Deleuze, une pensée vivante

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Deleuze,
une pensée vivante
(billet pour sa philosophie)
Ainsi parlait Gilles Deleuze :
«
Pour chacun d’entre nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements
minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme… On assiste à une scène où
quelqu’un est un peu trop vulgaire. On est gêné pour lui, on est gêné pour soi puisqu’on a l’air
de le supporter. On passe une espèce de compromis. Et si on protestait, on en ferait un drame.
On est piégé. Même à ce niveau minuscule, on éprouve la honte d’être un homme. Sans cela il
n’y a pas de raison de faire de l’art… libérer la vie que l’homme ne cesse pas d’emprisonner.
La philosophie est l’art de créer des concepts pour nuire à la bêtise, comme le disait
Nietzsche… Les gens font comme si c’était bon pour les conversations d’après dîner. Mais
s’il n’y en avait pas, on ne se doute pas du niveau de la bêtise ! La philosophie empêche la
bêtise d’être aussi grande que s’il n’y avait pas de philosophie. C’est sa splendeur. Ce n’est
pas que les gens en lisent, mais c’est sa seule existence qui fait que les gens ne sont pas aussi
»
bêtes qu’ils seraient. Créer c’est résister.
Résistance, in Abécédaire
2
Chapitre 1 : la pensée vivante
La principale préoccupation de Gilles Deleuze est de rendre la pensée vivante. On la
veut souvent cohérente, synthétique et vraie, lui la veut vibrante, intéressante et belle. C’est
un épanouissement, pas seulement un canal de la connaissance théorique ou pratique. En la
matière la science semble aujourd’hui plus efficace, ce n’est pas une raison pour que la pensée
philosophique reste lettre morte. Il y a certes des savoirs qui dépassent les conceptions passées
des philosophes, mais la question de savoir comment ils sont vécus reste entière. On peut
d’autre part demander d’où ils viennent, quelle existence est à la source de telles productions
de sens, de quelle psychologie relève la pensée qui les sous-tend. Et c’est à la philosophie de
répondre. Elle s’attache à comprendre et produire des points de vue sur le monde, elle est l’art
conceptuel des points de vie.
Considérée ainsi, la pensée a pour tâche de libérer ce que l’homme ne cesse
d’emprisonner, notamment à cause de sa prétendue maîtrise cognitive. Elle doit commencer
par elle-même et assurer son autonomie : l’auto-organisation est en effet la marque de la vie.
Le problème, c’est qu’elle peut tendre à son propre enfermement ou sa propre mort. C’est par
exemple le cas quand la pensée ordinaire, adossée aux savoirs entérinés, se vit sur le mode de
la re-présentation du monde : elle se ligature et cautionne l’ordre établi en se prétendant
simple image fidèle du réel pour n’avoir pas à évaluer la façon dont elle le fabrique et s’y
accomplit. Mais c’est également le cas quand les concepts légués par la tradition, a fortiori les
pensées systématiques, encouragent l’inertie et interdisent de penser autrement ou autre chose.
Comment faire en sorte que la pensée reste vivante ? Gilles Deleuze ne pose jamais
directement la question, justement par peur d’empêcher l’accomplissement de l’exigence qui
la fait naître : « si on ne vous laisse pas fabriquer vos questions, avec des éléments venus de
partout, de n’importe où, si on vous les « pose », vous n’avez pas grand-chose à dire »1. En
fait la question traverse l’œuvre en souterrain et s’y déploie de tout son long comme une
résistance secrète aux interrogatoires et vœux des pensées mortifères. L’enjeu est lourd : le
gain d’autonomie permettra à la pensée de prendre ses responsabilités en créant des concepts
qui puissent « nuire à la bêtise », lutter contre les forces transcendantes qui séparent la pensée
de la vie.
•
Pour rendre sa pensée vivante, Deleuze doit la mettre en branle. Il fuit les écoles et
préfère les rencontres singulières et momentanées qui permettent à chacun de créer en son
domaine. Il s’écarte des débats figés où il s’agit de prendre position pour être lisible, faisant fi
des dualismes grossiers au profit des nuances, critiquant des adversaires (comme la
psychanalyse) pour accomplir une pensée plus fine et multiple qui sait aller vers leurs
découvertes. Il va de la philosophie au cinéma2, du sport à la musique, de l’écrit à l’oral, de
l’alcool au travail, du sérieux grave au rire fantaisiste.
1
2
Dialogues
Il a même fait une apparition dans un film (Georges qui ? de Michèle Rosier)
3
Cet éclectisme permet à la pensée d’être au monde. Elle se sait venir de quelque part et
évoluer quelque part. Elle est immanente. Gilles Deleuze fera d’ailleurs tout pour l’incarner :
il fut un grand professeur dont on écoutait la voix hypnotique, il se voulait élégant par les
gestes et le port du chapeau tout en restant discret, « imperceptible », pour ne pas risquer de
laisser la personne ou la célébrité prendre le pas sur le sens qu’elle tentait de faire vivre.
Il lui fallait également être en état de veille par rapport à l’actualité, considérer
l’événement et sa nouveauté. En s’affrontant au surgissement de l’inconnu, la pensée se met
dans les conditions de la création, c’est-à-dire au service de l’émergence du nouveau en elle
comme célébration de la vie. Elle s’ouvre d’ailleurs à la multiplicité et aux changements du
monde pour éviter de verser dans l’esprit de système et la prêtrise, qui est toujours mauvais
signe : « plus le contenu de pensée est faible, plus le sujet d’énonciation se donne de
l’importance »3.
