a propos de la méthode des échelles d`observation en sciences

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Pierre-Noël Denieuil
Université Paris 5 – René Descartes
Centre de Recherche sur les Liens Sociaux
(UMR du CNRS n° 8070)
<[email protected]>
A propos de la méthode
des échelles
d’observation
en sciences sociales
L’objet du livre
À propos de :
Dominique Desjeux
Les sciences sociales
Que sais-je ? PUF, Paris, 2004,
128 p.
218
n
Cet ouvrage fondateur et toujours
d’actualité aborde les sciences sociales
avec un éclairage très nouveau. Dominique Desjeux part d’un à priori, basé
sur son expérience dense et variée du
terrain, de refus d’un « catalogue » des
sciences sociales dans leurs spécificités, leurs frontières disciplinaires,
voire leurs éléments de complémentarités. Il décide plutôt de les présenter
d’un autre point de vue que d’ellesmêmes : du côté de leurs objets, qui
sont souvent les mêmes pris sous des
angles différents, et de ce qu’elles produisent effectivement sur le terrain de
la collecte empirique de données.
C’est un livre sur la relativité et
la mobilité de la connaissance, qui
s’appuie sur la méthode des échelles
(le macro-social, le meso et le microsocial, le micro-individuel). Cette
méthode repose sur l’idée que : « en
fonction de la focale ou de l’échelle
d’observation choisie, la réalité observée change, les points de repère se
transforment, la question de la rationalité évolue, et les variables qui
paraissaient indépendantes pour un
économiste, par exemple, peuvent
devenir dépendantes pour un psychologue à son échelle d’observation,
et vice versa » (p. 5).
La structure de l’ouvrage est claire : Le premier et le dernier chapitre
consacrés à l’analyse de la méthode
évoquent pour l’un son principe (la
variété du terrain et les échelles), et
pour l’autre cette même méthode vue
par les sciences sociales dans leurs
découpages (anthropologie, sociologie, économie, histoire, géographie,
sciences politiques, psychologie,
neurosciences). Les chapitres 2, 3 et
4 concernent des applications de la
méthode, sur trois thématiques centrales dans les travaux de Desjeux : la
rationalité du choix et des décisions
(discutant particulièrement du double impact de l’échelle micro-individuelle et de l’échelle micro-sociale),
la « culture dans la géopolitique et
les organisations » (illustrant plutôt
l’impact des approches macro sociales), et « l’innovation entre fluidité et
rugosité sociale » (vue sous ses deux
aspects de la reconstitution tranquille
Pierre-Noël Denieuil
du macro‑social et de la saisie turbulente du micro social).
Qu’est ce que la théorie
des échelles ?
n
Desjeux distingue trois échelles :
« La première échelle est macro-sociale. Elle est la plus large. C’est celle des
régularités, des grandes tendances, des
appartenances sociales et des valeurs.
Les acteurs individuels y sont peu
visibles. La deuxième échelle est plus
étroite. C’est l’échelle micro-sociale,
celle des acteurs sociaux en interaction
les uns avec les autres, que ce soit à
un niveau méso, celui des organisations, des entreprises et des systèmes
d’action, ou à un niveau très micro
comme celui du quotidien et des rites
d’interaction. Les acteurs apparaissent
encastrés dans un jeu social fait de
symbolique, de matériel et de rapports
stratégiques. La troisième focale est
encore plus restreinte. C’est l’échelle
micro individuelle, celle du sujet, de
l’agent, de l’individu, que ce soit dans
sa dimension psychosociale, cognitive
ou inconsciente » (p. 6).
Desjeux montre bien que l’utilisation des échelles apparaît dans la
variété des enquêtes de terrain et le
« point de vue » adopté par l’observateur. Il donne l’exemple très convaincant de la carte géographique comme
« un des modèles de fonctionnement
des échelles d’observation ». Prenant
l’exemple d’un itinéraire automobile
décidé depuis Paris jusqu’à la rue de
l’Ange à Perpignan, il montre que la
connaissance du trajet passera d’abord
par l’échelle au 1/1000 000 et désignera
surtout les autoroutes et nationales
qui traversent reliefs verts et grands
cours d’eau, l’échelle au 1/200 000 qui
découvrira Perpignan dans son département, puis l’échelle au 1/1 000 qui ne
laissera plus de place aux voies d’accès
et laissera au regard du lecteur le soin
de se focaliser sur les principales rues,
les cimetières, la place Arago, et enfin
l’échelle au 8/1 000 qui lui permettra
de connaître les sens interdits et de
prévoir où il doit laisser sa voiture.
