Essai sur la mode dans les sociétés modernes

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Essai sur la mode
dans les sociétés modernes
Sommaire
Avant-propos
7
Les frontières de la mode
9
Mode, culture et sociologie
21
Le beau, la mode et l’Art
25
Le corps augmenté, profane et irrationnel
33
L’enjeu du collectif
39
Le déséquilibre du monde
49
Les courants de fond
61
Les scénarios de vie
69
Langues et discours
79
Les temps de vie
97
L’affirmation provocante
103
Le primat du symbolique
109
Un cadre stable
119
Le système du luxe
145
L’état du monde
157
Un changement de paradigme
163
Un univers en expansion
179
Le rôle majeur des marques
191
Conclusion
217
Avant-propos
Cet ouvrage fait suite à une demande de réactualisation de
Mode, le monde en mouvement qui privilégiait un point de vue
pratique dans l’analyse des phénomènes de mode et décrivait
les mutations qui frappent les industries traditionnelles de ce
secteur, en particulier le textile et les accessoires. A cet objectif
initial s’est substitué le projet d’écrire un livre s’intéressant
plus directement aux ressorts sur lesquels se fonde la mode, à
ses continuités et ses ruptures, pour mieux comprendre le
nouveau cadre dans lequel elle se situe aujourd’hui.
Au travers des collaborations nouées avec les dirigeants
d’entreprises de mode et de biens de grande consommation,
ainsi que dans l’enseignement dispensé à l’Université de la
Mode, il m’est en effet apparu que certains fondamentaux
propres à la mode restaient souvent méconnus ou sous-estimés.
De fait, la plupart des notions sur lesquelles repose la mode
sont ambiguës. Elles se réfèrent à des données humaines ou
sociales qui mettent en jeu la structure du psychisme humain,
l’économie, les formes du politique et les principes
d’organisation des sociétés. Cet ouvrage s’efforce de conduire
une réflexion à la croisée de ces différentes dimensions.
La mode et la sociologie entretiennent des rapports étroits. Ce
livre propose d’adopter ce point de vue comme fil conducteur
pour les analyses qui y sont développées. Son propos central
porte sur les métamorphoses de la mode dans les sociétés
modernes, sur ses nouvelles dimensions et sur la place inédite
qu’elle occupe désormais. Pour mieux caractériser ses
évolutions récentes, il est apparu nécessaire de se référer aux
différents contextes historiques dans lesquels elle s’est
développée, en particulier dans les pays occidentaux.
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L’objectif poursuivi n’est pas de retracer les multiples
rebondissements qu’a pu connaître la mode, mais de disposer
d’un éclairage permettant d’identifier certains de ses
constituants essentiels, d’isoler ses invariants et de mettre en
perspective les mutations majeures survenues dans son histoire
récente.
Ce livre ne présente aucun caractère d’exhaustivité. Certains
aspects importants de la mode n’ont pas trouvé leur place dans
cet exposé limité. Ils en sont absents ou n’y sont évoqués que
de manière partielle. Les spécificités que revêt la mode selon
les classes d’âge, les influences réciproques dans lesquelles
s’inscrivent actuellement ses rapports avec le sport, les
paradigmes de consommation dans lesquels elle se déploie,
etc., auraient mérité une analyse approfondie. Il en est de
même pour les nouveaux enjeux pratiques du management des
marques et des entreprises de mode, qui feront l’objet d’un
prochain ouvrage.
Je souhaite enfin profiter de l’occasion qui m’est offerte pour
remercier les étudiants de l’aide qu’ils m’ont apportée. Leur
vivacité critique et l’originalité de leurs points de vue ont
soumis à une constante et constructive remise en cause les
principales réflexions de ce livre. Elles ont ainsi permis d’en
préciser la formulation tout autant que d’en enrichir le contenu.