Mais penser l’événement ne signifie aucunement verser dans l’événementiel. Il est
nécessaire de distinguer la philosophie, comme elle le fit à sa naissance avec Socrate, du
domaine de l’opinion qui a toujours quelque chose à dire à propos de l’actualité. Le risque est
en effet de la dissoudre dans le verbiage et constituer une pensée creuse. Toute idée peut se
prétendre nouvelle pour la seule raison qu’elle se prononce à l’instant présent et qu’elle
épouse le flot des événements alors qu’elle ne fait, justement, que plaquer la nouveauté de
l’événement sur une pensée convenue, bien souvent morale. C’est ce qui sépara Gilles
Deleuze de ceux qui s’autoproclamèrent « nouveaux philosophes ».
Il fréquente toutes sortes d’activités, mais n’a nul besoin d’affirmer la mort de la
philosophie (ancienne) pour s’autoriser à penser. Il réaffirme au contraire que, même si on
redéfinit son activité suivant les époques (clarifier, analyser…), sa tâche est de créer des idées,
et que ceci advient autant grâce aux rencontres actuelles que dans le rapport à la tradition.
Celle-ci est une matière indéniable, et il est nécessaire de se la réapproprier pour éviter qu’elle
continue de penser à notre place. Quoiqu’il fût perçu comme un représentant de la pensée 68,
Deleuze ne fait donc pas table rase du passé pour prétendre au renouveau. Il commente les
auteurs consacrés comme Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche ou Bergson, c’est un
philosophe traditionnel. Il a d’ailleurs suivi un parcours de formation on ne peut plus
classique et conforme à l’ordre institutionnel : agrégé à 23 ans, il devient enseignant en lycée,
puis assistant à la Sorbonne et attaché au CNRS avant d’intégrer l’Université. C’est étrange
qu’il ne soit pas inscrit au programme du baccalauréat aux côtés de Foucault.
Sa révolte est pourtant réelle dans la mesure où il est hors de question d’inféoder la
pensée aux catégories traditionnelles : elle est vivante si elle l’est aujourd’hui, il s’agit d’être
moderne. Deleuze le fut en intégrant joyeusement l’Université expérimentale de Vincennes en
69. S’il reprend la tradition4, c’est donc pour lui indiquer les voies du monde actuel, du moins
pour la remettre en marche, ce qui finalement revient à la rendre active au sein d’un monde
mouvant. Les allers-retours des concepts de la tradition philosophique au sens requis par
l’époque dessinent ainsi le mouvement de sa pensée.
•
3
Revue Minuit, supplément au n°24, 24 mai 1977
On a pu croire que Deleuze faisait œuvre d’historien de la philosophie pour se libérer de la tradition et pouvoir,
ensuite, créer. Mais il pensait déjà à l’intérieur des auteurs de la tradition, même chez des « adversaires ». Il
exerçait et affinait ainsi sa critique de l’image de la pensée imposée par l’histoire (de la philosophie).
4
4
Pour comprendre Deleuze il faut le lire, et savoir qu’il se réfère constamment à la
tradition philosophique, artistique et littéraire pour exprimer une pensée et lui donner vie. La
lecture est parfois complexe, mais guère plus que celle d’un auteur classique : dans les deux
cas, c’est comme si une langue étrangère vibrait dans notre langue bien connue. L’avantage,
c’est qu’on peut également l’écouter : en plus de son œuvre éclectique5, nous avons la chance
de disposer d’enregistrements de cours, conférences et entretiens au long cours6.
Pour être saisi par Deleuze, il faut surtout se mettre en chemin. Il ne s’agit pas d’être
d’accord avec lui en s’intégrant aux débats de son temps. Il est préférable de ne pas s’attacher
à la critique de la psychanalyse, du capitalisme ou du sionisme, à ces échos qui l’ont mis à la
mode, pour en faire des idées identifiables qu’on pourrait rabattre sur le plan de l’opinion.
Mieux vaut vivre sa lecture comme un parcours initiatique.
Qui chercherait des définitions de notions ou des thèses sur tel ou tel problème
reconnu serait vite déçu. Deleuze ne définit pas et n’arrête pas de termes pour les faire
fonctionner comme des mots d’ordre. Il s’agit pour lui, à l’instar de Nietzsche et Kierkegaard
auxquels il fait écho, de « produire dans l’œuvre un mouvement capable d’émouvoir l’esprit
en dehors de la représentation »7. Il en va de « nomadisme » en lieu et place de la priorité
traditionnellement accordée par les philosophes, de Platon à Kant, à l’ordre du monde, au
logos qui en dit la vérité, au philosophe-roi qui le gouverne ou encore au tribunal de la raison
qui fait de l’homme un législateur et un sujet.
Il y a quelque chose d’effrayant. A peine a-t-on amorcé le voyage qu’on investit
l’inconnu dans lequel il a pensé. Si on laisse de côté ce qui a été dit sur lui, les repères trop
forts et inadéquats, on ouvre une porte sur une autre dimension, et si on y entre on est d’abord
envahi par la disparition du monde représenté. Il faut alors se laisser embarquer par la
multiplicité et suivre des voies hasardeuses qui rendent possibles le mouvement des idées. Il
n’y a pourtant aucun risque de se perdre si l’on accepte de voir s’épanouir l’exigence
majeure de Deleuze : rendre la pensée vivante.
Viendra d’ailleurs le temps d’animer sa propre pensée, y trouver source
d’épanouissement, en recréant soi-même le sens. Le lecteur ne disposera pas nécessairement
d’un savoir utile, mais saura faire danser la vie en y contractant l’envie de faire advenir le
nouveau en son domaine. L’expérience deleuzienne est une histoire de « nomadisme » créatif,
quitte à « faire un enfant dans le dos8 » aux propos du philosophe. C’est la moindre des
choses…
5
Exposés singuliers de concept dans Différence et répétition, Logique du sens, Logique de la sensation et, en
collaboration avec Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Mille plateaux, Qu'est-ce que la philosophie ?; propos au creux
de philosophes comme Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, Foucault, Châtelet ; études littéraires
en références à Proust, Kafka, Sacher-Masoch ; études relatives au cinéma dans L'image-mouvement et -temps.
