Nous sommes passés d`un capitalisme inventif, accroissant

En pleine débâcle du système financier, quand
nous avons vu chavirer un monde que nos maîtres-
penseurs et grands politiques célébraient comme
le « meilleur système possible » – que certains
illuminés annonçaient la « fin de l’histoire » –, le
philosophe politique américain Benjamin Barber
riait noir. C’était dans The Guardian du 20 octobre
2008. Il riait de l’effondrement du stupide dogme néolibéral selon
lequel l’État et le bien public sont « le problème » – « the villain » – et
le capitalisme consumériste et financier « la solution » à tous nos
problèmes. Il riait noir Benjamin Barber, parce que cela fait trente
ans que cette chape de plomb pèse sur nos sociétés. Trente ans que
cette pensée unique sert à cacher « l’horrible petit secret », « the dirty
little secret » de notre époque. Lequel ? Hé bien… « non, ce ne sont
pas seulement les crédits pourris, les financiers, traders et banquiers
cupides, les investisseurs pressés et ignorants qui ont généré cette crise
mondiale. Ce sont ces décennies daffaiblissement de la démocratie
et du capital social ». Le capital social ?
Ce nest pas un gros mot, ou un oxymore.
La confiance dans les contrats, la transparence sur les comptes,
les bons « papiers » et titres, les crédits sûrs, les promesses res-
Benjamin Barber, philosophe
américain, professeur en sciences
politiques, est un spécialiste de la
société civile. Il a publDjihad versus
Mcworld (1998) et Comment le capitalisme
nous infantilise (Fayard, 2006).
Dans Comment le capitalisme nous infantilise, Ben-
jamin Barber montre sur 500 pages, à travers une
accumulation de faits tis des comportements
sociaux, des modes de consommation, des docu-
ments du marketing comment, en un demi-siècle,
nous avons été puérilis.
Infantilisation
Demandez le programme
pectées, le contrôle de l’État sur les excès de cupidité, pollution,
spéculation, une presse libre qui surveille les abus et les direc-
tions prises, des débats démocratiques et politiques sur les drames
concrets, le souci de la « vérité » sur les grands enjeux : voilà le
« capital démocratique, le capital social » de nos soctés. Voilà la
richesse « qui nous tient debout tous sur le même sol ». « Adam
Smith, écrit Benjamin Barber, savait que les sentiments moraux
ne comptaient pas moins que le marché dans la prospérité des
nations. La crise actuelle des liquidités est une crise politique. Le
déficit du crédit est un déficit démocratique. La démocratie est
la mer commune où flottent les bateaux de la concurrence et les
marins de l’astuce fiscale. »
La destruction du capital social. Sans capital social, pas de capital tout court.
Pas de capitalisme. Sans un capitalisme démocratique, associé à
un régime républicain, un État veillant aux services du public,
aux fonds communs, à l’égalité des chances, pas de capitalisme
prospère, pas de biens privés accessibles au plus grand nombre,
pas de circulation des biens, pas d’affaires, pas de bizness, pas de
concurrence loyale. Voilà le « dirty little secret » de la grande crise
actuelle. À chaque fois que le marché et le capitalisme ont renié
le capital social et la satisfaction du plus grand nombre, faussant
la concurrence et favorisant la rapacité dune classe, affaiblissant
la démocratie et le rôle de la politique, nos sociétés ont couru à la
catastrophe. Comment
oublier la terrible crise
de 1929-1934 ? Quelle
fut suivie d’un long
intermède keynésien,
le « new deal » (« la
nouvelle donne ») de
Franklin Delano Roo-
sevelt, un capitalisme
producteur appuyé sur un « État-providence » correcteur, réa-
lisateur de grands projets publics et de biens collectifs ? Com-
ment oublier la crise de 1987 – le krach de Wall Street, le « black
monday » qui contredisait soudain les bienfaits partout chantés
du néolibéralisme et du capital financier des « Chicago Boys »,
26 INFANTILISATION GÉNÉRALE
Nous découvrons comment nous
avons été abêtis, idiotisés, rétrécis,
transformés en citoyens dépolitisés
et silencieux
ceux-là qui mirent au pouvoir les dictatures latino-américaines,
et bien d’autres, au nom du « marché libre » ?
