a propos de la méthode des échelles d`observation en sciences

A propos de la méthode
des échelles
d’observation
en sciences sociales
À propos de :
Do m i n i q u e DESJEUX
Les sciences sociales
Que sais-je ? PUF, Paris, 2004,
128 p.
L’objet du livre n
Cet ouvrage fondateur et toujours
d’actualiaborde les sciences sociales
avec un éclairage très nouveau. Domi-
nique Desjeux part d’un à priori, basé
sur son expérience dense et variée du
terrain, de refus d’un « catalogue » des
sciences sociales dans leurs spéci-
cités, leurs frontières disciplinaires,
voire leurs éléments de complémenta-
rités. Il décide plutôt de les présenter
d’un autre point de vue que d’elles-
mêmes : du côté de leurs objets, qui
sont souvent les mêmes pris sous des
angles diérents, et de ce qu’elles pro-
duisent eectivement sur le terrain de
la collecte empirique de données.
C’est un livre sur la relativité et
la mobilité de la connaissance, qui
s’appuie sur la méthode des échelles
(le macro-social, le meso et le micro-
social, le micro-individuel). Cette
méthode repose sur l’idée que : « en
fonction de la focale ou de l’échelle
d’observation choisie, la réalité obser-
vée change, les points de repère se
transforment, la question de la ratio-
nalité évolue, et les variables qui
paraissaient indépendantes pour un
économiste, par exemple, peuvent
devenir dépendantes pour un psy-
chologue à son échelle d’observation,
et vice versa » (p. 5).
La structure de l’ouvrage est clai-
re : Le premier et le dernier chapitre
consacrés à l’analyse de la méthode
évoquent pour l’un son principe (la
variété du terrain et les échelles), et
pour l’autre cette même méthode vue
par les sciences sociales dans leurs
découpages (anthropologie, sociolo-
gie, économie, histoire, géographie,
sciences politiques, psychologie,
neurosciences). Les chapitres 2, 3 et
4 concernent des applications de la
méthode, sur trois thématiques cen-
trales dans les travaux de Desjeux : la
rationalité du choix et des décisions
(discutant particulièrement du dou-
ble impact de l’échelle micro-indivi-
duelle et de l’échelle micro-sociale),
la « culture dans la géopolitique et
les organisations » (illustrant plutôt
l’impact des approches macro socia-
les), et « l’innovation entre uidité et
rugosité sociale » (vue sous ses deux
aspects de la reconstitution tranquille
218
pi e r r e -no ë l de n i e u i l
Université Paris 5 – René Descartes
Centre de Recherche sur les Liens Sociaux
(UMR du CNRS n° 8070)
<pierrenoeldenieuil@yahoo.fr>
219
Pierre-Noël Denieuil A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales
du macro-social et de la saisie turbu-
lente du micro social).
Qu’est ce que la théorie
des échelles ? n
Desjeux distingue trois échelles :
« La première échelle est macro-socia-
le. Elle est la plus large. C’est celle des
régularités, des grandes tendances, des
appartenances sociales et des valeurs.
Les acteurs individuels y sont peu
visibles. La deuxième échelle est plus
étroite. C’est l’échelle micro-sociale,
celle des acteurs sociaux en interaction
les uns avec les autres, que ce soit à
un niveau méso, celui des organisa-
tions, des entreprises et des systèmes
d’action, ou à un niveau très micro
comme celui du quotidien et des rites
d’interaction. Les acteurs apparaissent
encastrés dans un jeu social fait de
symbolique, de matériel et de rapports
stratégiques. La troisième focale est
encore plus restreinte. C’est l’échelle
micro individuelle, celle du sujet, de
l’agent, de l’individu, que ce soit dans
sa dimension psychosociale, cognitive
ou inconsciente » (p. 6).
