Deleuze,
une pensée vivante
(billet pour sa philosophie)
2
Ainsi parlait Gilles Deleuze :
«
Pour chacun d’entre nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements
minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme… On assiste à une scène
quelqu’un est un peu trop vulgaire. On est gêné pour lui, on est gêné pour soi puisqu’on a l’air
de le supporter. On passe une espèce de compromis. Et si on protestait, on en ferait un drame.
On est piégé. Même à ce niveau minuscule, on éprouve la honte d’être un homme. Sans cela il
n’y a pas de raison de faire de l’art… libérer la vie que l’homme ne cesse pas d’emprisonner.
La philosophie est l’art de créer des concepts pour nuire à la bêtise, comme le disait
Nietzsche… Les gens font comme si c’était bon pour les conversations d’après dîner. Mais
s’il n’y en avait pas, on ne se doute pas du niveau de la bêtise ! La philosophie empêche la
bêtise d’être aussi grande que s’il n’y avait pas de philosophie. C’est sa splendeur. Ce n’est
pas que les gens en lisent, mais c’est sa seule existence qui fait que les gens ne sont pas aussi
bêtes qu’ils seraient. Créer c’est résister.
»
Résistance, in Abécédaire
3
Chapitre 1 : la pensée vivante
La principale préoccupation de Gilles Deleuze est de rendre la pensée vivante. On la
veut souvent cohérente, synthétique et vraie, lui la veut vibrante, intéressante et belle. C’est
un épanouissement, pas seulement un canal de la connaissance théorique ou pratique. En la
matière la science semble aujourd’hui plus efficace, ce n’est pas une raison pour que la pensée
philosophique reste lettre morte. Il y a certes des savoirs qui dépassent les conceptions passées
des philosophes, mais la question de savoir comment ils sont vécus reste entière. On peut
d’autre part demander d’ils viennent, quelle existence est à la source de telles productions
de sens, de quelle psychologie relève la pensée qui les sous-tend. Et c’est à la philosophie de
répondre. Elle s’attache à comprendre et produire des points de vue sur le monde, elle est l’art
conceptuel des points de vie.
Considérée ainsi, la pensée a pour tâche de libérer ce que l’homme ne cesse
d’emprisonner, notamment à cause de sa prétendue maîtrise cognitive. Elle doit commencer
par elle-même et assurer son autonomie : l’auto-organisation est en effet la marque de la vie.
Le problème, c’est qu’elle peut tendre à son propre enfermement ou sa propre mort. C’est par
exemple le cas quand la pensée ordinaire, adossée aux savoirs entérinés, se vit sur le mode de
la re-présentation du monde : elle se ligature et cautionne l’ordre établi en se prétendant
simple image fidèle du réel pour n’avoir pas à évaluer la façon dont elle le fabrique et s’y
accomplit. Mais c’est également le cas quand les concepts légués par la tradition, a fortiori les
pensées systématiques, encouragent l’inertie et interdisent de penser autrement ou autre chose.
Comment faire en sorte que la pensée reste vivante ? Gilles Deleuze ne pose jamais
directement la question, justement par peur d’empêcher l’accomplissement de l’exigence qui
la fait naître : « si on ne vous laisse pas fabriquer vos questions, avec des éléments venus de
partout, de n’importe où, si on vous les « pose », vous n’avez pas grand-chose à dire »
1
. En
fait la question traverse l’œuvre en souterrain et s’y déploie de tout son long comme une
résistance secrète aux interrogatoires et vœux des pensées mortifères. L’enjeu est lourd : le
gain d’autonomie permettra à la pensée de prendre ses responsabilités en créant des concepts
qui puissent « nuire à la bêtise », lutter contre les forces transcendantes qui séparent la pensée
de la vie.