6
Dans l’ordre www.webdeleuze.com, CD audio chez Gallimard et l’Abécédaire aux éditions Montparnasse.
7
Différence et répétition
8
Pourparlers
5
Chapitre 2 : la pensée mouvante
Exiger de la pensée qu’elle soit vivante implique deux choses : refuser que nos idées
ne soient qu’inoffensives représentations du monde, images mentales élaborées à partir du
monde qui peuvent s’en échapper, mais également refuser qu’elles soient de pures
connaissances du monde qui sous certaines conditions sont vraies. Il en va d’un rapport entre
l’activité de la pensée et le réel9 : tantôt elle apparaît comme surplus du réel, tantôt comme
vérité du réel. Chaque fois, sa dynamique propre est mise entre guillemets.
Ceci renvoie à deux modes effectifs de la pensée : l’opinion et le dogmatisme. Dans le
premier cas l’idée est une pure émergence qui mute en moins de temps qu’il ne faut pour le
dire, dans le second cas elle relève du décret. Contre le réalisme naïf, Platon affirme en effet
que le monde sensible est changeant, donc que la seule réalité véritable est celle du monde
intelligible. C’est ce que la tradition idéaliste nous livre : l’idée s’attache à ce qui est le plus
réel dans le réel sensible (le stable), donc elle est ce qui est le plus réel, et par retour est le
critère du réel. On va ainsi du réalisme le plus lourd (chez Platon, l’Idée existe hors de l’esprit
et constitue la réalité originale dont tout le reste est copie), à un idéalisme plus sélectif (chez
Descartes, c’est l’idée vraie qui est réelle, tout ce qui est vrai est quelque chose et peut
constituer un point de départ dans la connaissance du monde).
La pensée vivante, au contraire, produit des idées sur le monde tout en s’y déployant,
ce qui implique qu’elle dise quelque chose d’elle-même comme appartenant au réel. À
l’ordinaire, on fait souvent comme si on n’appartenait pas à ce qui est pensé : il y a une
dimension assez désagréable dans la réflexivité, mais c’est justement la tâche de la
philosophie. Or l’idéalisme simplifie le problème en subordonnant l’être à la pensée. Deleuze
est évidemment plus proche des modernes qui affirment, pour surmonter le dualisme de la
conscience et de la chose, que « toute conscience est quelque chose » (Bergson), ou encore
que « toute conscience est conscience de quelque chose » (Husserl). Il y a pour lui adhérence
de la pensée au monde.
Ceci n’empêche pas la réflexivité, ni la philosophie. La pensée doit seulement éviter
de se ressaisir hors du monde dans la mesure où, si c’est le cas, elle ne se considère pas
totalement puisqu’elle oublie une de ses dimensions (le fait qu’elle soit une partie du monde).
Inféodée à sa prétendue transcendance, elle deviendrait d’ailleurs moins vivante. Deleuze
exige au contraire l’immanence : le principe de sens ne doit pas se tenir hors du monde pensé.
Au lieu d’élever le réel au rang ontologique de l’idée, il s’agit de demander : entendu que
l’idée est réelle mais ne résout pas le réel, comment penser le réel en restant dans le réel ?
Puisque la rencontre idéaliste des deux entités s’était faite sur le plan de la permanence
et de la stabilité (la réalité la plus stable est la plus réelle, l’idée la plus stable est la plus
9
Le problème de l’existence des idées dans le monde renvoie également au problème du rapport entre l’esprit et
la matière. On distingue : dualisme, monisme, idéalisme, mais encore matérialisme, parallélisme, émergentisme.
6
réelle), il s’agit désormais de s’intéresser au mouvement du monde. C’est d’ailleurs la tâche
de la modernité de penser en dehors des catégories qui rabattent sur le statique. Deleuze s’y
attachera toute son œuvre, de l’exposé de concepts à l’étude du cinéma. Ceci est d’autant plus
important que la science, qui le découpe, se fait passer pour une simple lecture de la réalité et
passe dans les représentations courantes au point de nier le mouvement et la vie.
Cette considération s’impose également à la pensée qui veut se comprendre comme
composante de la réalité : elle doit se saisir mouvante. Dans le cas contraire, la pensée peut se
retrouver sûre d’elle-même (par exemple quand elle affirme « je pense, donc je suis ») et se
déclarer première vérité statique du monde, mais elle ne le fait qu’au prix d’une autoexclusion du monde mouvant (il a fallu écarter toutes considérations empiriques pour être
sûr), c’est-à-dire en niant vivre en ce monde10. Un mouvement abstrait de la pensée qui
s’accomplit dans l’histoire pour se retrouver elle-même n’est pas plus acceptable. Deleuze
« reproche à Hegel d’en rester au faux mouvement, au mouvement logique abstrait, c’est-àdire à la médiation. Il ne lui suffit pas de proposer une nouvelle représentation du
mouvement ; la représentation est déjà médiation. Il s’agit de produire dans l’œuvre un
mouvement capable d’émouvoir l’esprit en dehors de la représentation ».
Deleuze ne cherche pourtant pas à déclarer morte la tradition philosophique. En la
commentant, il affirme que les idées (cartésiennes ou hégéliennes par exemple) sont quelque
chose réelle. Mais il s’attache à penser en leur sein. Par là même, il refuse que l’idée telle
qu’elle y est conçue soit le critère du réel, puisque sa propre pensée, nouvelle, affirme sa
réalité en même temps qu’elle pense la réalité de l’ancienne. Il remet la pensée classique en
mouvement et considère le mouvement de la pensée à travers les époques (histoire de la
pensée). Il pense corrélativement une dimension du mouvement du monde et amorce la
nécessaire création de sens dans le rapport à ce qui n’est pas, déjà, de la pensée, pour assurer
l’immanence du concept.