Desjeux précise qu’il s’agit là
d’autant de points de repères comparables en sciences sociales à l’échelle
A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales
d’observation macro sociale (on y voit
les classes sociales, l’Etat ou la culture),
à l’échelle micro-sociale (on y voit les
interactions entre les acteurs du paysage), et à l’échelle micro-individuelle
(on y voit les choix décidés ou inconscients de l’individu).
L’intérêt de cette analyse est aussi
de montrer une méthode qui vise à
mobiliser successivement des informations demandées par un objet qui
se trouve inéluctablement « découpé »,
car « l’observation de la réalité est discontinue » (p. 14). Comme le précise
Desjeux, il n’est en effet pas question
« d’additionner » ces informations,
mais simplement d’utiliser chaque
« échelle » comme un « contexte »
explicatif de sa propre échelle eu égard
à l’itinéraire que l’on s’est fixé pour
parvenir à tel ou but défini comme
le « point de vue » propre de l’observateur.
L’objet « décision et
choix » vu aux échelles
micro-individuelle et
micro-sociale
n
L’auteur s’appuie sur ses observations de prises de décisions dans les
organisations et dans l’espace domestique familial, et montre qu’il n’y a
pas de décision absurde puisque sa
rationalité est toujours relative à un
point de vue.
Il faut distinguer deux points de vue
légitimement croisés dans le chapitre :
celui de la connaissance globale de
la logique de l’objet « décision », puis
celui de la méthode et des différentes
échelles permettant aux sciences sociales de le « traduire ».
L’objet « décision »
Desjeux montre que celui qui a pris
la décision va par la suite l’observer et
la réinterpréter après coup, en s’appuyant sur des données non apparues
ou non perçues comme essentielles
lors du choix initial. Il décompose
par exemple le fait « décision » en un
moment qui « précède » la décision
(où l’on verra que l’émotion cède la
place à la rationalité), un moment du
« passage à l’action » (où l’on observera
la transmutation de la rationalité en
croyance), un moment d’aboutissement et de « réception » (où l’on réinterprétera la décision à la lumière de
ses effets connus). En ce sens le grand
intérêt des travaux de Desjeux est
de mettre l’accent sur la dimension
dynamique et évolutive du fait social
qu’il considère comme un processus
relevant de différents moments. En
tant qu’observateur, sociologue et/ou
anthropologue, il cerne ces moments
dans leur globalité et donne à comprendre le fait social comme une articulation de séquences que d’autres
n’ont voulu considérer que sous des
« angles » de découpe.
Les échelles d’observation de la décision
Desjeux retire simultanément de ce
niveau d’analyse globale une « méthode » qui permet de comprendre, et
donc d’accepter, pourquoi les sciences
sociales dans leur diversité disent parfois autre chose ou le contraire sur le
même objet (la décision) du fait même
qu’elles ne le considèrent pas sous le
même – ou sous tous les – angle(s)
de découpe. Lui-même a expérimenté
plusieurs angles :
– D’une part du point de vue du
moment du choix individuel du
consommateur en dehors de tout
contexte social (par exemple aversion,
attraction, compensation, indifférence ;
choix rationnel en psychologie, microéconomie…), ou du choix qualitatif
socialement encastré de la ménagère
consommatrice de nouveaux légumes
prêts à l’emploi (réactions face à l’emballage puis à la fraîcheur du produit,
critères du choix puis de la préparation
du plat, conditionnés par les normes
sociales) ;
– D’autre part du point de vue du
moment du choix basé sur un système
d’interactions sociales (l’introduction
contrastée d’un nouveau logiciel Word
dans les différents services d’une grande organisation). Il a étudié alors les
compromis posés par les acteurs en
matière de délais d’installation, puis
de marges de manœuvre apportées
par les différents groupes de pression,
en montrant la rationalité de la déci-
219
sion comme dépendante des « effets de
situation ».
