http://www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique Scholars, Professors and Experts on Asia and the Pacific TRANSFORMER LES « PRIÈRES POUR LA CHANCE » REJET DU CHAMANISME ET REVENDICATION D’ORTHODOXIE DANS LE BOUDDHISME CONTEMPORAIN EN CORÉE DU SUD TRANSFORMING THE “PRAYERS FOR GOOD FORTUNE” INTO “CORRECT CULTIVATION”: REJECTION OF SHAMANISM AND CLAIM FOR ORTHODOXY IN SOUTH KOREA’S CONTEMPORARY BUDDHISM Florence Galmiche École des Hautes Études en Sciences Sociales Thématique E : Organisation sociale et rituels Theme E: Social Organisation and Rituals Atelier E 05 : Les regards extérieurs sur le chamanisme. Rejets et acceptations, entre l'ethnographie, les dynamiques de conversion et les représentations occidentales Workshop E 05: External perception of shamanism. Rejection and acceptation, between ethnography, religious conversions and western representations 4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique 4th Congress of the Asia & Pacific Network 14-16 sept. 2011, Paris, France École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes © 2011 – Carole FERRET Protection des documents / Document use rights Les utilisateurs du site http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 4ème Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. Leur utilisation, autorisée pour un usage non commercial, requiert cependant la mention des sources complètes et celle des nom et prénom de l'auteur. 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TRANSFORMER LES « PRIÈRES POUR LA CHANCE » REJET DU CHAMANISME ET REVENDICATION D’ORTHODOXIE DANS LE BOUDDHISME CONTEMPORAIN EN CORÉE DU SUD Florence Galmiche École des Hautes Études en Sciences Sociales En Corée, les pratiques populaires du bouddhisme ont longtemps été profondément mêlées à celles des cultes domestiques et du chamanisme. Actuellement toutefois, moines et fidèles laïcs s’efforcent de constituer et revendiquer une identité religieuse « authentiquement bouddhiste », basée notamment sur le rejet des pratiques en vue d’attirer la chance. Cette présentation s’intéressera à la place des prières visant un bénéfice concret ainsi qu’à la façon dont est vu et défini le chamanisme dans la construction d’un bouddhisme populaire revendiqué conforme aux doctrines. Elle décrira comment s’opère le tri parmi les croyances et pratiques entre celles qui sont rejetées comme relevant du chamanisme et celles qui sont considérées comme proprement bouddhistes. De cette manière, elle s’interrogera sur les différentes façons, en contexte bouddhique et chamanique, de gérer la chance. Les prières pour des bénéfices concrets En Corée, le public se rend généralement dans un monastère bouddhique pour y prier « en vue de quelque chose ». Dans les brochures et affiches réalisées par les monastères pour présenter leurs différents programmes de prière, les buts des cérémonies sont souvent clairement mentionnés. Par exemple, dans un dépliant réalisé par un grand monastère de Séoul, les différentes prières et cérémonies proposées sont présentées et expliquées, ainsi que les domaines dans lesquels des bénéfices peuvent être attendus : « Depuis 2007, [on peut] offrir des prières pour les concours d'admission à la magistrature, concours administratif et concours pour entrer dans la diplomatie et depuis 2008, tous les matins à 10h, des cérémonies ont été programmées pour les prières visant l'exaucement des souhaits des personnes qui s'apprêtent à passer un examen important. » « Pour les événements grands ou petits de la famille, anniversaire, examen, inauguration [d'un commerce], promotion professionnelle, etc., [on peut] offrir des gâteaux de riz face au Bouddha et faire avec ferveur un vœu pour la famille1. » Ces rituels associant prières et offrandes sont dirigés notamment vers l'obtention d'un bénéfice précis et l'efficacité est au cœur de ces pratiques. La dévotion, qui se doit d'être sincère et ardente (les fidèles sont constamment appelés à prier avec ferveur), a souvent également, dans le même temps, une dimension ouvertement pragmatique. Ces prières pour améliorer la vie reflètent les priorités de leur temps et, si donner naissance à un garçon a longtemps été une demande importante adressée aux bodhisattvas et aux bouddhas, la réussite scolaire fait actuellement partie des vœux les plus répandus. 