Trente ans de détérioration de la démocratie et du capital
social, en Occident et dans le monde, voilà ce que nous avons
souffert. Trente longues années « de thatchérisme galopant et de
reaganisme exubérant » qui se sont soldées par l’aide donnée à
des tyrannies vendues, une mondialisation brutale et rapace, un
marché financier débridé et avide, émaillé par la longue série des
krachs qui ont mené à la débâcle financière de 2008.
Comment avons nous pu supporter cette grande casse, cette dérive
générale qui ressemble à un révisionnisme intellectuel, demande Ben-
jamin Barber – après 1929, après guerre nous savions déjà tout ce qui
nous arrive aujourd’hui ? Pourquoi avons-nous, aux États-Unis, en
Europe, accepté si longtemps d’être traités en consommateurs, en
assistés du crédit, non plus en citoyens – jusqu’à soutenir la politique
néolibérale agressive, anti-écologique, guerrière, toute désastreuse
de George W. Bush ? Le philosophe américain, figure du mouvement
démocrate, nous répond : nous avons été infantilisés. Cest l’inquiétante
thèse de son ouvrage Consumed. How markets Corrupt Children, Infantilize
Adults, and Swallow Citizen Whole : « Comment le marché corrompt les
enfants, infantilise les adultes, et dissout les citoyens » (en français
Comment le capitalisme nous infantilise, Fayard 2007). Entretien.
Benjamin Barber : Je ne suis pas seul à parler d’infantilisation !
Je retrouve cette analyse partout chez les professionnels du marke-
ting, les stratèges de la publicité, les analystes tendances de grandes
marques d’habillement et de jouets, la presse média spécialisée,
la critique cinéma, et vous savez pourquoi ? La notion d’infanti-
lisation vient directement des pratiques concrètes du capitalisme
consumériste. Cest une stratégie patente, revendiquée, théorisée,
systématisée. Lisez les textes d’une grande figure du marketing,
Gene Del Vecchio. Tout est dit ! Il faut puériliser les adultes,
allonger l’adolescence et sa fougue consommatrice sur toute la vie,
gommer les différences d’âge dans une « culture jeune » valable
pour tous. Cest le grand projet du consumérisme, « partant du
constat, écrit Del Vecchio, que la demande des biens et services
pour adultes nest pas infinie ». Pour réussir cette gigantesque
opération commerciale, il faut séduire la jeunesse riche, urbaine,
INFANTILISATION, DEMANDEZ LE PROGRAMME 27
friande de « style de vie », et à travers elle toutes les classes d’âge
qui continuent de sy identifier
Youth marketing mega power. « Ce grand projet commence par de vastes
opérations de séduction visant la petite enfance, sur le berceau
duquel se penchent aujourd’hui toutes les entreprises alimentaires,
électroniques, musicales, médiatiques et vestimentaires, relayées
par d’innombrables publicités sur les télévisions, les radios et maga-
zines « pour la jeunesse ». Une spécialiste du marché pour enfant
comme Norma Pecora (auteur de The business of children entertain-
ment, Guilford 1988) décrit une véritable « consumérisation de
l’enfant ». Elle ajoute : « Nous entrons dans le xxie siècle avec des
enfants qui sont des consommateurs bien entraînés, capables d’as-
socier Ronald le clown de McDonald avec des bonnes choses avant
même de savoir parler ». Les planneurs stratégiques de McCann-
Erickson appellent à déclencher « un véritable séisme de l’enfant,
une vague de biens et services orientés vers lui », ciblant les têtes
blondes « en âge d’exprimer leurs préférences, c’est-à-dire dès 4
ans ». Cela au niveau international, grâce à des symposiums de mar-
keting regroupant des experts mondiaux, comme le « Youth Power »
de New York , le « Youth Marketing Mega-Event » de Huntington, ou