De cette analyse de l’objet « décision », Desjeux retire les principaux
enseignements de sa méthode, à savoir
que :
– La prise de décision comme arbitrage individuel peut être à la fois vraie
si l’on se réfère à la théorie des choix en
psychologie ou à la micro économie, et
fausse si l’on se réfère à la micro-sociologie ou à l’approche macro-sociale
(sciences politiques par exemple) des
comportements des consommateurs,
utilisateurs, ou citoyens.
– Dans le cadre de l’approche globale que Desjeux défend, l’échelle
macro-sociale constitue l’explication
nécessaire à une meilleure compréhension de l’impact de ce qui se « dit » au
niveau de l’observation micro sociale :
« A chaque fois que l’on passe à l’échelle macro-sociale le sujet et l’interaction sociale disparaissent du champ de
l’observation. La souffrance du suicidé,
l’amour des mariés, la foi de l’individu,
les opinions de la personne sont réduites à des régularités, et c’est ce qui fait
tout l’apport du macro-social, qu’il
soit qualitatif ou quantitatif. A cette
échelle, il est possible d’observer ce
qui est invisible aux autres échelles, les
déterminants sociaux plus ou moins
puissants qui organisent les limites de
la liberté humaine, souvent surévaluée
par le sujet » (p. 38).
– La méthode des échelles d’observation fait apparaître différentes
logiques comme autant de manière
de « découper » la connaissance discontinue du processus de prise de
décision. « En fonction des échelles
d’observation, le principe de rationalité et la réalité même de la décision
changent. A une échelle micro-individuelle, la décision apparaît comme
un choix, un arbitrage réalisé par une
personne, à un moment unique. A
une échelle micro-sociale, la décision
apparaît plus comme un processus
dans le temps, comme la résultante
d’interactions entre plusieurs acteurs
sous contrainte de situation, et sur la
base de calculs stratégiques rationnels
et émotionnels, explicites ou implicites, et de rapports de pouvoir. A
une échelle macro-sociale, la décision
comme arbitrage et comme processus
disparaît au profit de corrélations entre
plusieurs facteurs. Elle devient une
boite noire de laquelle sort un résultat
sous forme d’opinions, de valeurs, de
représentations ou de pratiques ».
On peut objecter bien sûr que les
objets demeurent appropriés à la
méthode utilisée (l’étude du choix de
la ménagère relevant de la micro-économie). Il resterait bien sur à tester
très exactement le même objet (le
choix des produits prêts à cuire) tant
en micro-individuel, que micro-social
et macro-social, l’introduction de
l’ordinateur comme choix individuel,
micro-social puis macro-social. On
verrait là que les « contextes » s’appellent et se complètent les uns les
autres. Ceci dit, Desjeux s’interroge
page 90 sur la pertinence « de saisir
la complexité du réel et d’avoir une
approche globale qualitative ou quantitative, micro ou macro ». Il apparaît
en ce sens plus intéressant, eu égard
à l’intention qui préside à l’observation, d’en décider préalablement des
dimensions pertinentes du fait de leur
aspect problématique.
L’objet « culture » vu à
l’échelle macro-sociale n
L’objet « culture »
Dominique Desjeux présente trois
modèles d’approches de la culture dans
la géopolitique et les organisations :
les règles de parenté et les structures
familiales explicatives des aires culturelles et de leurs cultures politiques en
termes de relation à l’autorité et à la
liberté (Todd), le « découpage des aires
culturelles selon leurs valeurs séculières et religieuses » (MIT), l’inclusion
d’une « programmation culturelle »
dans le management des hommes
expressif de la diversité des cultures
nationales (Hofstede).
Selon Desjeux, le grand intérêt
des travaux de Hofstede, sur la base
de son étude statistique de 72 filiales
IBM dans le monde, « est de relativiser
l’universalisme supposé des règles de
management et donc de réaffirmer la
diversité, au moins relative, des valeurs
et des cultures » (p. 46). Cependant
« en termes de gestion des hommes en
220 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
entreprise, cette diversité des valeurs
ne dit rien sur la diversité des pratiques et des enjeux concrets » (p. 46).
L’autre souci de cette approche est
son risque de réifier les cultures en
survalorisant « l’identité à l’intérieur
d’une même aire culturelle et l’altérité
vis-à-vis de l’extérieur » (p. 46).