1 Extraits d'un dépliant réalisé par le monastère P-sa, intitulé « P-sa, informations sur les prières, offrandes au Bouddha et cérémonies pour les défunts » et mis à disposition des fidèles (collecté en novembre 2009). Atelier E 05 / Les regards extérieurs sur le chamanisme Rejet du chamanisme et revendication d’orthodoxie dans le bouddhisme contemporain en Corée du sud / Florence Galmiche / 2 Un contexte de continuum religieux ? Cette forme de dévotion en vue de favoriser l'issue d'une situation s'inscrit pour une part importante dans le rôle rituel traditionnellement occupé par les femmes au sein de la famille et de la société. Dès les premiers travaux folkloriques et anthropologiques sur la Corée, le caractère central des cérémonies d'offrandes aux ancêtres (chesa) dans la reproduction des lignages familiaux a été abondamment analysé. Ces rites incombent aux hommes et placent la lignée agnatique au centre de la structure familiale et des relations intergénérationnelles. Cependant, ainsi que l'a montré Lauren Kendall2 dans son étude sur les femmes dans la vie rituelle coréenne (dans les années 1970), ainsi que Roger L. Janelli et Yim Dawnhee3 à partir de leur approche ethnographique des cérémonies aux ancêtres (dans les années 1970 également), les rites se réclamant du confucianisme n'englobent qu'une partie de la vie rituelle familiale et sont traditionnellement dans une relation d'étroite complémentarité avec des pratiques relevant des cultes populaires, du chamanisme et du bouddhisme, généralement effectuées par les femmes de la famille. Prier, attirer la chance sur la famille, se rendre dans un temple bouddhique ou solliciter une chamane (mudang) en vue de protéger et d'améliorer la vie quotidienne et le statut de la famille font partie des responsabilités traditionnelles d'une maîtresse de maison. S'élevant contre l'idée que les activités rituelles des femmes ne seraient qu'une pratique marginale, dominée ou cathartique, ces anthropologues soulignent au contraire leur place à part entière dans la vie religieuse et l'organisation familiales. Dans le cadre de cette responsabilité rituelle des maîtresses de maison, le bouddhisme a été et demeure l'un des recours possibles au sein d'un répertoire religieux plus vaste. Au sujet de la Corée de la fin du dix-neuvième et de la première moitié du vingtième siècle, le folkloriste japonais Akiba Takashi décrit qu'en cas de difficultés pour concevoir un enfant mâle, si les rites domestiques ne suffisaient pas à résoudre le problème, de nombreuses femmes allaient implorer le Bouddha ou d'autres entités du panthéon bouddhique4. Au sein des pratiques rituelles des femmes dans la Corée rurale des années 1960 à 1970, peu ou pas de frontières existaient entre bouddhisme, chamanisme et cultes populaires. Cette continuité est régulièrement soulignée par les anthropologues. En particulier, Alexandre Guillemoz note à plusieurs reprises la proximité entre le bouddhisme et les cultes populaires familiaux et villageois (dans les années 1970) et remarque que le bouddhisme « n'est pas perçu comme une religion étrangère aux croyances populaires, mais dans leur continuité5 ». Laurel Kendall procède elle aussi à plusieurs constatations similaires concernant les relations entre chamanisme et bouddhisme : « The women of Enduring Pine Village themselves consider seasonal offerings at the mansin’s shrine and seasonal offerings at the Buddhist temple analogous practices. (…) The Christians stand outside the folk religious system, but shamanism and Buddhism blur. From the perspective of women worshipers, shrine and temple do not represent discrete religions, but rather the different traditions of separate households6. » 2 Kendall Laurel, Shamans, Housewives, and Other Restless Spirits. Women in Korean Ritual Life, Honolulu: Hawaii University Press, 1985, pp. 139-140, 149-150, 178. 3 Janelli Roger and Yim Dawnhee, Ancestor Worship and Korean Society, Stanford: Stanford University Press, 1982, p. 151. 4 Akiba Takashi, “A Study of Korean Folkways,” Folklore Studies 16 (1957), pp. 79-88. 5 Guillemoz Alexandre, Les Algues, les anciens, les dieux: la vie et la religion d’un village de pêcheurs-agriculteurs coréens, Le Léopard d'or, 1983, p. 212. 