Les frontières de la mode
« Pour eviter laquelle moquerie, les anciens
nous ont dit qu'il fault toujours vivre à la
mode du païs. »
P. Vienne, Philosophie de court (1548).
Dans la langue française, la mode a longtemps désigné
l’ensemble des manières, us et coutumes adoptés par une
population. Aux côtés des tenues, le terme englobait les
tournures de langage, l’étiquette, l’habitat, la cuisine ou le
maquillage du corps. La notion recouvrait la globalité des
pratiques dont la juxtaposition rendait compte des normes de
vie d’une société. Entre mode et mœurs, les frontières étaient
incertaines.
Dans son acception la plus courante, la mode est aujourd’hui
étroitement associée au prêt-à-porter. Sa périphérie s’étend au
champ des accessoires, parmi lesquels bijoux, sacs, lunettes ou
chaussures occupent une place importante. Mais son cœur
paraît indissociable de l’univers textile.
Dans ce cadre plus étroit que par le passé, l’idée de mode
renvoie spontanément à celle d’un changement rapide, parfois
proche de l’inconstance. Nous voyons dans son mouvement la
marque d’une certaine gratuité. Il nous paraît relever de
l’arbitraire ou de lois déconnectées du monde réel. Chaque
saison, le tourbillon des défilés des créateurs renforce cette
perception. Nous assimilons ainsi fréquemment la mode à une
entité dotée d’une vie propre. Elle nous semble obéir à une
logique autonome, distincte de son environnement.
Nous identifions enfin prioritairement la mode à un espace
d’expression de la singularité individuelle. Nous lui prêtons
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volontiers un goût prononcé pour la futilité et une aptitude à
développer chez tout un chacun une certaine frivolité.
En fait, chacune des idées que nous associons instinctivement à
la mode doit être relativisée. Bien qu’admises et répandues,
nos conceptions actuelles nous éloignent des traits les plus
distinctifs de la mode, des caractéristiques essentielles qui la
définissent et rendent compte de ses fonctions au sein de la
société. Quelques brefs rappels historiques peuvent nous
permettre de nous dégager du statut d’évidence que nous leur
prêtons souvent.
Si les phénomènes de mode ont existé de tout temps, le
vêtement ne s’est pas constamment trouvé au centre de leurs
manifestations. Il a au contraire pu figurer comme le garant des
usages.
Sur la totalité de l’histoire de Rome, la toge représenta une
pièce de garde robe immuable. Les sandales tinrent une place
si importante au sein de la cité que le port de toute autre
chaussure y fut interdit.
Après la chute de l’empire romain, Byzance se distingua par la
permanence et la rigidité de ses pratiques vestimentaires.
Pendant près de mille ans, celles-ci ne connurent pratiquement
aucune évolution.
La fonction institutionnelle du vêtement, témoin de la tradition,
a ainsi pu le tenir à l’écart des mouvements de mode.
Dans aucune période de l’histoire, les phénomènes de mode ne
semblent cependant avoir déserté la vie sociale. Appréciée à
l’aune de nos références actuelles, la mode vestimentaire a
joué un rôle plus que modeste dans la Grèce antique. L’intérêt
accordé aux poteries a en revanche représenté un véritable
phénomène de société.
La première moitié du Ve siècle avant J.-C., se caractérise par
l’éclosion d’une grande variété de styles. La renommée des
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créateurs, qu’ils soient peintres ou potiers, est élevée. Ils
signent leurs œuvres. Chacun développe un système de
représentations qui lui est propre.
Epiktetos décore coupes et plats de personnages isolés,
Euphrinos privilégie les scènes épiques, Hiéron s’ancre dans la
réalité quotidienne des rues d'Athènes, Brygos recherche l'effet
dramatique en illustrant des épisodes de la guerre de Troie.
La poterie de la Grèce du Ve siècle avant Jésus Christ, réunit la
plupart des caractéristiques des phénomènes de mode, tels
qu’ils se manifestent de nos jours.