Desjeux montre bien que l’utili-
sation des échelles apparaît dans la
variété des enquêtes de terrain et le
« point de vue » adopté par l’observa-
teur. Il donne l’exemple très convain-
cant de la carte géographique comme
« un des modèles de fonctionnement
des échelles d’observation ». Prenant
l’exemple d’un itinéraire automobile
décidé depuis Paris jusqu’à la rue de
l’Ange à Perpignan, il montre que la
connaissance du trajet passera d’abord
par l’échelle au 1/1000 000 et désignera
surtout les autoroutes et nationales
qui traversent reliefs verts et grands
cours d’eau, l’échelle au 1/200 000 qui
découvrira Perpignan dans son dépar-
tement, puis l’échelle au 1/1 000 qui ne
laissera plus de place aux voies d’accès
et laissera au regard du lecteur le soin
de se focaliser sur les principales rues,
les cimetières, la place Arago, et enn
l’échelle au 8/1 000 qui lui permettra
de connaître les sens interdits et de
prévoir où il doit laisser sa voiture.
Desjeux précise qu’il s’agit
d’autant de points de repères compa-
rables en sciences sociales à l’échelle
d’observation macro sociale (on y voit
les classes sociales, l’Etat ou la culture),
à l’échelle micro-sociale (on y voit les
interactions entre les acteurs du pay-
sage), et à l’échelle micro-individuelle
(on y voit les choix décidés ou incons-
cients de l’individu).
L’intérêt de cette analyse est aussi
de montrer une méthode qui vise à
mobiliser successivement des infor-
mations demandées par un objet qui
se trouve inéluctablement « découpé »,
car « l’observation de la réalité est dis-
continue » (p. 14). Comme le précise
Desjeux, il n’est en eet pas question
« d’additionner » ces informations,
mais simplement d’utiliser chaque
« échelle » comme un « contexte »
explicatif de sa propre échelle eu égard
à l’itinéraire que l’on s’est xé pour
parvenir à tel ou but déni comme
le « point de vue » propre de l’obser-
vateur.
L’objet « décision et
choix » vu aux échelles
micro-individuelle et
micro-sociale n
L’auteur s’appuie sur ses observa-
tions de prises de décisions dans les
organisations et dans l’espace domes-
tique familial, et montre qu’il n’y a
pas de décision absurde puisque sa
rationalité est toujours relative à un
point de vue.
Il faut distinguer deux points de vue
légitimement croisés dans le chapitre :
celui de la connaissance globale de
la logique de l’objet « décision », puis
celui de la méthode et des diérentes
échelles permettant aux sciences socia-
les de le « traduire ».
L’objet « décision »
Desjeux montre que celui qui a pris
la décision va par la suite l’observer et
la réinterpréter après coup, en s’ap-
puyant sur des données non apparues
ou non perçues comme essentielles
lors du choix initial. Il décompose
par exemple le fait « décision » en un
moment qui « précède » la décision
(où l’on verra que l’émotion cède la
place à la rationalité), un moment du
« passage à l’action » (où l’on observera
la transmutation de la rationalité en
croyance), un moment d’aboutisse-
ment et de « réception » (où l’on réin-
terprétera la décision à la lumière de
ses eets connus). En ce sens le grand
intérêt des travaux de Desjeux est
de mettre l’accent sur la dimension
dynamique et évolutive du fait social
qu’il considère comme un processus
relevant de diérents moments. En
tant qu’observateur, sociologue et/ou
anthropologue, il cerne ces moments
dans leur globalité et donne à com-
prendre le fait social comme une arti-
culation de séquences que d’autres
n’ont voulu considérer que sous des
« angles » de découpe.
