Introduction

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Introduction
Ce livre est construit autours de trois thèmes, à savoir “modernité”, “libéralisme” et “légisprudence”. Ces thèmes sont bien distincts mais non pas séparés. C’est leur relation que j’ai articulée à travers ce livre comme un projet,
une conjonction d’idées à travers différentes perspectives et époques qui forment une certaine unité.
Il existe plusieurs façons de caractériser la philosophie de la Modernité. La
plus familière est de faire démarrer la Modernité avec Descartes. La conception d’un sujet autonome pensant de façon purement rationnelle comme caractéristique de la philosophie de Descartes signifie en même temps une révolution copernicienne dans l’histoire de la philosophie. L’importance de ce
renversement ne peut pourtant être expliquée par sa seule constatation. Descartes, cela est hors de doute, a infléchi la philosophie, mais ce serait manquer
de nuance de penser que ce changement est tombé du ciel.
Les philosophes importants ont tendance à penser que “la” philosophie recommence ou commence “enfin” avec leur approche. Il n’en va pas autrement
chez Descartes. Il articule la philosophie à partir d’une “origine”. Cette origine est le sujet pensant, qui réfléchit de façon rationnelle et atemporelle. Il
s’ensuit que l’aspect historique de la pensée diminue en importance. Autrement dit, le sujet comme origine de la pensée dé-historicise la philosophie, qui
devient ainsi, littéralement, philosophia perennis. Tout ce qui peut être pensé
de façon logiquement cohérente et avec la même certitude que le cogito, est,
selon Descartes, ontologiquement vrai. L’élimination du temps dans la pensée
est donc logiquement liée à la position du sujet comme origine de la pensée.
Ceci implique une quadruple réduction.
Selon une première réduction, le projet cartésien part d’une première vérité, à
savoir l’existence du sujet pensant. Cette prise de position axiomatique réduit
la vérité à ce qui peut être connu avec certitude. La recherche de la vérité tout
en partant de la certitude de l’existence du sujet et de sa nature définit la vérité
comme certitude, en combinaison avec la preuve de l’existence de Dieu qui en
est la garantie. La réflexion philosophique se réduit ainsi à ce qui peut être
connu avec la même certitude par le sujet même en ce qui concerne son existence et sa propre nature.
Une deuxième réduction accompagnant la première revient à ceci. Lorsque
“penser” est identifié à “connaître”, notre relation avec le monde se limite à
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LES TEMPS MODERNES
une relation cognitiviste. Cette position exclut largement l’expérience émotionnelle, religieuse ou esthétique de celui-ci, dans la mesure où ces expériences ne peuvent être réduites à la connaissance.
Troisièmement, cela implique une réduction du monde même. Ce qui ne peut
être connu selon la méthode cartésienne ne satisfait pas aux exigences de la
rationalité et ne peut être caractérisé au mieux que comme un épiphénomène.
Dans la mesure où “savoir” est réduit à “connaître”, ou la sagesse à la
connaissance, le philosophe présuppose un parfait isomorphisme entre la pensée et le monde. Cette correspondance entre la pensée et la réalité donne l’impression qu’il s’agit du monde tel qu’il est. Cette approche représentationaliste
fait partie de la méthode philosophique, sans nécessairement appartenir au
monde lui-même. Qualifier la philosophie de Descartes de “réalisme” ne peut
être validé qu’au sein de son propre système philosophique. L’atteinte de la
vérité comme correspondance avec la réalité repose sur la prémisse que l’on
atteint d’abord la certitude, et cela présuppose une cohérence avec la première
vérité qu’est le cogito.
Enfin, quatrièmement, le positionnement du sujet comme sujet pensant implique une réduction ontologique de l’homme. L’homme est plus qu’un être
rationnellement pensant; il sent, il a des expériences émotionnelles ou non rationnelles, et il agit selon des façons qui ne sont pas nécessairement précédées
d’une réflexion rationnelle. L’hypothèse que l’homme est une substance
pensante détermine sa position par rapport à lui-même, ce qui n’est pourtant
qu’une seule manière d’aborder l’identité, notamment de façon substantialiste. Une substance pensante est identique à elle-même, et ne peut changer
sous peine de contradiction. L’identité conçue de cette façon part d’une
conception du soi (conception of the self) qui est identique pour chaque sujet.
