Pratique, lutte et tactique : l`élargissement du concept de pratique de

Pratique, lutte et tactique :
l’élargissement du concept de pratique
de Kant à Marx.
« Toute vie sociale est essentiellement pratique. Tous les
mystères qui entraînent la théorie vers le mysticisme trou-
vent leur solution rationnelle dans la pratique humaine
et dans la compréhension de cette pratique. »
Marx, Thèses sur Feuerbach, VIII.
Le concept de pratique est un de ces concepts porte-enseigne qui sont d’emblée ren-
voyés à la terminologie marxienne. Pas un commentaire qui ne souligne la portée « pra-
tique » de la philosophie de Marx. Pourtant, ce concept est, avant cette origine éviden-
te, le point d’achoppement de deux fractures essentielles de la philosophie. Celle qui
articule le criticisme kantien et l’Idéalisme allemand d’une part. Celle qui assure le
passage de Hegel aux Jeunes hégéliens1en général et à Marx en particulier, d’autre part.
Cette double ressaisie du concept de pratique se comprend comme un élargissement de
ce concept. A la distinction prosaïque opérée par Kant entre théorie et pratique2 répond
tout d’abord la conception hégélienne de la médiation réciproque de l’esprit théorique
et de l’esprit pratique. A cette articulation hégélienne répond ensuite le primat conféré
par Marx à la pratique au sein de la philosophie matérialiste.
S’il est intéressant de voir que la réaction de l’Idéalisme allemand au kantisme
se fonde avant tout sur la promotion du pratique, il semble cependant que cette
promotion soit à envisager selon la façon dont Marx s’est emparé de ce concept
pour lui donner une effectivité jusqu’alors inégalée. Cela pour deux raisons. Tout
1. Les jeunes hégéliens, ou hégéliens « de gauche » constituent un mouvement de pensée, plus ou moins uni-
fié, qui se développe à partir de la philosophie de Hegel. Les jeunes hégéliens s’attachent surtout aux
conséquences de la méthode dialectique et de la philosophie hégélienne de l’histoire, en s’orientant généra-
lement vers des positions philosophiques matérialistes et athées. Parmi eux : Bauer, Feuerbach, Hess,
Ruge, Stirner et Marx. Ce dernier s’en éloignera rapidement. Pour les autres mouvements majeurs, héritiers
de l’hégélianisme : les hégéliens « orthodoxes » (Ficher, Rosenkranz, Zeller), et les « néo-hégéliens » (Croce,
Gentile). A ce propos, cf. H. Marcuse, Raison et Révolution. Hegel et la naissance de la théorie sociale, trad.
R. Castel et P.-H. Gonthier, Paris, Ed. de Minuit, 1968.
2. Cf. l’opuscule « Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut
rien ». Nous y reviendrons.
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d’abord, le traitement hégélien du concept de pratique va donner lieu à une vive
réaction de la part de Marx qui, afin de sortir de ce qu’il taxe d’« idéalisme
absolu », radicalise ce concept, notamment dans les Thèses sur Feuerbach. Ensuite,
et parce que cette première conception lui semblera insuffisante, Marx va rééla-
borer ce concept en l’articulant à celui d’idéologie, afin de rendre compte de sa
portée critique. Aussi ce double élargissement de la pratique passe-t-il chez Marx
par une théorie de la tactique conçue comme ensemble de moyens pratiques mis
en œuvre dans le but de lutter contre une situation sociale donnée. En d’autres
termes, et même si Marx ne théorise pas pour lui-même ce concept de tactique,
son élargissement du concept de pratique est tributaire d’une compréhension de
la lutte sociale comme tactique. De telle sorte qu’avec lui, il s’agit de comprendre
que la tactique n’est pas le versant intellectualisé – car a priori – de la pratique
conçue comme action directe, mais bien plutôt cette lutte elle-même. La tactique
ne s’éprouve que dans les moyens qui la fondent. Elle ne prédétermine pas ces
moyens, elle est l’ensemble de ceux-ci.
L’élargissement marxien du concept de pratique passe donc par l’articulation du pra-
tique – conçu comme moyen déterminé d’accès au réel – au tactique, conçu comme
lutte effective contre ce réel. Plus encore, il faut déterminer en quoi cet élargissement est
lui-même tributaire d’une théorie de la tactique.
C’est en large partie la distinction kantienne entre théorie et pratique qui est à l’ori-
gine de la ressaisie de ce dernier concept par les représentants de l’Idéalisme allemand
que sont Fichte, Schelling et Hegel qui forgeront tous trois, selon des modalités diffé-
rentes, une théorie du pratique (Praktische) ou plutôt une théorie de la pratique (Praxis)1.
