INTRODUCTION AUX GRANDS PROBLÈMES DE LA PHILOSOPHIE (4) Le moi Manuel: Simon Blackburn, Penser - une irrésistible introduction à la philosophie Paris 1999,Flammarion PO DF 3e Markus Haller 1 LE MOI Thomas Reid (1710-1796) « Mes pensées, mes actions et mes sentiments changent à chaque instant ; leur existence est non pas continue, mais successive ; cependant, ce moi ou ce je, auquel ils appartiennent, est permanent et entretient le même rapport avec toutes les pensées, toutes les actions et tous les sentiments successifs que je dis miens. » 2 Introduction: Comment identifier un moi immuable? [B 151] L’optimisme de Descartes: Le « moi » est la substance immatérielle que nous connaissons par l’intellect (la certitude du Cogito) Le doute de Lichtenberg: L’expérience de la pensée ne nous permet pas de conclure qu’il y ait un acteur qui « fait » la pensée – comme l’événement de la pluie ne nous permet pas de conclure qu’il y ait quelqu’un qui « fait » pleuvoir. 3 Une âme immortelle 1 [B 151-157] Analysons notre concept du « moi »: Liste 1 : Ce que nous pensons effectivement de nousmême (ce que nous croyons être vrai): « J’étais tout petit autrefois. » « Sauf accident ou malchance, je deviendrai vieux. » « En vieillissant, je perdrai probablement une masse de souvenirs. Je changerai également, par exemple, en souhaitant faire des choses différentes. Mon corps changera lui aussi. » « Le matériau organique de mon corps (mon cerveau excepté) change en gros tous les sept ans. » « Si mon corps a souffert des suites d’un accident, si j’ai dû être amputé par exemple, je devrais en supporter les conséquences. » 4 Une âme immortelle 2 [B 151-157] Liste 2 : Ce que nous pourrions penser de nous-même – ce que nous semblons comprendre, même si nous ne le croyons pas. « J’aurais pu naître ailleurs et à une autre époque. » « Je pourrais survivre à ma mort physique et vivre une autre vie en tant qu’esprit. » « J’aurais pu être comblé ou affligé d’un corps différent. » « J’aurais pu être comblé ou affligé de facultés mentales différentes, d’un esprit différent. » « J’aurais pu être comblé ou affligé d’un corps et d’un esprit différent. » « Je pourrais bien être la réincarnation d’un personnage historique. » « Il se pourrait bien que je doive revivre, par exemple sous la forme d’un chien, à moins que je ne me conduise bien. » 5 Une âme immortelle 3 [B 151-157] Quelle différence entre les deux listes? Liste 1: Conception terre-à-terre, ancrée dans l’expérience Incarnation corporelle du « moi »: nécessaire Liste 2: Conception mystérieuse, détachée de l’expérience Incarnation corporelle du « moi »: contingente Implications: Ma biographie pourrait s’étendre sur des siècles Mon caractère pourrait subir des changements sans fin, 6 comme si j’étais un acteur Une âme immortelle 4 [B 151-157] Le « moi » est-il une substance immatérielle? Réponse affirmative (p.ex. Descartes): Nous comprenons par l’intellect - c’est-à-dire sans recours à l’expérience - les possibilités de la deuxième liste Cette compréhension implique donc une perception « claire et distincte » de ce que nous appelons « moi » Nous savons donc que le moi est une chose entièrement distinct de notre corps Réponse négative (p. ex. Hume, citation B 154): Dans notre introspection, le « moi » nous apparaît toujours comme ma « perception » (c’est-à-dire, comme l’acte d’enregistrement de nos états mentaux) Conséquence: si ces actes d’enregistrement sont supprimés par la mort, il ne reste rien que l’on pourrait appeler « moi » 7 Une âme immortelle 5 [B 151-157] Le « moi » est-il une chose simple (non-composée)? Réponse affirmative de Thomas Reid (citation B 155): « Une partie d’une personne est une absurdité flagrante. » Les parties du corps & les événements psychologiques appartiennent nécessairement à un « moi » qui perdure les changements corporelles et psychologiques Le « moi » immatériel est-il immortel? Prémisse 1 : Tout changement et décomposition est rassemblement ou dislocation de choses composées. Conclusion 1 : Donc, tout ce qui n’est pas composé (n’a pas de parties) n’est sujet ni au changement ni à la décomposition. Prémisse 2 : L’âme n’est pas composée (n’a pas de parties). Conclusion 2 : Donc, l’âme ne saurait changer ni se décomposer. 