Pierre-Noël Denieuil Université Paris 5 – René Descartes Centre de Recherche sur les Liens Sociaux (UMR du CNRS n° 8070) <[email protected]> A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales L’objet du livre À propos de : Dominique Desjeux Les sciences sociales Que sais-je ? PUF, Paris, 2004, 128 p. 218 n Cet ouvrage fondateur et toujours d’actualité aborde les sciences sociales avec un éclairage très nouveau. Dominique Desjeux part d’un à priori, basé sur son expérience dense et variée du terrain, de refus d’un « catalogue » des sciences sociales dans leurs spécificités, leurs frontières disciplinaires, voire leurs éléments de complémentarités. Il décide plutôt de les présenter d’un autre point de vue que d’ellesmêmes : du côté de leurs objets, qui sont souvent les mêmes pris sous des angles différents, et de ce qu’elles produisent effectivement sur le terrain de la collecte empirique de données. C’est un livre sur la relativité et la mobilité de la connaissance, qui s’appuie sur la méthode des échelles (le macro-social, le meso et le microsocial, le micro-individuel). Cette méthode repose sur l’idée que : « en fonction de la focale ou de l’échelle d’observation choisie, la réalité observée change, les points de repère se transforment, la question de la rationalité évolue, et les variables qui paraissaient indépendantes pour un économiste, par exemple, peuvent devenir dépendantes pour un psychologue à son échelle d’observation, et vice versa » (p. 5). La structure de l’ouvrage est claire : Le premier et le dernier chapitre consacrés à l’analyse de la méthode évoquent pour l’un son principe (la variété du terrain et les échelles), et pour l’autre cette même méthode vue par les sciences sociales dans leurs découpages (anthropologie, sociologie, économie, histoire, géographie, sciences politiques, psychologie, neurosciences). Les chapitres 2, 3 et 4 concernent des applications de la méthode, sur trois thématiques centrales dans les travaux de Desjeux : la rationalité du choix et des décisions (discutant particulièrement du double impact de l’échelle micro-individuelle et de l’échelle micro-sociale), la « culture dans la géopolitique et les organisations » (illustrant plutôt l’impact des approches macro sociales), et « l’innovation entre fluidité et rugosité sociale » (vue sous ses deux aspects de la reconstitution tranquille Pierre-Noël Denieuil du macro‑social et de la saisie turbulente du micro social). Qu’est ce que la théorie des échelles ? n Desjeux distingue trois échelles : « La première échelle est macro-sociale. Elle est la plus large. C’est celle des régularités, des grandes tendances, des appartenances sociales et des valeurs. Les acteurs individuels y sont peu visibles. La deuxième échelle est plus étroite. C’est l’échelle micro-sociale, celle des acteurs sociaux en interaction les uns avec les autres, que ce soit à un niveau méso, celui des organisations, des entreprises et des systèmes d’action, ou à un niveau très micro comme celui du quotidien et des rites d’interaction. Les acteurs apparaissent encastrés dans un jeu social fait de symbolique, de matériel et de rapports stratégiques. La troisième focale est encore plus restreinte. C’est l’échelle micro individuelle, celle du sujet, de l’agent, de l’individu, que ce soit dans sa dimension psychosociale, cognitive ou inconsciente » (p. 6). Desjeux montre bien que l’utilisation des échelles apparaît dans la variété des enquêtes de terrain et le « point de vue » adopté par l’observateur. Il donne l’exemple très convaincant de la carte géographique comme « un des modèles de fonctionnement des échelles d’observation ». Prenant l’exemple d’un itinéraire automobile décidé depuis Paris jusqu’à la rue de l’Ange à Perpignan, il montre que la connaissance du trajet passera d’abord par l’échelle au 1/1000 000 et désignera surtout les autoroutes et nationales qui traversent reliefs verts et grands cours d’eau, l’échelle au 1/200 000 qui découvrira Perpignan dans son département, puis l’échelle au 1/1 000 qui ne laissera plus de place aux voies d’accès et laissera au regard du lecteur le soin de se focaliser sur les principales rues, les cimetières, la place Arago, et enfin l’échelle au 8/1 000 qui lui permettra de connaître les sens interdits et de prévoir où il doit laisser sa voiture. Desjeux précise qu’il s’agit là d’autant de points de repères comparables en sciences sociales à l’échelle A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales d’observation macro sociale (on y voit les classes sociales, l’Etat ou la culture), à l’échelle micro-sociale (on y voit les interactions entre les acteurs du paysage), et à l’échelle micro-individuelle (on y voit les choix décidés ou inconscients de l’individu). L’intérêt de cette analyse est aussi de montrer une méthode qui vise à mobiliser successivement des informations demandées par un objet qui se trouve inéluctablement « découpé », car « l’observation de la réalité est discontinue » (p. 14). Comme le précise Desjeux, il n’est en effet pas