Les créateurs étaient célèbres. Les consommateurs
recherchaient les marques reconnues que constituaient les
signatures apposées sur les objets. L’Histoire a gardé à ce sujet
la trace de véritables engouements collectifs.
La poterie appartient au registre du quotidien. L’Art mêlé aux
objets a été le fait d’artisans aussi bien que d’artistes. Une
grande variété de compositions a coexisté. Chacune à sa
manière a illustré les changements des goûts et de la
sensibilité. Le sens du beau a connu de profondes
modifications sur une échelle de temps courte.
Ce sont les mêmes traits distinctifs que nous prêtons
aujourd’hui à la mode vestimentaire, et ce désormais plus
volontiers qu’aux arts de la table ou aux vases décoratifs.
Les terrains propices au développement des modes ont ainsi
fluctué. Les objets de mode ont varié et se sont associés avec
plus ou moins de force à la vie de leur époque. Chacun a rendu
compte à sa manière des croyances et usages en vigueur.
L’importance toute particulière accordée aux cheveux et à la
barbe sous le règne de Clovis permet d’éclairer les différentes
facettes dans lesquelles se construit chaque objet de mode.
Après avoir envahi la Gaule, les francs renoncèrent à
l’habitude de se raser l’arrière du crâne. Alors que les Romains
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avaient porté les cheveux très courts, ils les laissèrent pousser,
en signe de puissance et de liberté.
Ils firent de la chevelure l’un des premiers attributs du statut
social1. La chevelure des grands du royaume s’étalait à
proportion de leur rang. Elle faisait avec la barbe l’objet de
soins constants. En signe de luxe et de distinction, les rois et
les princes les décoraient de rubans, les poudraient d’or ou
d’argent, les ornaient de perles et de pierreries.
Le cheveu se mit à tenir un rôle central. On jurait sur sa
chevelure comme on peut le faire sur son honneur. Une
marque de considération consistait à offrir l’un de ses cheveux
à celui qu’on saluait. La loi punissait toute atteinte portée à la
chevelure d’un homme libre. Poil arraché ou moustache tirée
formait un grave délit qui appelait de lourdes sanctions.
Réciproquement, la perte des cheveux figurait parmi les
punitions les plus sévères car elle était une marque d’infamie.
En ce temps où l’activité textile balbutiait, le poil tint lieu
d’attribut de mode essentiel2. C’est sur lui que dans leurs
représentations, les peintres et artistes de cette époque ont
reporté tous leurs soins, dans un détail bien supérieur à
l’attention portée à la retranscription des vêtements.
1
Les serfs étaient rasés. Le peuple ne l’était pas tout à fait. Les hommes
payant tribu bénéficiaient d’une relative liberté de longueur. Le clergé
formait un cas particulier. Une tonsure surmontait un cordon de cheveux
courts. Ce signe avait valeur de message. Il signifiait que l’homme d’église
avait volontairement renoncé aux symboles de la hiérarchie des hommes
pour se faire serf de Dieu.
2
Les bijoux en orfèvrerie occupèrent également une place importante. De
fines cloisons d’or et d’argent séparaient des compartiments où étaient
coulés des métaux précieux et des émaux, et où étaient incrustées des
pierres précieuses. Le travail des métaux représentait une activité
fondamentale dans la culture guerrière des populations germaniques.
Habiles forgerons, ils avaient développé un acier plus résistant que celui
des romains. Les bijoux en orfèvrerie constituaient ainsi naturellement un
prolongement de ce savoir-faire directement lié à l’expression de leur
puissance.
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La plupart des caractéristiques inhérentes à l’objet de mode se
trouvent ainsi illustrées. Ce dernier suppose l’existence d’un
cadre codifié permettant de mesurer sa valeur. Il ressort de
l’affirmation personnelle tout autant que de la loi collective. Il
se situe au centre des rapports interindividuels. Il porte la
marque du pouvoir et se réfère de manière manifeste à l’ordre
de la société. Il participe à la formation de l’identité collective.