8 Une âme immortelle 6 [B 151-157] Q VI-1: Expliquez brièvement (a) en quoi consiste la stratégie de l’analyse conceptuelle que Blackburn adopte, (b) quelle est la différence importante entre les affirmations des deux listes. Expliquez en détail (c) pourquoi un dualiste peut dire que les affirmations de la liste 2 sont parfaitement intelligibles (c’est-à-dire, qu’il est possible qu’elles soient vraies) (151-157) 9 Chênes et navires 1 [B 157-160] Deux stratégies pour examiner le « moi »: Examiner le concept du « moi » et ses implications Résultats peu convaincants de la section précédente Examiner le concept d’identité (à travers le temps) et ses implications Raison de cette stratégie: L’identité à travers le temps est une condition nécessaire pour l’existence d’un objet quelconque, donc aussi du « moi » Conséquence: s’il y a un « moi » à T1, ce « moi » doit être le même à T2, T3, à T4, etc. jusqu’à la fin de son existence - quelles que soient les changements qu’il 10 subit au fil du temps. Chênes et navires 2 [B 157-160] Quand est-ce qu’un être vivant est-il le même à travers le temps? Exemples: Le critère de Locke: L’œuf = la chenille = la chrysalide = le papillon? Le gland = la pousse = le petit chêne = le vieux chêne? Un chêne reste identique à lui-même si ses constituants matériels changent, à condition que l’organisation de ces constituants matériels préserve la même fonction (p.ex. qu’ils « participent à la même vie »). Si le même critère est utilisé pour les personnes, aucun des exemples de la deuxième liste n’est sensé. 11 Chênes et navires 3 [B 157-160] Problème: le critère de Locke n’est pas le seul qui soit possible: un être vivant est aussi une chose matérielle L’exemple du bâteau de Thésée: Le navire sur lequel Thésée s’était embarqué … avait trente rames : les Athéniens l’ont conservé … Ils en enlevaient des planches quand elles étaient trop vieilles, et les remplaçaient par d’autres, plus solides, qu’ils fixaient à l’ensemble. Aussi, quand les philosophes débattent de la notion de croissance, ils voient dans ce navire un exemple controversé : les uns soutiennent qu’il reste toujours le même, les autres disent qu’il n’est plus le même. Plutarque, Vies parallèles, Paris 2001, Gallimard p.76 12 Chênes et navires 4 [B 157-160] Le bâteau de Thésée au fil du temps Un entrepreneur qui connaît parfaitement la construction du bateau de Thésée ramasse toutes les anciennes planches, y applique un traitement pour les rendre solides, et en construit un autre bateau selon le même plan. ① Supposons que toutes les planches du bateau original ont été remplacées et intégrées dans le nouveau bateau. Quel est le bateau de Thésée : celui des Athéniens ou celui de l’entrepreneur? Pourquoi ? ② Si le bateau de l’ingénieur est le bateau de Thésée, l’est-il déjà avant l’intégration de la toute dernière planche ? Quand exactement ? Pourquoi à ce moment-là ? 13 Âmes et boules élastiques 1 Identité d’une personne (« moi ») = présence d’une substance immatérielle? La réponse négative de Locke: ① L’identité des animaux est préservée à travers des changements matériels si l’organisation des constituants matériels préserve la même fonction (si c’est toujours la même vie). ② L’identité des animaux est donc préservée malgré le changement des substances matérielles (c’est-à-dire, des constituants matériels). ③ Si l’identité des animaux est préservé malgré le changement de substance, l’identité humaine pourrait également être préservé malgré le changement de la substance immatérielle (c’est-à-dire, de la chose qui pense). 14 Âmes et boules élastiques 2 Immanuel Kant (1724-1804) Une boule élastique qui en choque une autre en droite ligne lui communique tout son mouvement ; par conséquent tout son état (si l’on ne considère que les positions dans l’espace). Or, admettez, par analogie avec ces corps, des substances dont l’une transmettrait à l’autre des représentations avec la conscience qui les accompagne, on concevrait ainsi toute une série de substances dont la première communiquerait son état, avec la conscience qu’elle en a, à une seconde, celle-ci le sien propre, avec celui de la substance précédente, à une troisième, et celle-ci à son tour les états de toutes les précédentes, avec son propre état de la conscience de cet état. La dernière substance aurait donc conscience de tous les états des substances qui se seraient succédé avant elle comme étant les siens propre, puisque ces états seraient passés en elles avec la conscience qui les accompagne […]. 