•
S’insérer dans le monde ne va pourtant pas de soi. Comment commencer à penser
réellement sans introduire de rupture dans l’écoulement du devenir ? Le mouvement de la
pensée sur elle-même ne doit pas, en effet, se tenir hors du mouvement du monde. C’est
pourtant le cas du moment cartésien où le sujet donne une apparence de commencement
puisqu’il ne peut accomplir son mouvement propre dans le monde, ou encore du mouvement
hégélien qui n’est qu’un « faux mouvement », mouvement logique abstrait.
Comment la réflexivité peut-elle s’effectuer à même le réel ? Le problème du
commencement est si lourd qu’il faudra du temps à Gilles Deleuze pour s’y engager. Il n’a
soutenu sa thèse qu’à 43 ans, après avoir écrit plusieurs livres sur les autres. Certes il y pensait
déjà, mais n’avait pas à affirmer explicitement le mouvement propre de sa pensée. Ce sera fait
avec Différence et répétition, où il s’agit de penser en dehors de la représentation avec les
modernes Nietzsche et Kierkegaard, plutôt que laisser perdurer la tradition idéaliste11.
10
D’ailleurs le sujet du cogito ne pense pas, il a seulement la possibilité de penser, il se tient stupide au sein de
cette possibilité. Pour retrouver le chemin du monde la pensée cartésienne devra s’en remettre à Dieu, ce qui
constitue une perte d’autonomie, donc de vie.
11
« La pensée moderne naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités et de la découverte
de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l’identique. Les idées sont produites comme un effet
d’optique, par un jeu plus profond qui est celui de la différence et de la répétition ». Différence et répétition
7
Le premier problème qui se pose à lui est ainsi, nécessairement, celui du premier pas :
« comment commencer à penser s’il faut dégager les conditions de la pensée, et notamment
du commencement, par la pensée elle-même ? »12. Toute une tradition de pensée est passée
par là, la page n’est pas blanche. Nous sommes inclinés à penser sur un mode qui fixe le
présent de l’idée, le stabilise, par conséquent le place au-delà du flux constant qui caractérise
la réalité, du moins la réalité vécue. Notre représentation ordinaire, asservie au besoin d’utilité
et d’efficacité liée à la conduite régulière de notre vie en société, évacue et renvoie au nonêtre ce qui ne peut être représenté : les particules imperceptibles de vie.
Il est donc nécessaire de commencer par désactiver la représentation. Mais la critique
ne peut se faire à bon compte, le premier pas ne peut se résoudre à se poser soi-même en
s’opposant à la tradition. La pensée doit s’insérer dans le devenir du monde pour être réelle.
C’est pourquoi Deleuze, après Nietzsche, propose de se libérer du vrai comme but de
l’activité intellectuelle pour laisser place à la généalogie. Il s’agit de demander d’où viennent
les pensées, comment elles sont produites et vécues. Ceci revient à considérer le mouvement
historique de la pensée, habitée par des forces différentes qui la caractérisent à travers le
temps, donc à rejoindre le mouvement du monde par le sens historique13. C’est dans ces
conditions que s’opère la mutation de la représentation à la pensée présentative ou subreprésentative. L’identité, l’analogie, la similitude et l’opposition, tout autant de catégories
qui empêchent de considérer le mouvement, s’évanouissent au profit du respect de
l’hétérogénéité et du déséquilibre qui permettent de le penser. La pensée du mouvement
constitue alors un mouvement de la pensée qui épouse le mouvement du devenir lui-même.
12
Différence et Répétition
On pourrait ainsi se demander d’où vient la pensée actuelle, si étriquée (schèmes journalistiques répétés tous
les jours, discours convenus exprimés sans vergogne). On pourrait se demander d’où nous vient cette pensée
fatiguée qui ne supporte plus certains éléments du réel, quel rapport à la vie elle engage.
13
8
Chapitre 3 : la pensée désirante
Comment la pensée, désormais intégrée au mouvement du monde, peut-elle y évoluer
sans se désagréger ? L’adhérence au mouvement n’implique-t-elle pas un vocabulaire si fluent
et des concepts si fluctuants qu’ils risquent de s’évanouir ? La dissolution de l’idéalisme
traditionnel ne laisse-t-il pas place libre à l’expression de l’opinion, pensée si volage qu’elle
en devient irréelle ?
La pensée doit être en mesure de maintenir par elle-même la spécificité de son
existence. Deleuze rend ceci possible en liant son destin à celui du désir, dont il fait le
concept. Alors qu’idéalisme et représentations ordinaires ont en commun de considérer le
désir sur le mode de l’objet manquant (je désire quelque chose qui me satisferait si je
l’acquerrais), le philosophe le voit comme processus vital de perduration. Il ne manque
assurément de rien : « seul le désir vit d’être sans but », il n’a ni objectif ni objet à atteindre. Il
est coextensif à la vie, son activité consiste à produire des agencements à même le réel
extérieur : dans le monde où sont supposés exister des objets délimités, le désir opère des
coupes pour en faire des « objets partiels » et active des synthèses des uns aux autres pour se
construire un chemin d’écoulement, une voie d’accomplissement.
Cette activité est proprement inconsciente, mais le mouvement du concept deleuzien
permet à la conscience de s’apercevoir qu’elle fonctionne en profondeur sur ce régime. Elle
peut ainsi se recomprendre sur le mode de la conscience désirante, indissociable du corps, qui
assure sa propre perduration en machinant le monde à sa guise. La pensée qui devient est celle
qui désire en intégrant les « processus moléculaires » au fil des « objets partiels ». C’est
d’ailleurs par une opération de répression qu’on fait passer cette dimension de la vie au rang
de non-être : la société veut les buts, la représentation veut des repères stables et non des
fluctuations. On stratifie le monde et demande aux vivants d’être des organismes, des
signifiants et des sujets, de se conformer aux « ensembles molaires » en se laissant enregistrer
comme tels. Or Deleuze, comme il a ouvert le mouvement sous la représentation, ouvre la
production désirante sous l’enregistrement pour libérer la vie que l’homme ne cesse pas
d’emprisonner quand il pense trop vite.