question « d’additionner » ces informations, mais simplement d’utiliser chaque « échelle » comme un « contexte » explicatif de sa propre échelle eu égard à l’itinéraire que l’on s’est fixé pour parvenir à tel ou but défini comme le « point de vue » propre de l’observateur. L’objet « décision et choix » vu aux échelles micro-individuelle et micro-sociale n L’auteur s’appuie sur ses observations de prises de décisions dans les organisations et dans l’espace domestique familial, et montre qu’il n’y a pas de décision absurde puisque sa rationalité est toujours relative à un point de vue. Il faut distinguer deux points de vue légitimement croisés dans le chapitre : celui de la connaissance globale de la logique de l’objet « décision », puis celui de la méthode et des différentes échelles permettant aux sciences sociales de le « traduire ». L’objet « décision » Desjeux montre que celui qui a pris la décision va par la suite l’observer et la réinterpréter après coup, en s’appuyant sur des données non apparues ou non perçues comme essentielles lors du choix initial. Il décompose par exemple le fait « décision » en un moment qui « précède » la décision (où l’on verra que l’émotion cède la place à la rationalité), un moment du « passage à l’action » (où l’on observera la transmutation de la rationalité en croyance), un moment d’aboutissement et de « réception » (où l’on réinterprétera la décision à la lumière de ses effets connus). En ce sens le grand intérêt des travaux de Desjeux est de mettre l’accent sur la dimension dynamique et évolutive du fait social qu’il considère comme un processus relevant de différents moments. En tant qu’observateur, sociologue et/ou anthropologue, il cerne ces moments dans leur globalité et donne à comprendre le fait social comme une articulation de séquences que d’autres n’ont voulu considérer que sous des « angles » de découpe. Les échelles d’observation de la décision Desjeux retire simultanément de ce niveau d’analyse globale une « méthode » qui permet de comprendre, et donc d’accepter, pourquoi les sciences sociales dans leur diversité disent parfois autre chose ou le contraire sur le même objet (la décision) du fait même qu’elles ne le considèrent pas sous le même – ou sous tous les – angle(s) de découpe. Lui-même a expérimenté plusieurs angles : – D’une part du point de vue du moment du choix individuel du consommateur en dehors de tout contexte social (par exemple aversion, attraction, compensation, indifférence ; choix rationnel en psychologie, microéconomie…), ou du choix qualitatif socialement encastré de la ménagère consommatrice de nouveaux légumes prêts à l’emploi (réactions face à l’emballage puis à la fraîcheur du produit, critères du choix puis de la préparation du plat, conditionnés par les normes sociales) ; – D’autre part du point de vue du moment du choix basé sur un système d’interactions sociales (l’introduction contrastée d’un nouveau logiciel Word dans les différents services d’une grande organisation). Il a étudié alors les compromis posés par les acteurs en matière de délais d’installation, puis de marges de manœuvre apportées par les différents groupes de pression, en montrant la rationalité de la déci- 219 sion comme dépendante des « effets de situation ». De cette analyse de l’objet « décision », Desjeux retire les principaux enseignements de sa méthode, à savoir que : – La prise de décision comme arbitrage individuel peut être à la fois vraie si l’on se réfère à la théorie des choix en psychologie ou à la micro économie, et fausse si l’on se réfère à la micro-sociologie ou à l’approche macro-sociale (sciences politiques par exemple) des comportements des consommateurs, utilisateurs, ou citoyens. – Dans le cadre de l’approche globale que Desjeux défend, l’échelle macro-sociale constitue l’explication nécessaire à une meilleure compréhension de l’impact de ce qui se « dit » au niveau de l’observation micro sociale : « A chaque fois que l’on passe à l’échelle macro-sociale le sujet et l’interaction sociale disparaissent du champ de l’observation. La souffrance du suicidé, l’amour des mariés, la foi de l’individu, les opinions de la personne sont réduites à des régularités, et c’est ce qui fait tout l’apport du macro-social, qu’il soit qualitatif ou quantitatif. A cette échelle, il est possible d’observer ce qui est invisible aux autres échelles, les déterminants sociaux plus ou moins puissants qui organisent les limites de la liberté humaine, souvent surévaluée par le sujet » (p. 38). – La méthode des échelles d’observation fait apparaître différentes logiques comme autant de manière de « découper » la connaissance discontinue du processus de prise de décision. « En fonction des échelles d’observation, le principe de rationalité et la réalité même de la décision changent. A une échelle micro-individuelle, la décision apparaît comme un choix, un arbitrage réalisé par une personne, à un moment unique. A une échelle micro-sociale, la décision apparaît plus comme un processus dans le temps, comme la résultante