A titre d’exemple de l’approche par
les « visions du monde », Desjeux procède à une analyse des travaux de Max
Weber sur «l’idéal type » des valeurs
du calvinisme et du capitalisme, ou de
Panofsky sur l’imprégnation de l’architecture gothique (forme ternaire
des cathédrales) par la pensée scolastique de Thomas d’Aquin suivant le
rythme de la trinité divine. Selon lui
les approches en termes de « vision du
monde », de « répertoires », « d’habitus », de « cité » « postulent qu’il existe
un cadre de pensées incorporées qui
organise l’action des acteurs de façon
plus ou moins contraignante.
Les échelles d’observation de l’objet
« culture »
Pour Desjeux, la culture est beaucoup plus visible à l’échelle macrosociale que micro-sociale. Selon lui la
compréhension de la culture à l’échelle
macro-sociale permet de comprendre
que « les acteurs ne sont pas que des
agents rationnels, des individus émotionnels et des acteurs stratégiques,
mais que leurs comportements sont
organisés par la société, ses institutions,
son histoire et ses valeurs » (p. 41).
Mais l’observation des cultures à
l’échelle macro-sociale ne couvre pas
la complexité des réalités concernées.
Desjeux insiste à cet égard sur la nécessité de multiplier les « sous-échelles »
de manière à comprendre par exemple
simultanément la construction animiste, musulmane et chrétienne de
l’Afrique. Il donne à ce propos un
exemple de vérité contradictoire : il
est « vrai » de dire que la France est à
dominante catholique lorsqu’on l’inclut, au niveau macro, dans le bloc des
15 pays de l’Europe catholique ; cela
devient « faux » si on l’observe ellemême au niveau micro-social comme
un « englobant » de cultures catholique
(ouest, est), protestante (sud), déchristianisée (nord, sud-est). La confusion
Pierre-Noël Denieuil
parfois faite dans les argumentations
dites par exemple culturalistes, ne tient
pas à la non pertinence de l’approche dite « culturelle », mais plutôt à la
confusion non maîtrisée ou au passage instrumental entre des niveaux et
échelles d’observation.
Avec l’analyse macro-culturelle,
Desjeux ne cache toutefois pas les risques de tomber dans les stéréotypes
ou même la négation de l’autre en
simplifiant sa différence. Il montre en
cela que la culture ne peut être une
« explication en soi » d’un phénomène,
et n’est qu’une « ressource mobilisable positivement ou négativement en
fonction des situations historiques ».
Dans le cas contraire, vouloir faire de
la macro-culture un élément d’explication des « effets de situation » reviendrait me semble-t-il, à confondre
l’interprétation macro-culturelle dans
l’approche micro-sociale et à soutenir,
pour reprendre l’esprit de la métaphore géographique de l’auteur, que
l’autoroute A9 est présente tout entière
au milieu des rues de Perpignan.
L’un des derniers points évoqué
par l’auteur sur les cultures, consiste
en son hypothèse d’un « brouillage de
l’effet culturel à l’échelle micro-sociale ». Ce point mérite d’être discuté.
Donnant l’exemple de l’impossibilité
constatée par Michel Crozier, d’expliquer la bureaucratie française par
l’incapacité des Français à coopérer (et
liée à leur système scolaire), l’auteur
catégorise cette approche de « déterministe » et de « culturaliste ». Toutefois si
l’on intègre l’approche des échelles et
reconnaît la confusion possible d’un
niveau à un autre (du macro pour
expliquer du micro), le terme « culturaliste » perd de son impact négatif
puisqu’il ne devra être employé que
pour caractériser une utilisation abusive de niveaux d’échelles. En ce sens
une approche macro-sociale est rarement qualifiée de « culturaliste », et ne
l’est que par référence à son intrusion
abusive comme élément d’analyse du
micro voire du meso-social.
Notons néanmoins l’usage polysémique de la notion de culture qui peut
s’analyser sous une autre focale, qui
est celle de l’approche de la culture
comme construction micro-sociale et
productrice de sens en situation (voie
A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales
ouverte par Sainsaulieu). Desjeux
l’avait d’ailleurs définie dans Le sens
de l’autre comme l’art de « résoudre
des problèmes ». Je voudrais souligner
que les « effets de situation » mêmes
en appellent à la construction d’une
culture dont il faudra retrouver les
composants et les agencements microsociaux. Je me suis par exemple attaché
à montrer chez les petits entrepreneurs
de Sfax (Denieuil, 1992), ou les femmes
entrepreneurs tunisiennes (Denieuil,
2005), comment des « effets de situation » induisent des constructions de
valeurs et d’identité professionnelles,
résolution du conflit de vivre, et structurent une culture du contournement
ou de la réappropriation, voire de la
fuite et du retour du faible contre le
puissant. On peut déplorer peut-être
que cette dimension micro sociale et
constructiviste de la culture comme
réponse à une question posée dans le
rapport social, toutefois abordée dans
Le sens de l’autre, ne soit pas suffisamment présente dans cette partie de
l’analyse de Desjeux.