Il est néanmoins nécessaire de ne pas nier l’autre face du réel. Il y a en effet « du désir
et du social »14, la conscience vivante doit éviter de quitter complètement la surface
d’enregistrement que constitue le monde représenté et stratifié, sinon elle risque de se perdre
dans le voyage schizophrénique qui, s’il est libéré des contraintes pratiques qui faisaient naître
celui-ci, constitue pour elle un risque de mort. D’où la nécessité de s’exprimer, ce qui revient
à emprunter les voies du langage et du social, donc à s’enregistrer. Il est d’ailleurs tout à fait
préférable de constituer sa propre inscription, de la construire en phase avec la production
désirante plutôt que laisser les rabatteurs de désir l’annihiler dans la plate représentation. Se
doter de quelque conformité permet en ce sens de veiller à sa propre sauvegarde.
•
14
L’Anti Oedipe
9
La pensée désirante libère alors la vie en manifestant les objets partiels du désir au
niveau du langage et de ses objets totaux. C’est ainsi que « l’œuvre indique une issue à la vie,
trace un chemin entre les pavés »15. Les machines désirantes peuplent le social et s’y
manifestent comme signes d’une autre voix possible. Voila pourquoi la langue de Gilles
Deleuze est si singulière. Il y a des termes dignes de la science-fiction (« chaosmos », « corps
sans organe », « déterritorialisation », « rhizome », « schizo-analyse », « socius »), mais
surtout un vertige qui les relie en emportant le lecteur dans un univers où le sens des mots se
découvre par petites touches, dans l’écho qu’ils se font les uns aux autres jusqu’à faire
entrevoir la réalité dont ils parlent.
Mais comment la pensée peut-elle produire des idées écrites sans perdre le fil du réel ?
D’une part, le texte risque d’arrêter le processus de la pensée désirante : quand quelque chose
est accomplie, il peut arriver qu’on croit ne plus rien avoir à vivre et à dire. D’autre part le
réel n’est pas un texte : il y a alors le risque de produire des idées qui soient comme des
copies du monde, des livres calques ou miroirs qui se situent en dehors du monde comme des
idées vraies. Voila que ressurgit le problème de l’idéalisme et de la transcendance…
Les livres qui imitent le monde opèrent la scission de la pensée et du monde en
prétendant qu’ils restent une seule et même chose. Cette pensée « 1 qui devient 2 » rate le
multiple dans la mesure où le multiple est en réalité « n – 1 », c’est-à-dire soustraction de
l’unique à la multiplicité à constituer. Par là même, ils ratent la multiplicité du monde :
l’unité, prise de pouvoir par le signifiant ou par un processus de subjectivation, en est un
surcodage. La conscience évolue alors (ou se fait croire qu’elle évolue) dans des « ensembles
molaires », dans un milieu stratifié qui la rend aveugle aux imperceptibles vibrations qui la
peuplent et font naître les « processus moléculaires ».
Le livre deleuzien est au contraire multiplicité réelle, ensemble de plateaux qui se font
écho et se connectent au réel. D’abord parce que les auteurs (Deleuze et Guattari) se
constituent au sein du monde : « un agencement d’énonciation ne parle pas des états de
choses, mais à même les états de choses »16. Ensuite parce que l’idée exprimée est
« déterritorialisation » d’un élément du réel vécu, « ligne de fuite » empruntée dans son
ailleurs mais reterritorialisée sur le texte afin d’éviter qu’elle se transforme en ligne de mort.
Le livre parle donc autant à partir du monde qu’à propos du monde.
Par exemple, quand Deleuze dresse avec Guattari une histoire encyclopédique des
civilisations en montrant comment l’homme crée des milieux par stratification et codification,
puis des sociétés par l’enregistrement des éléments codés sur une même surface immobile
d’où tout semble ensuite émaner (le « socius »), il rend également compte du fait que
l’expression est possible à chaque époque en montrant comment les agencement de désir
opèrent dans les milieux. Ceci vaut surtout au moment où les philosophes produisent leur
texte, celui du capitalisme triomphant : le livre porte le titre « capitalisme et schizophrénie »17,
comme termes actuels du couple social/désir, et se développe au rythme endiablé des flux du
capitalisme tout en les habitant de façon singulière. Les auteurs doivent d’ailleurs ériger la
conception psychanalytique du désir comme repoussoir pour rester lisibles dans leur
entreprise.
15
Entretien in Le Magazine Littéraire
Mille plateaux
17
L’Anti Œdipe, capitalisme et schizophrénie 1 et Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2
16
10
La production écrite respecte donc le processus du désir qui l’a fait naître et au nom
duquel elle opère : « c’est toujours par rhizome que le désir se meut et produit. Un trait
intensif se met à travailler pour son compte, et l’hégémonie du signifiant se trouve remise en
question »18. L’œuvre de Gilles Deleuze a ainsi travaillé la pensée contemporaine en en
déterritorialisant les éléments de sens jusqu’à les reterritorialiser dans une réalité conceptuelle
capable d’habiter différemment le monde. C’est ce qui fit dire à Foucault : « une fulguration
s’est produite, qui portera le nom de Deleuze… Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien ».
En tout cas son œuvre permet à la pensée processive de se réaliser en même temps qu’elle
infléchit le processus mondain.