C’est dans son opuscule « Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie,
mais en pratique, cela ne vaut rien » que Kant catégorise l’opposition entre théorie et
pratique. Il écrit notamment :
On nomme un ensemble de règles, même pratiques, une théorie, dès lors qu’on peut
les considérer comme des principes pourvus d’une certaine universalité et qu’on fait abs-
traction d’une quantité de conditions qui ont pourtant une influence sur leur applica-
tion. Inversement, on n’appelle pas pratique n’importe quelle occupation, mais seule-
ment la mise en œuvre d’une certaine fin dont on peut considérer qu’elle observe certains
principes de conduite qu’elle se représente d’une manière universelle.2
1. « Le » pratique renvoie au pôle moral de la philosophie, comme on peut le voir dans l’ouvrage kantien qui
traite précisément de la morale : Kritik der praktischen Vernunft. « La » pratique est moins précisément dé-
terminée. Elle renvoie grosso modo à l’activité humaine qui s’effectue dans le réel, le structure et l’informe.
2. Kant, « Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien », in
Théorie et pratique, trad. F. Proust, Paris, Flammarion, 1994, p.45.
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Cette double définition qui distingue théorie et pratique tout en les articulant – la
pratique comme effectuation de principes théoriques – est celle qui nous est aujourd’hui
commune. La théorie est un ensemble de principes intellectuels et/ou moraux. La
pratique est la réalisation dans le champ du réel de ces principes. Si cette distinction
est commode, nous voyons cependant d’emblée qu’elle est malaisée. D’une part, la théo-
rie, afin même de se fonder, semble prendre acte sinon d’une pratique préalable, du
moins de conditions pratiques qui la conditionnent, la limitent et la rendent possible.
D’autre part, la pratique se fonde sur une théorie qu’en retour elle modifie. En d’autres
termes, la définition kantienne, pour commode qu’elle soit, pose le problème de l’arti-
culation entre théorie et pratique, puisque articulation il y a.
C’est sur ce constat d’une insuffisance de la détermination kantienne de la pratique
que se fondent les ressaisies de ce concept par les tenants majeurs de l’Idéalisme alle-
mand. Des formulations fichtéenne, schellingienne et hégélienne du concept de pra-
tique, nous nous attarderons sur celle de Hegel dans la mesure où c’est à elle que se
confronte Marx prioritairement. Cependant il faut noter que l’élargissement de la pra-
tique dans l’Idéalisme allemand est, sinon une œuvre à trois (Fichte, Schelling, Hegel),
du moins un travail où chacun fonde sa théorie de la pratique par rapport à celle de
l’autre1.
Le problème qui se pose à Hegel à travers cette définition toute kantienne, et par
trop scolastique, de la pratique tient au fait qu’elle est catégoriquement dissociée de la
théorie même si, nous l’avons vu, elle lui est articulée. Cette distinction est pour lui in-
tenable. Elle revient à occulter la détermination pratique du théorique, qui n’est pas chez
lui la simple détermination de concepts a priori et de maximes universelles, mais la sai-
sie effective de la rationalité des choses. Et elle masque en outre la détermination théo-
rique du pratique, qui n’est pas pour lui ce que la liberté rend possible, comme chez
Kant, mais la conséquence de la compréhension du penser comme effectivité. De la sor-
te, il n’y a pas, chez Hegel de catégorisation exclusive entre le théorique et le pratique.
Bien au contraire ces deux pôles de l’activité de l’homme sont dans une véritable mé-
diation réciproque pour autant que le théorique, appréhension active de la rationalité
du réel, fonde la pratique, objectivation-réalisation de principes jusqu’alors subjectifs,
et vice versa. Hegel écrit ainsi dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques :
1. Il est évident que le post-kantisme voit la promotion du concept de pratique, notamment en réaction au ra-
tionalisme kantien. Fichte écrit par exemple : « on montre que la raison elle-même ne peut pas être théo-
rique si elle n’est pas pratique : qu’aucune intelligence n’est possible en l’homme s’il ne possède pas un
pouvoir pratique et que c’est sur celui-ci que la possibilité de toute représentation se fonde. » (Œuvres choi-
sies de philosophie, première trad. A. Philonenko, Vrin, 1972, p. 135) Pour ces questions concernant l’évo-
lution du concept de pratique dans l’Idéalisme allemand, cf. Dans quelle mesure la philosophie est pratique ?
Fichte, Hegel, M. Bienenstock, M. Crampe-Casnabet (dir.), ENS Editions, 2000.
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Tandis qu’on ne peut pas dire de la conscience qu’elle a une tendance, il faut par contre
que l’esprit soit saisi comme tendance parce qu’il est essentiellement activité, et, en vé-
rité, il est tout d’abord :
1. Esprit théorique : cette activité moyennant laquelle l’objet apparemment étranger re-
çoit, à la place de la figure de quelque chose d’isolé en sa singularité et de contingent, la
forme de quelque chose de rappelé en et à soi, de subjectif, d’universel, de nécessaire et
de rationnel. […]
2. L’esprit pratique a son point de départ à l’opposé ; il ne commence pas – comme l’es-
prit théorique – par l’objet apparemment subsistant par soi, mais par ses propres buts
et intérêts, donc par des déterminations subjectives, et c’est seulement alors qu’il pro-
gresse jusqu’à faire de celles-ci quelque chose d’objectif.