L’objet « innovation »
vu aux échelles
micro-sociale
et macro-sociale
n
L’objet « innovation »
Le quatrième chapitre, consacré
à l’innovation, constitue le milieu
« naturel » (ou culturel) de Desjeux.
Partant de la distinction opérée par
Norbert Alter entre l’invention comme
création, et l’innovation comme son
processus social, il analyse le marché
structurant de la relation innovation/
consommation, comme un « système
d’action » dynamique d’adoption d’un
produit, « qui part de la création puis
de l’innovation dans l’entreprise pour
aller jusqu’à la consommation » (p. 63).
L’achat en constitue le point névralgique puisqu’il représente la ligne de
clivage entre l’influence qu’exerce le
produit structuré et proposé en amont
par l’entreprise, l’influence qu’exerce
l’espace quotidien vécu et intériorisé
par le consommateur, et les influences inscrites dans l’appartenance de
l’utilisateur à une CSP, à une ethnie,
communauté d’appartenance, groupe
d’influence ou de référence. L’achat
est aussi une première projection de
l’usage, inscrit dans ce que l’auteur
nomme avec bonheur les « pierres d’attente », c’est-à-dire « des usages déjà
existants », « signes et symboles que
chaque acteur s’est construit pour se
mettre en scène socialement » (p. 69),
compatibles avec le produit acheté.
L’auteur nous invite par la suite
à mieux connaître sa sociologie des
usages, où l’objet et l’acteur se trouvent irrémédiablement mêlés, tels les
objets du déménagement, « comme
éléments de l’action en société ». On
y voit qu’une innovation peut avoir
des retombées sociales majeures (l’invention de l’imprimerie qui a permis
la diffusion du livre et par contrecoup
de la Bible, bréviaire du capitalisme
protestant), ou que les usages d’un
objet sont progressivement réinterprétés selon les normes de l’espace
public, privé ou intime, « encastrés »
dans les catégories sociales et culturelles du « permis, du prescrit et de
l’interdit. « L’existence des frontières,
des normes et des codes ainsi que leur
diversité et leur variabilité explique
la complexité du cheminement d’un
objet ou d’un service dans l’espace
domestique » (p. 77).
Enfin l’un des apports majeurs de
cette partie est de constituer l’imaginaire (celui de l’électricité, celui du
déménagement, puis celui de l’enchantement optimiste ou pessimiste
face aux objets techniques, ou encore
celui qui permet de remobiliser l’énergie ou de transgresser…) comme « un
dispositif symbolique d’aide au passage à l’action » (p. 78).
Les travaux de Desjeux et ceux de
Alter se font écho pour caractériser le
processus d’innovation non comme
un changement d’orientation mais
comme un mouvement perpétuel
paradoxal dans un milieu socialement
structuré lorsqu’on le reconstitue (c’est
le cas du choix et de la décision), mais
aux conséquences à priori imprévisibles au moment de l’invention (c’est
aussi le cas du choix et de la décision). La structure de l’innovation est
bien de suivre ce que Desjeux nomme
à la suite de Balandier, les « grandes
221
courbes de niveaux de la vie sociale »
(stratifications sociales ou professionnelles, sexuelles, générationnelles, culturelles, ethniques, religieuses
et politiques). Ces clivages, que j’ai
nommés arbitrages dans mon analyse
de la RTT comme innovation sociale
à EDF-GDF (Denieuil, 2000), sont
invisibles et irréductibles à la décision
contextualisée des acteurs dans leurs
choix sociaux et le bricolage - Michel
de Certeau disait l’invention - de leur
vie quotidienne.
