Pratique, lutte et tactique : l’élargissement du concept de pratique de Kant à Marx.
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Cette double définition qui distingue théorie et pratique tout en les articulant – la
pratique comme effectuation de principes théoriques – est celle qui nous est aujourd’hui
commune. La théorie est un ensemble de principes intellectuels et/ou moraux. La
pratique est la réalisation dans le champ du réel de ces principes. Si cette distinction
est commode, nous voyons cependant d’emblée qu’elle est malaisée. D’une part, la théo-
rie, afin même de se fonder, semble prendre acte sinon d’une pratique préalable, du
moins de conditions pratiques qui la conditionnent, la limitent et la rendent possible.
D’autre part, la pratique se fonde sur une théorie qu’en retour elle modifie. En d’autres
termes, la définition kantienne, pour commode qu’elle soit, pose le problème de l’arti-
culation entre théorie et pratique, puisque articulation il y a.
C’est sur ce constat d’une insuffisance de la détermination kantienne de la pratique
que se fondent les ressaisies de ce concept par les tenants majeurs de l’Idéalisme alle-
mand. Des formulations fichtéenne, schellingienne et hégélienne du concept de pra-
tique, nous nous attarderons sur celle de Hegel dans la mesure où c’est à elle que se
confronte Marx prioritairement. Cependant il faut noter que l’élargissement de la pra-
tique dans l’Idéalisme allemand est, sinon une œuvre à trois (Fichte, Schelling, Hegel),
du moins un travail où chacun fonde sa théorie de la pratique par rapport à celle de
l’autre1.
Le problème qui se pose à Hegel à travers cette définition toute kantienne, et par
trop scolastique, de la pratique tient au fait qu’elle est catégoriquement dissociée de la
théorie même si, nous l’avons vu, elle lui est articulée. Cette distinction est pour lui in-
tenable. Elle revient à occulter la détermination pratique du théorique, qui n’est pas chez
lui la simple détermination de concepts a priori et de maximes universelles, mais la sai-
sie effective de la rationalité des choses. Et elle masque en outre la détermination théo-
rique du pratique, qui n’est pas pour lui ce que la liberté rend possible, comme chez
Kant, mais la conséquence de la compréhension du penser comme effectivité. De la sor-
te, il n’y a pas, chez Hegel de catégorisation exclusive entre le théorique et le pratique.
Bien au contraire ces deux pôles de l’activité de l’homme sont dans une véritable mé-
diation réciproque pour autant que le théorique, appréhension active de la rationalité
du réel, fonde la pratique, objectivation-réalisation de principes jusqu’alors subjectifs,
et vice versa. Hegel écrit ainsi dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques :
1. Il est évident que le post-kantisme voit la promotion du concept de pratique, notamment en réaction au ra-
tionalisme kantien. Fichte écrit par exemple : « on montre que la raison elle-même ne peut pas être théo-
rique si elle n’est pas pratique : qu’aucune intelligence n’est possible en l’homme s’il ne possède pas un
pouvoir pratique et que c’est sur celui-ci que la possibilité de toute représentation se fonde. » (Œuvres choi-
sies de philosophie, première trad. A. Philonenko, Vrin, 1972, p. 135) Pour ces questions concernant l’évo-
lution du concept de pratique dans l’Idéalisme allemand, cf. Dans quelle mesure la philosophie est pratique ?
Fichte, Hegel, M. Bienenstock, M. Crampe-Casnabet (dir.), ENS Editions, 2000.