le Marché de la Jeunesse de Paris (avril 2005), où un groupe de
travail s’intitulait « Comment acquérir et retenir des clients dans
la catégorie des 0-25 ans. » Lexpert en marketing pour enfants
écrit dans « Kids as consumers » : « l’enfant client idéal (...) est un
petit de neuf ans, sûr de lui, avec un petit nez mignon et des bras
chargés de paquets, sortant d’un centre commercial () assuré et
dépensier. » Il continue avec un cynisme consommé : « Les enfants
sont les plus naïfs des consommateurs. Ceux qui ont le moins,
veulent le plus. Bref, ils sont en position parfaite pour être pris. »
« Aujourd’hui, le nouveau et immense marché des enfants et
adolescents chinois est visé. Les grandes marques, comme les
professionnels du marketing, y voient le futur troisième marché
publicitaire du monde : 18 milliards de dollars en 2011. Un analyste
du « kids buying power in China » (Eguo Retail Group) écrit : « les
enfants, adolescents, et jeunes adultes chinois jouent un rôle de
plus en plus important sur les marchés de la vente de détail (…)
en tant quacheteurs directs », mais aussi, précise-t-il, par leur
28 INFANTILISATION GÉNÉRALE
capacité « à influencer les décisions d’achat de leurs parents. » Au
pays de « l’enfant unique », captiver l’enfant, c’est captiver toute
une société. Les experts en marketing le savent bien, comptant sur
l’effet d’entraînement des enfants et adolescents sur les adultes.
Tous cool. Dès 10 ans à peine, l’adolescence commence. Tout est fait
alors par les grandes marques, la publicité, certains médias, pour
que les goûts des jeunes, leurs engouements, leurs sous-cultures,
leur rébellion, leur opposition aux parents, aux « straight », aux
adultes soient décryptés, rejoués et transformés en stratégies de
vente. Dans The conquest of the cool (Chicago Press, 1998), l’es-
sayiste Thomas Franck a montré comment la contre-culture des
années 70, la vie « cool » et marginale qui attirait tant la jeunesse
après 1968, ont nourri la culture publicitaire des années 1980 et
1990. Elle en a repris les slogans pour lancer des produits – « Just
do it » de Nike, « Think different » de Apple – détourné les rêves,
affadi la révolte pour les focaliser sur une consommation « hip »,
« branchée », censée contrecarrer l’esprit étroit des adultes – voyez
le clash constant ado-parent sur l’usage addictif des jeux vidéo,
pour se valoriser auprès des jeunes « incompris ». Aux États-Unis,
Peter Zollo, un spécialiste des études de marché, constate avec
un plaisir non dissimulé combien le stéréotype de l’adolescent
« acheteur compulsif, pilier de galerie marchande, dépensant à
tout va, ne pensant quau label, obsédé par la marque » est devenu
un « vrai cliché » d’époque. Il remarque que « les dépenses des
adolescents augmentent, car ils ont rarement à charge les postes
incompressibles qui freinent la consommation des adultes, comme
le loyer, le gaz, leau, l’électricité, les courses. Le revenu des ado-
lescents est exclusivement réservé aux achats discrétionnaires. Ce
sont des consommateurs en mission : prêts à dépenser tout ce qui
leur plaît. Quelle cible de choix ! »
Aujourd’hui, toutes les grandes marques se concentrent sur
l’adolescence et les jeunes adultes, escomptant séduire des adultes
qui rêvent de ne jamais vieillir ou craignent d’être « ringardisés ».
Ils mobilisent la créativité darmadas de stratèges, stylistes, scéna-
ristes qui travaillent à lancer des modes et des rêves consommables.
Toutes les études sérieuses montrent que ces produits façonnent
les tendances lourdes du marché. Juliet B. Shor, une spécialiste de
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