De frontières, il a ainsi toujours beaucoup été question dans la
mode. Les invasions ont historiquement constitué une source
majeure d’évolutions vestimentaires. La confrontation
guerrière s’est souvent trouvée à l’origine de nombreux
mouvements de mode. Leur éclosion et leur propagation ont
cependant obéi à des logiques moins directes que la simple
adoption des pratiques du vainqueur par le vaincu. Une grande
variété de situations et de développements mettent en lumière
l’importance que l’homme a conférée à la mode. Il a en effet
constamment vu en elle un outil destiné à augmenter sa
perception du monde et à accroître la maîtrise de son
environnement.
Les croisades et la présence maure en Espagne modifièrent
profondément les usages vestimentaires en Europe. Les
chausses remplacèrent le pantalon, les habits s’ornèrent de
broderies, de pierreries et de fourrure. De nouvelles étoffes
firent leur apparition. L’influence des styles orientaux se fit
sentir dans toute la chrétienté.
Les Gaulois et les Bretons adoptèrent rapidement les tenues de
leur envahisseur romain.
Le pantalon était une pièce du costume barbare. Les guerres et
les contacts établis avec les tribus du Nord de l’Europe,
entraînèrent son introduction à Rome. Plus tard, ces mêmes
tribus, une fois victorieuses, renoncèrent à leur tenue pour
adopter les usages vestimentaires romains.
Au début du troisième siècle, Antonin, fils et successeur de
Sévère, s’éprit d’une tunique gauloise appelée caracalle. Il en
14 !""#$ "%& '# ()*+ *#," '+" ")-$./." ()*+&,+"
dota l’armée romaine puis entreprit d’en étendre l’usage aux
populations civiles. En 213, il en offrit par libéralité au peuple
lors de cérémonies célébrées à Rome en son honneur. Chacun
s’essaya au port de cette tunique désormais appelée
antonienne. La mode s’en étendit aux campagnes et aux
provinces. Le succès en fut si vif que l’empereur ne fut bientôt
plus surnommé, par dérision, que caracallus ou caracalla.
Il n’y a, on le voit, pas de règle qui régisse la diffusion de la
mode. Mouvement collectif et spontané, elle se situe en deçà
ou au-delà des convictions, idéaux rationnels ou systèmes de
valeurs. Elle parvient à s’imposer indépendamment des
clivages politiques, économiques ou religieux. Elle se propage
indifféremment entre les vainqueurs ou les vaincus. Les
populations s’en emparent ou s’en détournent quelle que soit la
volonté des puissants. Dans leur tentative de la contrôler, ces
derniers, à l’image d’Antonin, peuvent voir se retourner contre
eux ce qui semblait la marque de leur succès.
La rencontre de collectifs éloignés provoque l’irruption de
tensions dans leurs imaginaires. Les hommes sont frappés
d’étrangeté par leurs différences de perception du monde. Ils
comparent les aptitudes des groupes à penser, vivre et agir de
manière plus ou moins efficace dans leur environnement. La
tentation de se mettre dans la peau de l’autre est élevée.
Endosser ses forces, acquérir ses qualités ou tout simplement
changer de point de vue, voir le monde autrement, fait souvent
figure de nécessité.
Intuitivement, les peuples ont toujours senti le rôle particulier
que joue la mode, considérée dans son acception la plus large.
Ils ont perçu avec acuité l’interdépendance entre la capacité de
vie et d’action1 d’un groupe et la hiérarchie de ses systèmes de
représentation.
1
Des réflexes similaires sont toujours présents dans les évolutions de la
mode au sein des sociétés modernes. Dans la seconde moitié des années
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Dans leur désir de s’inventer une nouvelle vie, un nouveau
monde, ils se sont de tout temps intéressés aux ailleurs de leurs
voisins plus ou moins éloignés. C’est de ces ailleurs symboliques que la mode a avec constance tiré sa substance.