6 Kendall, op. cit., p. 83-84. Atelier E 05 / Les regards extérieurs sur le chamanisme Rejet du chamanisme et revendication d’orthodoxie dans le bouddhisme contemporain en Corée du sud / Florence Galmiche / 3 Le bouddhisme a été marqué par une grande porosité aux autres cultes, comme en témoigne l'intégration de plusieurs divinités taoïstes ou locales dans ses monastères et autels. De plus, contrairement aux églises chrétiennes implantées en Corée, les monastères bouddhiques n'ont jusqu'à récemment généralement pas exigé de leurs fidèles une appartenance religieuse exclusive. Actuellement, la division sexuelle des rôles rituels demeure présente dans la société sud-coréenne, de même que la tendance à une prise en charge par les maîtresses de maison des rites propitiatoires et des prières pour le bien-être de la famille. Par exemple, au sein de nombreuses familles aisées où les femmes organisent leur quotidien autour de la préparation scolaire des enfants, les prières pour les examens prennent place dans ce champ des responsabilités considérées comme maternelles. En revanche, le continuum de pratiques entre cultes domestiques, chamanisme et bouddhisme, s'il demeure bien souvent actuel dans les faits, est l'un des points cruciaux que les institutions et acteurs bouddhistes s'emploient à rejeter. Les activités de dévotion propitiatoire et les prières pour les examens en particulier sont fortement critiquées dans les milieux bouddhiques et au-delà. Elles sont certes bien accueillies et même encouragées par les monastères, mais leur signification et les formes de pratiques qui leur sont associées sont l'objet d'un important effort de reformulation et régulation par les institutions religieuses, avec notamment le but de les rendre conformes à l'orthodoxie actuelle. Reformuler les prières pour des bénéfices concrets de façon « non chamanique » mais « véritablement bouddhique » Les prières pour des bénéfices concrets sont dénoncées dans beaucoup d'enseignements bouddhiques comme symboles d'une pratique incorrecte et « superstitieuse (misinjŏk) ». Dans les milieux bouddhistes, les prosternations et prières des mères pour la réussite scolaire de leurs enfants sont souvent prises en exemple par des moines ou des laïcs pour illustrer et critiquer, voire moquer vivement, la présence de dérives dites chamaniques et utilitaires dans les monastères. Bien que dès son introduction dans la péninsule coréenne le bouddhisme ait accordé une large place aux prières en vue d'un bénéfice pratique, celles-ci, depuis la fin du dix-neuvième siècle, tendent largement à être considérées comme des séquelles de l'influence dite corruptrice du chamanisme et des cultes populaires7. La base des critiques adressées aux prières pour les examens et plus largement aux prières visant un bénéfice pratique repose en grande partie sur l'idée quelles ne sont pas conformes à la doctrine et aux valeurs bouddhiques. « Le bouddhisme », peut-on entendre de façon généralisée, « ce n’est pas prier pour obtenir des bienfaits ou de la chance, mais découvrir sa vraie nature à travers des pratiques telles que la méditation ». Les critiques sont parfois acerbes et stigmatisent en des termes durs les prières tournées vers une rétribution immédiate. « En ce moment on voit beaucoup de gens qui prient pour l'examen d'entrée à l'université... Vous n'êtes pas des mendiants qui suppliez le Bouddha ou les Bodhisattvas pour quelque 7 L'idée selon laquelle le bouddhisme authentique aurait été « dégradé par les cultes populaires » a été développée et défendue de manière particulièrement forte tout au long du vingtième siècle. Récemment, plusieurs spécialistes de la Corée ont cherché à la contextualiser et à la mettre en question: cf. en particulier Walraven Boudewijn, “A Re-Examination of the Social Basis of Buddhism in Late Chosŏn Korea,” Seoul Journal of Korean Studies 20, no. 1 (2007). Atelier E 05 / Les regards extérieurs sur le chamanisme Rejet du chamanisme et revendication d’orthodoxie dans le bouddhisme contemporain en Corée du sud / Florence Galmiche / 4 chose! Ah, Bouddha, donnez moi ça, donnez moi ça, en se frottant les mains comme ça [en signe de prière]... Ce n'est pas le bouddhisme! Il ne faut pas faire ça! » (Notes prises lors d’un enseignement donné dans un monastère en octobre 2007) Cette critique des prières tournées vers des bienfaits