Dès lors, parce que la pensée vivante s’est faite réelle dans l’expression, désir et social,
elle a pu reprendre la route sans risquer de basculer dans le vide, l’absurde ou la page blanche.
Elle a opéré le mouvement réflexif concret : s’observer elle-même comme élément du réel.
N’ayant plus besoin de s’assurer de son existence dans un mouvement réflexif abstrait
(idéalisme cartésien ou hégélien), elle peut se laisser évoluer en toute confiance et retrouver
son innocence créatrice, pour peu qu’elle se porte contre les forces qui tentent de l’en
empêcher et la rendent inerte.
18
Mille plateaux
11
Chapitre 4 : la pensée créatrice
Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Gilles Deleuze reprend le mouvement entier de
son œuvre. Il s’agit de demander « ce qu’il a fait toute sa vie » au moment de « parler
concrètement », et d’expliquer comment la pensée peut se départir de ses pulsions mortifères.
Ce retour n’est pas seulement une répétition du même, c’est au contraire l’affirmation d’une
plus grande positivité, conformément à « l’éternel retour » tel qu’il le comprenait chez
Nietzsche. Plus que le « devenir », et plus profondément, il s’agit de considérer le « chaos »19.
La pensée du mouvement l’annonçait mais maintenait la continuité ; le « chaos » affirme
désormais le régime des discontinuités.
La première chose que la pensée vivante remarque sur elle-même au creux du
mouvement réflexif concret, c’est en effet que « nous perdons sans cesse nos idées ». La
pensée vit sur un mode chaotique : « chaos » ne signifie pas le mouvement de la
détermination à l’indétermination, mais l’impossibilité du rapport entre déterminations dans la
mesure où une détermination n’apparaît pas sans que l’autre ait disparu. C’est pourquoi
« nous voulons tous nous accrocher à des opinions arrêtées. Nous demandons seulement un
peu d’ordre, des règles protectrices de l’association des idées : ressemblance, causalité »20.
C’est dire que nous basculons dans la représentation du monde. Le plus grand problème, c’est
qu’on oublie l’origine pratique de cette nécessité et la plaque sur le monde : on considère qu’il
n’y aurait pas un peu d’ordre dans les idées s’il n’y en avait pas aussi dans les choses. C’est
déclarer un « anti chaos objectif ».
Deleuze renverse le raisonnement pour affirmer le chaos dans les choses, en plus
d’être dans la pensée. Certes, on peut lui retourner que nous voyons de l’ordre immédiatement
et que même si certaines couches se surajoutent jusqu’à épurer le réel, la première couche
d’ordre peut être rapportée au monde. On peut également dire que Deleuze projette le chaos
de nos cerveaux sur le monde, passe imperceptiblement du chaos du monde vécu au chaos du
monde tout court. Ne serait-ce pas une pulsion idéaliste ?
Même s’il ne le dit pas, il s’agit en fait d’un pari entre deux possibilités : ou croire en
l’ordre, ou croire au désordre fondamental. Il y a les deux, mais la question est de savoir
quelle priorité donner. Or Deleuze penche pour le chaos. D’abord à cause de la pensée du
mouvement, qui implique le devenir pour ne pas être réduit au non-être. Mais surtout parce
qu’il permet une libération de la vie et engage la création. Le philosophe a affaire au chaos,
non pas à l’être comme vérité. Au moins, il a affaire à l’absence immédiate de sens. Le
problème de la pensée vivante devient alors celui de la création : comment faire advenir
quelque chose sensée, non chaotique, sans nier le chaos ? Comment rendre les déterminations
contemporaines sans basculer dans une représentation idéelle du monde ?
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Le terme était déjà présent chez Nietzsche, il va être porté au plus haut point par Deleuze.
Qu’est-ce que la philosophie ?
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Puisque le propre du chaos est de défaire toute consistance, la philosophie aura pour
tâche de la recréer. Mais il n’est pas question de renoncer au chaos. Celui-ci est l’inverse du
trou noir, c’est « un virtuel contenant toutes les particules possibles et toutes formes possibles
qui surgissent pour disparaître ». Or, alors que la science renonce à l’infini chaotique pour
garder une référence capable d’actualiser le virtuel (elle constitue des plans de référence et
des arrêts sur image), le philosophe demande comment garder les vitesses infinies pour
gagner une consistance. En outre, même si les repoussoirs permettent de clarifier le discours,
la pensée ne peut se limiter à s’opposer aux pensées existantes pour s’assurer à bon compte de
la conaturalité de la pensée à l’objet (la pensée penserait une autre pensée). Au contraire, elle
doit plonger dans le chaos et s’affronter à l’infini pour être créatrice.
Il s’agit de créer des singuliers, non pas des universaux comme ceux de la
communication, de la contemplation ou de la réflexion. La création est construction dans une
intuition propre au concept, au sein d’un plan qui ne se confond pas avec lui mais abrite le
langage et les personnages qui les cultivent : « le constructivisme exige que toute création soit
une construction sur un plan qui lui donne une existence autonome ». La pensée vit au sein de
ce plan d’immanence, saisi par intuition philosophique et installé comme coupure du chaos,
avant d’y épanouir le mouvement du concept qui réunit des variables hétérogènes mais
inséparables. Une « intension » est présente à tous les traits du concept, et le plan
d’immanence assure à celui-ci une existence autonome comme accomplissement intense de la
pensée vivante.
