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Reçu le 25/03/08, 08-PI304, ABDELMALEK, Soins Cadres de santé, 11955 s
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La « profession » : de la notion au concept sociologique !
Ali AÏT ABDELMALEK,
Professeur des universités en sociologie (Directeur du LADEC-LAS
et Directeur du Département « Sociologie – Langage – Communication »)1
Il est frappant de constater qu’actuellement, en France, le domaine de la vie professionnelle, de
l’activité laborieuse ne constitue pas un champ privilégié pour la sociologie de la santé. Est-ce là pur
hasard ou bien la conséquence de l’idéologie dominante qui s’exercerait sur les chercheurs à leur insu?
Il est très difficile de répondre et, s’il fallait résumer de quelques questions l’objet de cet article, ce
serait principalement : quelles difficultés la sociologie des groupes professionnels rencontre-t-elle
aujourd’hui, éventuellement sans le savoir ? Comment interpréter le passage récent du « métier » à la
profession ? Quelle est la pertinence de ce dernier concept pour la compréhension des pratiques de
soins ? En effet, la science des médecins ne peut à elle seule expliquer la maladie : l’usure de la vie,
les mutilations du corps et de l’esprit, les maladies de la solitude sont le fruit de la vie collective. Le
bien-être ou le mal-être des hommes s’inscrivent dans des temps et espaces sociaux concrets, ceux du
foyer ou de la rue, ceux de l’entreprise, ceux des champs ou ceux des bureaux ! On a déjà beaucoup
écrit sur les médecins ou sur les infirmières. Les recherches que nous avons entreprises nous
permettent d’éclairer singulièrement a « crise d’identité », qui frappe aujourd’hui une partie du corps
médical ; ce malaise identitaire ne peut se comprendre sans la situer au coeur d’un changement qui
ébranle nos sociétés post-industrielles : la passage du territoire à la profession comme forme principale
de construction des identités sociales contemporaines ! Quelle sociologie pour mieux dire la santé ? la
sociologie des professions…
Ainsi, que fait un médecin qu’un non-médecin, par exemple un rebouteux, ne fait pas ? Que font un
architecte, un avocat ou un enseignant que des personnes qui ne sont pas membres de ces groupes
professionnels ne font pas ? Et au-delà de ces descriptions d’activités professionnelles ayant chacune
leur spécificité, se pose la question d’une spécification du fait professionnel en général, c'est-à-dire
d’une tentative de dire ce qui fait que nous considérons certains métiers comme des professions et
d’autres non.
1 Ali Aït Abdelmalek, sociologue, est l’auteur, avec Jean-Louis Gérard, de l’ouvrage : Sciences
humaines et soins. Manuel à l’usage des professions de santé (InterEditions, 1995, puis : Ed. Masson,
2002, trad. En portugais par l’Instituto Piaget, Lisbonne).
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La question de la spécificité du travail professionnel me semble présenter un intérêt certain, en
dépit de l’oubli dans lequel elle est tombée. La raison la plus évidente en est qu’il est peu
satisfaisant de définir un domaine de recherche par une notion dont la signification est
mystérieuse et dont, par conséquent, la pertinence sociologique est incertaine. De plus, les
professions ont souvent été décrites comme des systèmes de coordination des activités relevant
d’une logique autre que le marché et l’Etat.
Or le simple fait d’échapper à la logique du marché oblige à se poser la question des mécanismes
alternatifs de coordination de l’activité. Ainsi, si on reconnaît que la compréhension de ce que
sont un marché et un Etat présente un enjeu crucial pour la sociologie générale, il n’y a pas de
raison de ne pas reconnaître le même intérêt à l’étude du fait professionnel.