Les échelles d’observation de l’objet
innovation
Au terme de cette partie, l’auteur
revient sur les apports réciproques du
macro-social et du micro-social. Alors
que l’échelle micro-sociale « valorise
le rugueux, les rapports de pouvoir,
les contraintes matérielles, les marges
de manœuvre, les normes, c’est à dire
tout ce qui résiste à la fluidité » (p. 85),
l’échelle macro-sociale valorise « le
lisse », « pour rentrer sur la mer calmée
des moyennes statistiques ». De cette
dernière échelle, il donne l’exemple
des « courbes épidémiologiques » des
innovations (Ryan et Gross), qui distinguent par exemple les « pionniers »,
les « innovateurs », la « majorité précoce », la « majorité tardive », puis les
« réfractaires » et les « retardataires ».
Il montre que le « rugueux » et le
« lisse » peuvent s’expliquer l’un par
l’autre et cite sur ce point les travaux de
Cahuc : « La nouvelle micro-économie
permet de réintégrer le rôle de l’histoire, des institutions et des croyances pour expliquer les désajustements
macro-économiques » (Cahuc, 1998).
La relativité
de la connaissance
n
La position et l’échelle de l’observateur
S’appuyant sur des exemples de
physique (les différences de « vision »
de la Voie lactée en fonction des rayons
on ondes utilisés pour l’observer, le
brouillage de sa position lorsqu’on
cherche à observer le mouvement
d’une particule), Desjeux précise que
toute connaissance « découpe » la réalité, demeurant mobile et dépendante
de ses outils d’observation et de la
position de son observateur. « C’est
la mobilité du regard qui permet de
savoir que la dimension invisible sous
un certain angle ou suivant une certaine focale est visible si l’on change de
dispositif d’observation » (p. 94).
Ainsi une approche basée à l’échelle
micro-individuelle du point de vue
psychologique ou sociologique ne
verra pas les classes sociales ou les
institutions, mais ne devra pas pour
autant dire que celles-ci n’existent pas.
En ce sens l’approche macro-sociale
sera accusée d’être réductionniste du
point de vue de la psychanalyse et de
la complexité micro-individuelle du
sujet, mais fournira par contre sur une
échelle historique « longue » (Lahire),
des informations sur les conditionnements, permettant « de réduire une
partie des variations individuelles pour
en faire ressortir les effets de société…
C’est toute la différence avec le travail
macro-social de P. M. Menger avec
la profession de comédien (1997), et
celui très micro-social, sur les comédiens de C. Paradeise » (p. 99). Il s’agit
là d’une question de « point de vue »
de l’observateur pour qui par exemple
la position de l’acteur et son habitus
sont considérés comme plus importants que l’effet de situation produit
par les interactions sociales.
Partant du fait que « le principe
général des échelles est que, quand le
point de vue change, la réalité observée
change et les faits observés également »
(p. 107), l’auteur récuse l’idée d’une
connaissance homogène et « absolue » :
« Aucune observation, aucune décision ne peut être fondée sur un absolu
logique, idéologique ou religieux qui
existerait en dehors et au-dessus des
acteurs. L’absolu n’est qu’une convention socialement nécessaire, qui permet de compenser dans l’imaginaire
les incertitudes de la réalité » (p. 117).
Les « focales » disciplinaires des sciences
sociales
Dominique Desjeux insiste à cet
égard sur « les schémas à priori qui
orientent les regards des observateurs »,
issus d’une idéologie, d’une implica-
222 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
tion sociale ou le plus souvent d’un
« découpage institutionnalisé par un
groupe professionnel », qui organisent
une « combinatoire » de discipline : « A
gros traits, l’économiste découpe des
quantités ; le géographe, des espaces ;
l’historien, du temps ; le sociologue,
des rapports sociaux ; l’anthropologue, des cultures ; le psychologue, du
psychisme ; et les neurosciences, pour
leur part biologique, des molécules »
(p. 101). Desjeux montre que chaque discipline a sa « focale photographique » : par exemple en sociologie
l’échelle macro-sociale des appartenances sociales, et meso ou microsociale des interactions entre acteurs,
des constructions identitaires et des
formes de la sociabilité ; en sciences
politiques l’échelle de la « protestation sociale », et l’échelle des individus
comme agents dans leurs dimensions
intentionnelles ou émotionnelles.