La différenciation des catégories de la mode est une entreprise
récente. Distinguer arts décoratifs, esthétique industrielle,
design, textile ou accessoires est une démarche engagée il y a
quelques dizaines d’années.
Ces distinctions sont utiles. Elles permettent d’approfondir les
réflexions et de mieux spécifier les nuances dans lesquelles se
construit la mode en fonction des différentes typologies de
produits et contextes de vie qui leur sont associés. Elles ne
doivent cependant pas faire perdre de vue que la mode puise sa
source dans les représentations symboliques qu’une
communauté humaine se forge dans l’adoption d’un rapport au
monde et aux autres.
En définitive, la mode est plus globale que nous ne nous la
représentons souvent. Elle reflète l’ensemble des choix de vie
d’une collectivité. Elle ne se limite pas au simple exposé de ces
choix collectifs. Elle en souligne et elle en met en valeur les
principaux piliers imaginaires. Elle porte une attention
particulière à ceux autour desquels se structure l’organisation
sociale. Elle est la manifestation sensible de l’ensemble de ces
repères indispensables aux sociétés humaines, indépendamment de leur durée et de leur variabilité.
1980, le Japon s’est trouvé au centre de l’actualité. Son développement
économique et la croissance de ses exportations étaient tels que les
économies occidentales ont craint de se trouver dépassées par « l’invasion »
de ses productions. Les sociétés occidentales se sont interrogées sur leur
devenir. Le modèle japonais a fait l’objet de multiples analyses. Les
méthodes d’organisation et de gestion qu’il avait développées ont
profondément influencé les entreprises du monde entier. Les créateurs
japonais ont bénéficié d’un nouvel intérêt et se sont imposés sur la scène
mondiale de la mode dans les années 1990.
16 !""#$ "%& '# ()*+ *#," '+" ")-$./." ()*+&,+"
L’Histoire ne retient pas la trace de toutes les modes passées.
Elles n’en garde que les dimensions collectives les plus
saillantes. Celles-ci nous paraissent souvent étonnantes. Nous
ne les trouvons pas laides ou frappées de ridicule. Elles nous
interpellent parce qu’elles transcrivent des systèmes de valeurs
qui à l’évidence diffèrent des nôtres. Si notre premier réflexe
est souvent d’identifier la mode à la singularité individuelle ou
la frivolité, notre mémoire en revanche, en souligne la capacité
à forger l’unité des ensembles humains. Nous distinguons dans
le témoignage des modes passées la trace de choix essentiels.
Nous décelons des prises de positions structurantes sur des
dimensions fondamentales de la vie humaine.
Les modes des différentes époques se distinguent ainsi par la
façon dont elles abordent certaines tensions primordiales de
notre appareil psychique et sensoriel. Elles s’opposent par
l’importance accordée à la séduction, l’animalité et la sexualité
ou à la spiritualité, au cérébral et à l’ascèse. Elles diffèrent par
l’accent mis sur la rigueur, la conformité aux normes ou au
contraire sur le plaisir, la fantaisie et l’imagination. Elles
contrastent par la présence manifeste d’éléments guerriers, par
les valeurs agressives qu’elles retraduisent, ou à l’inverse par
leur caractère paisible, par le souci d’harmonie qui s’en
dégage. Elles se déterminent en définitive sur ce que nous
percevons comme des alternatives essentielles.
Le XVIIIe siècle et l’Égypte ancienne fournissent à cet égard
deux exemples particulièrement intéressants. Tous deux n’ont
cessé de frapper l’imagination et de retenir l’attention par la
force avec laquelle ils ont affirmé des postures de vie
particulièrement typées. Ils nous interpellent encore
aujourd’hui par la manière absolue dont ils ont pu incarner des
modes de conception du monde et d’agir que nous percevons
intuitivement comme symétriques.