Pour rendre sa pensée vivante, Deleuze doit la mettre en branle. Il fuit les écoles et
préfère les rencontres singulières et momentanées qui permettent à chacun de créer en son
domaine. Il s’écarte des débats figés il s’agit de prendre position pour être lisible, faisant fi
des dualismes grossiers au profit des nuances, critiquant des adversaires (comme la
psychanalyse) pour accomplir une pensée plus fine et multiple qui sait aller vers leurs
découvertes. Il va de la philosophie au cinéma
2
, du sport à la musique, de l’écrit à l’oral, de
l’alcool au travail, du sérieux grave au rire fantaisiste.
1
Dialogues
2
Il a même fait une apparition dans un film (Georges qui ? de Michèle Rosier)
4
Cet éclectisme permet à la pensée d’être au monde. Elle se sait venir de quelque part et
évoluer quelque part. Elle est immanente. Gilles Deleuze fera d’ailleurs tout pour l’incarner :
il fut un grand professeur dont on écoutait la voix hypnotique, il se voulait élégant par les
gestes et le port du chapeau tout en restant discret, « imperceptible », pour ne pas risquer de
laisser la personne ou la célébrité prendre le pas sur le sens qu’elle tentait de faire vivre.
Il lui fallait également être en état de veille par rapport à l’actualité, considérer
l’événement et sa nouveauté. En s’affrontant au surgissement de l’inconnu, la pensée se met
dans les conditions de la création, c’est-à-dire au service de l’émergence du nouveau en elle
comme célébration de la vie. Elle s’ouvre d’ailleurs à la multiplicité et aux changements du
monde pour éviter de verser dans l’esprit de système et la prêtrise, qui est toujours mauvais
signe : « plus le contenu de pensée est faible, plus le sujet d’énonciation se donne de
l’importance »
3
.
Mais penser l’événement ne signifie aucunement verser dans l’événementiel. Il est
nécessaire de distinguer la philosophie, comme elle le fit à sa naissance avec Socrate, du
domaine de l’opinion qui a toujours quelque chose à dire à propos de l’actualité. Le risque est
en effet de la dissoudre dans le verbiage et constituer une pensée creuse. Toute idée peut se
prétendre nouvelle pour la seule raison qu’elle se prononce à l’instant présent et qu’elle
épouse le flot des événements alors qu’elle ne fait, justement, que plaquer la nouveauté de
l’événement sur une pensée convenue, bien souvent morale. C’est ce qui sépara Gilles
Deleuze de ceux qui s’autoproclamèrent « nouveaux philosophes ».
Il fréquente toutes sortes d’activités, mais n’a nul besoin d’affirmer la mort de la
philosophie (ancienne) pour s’autoriser à penser. Il réaffirme au contraire que, même si on
redéfinit son activité suivant les époques (clarifier, analyser…), sa tâche est de créer des idées,
et que ceci advient autant grâce aux rencontres actuelles que dans le rapport à la tradition.
Celle-ci est une matière indéniable, et il est nécessaire de se la réapproprier pour éviter qu’elle
continue de penser à notre place. Quoiqu’il fût perçu comme un représentant de la pensée 68,
Deleuze ne fait donc pas table rase du passé pour prétendre au renouveau. Il commente les
auteurs consacrés comme Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche ou Bergson, c’est un
philosophe traditionnel. Il a d’ailleurs suivi un parcours de formation on ne peut plus
classique et conforme à l’ordre institutionnel : agrégé à 23 ans, il devient enseignant en lycée,
puis assistant à la Sorbonne et attaché au CNRS avant d’intégrer l’Université. C’est étrange
qu’il ne soit pas inscrit au programme du baccalauréat aux côtés de Foucault.
Sa révolte est pourtant réelle dans la mesure il est hors de question d’inféoder la
pensée aux catégories traditionnelles : elle est vivante si elle l’est aujourd’hui, il s’agit d’être
moderne. Deleuze le fut en intégrant joyeusement l’Université expérimentale de Vincennes en
69. S’il reprend la tradition
4
, c’est donc pour lui indiquer les voies du monde actuel, du moins
pour la remettre en marche, ce qui finalement revient à la rendre active au sein d’un monde
mouvant. Les allers-retours des concepts de la tradition philosophique au sens requis par
l’époque dessinent ainsi le mouvement de sa pensée.