immédiats est récurrente parmi les bouddhistes laïcs et religieux impliqués dans la vie des monastères et, dans la plupart de leurs enseignements, les moines mettent en garde les fidèles vis-à-vis des « prières pour la chance (kibok)8 » désignées comme des marques de l'influence dite superstitieuse du chamanisme dans le bouddhisme. Dans les milieux bouddhiques, les critiques à l'encontre des prières possédant une visée pratique, se concentrent tout particulièrement sur l'idée que certaines formes de dévotion ne relèvent pas du bouddhisme authentique et d'une compréhension correcte de sa doctrine. Les monastères et les moines qui accueillent et organisent ces prières dépréciées ne contestent pas ce jugement mais au contraire le relaient et le défendent. Ils opèrent cependant une distinction entre les prières « pour la chance (kibok) » et les prières « correctes (parŭn kido) ». Les premières, qui seraient d'influence chamanique, viseraient à convaincre des entités supérieures d'accorder leurs bienfaits, voire à les « corrompre » afin qu'elles exercent une influence favorable sur la chance. Les secondes viseraient avant tout la recherche de la réalisation bouddhique et à n'entraîneraient des bienfaits que secondairement. Ces bienfaits ne seraient pas liés à un exercice d'influence exercé sur les esprits, mais dériveraient de la loi de la causalité (inyŏn 因緣). Dans les enseignements adressés aux fidèles, les moines insistent ainsi fréquemment sur l’idée qu’à la différence des esprits avec lesquels la chamane négocie, les bodhisattvas et les bouddhas ne peuvent pas se laisser infléchir et séduire par des cadeaux. Conclusion : une combinaison de la loi de la causalité et de la chance ? A partir des notions de relation causale (inyŏn) et de karma (ŏp 業), les fidèles socialisés dans des monastères bouddhiques se défendent de prier directement pour la chance et valorisent la dimension « objective » et orthodoxe de leur pratique en s'appuyant sur la notion de causalité décrite comme une loi de l'univers. L'analyse des problèmes et des réponses à apporter en terme de relations causales est fortement encouragée dans les enseignements délivrés dans les monastères et elle permet aux fidèles de concilier rituels pour améliorer l'issue d'une situation et revendication d'orthodoxie bouddhiste. Démêler l'écheveau de causes donnant lieu à une situation n'est souvent pas possible, d'autant plus que s'ajoutent, selon la plupart des bouddhistes, les relations causales et le karma issus des vies précédentes. Cependant, l’idée dominante parmi les fidèles est que pratiquer « correctement » et en particulier faire des efforts dans la dévotion (par exemple en s'engageant à faire un grand nombre de prosternations) aura nécessairement des conséquences positives sur le cours de leur vie et leur apportera une plus grande réussite dans ce qu'ils entreprennent. Cette reformulation des prières et cérémonies visant des bénéfices concrets s’inscrit dans l’ambition, généralisée dans les milieux bouddhiques sud-coréens, de réformer le bouddhisme avec comme référence l’idéal d’une pratique monastique et ascétique. Les « prières pour la chance (kibok) » sont dévalorisées et « reléguées » dans le chamanisme, dans un mouvement visant à faire du bouddhisme, selon un slogan répandu dans les monastères : 8 Dans les critiques adressées aux prières en vue d'un bénéfice pratique, la désignation péjorative comme « prière pour la chance (kibok 祈福) » est récurrente. Ce terme sino-coréen est formé du caractère ki 祈 « prière, prier » et du caractère pok 福, « circonstances heureuses » ou « chance ». Atelier E 05 / Les regards extérieurs sur le chamanisme Rejet du chamanisme et revendication d’orthodoxie dans le bouddhisme contemporain en Corée du sud / Florence Galmiche / 5 une religion de la « pratique du perfectionnement de soi (suhaeng) ». La préoccupation de la chance ne disparaît cependant pas, mais elle se semble se combiner avec la notion de relation causale (inyŏn) et il serait intéressant d’examiner quelles relations elle entretient, parmi les fidèles bouddhistes, avec celle de mérite (kongdŏk 功德). Atelier E 05 / Les regards extérieurs sur le chamanisme Rejet du chamanisme et revendication d’orthodoxie dans le bouddhisme contemporain en Corée du sud / Florence Galmiche / 6