Les échelles d’observation de la décision
Desjeux retire simultanément de ce
niveau d’analyse globale une « métho-
de » qui permet de comprendre, et
donc d’accepter, pourquoi les sciences
sociales dans leur diversité disent par-
fois autre chose ou le contraire sur le
même objet (la décision) du fait même
qu’elles ne le considèrent pas sous le
même ou sous tous les angle(s)
de découpe. Lui-même a expérimenté
plusieurs angles :
D’une part du point de vue du
moment du choix individuel du
consommateur en dehors de tout
contexte social (par exemple aversion,
attraction, compensation, indiérence ;
choix rationnel en psychologie, micro-
économie…), ou du choix qualitatif
socialement encastré de la ménagère
consommatrice de nouveaux légumes
prêts à l’emploi (réactions face à l’em-
ballage puis à la fraîcheur du produit,
critères du choix puis de la préparation
du plat, conditionnés par les normes
sociales) ;
D’autre part du point de vue du
moment du choix basé sur un système
d’interactions sociales (l’introduction
contrastée d’un nouveau logiciel Word
dans les diérents services d’une gran-
de organisation). Il a étudié alors les
compromis posés par les acteurs en
matière de délais d’installation, puis
de marges de manœuvre apportées
par les diérents groupes de pression,
en montrant la rationalité de la déci-
220 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
sion comme dépendante des « eets de
situation ».
De cette analyse de l’objet « déci-
sion », Desjeux retire les principaux
enseignements de sa méthode, à savoir
que :
– La prise de décision comme arbi-
trage individuel peut être à la fois vraie
si l’on se réfère à la théorie des choix en
psychologie ou à la micro économie, et
fausse si l’on se réfère à la micro-socio-
logie ou à l’approche macro-sociale
(sciences politiques par exemple) des
comportements des consommateurs,
utilisateurs, ou citoyens.
Dans le cadre de l’approche glo-
bale que Desjeux défend, l’échelle
macro-sociale constitue l’explication
nécessaire à une meilleure compréhen-
sion de l’impact de ce qui se « dit » au
niveau de l’observation micro sociale :
« A chaque fois que l’on passe à l’échel-
le macro-sociale le sujet et l’interac-
tion sociale disparaissent du champ de
l’observation. La sourance du suicidé,
l’amour des mariés, la foi de l’individu,
les opinions de la personne sont rédui-
tes à des régularités, et c’est ce qui fait
tout l’apport du macro-social, qu’il
soit qualitatif ou quantitatif. A cette
échelle, il est possible d’observer ce
qui est invisible aux autres échelles, les
déterminants sociaux plus ou moins
puissants qui organisent les limites de
la liberté humaine, souvent surévaluée
par le sujet » (p. 38).
– La méthode des échelles d’ob-
servation fait apparaître diérentes
logiques comme autant de manière
de « découper » la connaissance dis-
continue du processus de prise de
décision. « En fonction des échelles
d’observation, le principe de rationa-
lité et la réalité même de la décision
changent. A une échelle micro-indi-
viduelle, la décision apparaît comme
un choix, un arbitrage réalisé par une
personne, à un moment unique. A
une échelle micro-sociale, la décision
apparaît plus comme un processus
dans le temps, comme la résultante
d’interactions entre plusieurs acteurs
sous contrainte de situation, et sur la
base de calculs stratégiques rationnels
et émotionnels, explicites ou impli-
cites, et de rapports de pouvoir. A
une échelle macro-sociale, la décision
comme arbitrage et comme processus
disparaît au prot de corrélations entre
plusieurs facteurs. Elle devient une
boite noire de laquelle sort un résultat
sous forme d’opinions, de valeurs, de
représentations ou de pratiques ».
On peut objecter bien sûr que les
objets demeurent appropriés à la
méthode utilisée (l’étude du choix de
la ménagère relevant de la micro-éco-
nomie). Il resterait bien sur à tester
très exactement le même objet (le
choix des produits prêts à cuire) tant
en micro-individuel, que micro-social
et macro-social, l’introduction de
l’ordinateur comme choix individuel,
micro-social puis macro-social. On
verrait là que les « contextes » s’ap-
pellent et se complètent les uns les
autres. Ceci dit, Desjeux s’interroge
page 90 sur la pertinence « de saisir
la complexité du réel et d’avoir une
approche globale qualitative ou quan-
titative, micro ou macro ». Il apparaît
en ce sens plus intéressant, eu égard
à l’intention qui préside à l’observa-
tion, d’en décider préalablement des
dimensions pertinentes du fait de leur
aspect problématique.