L’auteur montre aussi que certaines approches se veulent englobantes
et explicatives d’autres échelles, tels
l’habitus bourdieusien, ou la programmation culturelle de Hofstede
qui ramène à l’échelle de la société ce
qui est observé lors d’entretiens sur les
interactions d’entreprises, expliquant
le macro-social par le micro-individuel et vice versa. Desjeux en signale
le symétrique dans les approches de
Schelling ou de Boudon « pour montrer qu’un effet social est la résultante
de l’agrégation de multiples petites
décisions individuelles » (p. 111).
Enfin, tout en reconnaissant la difficulté de prendre en compte toutes les
échelles dans une même observation,
l’auteur estime possible « d’analyser à
la suite un même phénomène sur plusieurs échelles, chaque focale faisant
apparaître un aspect différent comme
les rayons gamma ou les ultraviolets
de la Voie Lactée » (p. 113). Il prend
l’exemple de la question du pouvoir :
la domination et la légitimité macro
sociale chez Weber ; le pouvoir mesosocial des réseaux et des professions
chez Lazéga, Dubar ou Tripier ; la persuasion et la soumission à l’autorité
micro-sociale (Milgram) ; l’autorité
comme effet de personnalité micro
individuelle. En lisant simultanément
ces travaux, il est alors possible de dis-
Pierre-Noël Denieuil
A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales
tinguer des degrés d’occurrence de la
notion de liberté, par exemple :
« A chaque fois en fonction de la
focale, l’importance des déterminants
sociaux ou la place de la liberté et
des marges de manœuvre change. La
liberté est peu visible à l’échelle macrosociale. Elle apparaît comme une
marge de manœuvre à l’échelle microsociale. A l’échelle micro-individuelle,
elle est visible à son maximum, mais
déjà elle est limitée par les tunnels
cognitifs et par l’inconscient. Avec la
biologie et la génétique, elle redevient
aussi peu visible qu’à l’échelle macrosociale » (p. 114).
Pour conclure
n
Dans cet ouvrage, Dominique Desjeux ne vient pas défendre un relativisme généralisé ou une non-méthode.
Bien au contraire il préconise une
méthode globale, appropriée à son
objet et conforme aux intentions de
départ (on s’entend sur ce qu’on veut
regarder, et on met la focale sur ce que
l’on juge approprié), avec une préférence pour le micro-social comme
point de départ, à charge ensuite de
remonter sur le macro-social et par
une démarche qui aura été induco
déductive, de relire le micro social à la
lumière du macro social. L’intérêt de
ce livre est multiple :
Apporter des informations précises
et concises sur ce que sont une décision et un choix rationnel, les apports
des approches en termes de cultures,
la trajectoire sociale et les imaginaires
sociaux de l’innovation.
Mettre au point une méthode de
découpage de la réalité en prise sur une
théorie de la connaissance complexe,
incertaine et discontinue.
Montrer la relativité des savoirs
aux échelles d’analyses et aux outils
empruntés pour ce faire, puis donner
une explication des malentendus courants entre des analyses en sciences
humaines qui, tout en étant sur les
mêmes objets, ne raisonnent pas selon
les mêmes échelles. On voit bien que
dans les approches comparées la question de la méthode se pose lorsqu’on
compare des objets sur des échelles
différentes.
Il ouvre ainsi à une véritable théorie de la communication des sciences
sociales par delà les corporatismes disciplinaires. Ce livre est exemplaire d’un
désintéressement disciplinaire face aux
corporatismes de toutes sortes.
Toutefois la théorie des échelles ne
permet pas toujours de se prononcer
sur les disfonctionnements internes
des outils à chaque niveau d’échelle.
Ainsi par exemple l’approche micro
et meso-sociale est partagée entre une
théorie de l’observation (pour l’ethnologie, elle est dite participante), et
une analyse des représentations. Que
peuvent atteindre l’une et l’autre de
la réalité sachant que d’une part l’observation ne peut être que partielle et
limitée, donc micro-spatiale, et que
d’autre part l’analyse des représentations, plus faciles à capter que les pratiques, n’a qu’une fiabilité contextuelle
et conjoncturelle, et de ce fait ne renvoie pas toujours à « la » réalité ? A ce
niveau la méthode des échelles renvoie
chaque niveau à lui-même, et n’intègre
par forcément les outils internes, ou
externes venant d’une autre échelle,
qui permettraient de mieux « atteindre » le réel. Mais ce n’est sans doute
pas son objet.
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