3
Revue Minuit, supplément au n°24, 24 mai 1977
4
On a pu croire que Deleuze faisait œuvre d’historien de la philosophie pour se libérer de la tradition et pouvoir,
ensuite, créer. Mais il pensait à l’intérieur des auteurs de la tradition, même chez des « adversaires ». Il
exerçait et affinait ainsi sa critique de l’image de la pensée imposée par l’histoire (de la philosophie).
5
Pour comprendre Deleuze il faut le lire, et savoir qu’il se réfère constamment à la
tradition philosophique, artistique et littéraire pour exprimer une pensée et lui donner vie. La
lecture est parfois complexe, mais guère plus que celle d’un auteur classique : dans les deux
cas, c’est comme si une langue étrangère vibrait dans notre langue bien connue. L’avantage,
c’est qu’on peut également l’écouter : en plus de son œuvre éclectique
5
, nous avons la chance
de disposer d’enregistrements de cours, conférences et entretiens au long cours
6
.
Pour être saisi par Deleuze, il faut surtout se mettre en chemin. Il ne s’agit pas d’être
d’accord avec lui en s’intégrant aux débats de son temps. Il est préférable de ne pas s’attacher
à la critique de la psychanalyse, du capitalisme ou du sionisme, à ces échos qui l’ont mis à la
mode, pour en faire des idées identifiables qu’on pourrait rabattre sur le plan de l’opinion.
Mieux vaut vivre sa lecture comme un parcours initiatique.
Qui chercherait des définitions de notions ou des thèses sur tel ou tel problème
reconnu serait vite déçu. Deleuze ne définit pas et n’arrête pas de termes pour les faire
fonctionner comme des mots d’ordre. Il s’agit pour lui, à l’instar de Nietzsche et Kierkegaard
auxquels il fait écho, de « produire dans l’œuvre un mouvement capable d’émouvoir l’esprit
en dehors de la représentation »
7
. Il en va de « nomadisme » en lieu et place de la priorité
traditionnellement accordée par les philosophes, de Platon à Kant, à l’ordre du monde, au
logos qui en dit la vérité, au philosophe-roi qui le gouverne ou encore au tribunal de la raison
qui fait de l’homme un législateur et un sujet.
Il y a quelque chose d’effrayant. A peine a-t-on amorcé le voyage qu’on investit
l’inconnu dans lequel il a pensé. Si on laisse de côté ce qui a été dit sur lui, les repères trop
forts et inadéquats, on ouvre une porte sur une autre dimension, et si on y entre on est d’abord
envahi par la disparition du monde représenté. Il faut alors se laisser embarquer par la
multiplicité et suivre des voies hasardeuses qui rendent possibles le mouvement des idées. Il
n’y a pourtant aucun risque de se perdre si l’on accepte de voir s’épanouir l’exigence
majeure de Deleuze : rendre la pensée vivante.
Viendra d’ailleurs le temps d’animer sa propre pensée, y trouver source
d’épanouissement, en recréant soi-même le sens. Le lecteur ne disposera pas nécessairement
d’un savoir utile, mais saura faire danser la vie en y contractant l’envie de faire advenir le
nouveau en son domaine. L’expérience deleuzienne est une histoire de « nomadisme » créatif,
quitte à « faire un enfant dans le dos
8
» aux propos du philosophe. C’est la moindre des
choses…
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Exposés singuliers de concept dans Différence et répétition, Logique du sens, Logique de la sensation et, en
collaboration avec Félix Guattari, L'Anti-Œdipe, Mille plateaux, Qu'est-ce que la philosophie ?; propos au creux
de philosophes comme Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche, Bergson, Foucault, Châtelet ; études littéraires
en références à Proust, Kafka, Sacher-Masoch ; études relatives au cinéma dans L'image-mouvement et -temps.
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Dans l’ordre www.webdeleuze.com, CD audio chez Gallimard et l’Abécédaire aux éditions Montparnasse.
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Différence et répétition
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Pourparlers
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