Pareille pensée substantialiste ne permet pas de concevoir la conscience de façon dynamique, et aliène le sujet de l’histoire de son propre développement
qui pourrait le mener à une véritable “conception de soi”.
Les remarques précédentes tracent le grand schéma dans lequel les différentes
parties de ce livre seront cadrées. Ce schéma part d’une réflexion critique sur
la pensée de Descartes selon une perspective externe. Une lecture interne de
la philosophie cartésienne montre celle-ci comme un réalisme, un déroulement
rationnel de la pensée tout en partant d’un point de départ anthropologiquement fixé et atemporel. La philosophie devient ainsi un projet dicté par sa
propre logique tout en partant d’un premier axiome.
Une lecture externe de Descartes, au contraire, situe sa pensée dans un
contexte historique dans lequel l’histoire de la philosophie est comprise
comme une histoire des problèmes philosophiques. Une telle approche permet
d’articuler un système philosophique comme une façon d’aborder ceux-ci,
plutôt que comme une juxtaposition des différentes solutions qui y sont données au cours de l’histoire selon une lecture interne des différents systèmes
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philosophiques. C’est ainsi que je comprends l’histoire des idées comme une
histoire du questionnement philosophique.
Un tel nouvel étalonnage permet pourtant de “questionner le questionnement
philosophique” lui-même selon une approche thématique. La nature thématique de cette approche implique que le questionnement est de nature historique, que la recherche de la vérité est historiquement déterminée en ce sens
que ce qui est cherché n’est pas toujours la même chose. La perspective ouverte par une telle approche est large et complexe. Sa complexité montre pourtant une texture plus riche qu’une analyse historique des idées pure et simple,
et c’est cette complexité qui lie les différentes parties de ce livre.
Le fil rouge de ce recueil est de nature normative. Cela signifie que les différentes parties de ce livre s’orientent vers la dimension normative caractéristique de la philosophie et la théorie du droit. Cette dimension normative est
très large, et demande une clarification. C’est cette clarification que je propose
de donner dans les essais qui vont suivre. L’inspiration de base de ce livre est
le développement des systèmes juridiques occidentaux contemporains avec
leur croissance effrénée de normes. Ce phénomène, propre à l’État Providence
depuis la seconde Guerre Mondiale, nous force à une réflexion approfondie
sur les fondements de la pensée normative elle-même.
Dans ce livre, je me propose de montrer que la production normative caractérisant les ordres juridiques occidentaux trouve ses racines dans ce que j’appelle le projet philosophique moderne ou le projet des Temps Modernes.
La période de la Modernité est traditionnellement située entre 1600 et 1800,
c’est-à-dire commençant avec Descartes et prenant fin avec Kant, qui en présente la synthèse. Une telle délimitation dans le temps est sans doute utile,
mais court le risque d’une césure intellectuelle quelque peu arbitraire. Les problèmes philosophiques, de par leur nature, sont difficiles à saisir dans un tel
cadre.
Ce qui précède la philosophie moderne est l’enjeu d’une philosophie comme
pensée sécularisée qui s’émancipe du discours théologique médiéval. Cette sécularisation se caractérise comme une séparation de la théologie et de la philosophie, ou une émancipation de cette dernière comme une explication autonome de la réalité.
Dans le premier chapitre, j’esquisse la base de cette approche, et je présente
le cadre dans lequel peut être comprise la discussion actuelle entre le jusnaturalisme d’un côté et le positivisme de l’autre. Pour commencer, j’indique les
trois piliers du projet philosophique moderne qui sont le rationalisme, l’individualisme et la liberté.
Comme je l’ai déjà d’indiqué, Descartes considère la compréhension rationnelle de l’existence du sujet pensant comme son point de départ. La raison se
révèle au sujet, qui par cette voie ancre sa propre ontologie. La recherche d’un
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