Il est sans doute utile, avant d’aller plus avant, de préciser les ambitions limitées de cette
réflexion. Je ne prétends pas proposer, ici, une nouvelle définition a priori de ce qu’est une
profession. L’entreprise serait vouée à l’échec. L’exemple des professions de santé sera proposé
dans une analyse ultérieure. Le présent article n’est ainsi que d’ouvrir une réflexion générale sur le
concept de « profession », pour, dans une seconde étape (autre article), évoquer les professions de
santé comme exemple « idéal-typique » comme l’aurait dit Max Weber…
Ainsi, la définition du terme de « profession » constitue un sujet de controverse théorique au sein
de la sociologie dite anglo-saxonne. Car, certaines activités comme l’« expertise-comptable », par
exemple, qui, pendant longtemps, n’ont pas été reconnues juridiquement comme des professions
l’ont été après-guerre en Angleterre, puis, plus récemment, aux U.S.A. D’autres sont reconnues
comme telles en Angleterre et pas aux U.S.A. (cas des sage-femmes par exemple). D’autres
encore étaient des professions reconnues à une certaine époque et ne le sont plus désormais (les
radiésthésistes, aux Etats-Unis). On voit bien là la question que posent ces variations historiques
et géographiques : qu’estce qui fait qu’une activité de travail puisse être reconnue comme une
profession ? Qu’est-ce qui fait qu’un groupe professionnel obtient, pour ses membres, les
avantages liés au statut de profession ?
Nécessairement, les avis des sociologues, historiens ou juristes divergent, et la question de la «
définition théorique » des professions est au coeur de ces divergences… Au départ, un certain
consensus semblait exister, aux Etats-Unis en tout cas, sur une définition « canonique » de la
profession, que la plupart des membres font remonter à un article de Flexner (1915)2 cité par
Cogan (1953) et qui distingue six traits professionnels qui seraient communs à toutes les
professions :
1) Les professions traitent d’opérations intellectuelles associées à de grandes responsabilités
individuelles.
2 Cité par Claude Dubar dans : Sociologie des professions, p. 9.
En rouge, copié-collé sans guillemets sur Florent Champy
En vert, copié-collé sans guillements sur Claude Dubar et Pierre Triper
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2) Leurs matériaux de base sont tirés de la science et d’un savoir théorique…
3) qui comportent des applications pratiques et utiles…
4) et qui sont transmissibles par un enseignement formalisé.
5) Les professions tendent à l’auto-organisation dans des associations…
6) Et leurs membres ont une motivation « altruiste ».
A la question « le travail sanitaire et social est-il profession » ? On pourrait répondre, par
exemple, positivement car les travailleurs possèdent, aujourd’hui plus qu’hier, l’autoorganisation et la légitimité de discipline universitaire qui caractérisent le droit et la médecine.
Mais, pour nous, le travail sanitaire et social n’est encore, tout au plus, une « semi-profession » ou «
une occupation en voie de professionnalisation »
3.
Les dictionnaires anglais mentionnent souvent la formule « dieu, loi et médecine » (divinity, law
and medecine) qu’ils font remonter à des textes juridiques du XVIe siècle et présentent comme
l’une des premières utilisations du terme profession. Ce type de raisonnement est typique de ce
que Chapoulie (1973) appelle la sociologie fonctionnaliste des professions, qui fut dominante
(1930-1950) mais pas unique, puisque les sociologues de Chicago, qualifiés souvent
d’interactionnistes, n’auront de cesse de critiquer l’essentialisme de la profession. Dans les
années 1960, de nouvelles perspectives théoriques appelées parfois néo-marxistes (ou néowéberiennes) tentèrent de dépasser la controverse précédente et d’inscrire le débat dans une
prise en compte des dimensions historiques de ce que Durkheim (1902) appelait le « fait
professionnel ».
Comme l’a souligné Claude Dubar, le terme de « Profession » a quatre sens, quatre points de vue :
1) Profession = déclaration (identité professionnelle)
2) Profession = métier (spécialisation professionnelle)
3) Profession = fonction (position professionnelle)
4) Profession = emploi (classification professionnelle).
Dans tous les cas, les professions, désignent des formes historiques d’organisation sociale, de
catégorisation des activités de travail qui constituent des enjeux politiques inséparables de la question
d’Etat et d’individus ; elles sont aussi des formes (historiques) d’accomplissement de soi et
d’identification subjectives, et sont, enfin, des formes de coalitions d’acteurs qui défendent leurs
intérêts en essayant d’assurer et de maintenir une fermeture de leur marché du travail, un monopole de
leurs activités, une clientèle pour leur service, un emploi stable et une rémunération élevée, une
reconnaissance de leur expertise.
3 Les vraies professions, selon les sociologues « fonctionnalistes » américains : droit, médecine,
parfois complétées par le clergé et l’armée de métier (savoir pratique, formation longue et théorique,
association, altruisme).