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Il est coutume de distinguer dans le registre de la création le
style apollinien et le style dionysiaque1. Le premier est tout
entier dans l’équilibre, le respect des proportions, la symétrie.
Cérébral, il renvoie au sacré. Le second est marqué par la
démesure et l’excès. Du domaine de la chair, il exalte les
jouissances profanes. C’est dans la tension entre ces deux pôles
que l’Art resitue fréquemment l’expérience de la vie et la
condition humaine.
La posture de l’Égypte fut apollinienne. Il y importait pardessus tout de préserver l’harmonie naturelle d’un monde
ordonné en proportions jusque dans l’Art. La mode y était
dépouillée, dans une constante recherche d’essentiel. Finesse et
légèreté dominaient son système de représentation caractérisé
par une relative économie de signes.
Le XVIIIe siècle fut dionysiaque, dans une incroyable
débauche d’énergie et d’excès en tous genres. Les modes y
furent extravagantes, regorgeant d’ornements les plus divers,
fuyant la simplicité au profit de la profusion.
Ces deux époques se sont donc caractérisées par leur choix
particulièrement marqué face à l’une des principales tensions
qui structurent la vie humaine. C’est l’expression de ce choix
que nous restitue aujourd’hui de manière immédiate le
souvenir de leur mode.
Dans l’opposition entre apollinien et dionysiaque, les
psychanalystes verraient sans doute l’illustration de deux
réponses à la phase de développement de l’enfant que constitue
l’apprentissage de la propreté dont ils souligneraient le
1
Nous devons à Nietzsche cette distinction développée dans La naissance
de la tragédie. Il y oppose l’ordre, la mesure, la sérénité et la maîtrise de soi
propre à Apollon avec l’enthousiasme et l’inspiration propre à Dionysos.
18 !""#$ "%& '# ()*+ *#," '+" ")-$./." ()*+&,+"
caractère structurant pour l’ensemble de la vie psychique
adulte.
D’autres grilles d’analyse pointeraient l’accent porté par
l’homme suivant les époques soit à la structure soit au système.
Pour les hommes, la structure, apollinienne, est un gage de
stabilité, de permanence et d’efficacité. Elle a pour mission
d’agir sur son environnement. Hiérarchisée, elle s’appuie sur
des règles et procédures.
Le système est à l’inverse dionysiaque. Il considère en premier
lieu les effets dynamiques liés aux interactions de ses
constituants. Ouvert et évolutif, il est avant tout préoccupé
d’adaptabilité.
Structure et système forment deux modèles de lecture et
d’appréhension du monde dans lesquels s’inscrivent les
principaux types d’organisation des collectivités humaines.
C’est dans l’interpolation de plans multiples, se référant à des
mécanismes essentiels du psychisme individuel, des modalités
d’organisation du collectif ou des principes d’action et
d’existence que se forme le plus souvent le pouvoir
d’attraction de la mode.
Quelle que soit la grille d’analyse retenue, la mode nous
renvoie ainsi à des données fondamentales de l’expérience de
la vie. Elle représente la conscience que l’homme se fait de son
environnement. Elle retraduit les grands choix d’attitude et
d’agir. Elle se fait continûment le porte-parole de réponses
collectives à des interrogations essentielles. Elle trouve sa
raison d’être bien au-delà de la sphère individuelle et de la
frivolité. Puisant sa source dans le mouvement des cultures,
fréquemment née de la confrontation, elle participe du désir
constant de s’inventer une nouvelle vie.
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Si la lecture en est souvent malaisée, c’est parce qu’elle
emprunte un chemin distinct de la simple rationalité. Elle
entretient pourtant avec notre quotidien un rapport étroit.
Omniprésente dans les aspects les plus pratiques de notre vie,
nos façons d’être, d’agir, de penser, elle dépose sa marque sur
les objets qui nous entourent, nous enveloppant d’un tissu
sensible qui nous détermine autant que nous le choisissons.
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