L’objet « culture » vu à
l’échelle macro-sociale n
L’objet « culture »
Dominique Desjeux présente trois
modèles d’approches de la culture dans
la géopolitique et les organisations :
les règles de parenté et les structures
familiales explicatives des aires cultu-
relles et de leurs cultures politiques en
termes de relation à l’autorité et à la
liberté (Todd), le « découpage des aires
culturelles selon leurs valeurs séculiè-
res et religieuses » (MIT), l’inclusion
d’une « programmation culturelle »
dans le management des hommes
expressif de la diversité des cultures
nationales (Hofstede).
Selon Desjeux, le grand intérêt
des travaux de Hofstede, sur la base
de son étude statistique de 72 liales
IBM dans le monde, « est de relativiser
l’universalisme supposé des règles de
management et donc de réarmer la
diversité, au moins relative, des valeurs
et des cultures » (p. 46). Cependant
« en termes de gestion des hommes en
entreprise, cette diversité des valeurs
ne dit rien sur la diversité des prati-
ques et des enjeux concrets » (p. 46).
L’autre souci de cette approche est
son risque de réier les cultures en
survalorisant « l’identité à l’intérieur
d’une même aire culturelle et l’altérité
vis-à-vis de l’extérieur » (p. 46).
A titre d’exemple de l’approche par
les « visions du monde », Desjeux pro-
cède à une analyse des travaux de Max
Weber sur «l’idéal type » des valeurs
du calvinisme et du capitalisme, ou de
Panofsky sur l’imprégnation de l’ar-
chitecture gothique (forme ternaire
des cathédrales) par la pensée scolas-
tique de omas d’Aquin suivant le
rythme de la trinité divine. Selon lui
les approches en termes de « vision du
monde », de « répertoires », « d’habi-
tus », de « cité » « postulent qu’il existe
un cadre de pensées incorporées qui
organise l’action des acteurs de façon
plus ou moins contraignante.
Les échelles d’observation de l’objet
« culture »
Pour Desjeux, la culture est beau-
coup plus visible à l’échelle macro-
sociale que micro-sociale. Selon lui la
compréhension de la culture à l’échelle
macro-sociale permet de comprendre
que « les acteurs ne sont pas que des
agents rationnels, des individus émo-
tionnels et des acteurs stratégiques,
mais que leurs comportements sont
organisés par la société, ses institutions,
son histoire et ses valeurs » (p. 41).
Mais l’observation des cultures à
l’échelle macro-sociale ne couvre pas
la complexité des réalités concernées.
Desjeux insiste à cet égard sur la néces-
sité de multiplier les « sous-échelles »
de manière à comprendre par exemple
simultanément la construction ani-
miste, musulmane et chrétienne de
l’Afrique. Il donne à ce propos un
exemple de vérité contradictoire : il
est « vrai » de dire que la France est à
dominante catholique lorsqu’on l’in-
clut, au niveau macro, dans le bloc des
15 pays de l’Europe catholique ; cela
devient « faux » si on l’observe elle-
même au niveau micro-social comme
un « englobant » de cultures catholique
(ouest, est), protestante (sud), déchris-
tianisée (nord, sud-est). La confusion
221
Pierre-Noël Denieuil A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales
parfois faite dans les argumentations
dites par exemple culturalistes, ne tient
pas à la non pertinence de l’appro-
che dite « culturelle », mais plutôt à la
confusion non maîtrisée ou au pas-
sage instrumental entre des niveaux et
échelles d’observation.
Avec l’analyse macro-culturelle,
Desjeux ne cache toutefois pas les ris-
ques de tomber dans les stéréotypes
ou même la négation de l’autre en
simpliant sa diérence. Il montre en
cela que la culture ne peut être une
« explication en soi » d’un phénomène,
et n’est qu’une « ressource mobilisa-
ble positivement ou négativement en
fonction des situations historiques ».
