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Cet éclectisme permet à la pensée d’être au monde. Elle se sait venir de quelque part et
évoluer quelque part. Elle est immanente. Gilles Deleuze fera d’ailleurs tout pour l’incarner :
il fut un grand professeur dont on écoutait la voix hypnotique, il se voulait élégant par les
gestes et le port du chapeau tout en restant discret, « imperceptible », pour ne pas risquer de
laisser la personne ou la célébrité prendre le pas sur le sens qu’elle tentait de faire vivre.
Il lui fallait également être en état de veille par rapport à l’actualité, considérer
l’événement et sa nouveauté. En s’affrontant au surgissement de l’inconnu, la pensée se met
dans les conditions de la création, c’est-à-dire au service de l’émergence du nouveau en elle
comme célébration de la vie. Elle s’ouvre d’ailleurs à la multiplicité et aux changements du
monde pour éviter de verser dans l’esprit de système et la prêtrise, qui est toujours mauvais
signe : « plus le contenu de pensée est faible, plus le sujet d’énonciation se donne de
l’importance »
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.
Mais penser l’événement ne signifie aucunement verser dans l’événementiel. Il est
nécessaire de distinguer la philosophie, comme elle le fit à sa naissance avec Socrate, du
domaine de l’opinion qui a toujours quelque chose à dire à propos de l’actualité. Le risque est
en effet de la dissoudre dans le verbiage et constituer une pensée creuse. Toute idée peut se
prétendre nouvelle pour la seule raison qu’elle se prononce à l’instant présent et qu’elle
épouse le flot des événements alors qu’elle ne fait, justement, que plaquer la nouveauté de
l’événement sur une pensée convenue, bien souvent morale. C’est ce qui sépara Gilles
Deleuze de ceux qui s’autoproclamèrent « nouveaux philosophes ».
Il fréquente toutes sortes d’activités, mais n’a nul besoin d’affirmer la mort de la
philosophie (ancienne) pour s’autoriser à penser. Il réaffirme au contraire que, même si on
redéfinit son activité suivant les époques (clarifier, analyser…), sa tâche est de créer des idées,
et que ceci advient autant grâce aux rencontres actuelles que dans le rapport à la tradition.
Celle-ci est une matière indéniable, et il est nécessaire de se la réapproprier pour éviter qu’elle
continue de penser à notre place. Quoiqu’il fût perçu comme un représentant de la pensée 68,
Deleuze ne fait donc pas table rase du passé pour prétendre au renouveau. Il commente les
auteurs consacrés comme Spinoza, Leibniz, Hume, Kant, Nietzsche ou Bergson, c’est un
philosophe traditionnel. Il a d’ailleurs suivi un parcours de formation on ne peut plus
classique et conforme à l’ordre institutionnel : agrégé à 23 ans, il devient enseignant en lycée,
puis assistant à la Sorbonne et attaché au CNRS avant d’intégrer l’Université. C’est étrange
qu’il ne soit pas inscrit au programme du baccalauréat aux côtés de Foucault.
Sa révolte est pourtant réelle dans la mesure où il est hors de question d’inféoder la
pensée aux catégories traditionnelles : elle est vivante si elle l’est aujourd’hui, il s’agit d’être
moderne. Deleuze le fut en intégrant joyeusement l’Université expérimentale de Vincennes en
69. S’il reprend la tradition
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, c’est donc pour lui indiquer les voies du monde actuel, du moins
pour la remettre en marche, ce qui finalement revient à la rendre active au sein d’un monde
mouvant. Les allers-retours des concepts de la tradition philosophique au sens requis par
l’époque dessinent ainsi le mouvement de sa pensée.
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Revue Minuit, supplément au n°24, 24 mai 1977
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On a pu croire que Deleuze faisait œuvre d’historien de la philosophie pour se libérer de la tradition et pouvoir,
ensuite, créer. Mais il pensait déjà à l’intérieur des auteurs de la tradition, même chez des « adversaires ». Il
exerçait et affinait ainsi sa critique de l’image de la pensée imposée par l’histoire (de la philosophie).