10 LES TEMPS MODERNES
LARCIER
une relation cognitiviste. Cette position exclut largement l’expérience émo-
tionnelle, religieuse ou esthétique de celui-ci, dans la mesure où ces expé-
riences ne peuvent être réduites à la connaissance.
Troisièmement, cela implique une réduction du monde même. Ce qui ne peut
être connu selon la méthode cartésienne ne satisfait pas aux exigences de la
rationalité et ne peut être caractérisé au mieux que comme un épiphénomène.
Dans la mesure où “savoir” est réduit à “connaître”, ou la sagesse à la
connaissance, le philosophe présuppose un parfait isomorphisme entre la pen-
sée et le monde. Cette correspondance entre la pensée et la réalité donne l’im-
pression qu’il s’agit du monde tel qu’il est. Cette approche représentationaliste
fait partie de la méthode philosophique, sans nécessairement appartenir au
monde lui-même. Qualifier la philosophie de Descartes de “réalisme” ne peut
être validé qu’au sein de son propre système philosophique. L’atteinte de la
vérité comme correspondance avec la réalité repose sur la prémisse que l’on
atteint d’abord la certitude, et cela présuppose une cohérence avec la première
vérité qu’est le cogito.
Enfin, quatrièmement, le positionnement du sujet comme sujet pensant im-
plique une réduction ontologique de l’homme. L’homme est plus qu’un être
rationnellement pensant; il sent, il a des expériences émotionnelles ou non ra-
tionnelles, et il agit selon des façons qui ne sont pas nécessairement précédées
d’une réflexion rationnelle. L’hypothèse que l’homme est une substance
pensante détermine sa position par rapport à lui-même, ce qui n’est pourtant
qu’une seule manière d’aborder l’identité, notamment de façon substantia-
liste. Une substance pensante est identique à elle-même, et ne peut changer
sous peine de contradiction. L’identité conçue de cette façon part d’une
conception du soi (conception of the self) qui est identique pour chaque sujet.
Pareille pensée substantialiste ne permet pas de concevoir la conscience de fa-
çon dynamique, et aliène le sujet de l’histoire de son propre développement
qui pourrait le mener à une véritable “conception de soi”.
Les remarques précédentes tracent le grand schéma dans lequel les différentes
parties de ce livre seront cadrées. Ce schéma part d’une réflexion critique sur
la pensée de Descartes selon une perspective externe. Une lecture interne de
la philosophie cartésienne montre celle-ci comme un réalisme, un déroulement
rationnel de la pensée tout en partant d’un point de départ anthropologique-
ment fixé et atemporel. La philosophie devient ainsi un projet dicté par sa
propre logique tout en partant d’un premier axiome.
Une lecture externe de Descartes, au contraire, situe sa pensée dans un
contexte historique dans lequel l’histoire de la philosophie est comprise
comme une histoire des problèmes philosophiques. Une telle approche permet
d’articuler un système philosophique comme une façon d’aborder ceux-ci,
plutôt que comme une juxtaposition des différentes solutions qui y sont don-
nées au cours de l’histoire selon une lecture interne des différents systèmes