Dans le cas contraire, vouloir faire de
la macro-culture un élément d’expli-
cation des « eets de situation » revien-
drait me semble-t-il, à confondre
l’interprétation macro-culturelle dans
l’approche micro-sociale et à soutenir,
pour reprendre l’esprit de la méta-
phore géographique de l’auteur, que
l’autoroute A9 est présente tout entière
au milieu des rues de Perpignan.
L’un des derniers points évoqué
par l’auteur sur les cultures, consiste
en son hypothèse d’un « brouillage de
l’eet culturel à l’échelle micro-socia-
le ». Ce point mérite d’être discuté.
Donnant l’exemple de l’impossibilité
constatée par Michel Crozier, d’ex-
pliquer la bureaucratie française par
l’incapacité des Français à coopérer (et
liée à leur système scolaire), l’auteur
catégorise cette approche de « détermi-
niste » et de « culturaliste ». Toutefois si
l’on intègre l’approche des échelles et
reconnaît la confusion possible d’un
niveau à un autre (du macro pour
expliquer du micro), le terme « cultu-
raliste » perd de son impact négatif
puisqu’il ne devra être employé que
pour caractériser une utilisation abu-
sive de niveaux d’échelles. En ce sens
une approche macro-sociale est rare-
ment qualiée de « culturaliste », et ne
l’est que par référence à son intrusion
abusive comme élément d’analyse du
micro voire du meso-social.
Notons néanmoins l’usage polysé-
mique de la notion de culture qui peut
s’analyser sous une autre focale, qui
est celle de l’approche de la culture
comme construction micro-sociale et
productrice de sens en situation (voie
ouverte par Sainsaulieu). Desjeux
l’avait d’ailleurs dénie dans Le sens
de l’autre comme l’art de « résoudre
des problèmes ». Je voudrais souligner
que les « eets de situation » mêmes
en appellent à la construction d’une
culture dont il faudra retrouver les
composants et les agencements micro-
sociaux. Je me suis par exemple attaché
à montrer chez les petits entrepreneurs
de Sfax (Denieuil, 1992), ou les femmes
entrepreneurs tunisiennes (Denieuil,
2005), comment des « eets de situa-
tion » induisent des constructions de
valeurs et d’identité professionnelles,
résolution du conit de vivre, et struc-
turent une culture du contournement
ou de la réappropriation, voire de la
fuite et du retour du faible contre le
puissant. On peut déplorer peut-être
que cette dimension micro sociale et
constructiviste de la culture comme
réponse à une question posée dans le
rapport social, toutefois abordée dans
Le sens de l’autre, ne soit pas susam-
ment présente dans cette partie de
l’analyse de Desjeux.
L’objet « innovation »
vu aux échelles
micro-sociale
et macro-sociale n
L’objet « innovation »
Le quatrième chapitre, consacré
à l’innovation, constitue le milieu
« naturel » (ou culturel) de Desjeux.
Partant de la distinction opérée par
Norbert Alter entre l’invention comme
création, et l’innovation comme son
processus social, il analyse le marché
structurant de la relation innovation/
consommation, comme un « système
d’action » dynamique d’adoption d’un
produit, « qui part de la création puis
de l’innovation dans l’entreprise pour
aller jusqu’à la consommation » (p. 63).
L’achat en constitue le point névralgi-
que puisqu’il représente la ligne de
clivage entre l’inuence qu’exerce le
produit structuré et proposé en amont
par l’entreprise, l’inuence qu’exerce
l’espace quotidien vécu et intériorisé
par le consommateur, et les inuen-
ces inscrites dans l’appartenance de
l’utilisateur à une CSP, à une ethnie,
communauté d’appartenance, groupe
d’inuence ou de référence. L’achat
est aussi une première projection de
l’usage, inscrit dans ce que l’auteur
nomme avec bonheur les « pierres d’at-
tente », c’est-à-dire « des usages déjà
existants », « signes et symboles que
chaque acteur s’est construit pour se
mettre en scène socialement » (p. 69),
compatibles avec le produit acheté.
