ménagent précisément un accès à la pensée du management dans la
société d’organisations. Ils autorisent la saisie intellectuelle d’une forme unique
d’exercice du pouvoir, et d’une nouvelle perception de son histoire occidentale : car
la souveraineté, en quelque sorte suicidaire, disparaît de son propre fruit, la vie nue,
qui agit comme un virus dont l’incubation a commencé dès l’Antiquité mais dont la
pleine manifestation se révèle enfin aujourd’hui. Se fondant sur le privilège de la
décision de l’exception (cf. la célèbre définition de Carl Schmitt dans sa Théologie
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les impératifs du contexte, cet être-au-monde est celui du bloom : « Le Bloom
apparaît inséparablement comme produit et cause de la liquidation de tout ethos
substantiel, sous l’effet de l’irruption de la marchandise dans l’ensemble des
rapports humains. Il est donc lui-même l’homme sans substantialité, l’homme
devenu réellement abstrait, pour avoir été effectivement coupé de tout milieu,
dépossédé de toute appartenance puis jeté dans l’errance » (Tiqqun, 2000, p.48-49).
Faut-il rappeler, avec Heidegger, que le sujet est substance, et donc que l’individu
sans substance, le Bloom, est désubjectivé, qu’il est irrémédiablement un insujet
« qui a pris le sentiment d’être chez soi dans l’exil » et « qui s’est enraciné dans
l’absence de lieu » (Tiqqun, 2000, p.50). Et le Bloom se gère d’autant mieux qu’il
adopte « le fondamentalisme de notre époque : la revendication de l’autofondation »
(Legendre, 2005, p.116), en d’autres termes, qu’il devient abstrait et dépourvu de
toutes qualités concrètes et existentielles qui pourraient être porteuses de
résistances face au biopouvoir contemporain, et constituer la seule possibilité
d’exception à l’exception permanente.
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Politique), elle s’accomplit et s’effondre dans le même geste quand l’exception
devient permanente : c’est justement l’argument qu’opposait Walter Benjamin
(2009) à la définition de la souveraineté du grand juriste allemand dans l’Origine du
drame baroque allemand.
Voici alors qu’une nouvelle voie se dessine vers la prise en compte du processus de
« désinstitutionalisation des institutions / institutionnalisation des organisations qui
n’aboutit pas à de nouvelles institutions » (Pesqueux, 2007, p.9). Car le couple
institution/organisation est l’équivalent structural social du couple politique
souveraineté/gouvernement. L’étymologie est ici précieuse pour comprendre ce qui
sépare fondamentalement l’institution de l’organisation : la racine indo-européenne
« st- », qui désigne notamment le mât du bateau, a trait à la verticalité qui assure la
stabilité ; on la retrouve dans les mots suivants : stabilité, institution, instituer,
instituteur, constitution, état (state), statut, stature, to stand, stehen, etc. De son côté,
organisation provient du latin organum et du grec organon qui signifient
« l’instrument, l’outil, le moyen » : la rationalité moyen-fin est donc à la base même
de la logique organisationnelle. Alors que l’institution se pose comme tiers et
garantit un monde commun, l’organisation ne se préoccupe que de son
fonctionnement, au détriment de toute extériorité fondatrice. D’où le primat de la
régulation, souligné par le même auteur, caractérisant le modèle organisationnel en
opposition avec le cadre légal-réglementaire défini par le juridisme souverain
(Pesqueux, 2012, p.160). La même logique est soulignée par Supiot (2005), qui,
dans la lignée de Pierre Legendre, analyse le passage de la réglementation à la
régulation à travers la procéduralisation du droit du travail : « L’idéal d’une société
capable de se réguler elle-même s’exprime enfin dans l’essor contemporain de la
négociation collective, et plus généralement dans la contractualisation des rapports
sociaux » (Supiot, 2005, p.200). D’où l’inflation des dispositifs de médiation et
d’accompagnement qui excluent toute verticalité et tout tiers au profit d’une
horizontalisation binaire des relations sociales. En d’autres termes, « la question du
pouvoir ne se pose plus en termes de gouvernement souverain, mais de gouvernance
efficace » (p.227).
Osons alors l’hypothèse suivante, qui rattache le management à l’histoire de la
philosophie politique : la machine bipolaire Règne/Gouvernement caractéristique de
la tradition politique occidentale selon la terminologie d’Agamben (2008, 2012),
l’ancrage du pouvoir à une Référence absolue se mettant en scène à travers le Texte
sans sujets pour reprendre les catégories de Legendre (1999, 2001), cet héritage
serait en passe de trouver sa fin, comme terme et comme accomplissement, dans le
management par une opération de substitution du gouvernement à la souveraineté et
de l’organisation à l’institution, mais surtout et plus fondamentalement de
transformation de la souveraineté en gouvernement et de l’institution en organisation
(cf. la Révision Générale des Politiques Publiques ainsi que la doctrine et les
pratiques du Nouveau Management Public). Ne négligeons pas alors de prendre en
regard le management des ressources humaines en ce que ce dernier, comme nous
avons tenté de le montrer pour le coaching, met en œuvre des dispositifs de
(dé)subjectivation, c’est-à-dire de (dé)construction du sujet, en symbiose avec cette
forme inédite de gouvernement qu’est l’exception permanente.
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