L’esprit théorique et l’esprit pratique s’intègrent réciproquement, précisément parce qu’ils
sont différents l’un de l’autre de la façon qui a été indiquée.1
Le théorique n’est donc pas chez Hegel quelque chose de passif qui reçoit les phé-
nomènes extérieurs et qui les unifie synthétiquement grâce à des concepts. Il est au
contraire essentiellement pratique, puisqu’il va à ces phénomènes eux-mêmes afin de
déterminer la part de rationalité, c’est-à-dire, chez Hegel, d’effectivité, qui se dissimule
sous leur contingence apparente. De même la pratique n’est pas l’effectuation de prin-
cipes théoriques dans le champ du réel, mais l’objectivation même de principes sub-
jectifs qui ne se déroulent pas dans le réel mais qui constituent ce réel.
Cette conception du pratique et du théorique, qui rend compte de leur médiation
réciproque, est tributaire chez Hegel d’une réduction de l’effectivité au penser, de l’on-
tologique au logique. En effet, le penser n’est pas dans l’hégélianisme la mise en concept
du réel. Au sens hégélien, le concept est double. Il est d’une part l’outil théorique qui
ressaisit spéculativement la diversité sensible et il est d’autre part ce qui est à l’œuvre au
sein même du réel, ce qui, dès lors qu’il se déploie, produit des effets. C’est en ce sens
qu’il faut entendre ce quasi aphorisme de la Préface aux Principes de la philosophie du
droit : « Ce qui est rationnel est effectif ; et ce qui est effectif est rationnel. »2Le dé-
ploiement ontologique du réel est donc tout autant un déploiement logique. Le réel
n’est pas à rationaliser par l’application d’une théorie, il est d’emblée rationnel. De tel-
le sorte que la philosophie n’est pas une « méthode » d’investigation du réel. Elle est ce
qui rend compte activement du devenir rationnel du réel :
La philosophie […] n’examine pas de déterminations inessentielles ; elle examine la dé-
termination dans la mesure où elle est détermination essentielle. Son élément et conte-
1. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques. III. Philosophie de l’esprit, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988,
§ 443, add.
2. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. J.-F. Kervegan, Paris, PUF (Quadrige), 2003, Préface, p. 104.
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nu, ce n’est pas l’abstrait ou l’ineffectif, mais l’effectif, ce qui se pose soi-même et vit en
soi-même, l’existence dans son concept. C’est le procès qui se produit ses propres mo-
ments et les parcourt de bout en bout, et ce mouvement tout entier constitue le positif
et la vérité de ce positif(…).1
Théorie et pratique sont dans une relation de médiation réciproque dans l’exacte
mesure où penser et être sont le même. L’élargissement hégélien du concept de pratique
passe donc par une reformulation de l’articulation kantienne de la théorie et de la pra-
tique. Ineffective, car catégorielle, chez Kant, elle devient effective chez Hegel qui met
en évidence l’interdépendance de ces concepts ainsi que leur médiation réciproque. Le
théorique est d’emblée pratique parce qu’il est une appréhension active d’un réel lui-
même effectif.
Cependant il semble que cette théorie hégélienne de l’articulation du théorique et
du pratique, parce qu’elle se fonde sur la réduction de l’être au penser, consiste plus en
une promotion du théorique, qui se voit conférer un pouvoir pratique, qu’en une vé-
ritable redétermination du concept de pratique. Autrement dit, puisque la philoso-
phie « conceptualise ce qui est »2, il semble que le pratique tel que l’entend Hegel soit
plus une pratique de la philosophie qu’une philosophie pratique.
C’est ce que les jeunes hégéliens en général, et Marx en particulier, vont fortement
reprocher à Hegel. Certes ils prennent acte de son élargissement du concept de pratique,
mais ils contestent sa réduction à la pratique de la philosophie. La critique marxienne
de la conception hégélienne du pratique se fonde sur une critique plus fondamentale
de la détermination de la philosophie comme moyen d’accès au réel. Si la philosophie
est chez Hegel la détermination et le compte-rendu de la rationalité qui préside au mou-
vement du réel, elle n’a donc pratiquement aucune prise sur le réel puisqu’elle se borne
à en rendre compte. De la sorte, si Marx procède à une critique de l’idéalisme hégé-
lien, c’est d’une part parce que Hegel fait du concret une détermination exclusivement
conceptuelle, laissant ainsi de côté ses spécificités historiques, et d’autre part parce
qu’il ne fait selon lui que légitimer un état de fait en mettant en évidence sa pseudo ra-
tionalité. De telle sorte que, anhistorique, la philosophie hégélienne est en même temps
a-critique. L’écart avec Hegel tient donc à la différence de tâche que l’un et l’autre assi-
gnent à la philosophie. Si, exclusivement spéculative, elle est « son temps appréhendé
en pensées »3selon Hegel, elle a au contraire pour Marx une vocation fondamentale-
ment critique, et donc pratique :
1. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991, p. 57.
2. Hegel, Principes de la philosophie du droit, op. cit. p. 106.
3. Ibid.
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