L’auteur nous invite par la suite
à mieux connaître sa sociologie des
usages, l’objet et l’acteur se trou-
vent irrémédiablement mêlés, tels les
objets du déménagement, « comme
éléments de l’action en société ». On
y voit qu’une innovation peut avoir
des retombées sociales majeures (l’in-
vention de l’imprimerie qui a permis
la diusion du livre et par contrecoup
de la Bible, bréviaire du capitalisme
protestant), ou que les usages d’un
objet sont progressivement réinter-
prétés selon les normes de l’espace
public, privé ou intime, « encastrés »
dans les catégories sociales et cultu-
relles du « permis, du prescrit et de
l’interdit. « L’existence des frontières,
des normes et des codes ainsi que leur
diversité et leur variabilité explique
la complexité du cheminement d’un
objet ou d’un service dans l’espace
domestique » (p. 77).
Enn l’un des apports majeurs de
cette partie est de constituer l’imagi-
naire (celui de l’électricité, celui du
déménagement, puis celui de l’en-
chantement optimiste ou pessimiste
face aux objets techniques, ou encore
celui qui permet de remobiliser l’éner-
gie ou de transgresser…) comme « un
dispositif symbolique d’aide au pas-
sage à l’action » (p. 78).
Les travaux de Desjeux et ceux de
Alter se font écho pour caractériser le
processus d’innovation non comme
un changement d’orientation mais
comme un mouvement perpétuel
paradoxal dans un milieu socialement
structuré lorsqu’on le reconstitue (c’est
le cas du choix et de la décision), mais
aux conséquences à priori imprévisi-
bles au moment de l’invention (c’est
aussi le cas du choix et de la déci-
sion). La structure de l’innovation est
bien de suivre ce que Desjeux nomme
à la suite de Balandier, les « grandes
222 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
courbes de niveaux de la vie sociale »
(stratications sociales ou profes-
sionnelles, sexuelles, générationnel-
les, culturelles, ethniques, religieuses
et politiques). Ces clivages, que j’ai
nommés arbitrages dans mon analyse
de la RTT comme innovation sociale
à EDF-GDF (Denieuil, 2000), sont
invisibles et irréductibles à la décision
contextualisée des acteurs dans leurs
choix sociaux et le bricolage - Michel
de Certeau disait l’invention - de leur
vie quotidienne.
Les échelles d’observation de l’objet
innovation
Au terme de cette partie, l’auteur
revient sur les apports réciproques du
macro-social et du micro-social. Alors
que l’échelle micro-sociale « valorise
le rugueux, les rapports de pouvoir,
les contraintes matérielles, les marges
de manœuvre, les normes, c’est à dire
tout ce qui résiste à la uidité » (p. 85),
l’échelle macro-sociale valorise « le
lisse », « pour rentrer sur la mer calmée
des moyennes statistiques ». De cette
dernière échelle, il donne l’exemple
des « courbes épidémiologiques » des
innovations (Ryan et Gross), qui dis-
tinguent par exemple les « pionniers »,
les « innovateurs », la « majorité pré-
coce », la « majorité tardive », puis les
« réfractaires » et les « retardataires ».
Il montre que le « rugueux » et le
« lisse » peuvent s’expliquer l’un par
l’autre et cite sur ce point les travaux de
Cahuc : « La nouvelle micro-économie
permet de réintégrer le rôle de l’his-
toire, des institutions et des croyan-
ces pour expliquer les désajustements
macro-économiques » (Cahuc, 1998).
La relativité
de la connaissance n
La position et l’échelle de l’observateur
S’appuyant sur des exemples de
physique (les diérences de « vision »
de la Voie lactée en fonction des rayons
on ondes utilisés pour l’observer, le
brouillage de sa position lorsqu’on
cherche à observer le mouvement
d’une particule), Desjeux précise que
toute connaissance « découpe » la réa-
lité, demeurant mobile et dépendante
de ses outils d’observation et de la
position de son observateur. « C’est
la mobilité du regard qui permet de
savoir que la dimension invisible sous
un certain angle ou suivant une cer-
taine focale est visible si l’on change de
dispositif d’observation » (p. 94).