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Ainsi, on peut repérer, pour les professions de santé, trois enjeux différents : politiques, éthiques et
économiques. Notre préoccupation aujourd’hui, pour clore cette brève présentation (initiation) de la
sociologie des professions sanitaires et sociales, est aussi d’ordre méthodologique et consistait
simplement à dégager quelques principes d’analyses et techniques opératoires permettant d’étudier
empiriquement des groupes professionnels, et le champ des professions de santé, en particulier. On ne
pouvait exclure, ici, les détours historiques. Mais, on dira d’emblée qu’on ne peut être médecin sans
comprendre les relations s’établissant entre le soignant et le soigné, sans inscrire les connaissances
scientifiques fondant la théorie médicale dans le contexte scientifique du moment, et sans percevoir
l’importance des sciences humaines dans la compréhension des problèmes humaines que pose la
pratique médicale.
En effet, la formation médicale a longtemps mûri sur le terreau initial où les « humanités » avaient une
place essentielle ; depuis quelques années, l’instauration d’un numerus clausus à la fin de la première
année des études médicales a conduit à ce que les épreuves de classement privilégient les formations
scientifiques dures au détriment de toute formation littéraire classique. Beaucoup d’établissements de
formation médicale ont établi leurs objectifs pédagogiques : peu de ceux-ci explicitent, comme l’avait
dit le docteur Bertrand Weil, des objectifs de savoir-être ou de savoir-faire désignant une
compréhension humaine de la pratique médicale
4. On tentera encore, en poursuivant la réflexion commencée à Rennes (au C.H.S.P.) avec Jean-Louis
Gérard, de pallier cette lacune en ouvrant sociologiquement et de façon plaisante, le champ de
l’humanisme médical…
Ali Aït Abdelmalek, Professeur des universités en Sociologie
(Directeur du Département « Sociologie – Langage – Sociologie » et Directeur du LADEC-LAS ;
U.F.R. « Sciences Humaines », Université de Rennes 2)
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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
Thème : Sociologie des professions
1. Abbott Andrew, the System of Professions. An Essay on the Division of Expert
Labour, Chicago and London, University of Chicago Press, 1988
2. Aït Abdelmalek Ali et Gérard Jean-Louis, Sciences humaines et soins…, Paris,
Masson, 2000.
3. Aït Abdelmalek Ali, Territoire et profession. Essai sociologique sur les formes de
constructions identitaires modernes, PBruxelles ; InterCommunications et s.p.r.l., 2006.
4. Becker Howard, Les Ficelles du Métier, Paris, La Découverte, 2001
5. Chapoulie Jean-Michel, « Sur l’analyse sociologie de groupes professionnels », Revue
française de sociologie, volume XIV, p. 86-114, 1973.
6. Dubar Claude, « Sociologie des groupes professionnels en France : un bilan
prospectif » in Menger Pierre-Michel (ed.), Les professions et leurs catégories. Modèles théoriques,
catégorisations, évolutions, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, coll.
« Colloquium », 2003, p. 51-60
7. Dubar Claude et Tripier Pierre, La Sociologie des professions, Paris, Armand Colin,
1998
4 Docteur B. Weil, Préface de l’ouvrage : J.-P. Gaillard, Le médecin de demain : vers une nouvelle
logique
médicale, Paris :E.S.F. – Editeur, 1994, p. 9.
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8. Freidson Eliot, Pourquoi l’art ne peut pas être une profession, in Pierre-Michel
Menger et Jean-Claude Passeron (ed.) L’art de la recherche. Essais en l’honneur de Raymonde
Moulin,
Paris, La Documentation française, 1994, pp. 117-136
9. Freidson Eliot, Professionalism. The Third Logic, Oxford, Polity Press, 2001
10. Gaillard Jean-Paul, Le médecin de demain : vers une nouvelle logique médicale,
Paris :E.S.F. – Editeur, 1994.
11. Hughes Everett, Le Regard professionnel, textes réunis et présentés par Jean-Michel
Chapoulie, Paris, Presses de la Maison des Sciences de l’Homme, 1996
12. Menger Pierre-Michel (ed.), Les professions et leurs catégories. Modèles théoriques,
catégorisations, évolutions, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, coll.
« Colloquium », 2003
13. Paradeise Catherine, « Rhétorique professionnelle et expertise », Sociologie du
travail, vol. 37, n° 1, janvier-mars 1985, pp. 17-31
14. Strauss Anselm, La Trame de la négociation, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques
sociales », 1992
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