15 Âmes et boules élastiques 3 La leçon de Kant: Nous ne sommes pas en mesure de faire une différence entre : ① une série continue de différents « moi » qui se succèdent exactement comme nos expériences et nos pensées se succèdent, et ② d’un seul « moi » permanent. En effet, notre perception nous renseigne seulement que le concept « moi » se trouve attaché à nos expériences et pensées. La possibilité (1) est donc aussi probable que la possibilité (2). 16 Âmes et boules élastiques 4 Q IV-2: Expliquez d’abord (a) en quoi consiste le critère d’identité de Locke pour les êtres vivants et (b) ce qui résulterait de l’application de ce critère aux affirmations de la liste 2. Expliquez ensuite (c) en quoi consiste le problème du bateau de Thésée et (d) quelle devrait être, selon vous, la solution Lockéenne pour ce problème (B 157-160) 17 L’officier courageux 1 [B 163-169] John Locke (1632-1704) « … comme on présume que le même homme est la même personne, on suppose aisément qu’ici le mot ‘Je’ signifie aussi la même personne. Mais s’il est possible à un même homme d’avoir en différents temps une conscience distincte et incommunicable, il est hors doute que le même homme doit constituer différentes personnes en différents temps. » 18 L’officier courageux 2 [B 163-169] Le critère d’identité pour un ètre vivant et pour une personne selon Locke: Animaux, plantes : Un chêne est identique à lui-même si ses composantes participent à la même vie Personnes : Une personne est identique à elle-même si elle participe à la même conscience : Conséquences bienvenues: « Une personne A en un moment donné est la même que la personne B un peu plus tôt si et seulement si A est consciente des expériences de B. Autrement dit, A doit avoir le souvenir d’avoir pensé ce que B a pensé, d’avoir senti, éprouvé et agi comme B l’a fait. » (B 164) Moi = Cléopâtre réincarnée : exclu Moi = chien dans une vie future : exclu Conséquences dérangeantes : Amnésie totale : Je ne saurais la survivre Amnésie partielle : Je ne garde aucun souvenir de mon crime … 19 L’officier courageux 3 [B 163-169] L’objection de Reid au critère d’identité personnelle de Locke L’argument de la transitivité violée (citation B 165) P1: P2: C1: P3: P4: C2: C3: P5: P6: C4: Si A se souvient des états mentaux de B, alors A = B. A se souvient des états mentaux de B. A = B. [modus ponens] Si B se souvient des états mentaux de C, alors B = C B se souvient des états mentaux de C. B = C. [modus ponens] A = C. [règle de transitivité] Si A ne se souvient pas des états mentaux de C, alors A ≠ C. A ne se souvient pas des états mentaux de C. A ≠ C. [modus ponens] 20 L’officier courageux 4 [B 163-169] La réponse possible de Locke: Si « = » dans l’objection de Reid signifie « … est le même animal humain que … », alors l’objection manque de cible, car l’identité d’un animal humain est assureée par le critère de participation à la même vie. Si « = » dans l’objection de Reid signifie « … est la même personne que … », et si l’on suppose que plusieurs personnes pourraient habiter successivement le corps du même animal humain, alors la règle de transitivité ne s’applique pas. Pourquoi ? Car, selon Locke, le « support » de la conscience – ce que certains appellent l’âme – n’est pas une chose simple … cf. B 168-169) Le problème juridique de l’attribution de la responsabilité, 21 selon Locke. Âmes et boules élastiques & L’officier courageux 4 [B 160-169]] Q IV-3: Expliquez d’abord (a) pourquoi on ne peut pas dire, selon Locke et Kant, que l’identité d’une personne est due à l’existence continue de son « âme » (de sa substance immatérielle). Expliquez ensuite (b) en quoi consiste le critère Lockéen pour l’identité personnelle, (c) quelle est l’objection que Reid adresse à Locke, et (d) comment on pourrait défendre Locke contre Reid (160-169) 22 Du « moi » considéré comme un paquet [B 169-172] Le « moi » selon Hume Il n’y a aucune expérience du « moi » Ce que nous appelons moi n’est qu’un paquet (ou un fagot) d’expériences mentales Problèmes avec la conception de Hume Expériences = objets indépendents? Exemple: voiture cabossée (B 170) Analogie: surface – bosse ≈ « moi » – expériences ? Pourquoi nous attribuons-nous des expériences sans problèmes? Wittgenstein: « Il est tout aussi impossible qu’en énonçant « J’ai mal aux dents » je confonde une autre personne avec moi-même, qu’il m’est impossible de gémir de 23 douleur par erreur, en ayant confondu quelqu’un d’autre avec moi. » Du « moi » comme principe organisateur 1 [B 173-175] Expérience de pensée en intelligence artificielle: Comment construire un robot qui puisse fournir un descriptif de l’arrangement des objets dans une pièce ? Le robot sera équipé d’une caméra qui envoie les informations sur un écran. Problèmes : Comment savoir si une forme ronde qui apparaît sur l’écran est un petit objet proche ou un grand objet distant ? Et comment savoir si c’est un objet en forme d’un œuf vue d’une perspective qui le laisse apparaître comme une balle de ping-pong, ou si c’est un objet rond comme une balle de pingpong ? 