•
Dans le cours de cette lutte contre le chaos surgit une lutte plus pressante : la lutte
contre les apôtres de l’inconsistante vérité. Il y a bien sûr l’opinion, dont la vérité est fondée
sur la conformité à la majorité, mais encore la sociologie qui prétend que son plan est le réel
et qu’elle produit du sens en s’attachant aux représentations collectives, et surtout la
philosophie analytique qui s’évertue à saisir les valeurs de vérité en traduisant les concepts en
propositions où les variables sont indépendantes alors que c’est leur inséparabilité qui garantit
la consistance du concept. Face à cette dernière, la question devient, faisant écho à la lutte
contre l’idéalisme, celle de savoir comment une idée peut être réelle sans relever du
performatif ou du mot d’ordre. Il est nécessaire d’y répondre pour ne pas laisser la
philosophie analytique réduire l’histoire de la philosophie à un exposé des réponses sans les
référer aux problèmes ni au plan d’immanence de chaque philosophe. D’autre part, s’il y a
une nature paradoxale de la philosophie qui se sert d’une langue standard pour exprimer
quelque chose qui n’est ni opinion ni jugement, elle ne peut laisser confondre plan du langage
et plan d’immanence.
Entre l’objection de la singularité comme anti-philosophie et le logos comme plan de
pensée sans sujet, il s’agit en fait de s’opposer à toutes les disciplines qui veulent, sous
couvert de « science », bannir le plan d’immanence créé dans le chaos au profit du plan de
référence établi sur le chaos. Ceci va d’ailleurs de pair avec la réhabilitation de la tradition
philosophique du point de vue de sa consistance, preuve du mouvement de la pensée
deleuzienne. Alors qu’il s’agissait initialement de « remplacer la confiance dans les concepts
légués par la tradition par la défiance à l’égard des concepts non créés », il est utile de
réactiver celle-ci pour éviter que les disciplines de vérité prennent toute la place et renvoie les
anciennes créations à des erreurs.
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Dans Qu’est-ce que la philosophie ?, Deleuze reconsidère par exemple le cogito. Le
concept cartésien apparaît dès lors doté de trois composantes : douter, penser, être. « Je pense,
donc je suis » est condensé au point J où coïncident j (douter), j’ (penser) et j’’ (être). Il ne
s’agit aucunement d’afficher la vérité cartésienne pour s’opposer à la science comme
paradigme de tout sens réel (le reste étant renvoyé à l’erreur ou l’illusion). Il s’agit d’affirmer
une création active qui n’a même plus besoin des repoussoirs fournis par la tradition pour
s’exprimer. Le cogito, et par là même Descartes comme représentant de la tradition, est ainsi
ressaisi dans un point de vue qui respecte celui de son auteur. La pensée vivante s’accomplit
dans le discours indirect libre, que Deleuze élisait comme acte fondamental du langage, et qui
s’impose ici comme acte jaillissant de la pensée qui se crée réelle.
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Ainsi écrivait Gilles Deleuze :
« Les dieux sont morts ; mais ils sont morts de rire en entendant un Dieu dire qu’il
était le seul » (Nietzsche et la philosophie). Lui aussi est mort, pas sa pensée. En tout cas ses
molécules doivent rire des accusations qu’on a pu lui faire quant au multiple et aux
références, se gausser d’être repoussées pour des raisons d’« erreur d’interprétation » ou
« manque de rigueur conceptuelle ». En considérant les autres disciplines intellectuelles
comme créatrices, Gilles Deleuze a peut-être versé dans l’injonction à créer. Mais il a pris ses
responsabilités, et sa voix raisonne encore dans les domaines artistiques (peinture,
architecture, musique). Par contre sa conception créative de la science semble ignorée. Que ce
soit le cas en physique ou en mathématiques paraît normal (il n’y a pas beaucoup pensé), c’est
plus étonnant dans d’autres disciplines, justement dans celles qu’il considérait comme des
« adversaires honorables ». Pourquoi Deleuze n’est-il pas plus utilisé en sciences humaines,
alors que Foucault l’est tant ?
Il y a en ce domaine tout ce qu’il faut pour accomplir la pensée vivante. Celle-ci
pourrait s’appliquer à prendre en compte les acteurs comme libres producteurs de sens en
dehors de la vérité, plutôt que les considérer naïvement comme producteurs de la vérité sur
leur pratique ou méchamment comme ignares quant à la vérité de leur existence. Sous les
jugements de valeur qui empêchent de prendre en compte l’infinie production de sens des
acteurs vivants, il y a un réel chaos auquel il paraît bon de s’affronter pour gagner en
consistance. Il ne s’agirait pas de prendre les représentations courantes pour argent comptant,
puisque celles-ci relèvent du plan de référence érigé au-dessus du chaos. Mais après avoir
identifié la superstructure idéologique, il pourrait être utile de considérer les représentations
comme points de passages obligés d’une pensée non-représentative qui voudrait penser la vie
libre plutôt que faire du discours sur le discours. Pour rester vivante et créer, elle pourrait
ainsi se mettre à l’épreuve des productions de sens avant de s’objectiver dans un discours
indirect libre comme dédoublement du sujet dans le langage.
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Synopsis
Introduction :
«
Il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme… On
assiste à une scène où quelqu’un est un peu trop vulgaire. On est gêné pour lui, on est gêné
pour soi puisqu’on a l’air de le supporter. On passe une espèce de compromis. Et si on
protestait, on en ferait un drame. On est piégé. Même à ce niveau minuscule, on éprouve la
honte d’être un homme. Sans cela il n’y a pas de raison de faire de l’art… libérer la vie que
l’homme ne cesse pas d’emprisonner. La philosophie est l’art de créer des concepts pour nuire
à la bêtise, comme le disait Nietzsche… Les gens font comme si la philosophie c’était bon
pour les conversations d’après dîner. Mais s’il n’y en avait pas, on ne se doute pas du niveau
de la bêtise ! La philosophie empêche la bêtise d’être aussi grande que s’il n’y avait pas de
philosophie. C’est sa splendeur. Créer c’est résister. » Résistance, in Abécédaire
Chapitre 1 : la pensée vivante
La principale préoccupation de Gilles Deleuze est de rendre la pensée vivante. On la
veut souvent cohérente, synthétique et vraie, lui la veut vibrante, intéressante et belle. C’est
un épanouissement, pas seulement un canal de la connaissance théorique ou pratique.