Ainsi une approche basée à l’échelle
micro-individuelle du point de vue
psychologique ou sociologique ne
verra pas les classes sociales ou les
institutions, mais ne devra pas pour
autant dire que celles-ci n’existent pas.
En ce sens l’approche macro-sociale
sera accusée d’être réductionniste du
point de vue de la psychanalyse et de
la complexité micro-individuelle du
sujet, mais fournira par contre sur une
échelle historique « longue » (Lahire),
des informations sur les condition-
nements, permettant « de réduire une
partie des variations individuelles pour
en faire ressortir les eets de société…
C’est toute la diérence avec le travail
macro-social de P. M. Menger avec
la profession de comédien (1997), et
celui très micro-social, sur les comé-
diens de C. Paradeise » (p. 99). Il s’agit
d’une question de « point de vue »
de l’observateur pour qui par exemple
la position de l’acteur et son habitus
sont considérés comme plus impor-
tants que l’eet de situation produit
par les interactions sociales.
Partant du fait que « le principe
général des échelles est que, quand le
point de vue change, la réalité observée
change et les faits observés également »
(p. 107), l’auteur récuse l’idée d’une
connaissance homogène et « absolue » :
« Aucune observation, aucune déci-
sion ne peut être fondée sur un absolu
logique, idéologique ou religieux qui
existerait en dehors et au-dessus des
acteurs. L’absolu n’est qu’une conven-
tion socialement nécessaire, qui per-
met de compenser dans l’imaginaire
les incertitudes de la réalité » (p. 117).
Les « focales » disciplinaires des sciences
sociales
Dominique Desjeux insiste à cet
égard sur « les schémas à priori qui
orientent les regards des observateurs »,
issus d’une idéologie, d’une implica-
tion sociale ou le plus souvent d’un
« découpage institutionnalisé par un
groupe professionnel », qui organisent
une « combinatoire » de discipline : « A
gros traits, l’économiste découpe des
quantités ; le géographe, des espaces ;
l’historien, du temps ; le sociologue,
des rapports sociaux ; l’anthropolo-
gue, des cultures ; le psychologue, du
psychisme ; et les neurosciences, pour
leur part biologique, des molécules »
(p. 101). Desjeux montre que cha-
que discipline a sa « focale photogra-
phique » : par exemple en sociologie
l’échelle macro-sociale des apparte-
nances sociales, et meso ou micro-
sociale des interactions entre acteurs,
des constructions identitaires et des
formes de la sociabilité ; en sciences
politiques l’échelle de la « protesta-
tion sociale », et l’échelle des individus
comme agents dans leurs dimensions
intentionnelles ou émotionnelles.
L’auteur montre aussi que certai-
nes approches se veulent englobantes
et explicatives d’autres échelles, tels
l’habitus bourdieusien, ou la pro-
grammation culturelle de Hofstede
qui ramène à l’échelle de la société ce
qui est observé lors d’entretiens sur les
interactions d’entreprises, expliquant
le macro-social par le micro-indivi-
duel et vice versa. Desjeux en signale
le symétrique dans les approches de
Schelling ou de Boudon « pour mon-
trer qu’un eet social est la résultante
de l’agrégation de multiples petites
décisions individuelles » (p. 111).
Enn, tout en reconnaissant la dif-
culté de prendre en compte toutes les
échelles dans une même observation,
l’auteur estime possible « d’analyser à
la suite un même phénomène sur plu-
sieurs échelles, chaque focale faisant
apparaître un aspect diérent comme
les rayons gamma ou les ultraviolets
de la Voie Lactée » (p. 113). Il prend
l’exemple de la question du pouvoir :
la domination et la légitimité macro
sociale chez Weber ; le pouvoir meso-
social des réseaux et des professions
chez Lazéga, Dubar ou Tripier ; la per-
suasion et la soumission à l’autorité
micro-sociale (Milgram) ; l’autorité
comme eet de personnalité micro
individuelle. En lisant simultanément
ces travaux, il est alors possible de dis-
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