24 Du « moi » comme principe organisateur 2 [B 173-175] Continuation de l’expérience de pensée: Pour résoudre ces problèmes, le robot doit « synthétiser » les images pour arriver à une représentation tridimensionnelle de la pièce. Quelles sont les capacités dont il a besoin pour réussir cette tâche ? Il doit être capable de distinguer entre les déplacements de l’objet et des déplacements qu’il fait lui-même. Pour cela il lui faut une mémoire pour représenter la succession des différentes apparences et d’intégrer les scènes passées et la scène présente. Pour tout cela, il doit avoir un propre point de vue (la possibilité de distinguer ici et là-bas ; maintenant, avant et après) Cette exigence suggère qu’une conscience de soi minimale est requis pour donner à l’expérience une structure (pour que 25 l’expérience ne soit pas un chaos incompréhensible). Du « moi » comme principe organisateur 3 [B 173-175] Ce que suggère cette expérience de pensée: Un propre point de vue (une conscience de soi minimale) n’est pas le résultat de se percevoir soi-même lorsqu’on perçoit une chose – mais « un moyen de suivre sa route à travers l’espace et la séquence temporelle des images qu’il obtient » ; c’est-à-dire, « un point de vue égocentrique ». Un tel point de vue ne peut structurer l’expérience qu’à condition que les choses perçues se comportent selon une certaine régularité. Conclusions : Penser en termes de « je » semble être une condition préalable et nécessaire pour interpréter l’expérience que nous faisons – plutôt qu’un contenu supplémentaire de l’expérience, comme Descartes 26 Du moi considéré comme un paquet ou comme un principe organisateur [B 169-175 ] Q IV-4: Expliquez d’abord (a) en quoi consiste le « moi » selon Hume et (b) quelles sont les problèmes soulevés par la position Humienne. Expliquez ensuite (c) en quoi consiste le « moi » selon Kant (à l’aide de l’expérience de pensée en intelligence artificielle) (B 169-175). 27 Les illusions de l’imagination 1 [B 176-179] Nouvelle considération des affirmations de la liste 2 (ce que nous pourrions penser de nous-même - ce que nous semblons comprendre): Ces affirmations sont-elles vraies? « J’aurais pu naître ailleurs et à une autre époque. » « Je pourrais survivre à ma mort physique et vivre une autre vie en tant qu’esprit. » « J’aurais pu être comblé ou affligé d’un corps différent. » « J’aurais pu être comblé ou affligé de facultés mentales différentes, d’un esprit différent. » « J’aurais pu être comblé ou affligé d’un corps et d’un esprit différent. » « Je pourrais bien être la réincarnation d’un personnage historique. » « Il se pourrait bien que je doive revivre, par exemple sous la forme d’un chien, à moins que je ne me conduise bien. » 28 Les illusions de l’imagination 2 [B 176-179] L’explication de l’illusion que le « moi » est une chose immatérielle: D’où vient l’apparence que ces affirmations sont peut-être vraies? Du fait que je peux m’imaginer dans des souliers de quelqu’un d’autre (même de personnages historiques, de chiens ou d’anges). La solution Kantienne suggère l’équivalence entre (1) et (2) (c’est-à-dire que si (1) est vrai, (2) est également vrai, vice versa) ① Je peux imaginer voir X. ( = Je peux imaginer : voir X.) ② Je peux m’imaginer voyant X. ( = Je peux imaginer : moi voyant X.) Raisons: Le contenu de ma pensée « moi voyant X » est le même que celui de « voir X ». Le « moi » qui apparaît dans la phrase (b) n’est donc pas une « âme », mais simplement une indication du point de vue à partir duquel je vois X. Or, selon Kant, ce même point de vue est présupposé dans la phrase (a). Je peux donc imaginer « moi » voyant (ou sentant ou pensant, etc.) quelque chose même s’il est impossible que je puisse effectivement avoir ces expériences. Conclusion : L’argument dualiste confond « adopter le point de vue d’un autre personnage » et « pouvoir être une autre personnage ». 29 Les illusions de l’imagination [B 176-179] Q IV-5: Expliquez comment la conception Kantienne du « moi » nous permet de comprendre que les affirmations de la liste 2 ne peuvent pas être littéralement vraies (B 176-179). 30