Comment faire en sorte qu’elle le reste ? D’abord en pensant l’événement : en s’affrontant au
surgissement de l’inconnu, la pensée se met dans les conditions de la création, c’est-à-dire au
service de l’émergence du nouveau en elle comme célébration de la vie. Mais Deleuze ne fait
pas table rase du passé pour prétendre à cela. Il commente les auteurs consacrés, c’est un
philosophe traditionnel.
Mieux vaut vivre sa lecture comme un parcours initiatique. Il s’agit d’ailleurs pour lui
de « produire dans l’œuvre un mouvement capable d’émouvoir l’esprit en dehors de la
représentation », c’est-à-dire en dehors de ce mode de pensée par lequel elle se ligature en se
prétendant simple image fidèle du réel pour n’avoir pas à évaluer la façon dont elle le fabrique
et s’y accomplit. Il en va de « nomadisme » en lieu et place de la priorité traditionnellement
accordée par les philosophes, de Platon à Kant, à l’ordre du monde, au logos qui en dit la
vérité, au philosophe-roi qui le gouverne ou encore au tribunal de la raison qui fait de
l’homme un législateur et un sujet.
Chapitre 2 : la pensée mouvante
La pensée vivante produit des idées sur le monde tout en s’y déployant, ce qui
implique qu’elle dise quelque chose d’elle-même comme appartenant au réel. Or puisque la
rencontre idéaliste de la pensée et de l’être s’était faite sur le plan de la permanence et de la
stabilité, il s’agit désormais de s’intéresser au mouvement du monde. La considération du
mouvement s’impose de surcroît à la pensée qui veut se ressaisir comme composante de la
réalité : elle doit se voir mouvante.
Comment commencer à penser réellement sans introduire de rupture dans
l’écoulement du devenir, c’est-à-dire dans la réalité elle-même ? Le premier mouvement de la
pensée qui va au devenir consiste à se dégager de la représentation sans se résoudre à
s’opposer à une imposante tradition pour éclore elle-même. Il s’agit bien plus de se libérer du
vrai comme but pour laisser place à la généalogie. Or cette pensée du mouvement constitue le
mouvement de la pensée qui est le mouvement du devenir lui-même.
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Chapitre 3 : la pensée désirante
Comment la pensée, désormais intégrée au mouvement du monde, peut-elle y évoluer
sans se désagréger ? Pour maintenir la spécificité de son existence, elle doit en fait
s’accomplir comme pensée désirante : il s’agit de se départir des objectifs et de l’objectivité
pour s’attacher aux « objets partiels » et intégrer les « processus moléculaires ». Elle produit
ainsi des idées qui nuisent à la représentation.
Mais comment la pensée peut-elle produire des idées écrites sans perdre le fil du réel ?
Celui-ci n’est pas un texte, il y a un risque de produire des idées qui soient comme des copies
du monde. Le livre deleuzien est cependant multiplicités de plateaux qui se font écho et se
connectent au réel. L’idée exprimée est « déterritorialisation » d’un élément du réel vécu,
« ligne de fuite » empruntée dans son ailleurs mais reterritorialisée sur le texte afin d’éviter
qu’elle se transforme en ligne de mort. Ce faisant, le livre respecte le processus du désir.
Chapitre 4 : la pensée créatrice
Parce que la pensée exprimée s’est faite réelle, elle peut reprendre la route sans
basculer dans le vide. Qu’est-ce que la philosophie ? reprend ainsi le mouvement de l’œuvre
deleuzienne. Renforcée par l’épreuve sélective de l’éternel retour, elle affirme, plus que le
« devenir » et plus profondément, l’existence du « chaos ». C’est aller contre nos tendances à
chercher l’ordre dans l’association de nos idées, donc à suivre des règles protectrices comme
la ressemblance et la causalité pour pouvoir nous accrocher à des opinions arrêtées. Ceci
conduit à basculer dans la représentation et la plaquer sur le monde : on considère qu’il n’y
aurait pas un peu d’ordre dans les idées s’il n’y en avait pas aussi dans les choses. C’est
déclarer un « anti chaos objectif ».
Deleuze fait l’inverse. Le « chaos » n’est pas le mouvement de la détermination à
l’indétermination, mais l’impossibilité du rapport entre déterminations dans la mesure où une
détermination n’apparaît pas sans que l’autre ait disparu. Le problème de la pensée vivante
devient alors celui de la création : comment faire advenir quelque chose sensée, non
chaotique, sans nier le chaos, la multiplicité ? Comment rendre les déterminations
contemporaines sans basculer dans une représentation idéelle du monde ? En s’y affrontant, le
philosophe cherche la consistance. Dans le cours de cette lutte surgit d’ailleurs un combat plus
pressant : la lutte contre les apôtres de l’inconsistante vérité.
Conclusion
Ainsi écrivait Gilles Deleuze : « Les dieux sont morts ; mais ils sont morts de rire en
entendant un Dieu dire qu’il était le seul » (Nietzsche et la philosophie). Lui aussi est mort,
pas sa pensée. En tout cas ses molécules doivent rire des accusations qu’on a pu lui faire
quant au multiple et aux références, se gausser d’être repoussées pour des raisons d’« erreur
d’interprétation » ou « manque de rigueur conceptuelle ».
En considérant les autres disciplines intellectuelles comme créatrices, Gilles Deleuze a
peut-être versé dans l’injonction. Mais il a pris ses responsabilités, et sa voix raisonne encore
dans les domaines artistiques. Les sciences humaines, « adversaire honorable », pourraient lui
faire écho en se proposant de penser les représentations des acteurs au sein d’une pensée nonreprésentative.
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