d’interactions entre plusieurs acteurs sous contrainte de situation, et sur la base de calculs stratégiques rationnels et émotionnels, explicites ou implicites, et de rapports de pouvoir. A une échelle macro-sociale, la décision comme arbitrage et comme processus disparaît au profit de corrélations entre plusieurs facteurs. Elle devient une boite noire de laquelle sort un résultat sous forme d’opinions, de valeurs, de représentations ou de pratiques ». On peut objecter bien sûr que les objets demeurent appropriés à la méthode utilisée (l’étude du choix de la ménagère relevant de la micro-économie). Il resterait bien sur à tester très exactement le même objet (le choix des produits prêts à cuire) tant en micro-individuel, que micro-social et macro-social, l’introduction de l’ordinateur comme choix individuel, micro-social puis macro-social. On verrait là que les « contextes » s’appellent et se complètent les uns les autres. Ceci dit, Desjeux s’interroge page 90 sur la pertinence « de saisir la complexité du réel et d’avoir une approche globale qualitative ou quantitative, micro ou macro ». Il apparaît en ce sens plus intéressant, eu égard à l’intention qui préside à l’observation, d’en décider préalablement des dimensions pertinentes du fait de leur aspect problématique. L’objet « culture » vu à l’échelle macro-sociale n L’objet « culture » Dominique Desjeux présente trois modèles d’approches de la culture dans la géopolitique et les organisations : les règles de parenté et les structures familiales explicatives des aires culturelles et de leurs cultures politiques en termes de relation à l’autorité et à la liberté (Todd), le « découpage des aires culturelles selon leurs valeurs séculières et religieuses » (MIT), l’inclusion d’une « programmation culturelle » dans le management des hommes expressif de la diversité des cultures nationales (Hofstede). Selon Desjeux, le grand intérêt des travaux de Hofstede, sur la base de son étude statistique de 72 filiales IBM dans le monde, « est de relativiser l’universalisme supposé des règles de management et donc de réaffirmer la diversité, au moins relative, des valeurs et des cultures » (p. 46). Cependant « en termes de gestion des hommes en 220 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » entreprise, cette diversité des valeurs ne dit rien sur la diversité des pratiques et des enjeux concrets » (p. 46). L’autre souci de cette approche est son risque de réifier les cultures en survalorisant « l’identité à l’intérieur d’une même aire culturelle et l’altérité vis-à-vis de l’extérieur » (p. 46). A titre d’exemple de l’approche par les « visions du monde », Desjeux procède à une analyse des travaux de Max Weber sur «l’idéal type » des valeurs du calvinisme et du capitalisme, ou de Panofsky sur l’imprégnation de l’architecture gothique (forme ternaire des cathédrales) par la pensée scolastique de Thomas d’Aquin suivant le rythme de la trinité divine. Selon lui les approches en termes de « vision du monde », de « répertoires », « d’habitus », de « cité » « postulent qu’il existe un cadre de pensées incorporées qui organise l’action des acteurs de façon plus ou moins contraignante. Les échelles d’observation de l’objet « culture » Pour Desjeux, la culture est beaucoup plus visible à l’échelle macrosociale que micro-sociale. Selon lui la compréhension de la culture à l’échelle macro-sociale permet de comprendre que « les acteurs ne sont pas que des agents rationnels, des individus émotionnels et des acteurs stratégiques, mais que leurs comportements sont organisés par la société, ses institutions, son histoire et ses valeurs » (p. 41). Mais l’observation des cultures à l’échelle macro-sociale ne couvre pas la complexité des réalités concernées. Desjeux insiste à cet égard sur la nécessité de multiplier les « sous-échelles » de manière à comprendre par exemple simultanément la construction animiste, musulmane et chrétienne de l’Afrique. Il donne à ce propos un exemple de vérité contradictoire : il est « vrai » de dire que la France est à dominante catholique lorsqu’on l’inclut, au niveau macro, dans le bloc des 15 pays de l’Europe catholique ; cela devient « faux » si on l’observe ellemême au niveau micro-social comme un « englobant » de cultures catholique (ouest, est), protestante (sud), déchristianisée (nord, sud-est). La confusion Pierre-Noël Denieuil parfois faite dans les argumentations dites par exemple culturalistes, ne tient pas à la non pertinence de l’approche dite « culturelle », mais plutôt à la confusion non maîtrisée ou au passage instrumental entre des niveaux et échelles d’observation. Avec l’analyse macro-culturelle, Desjeux ne cache toutefois pas les risques de tomber dans les stéréotypes ou même la négation de l’autre en simplifiant sa différence. Il montre en cela que la culture ne peut être une « explication en soi » d’un phénomène, et n’est qu’une « ressource mobilisable positivement ou négativement en fonction des situations historiques ». Dans le cas contraire, vouloir faire de la macro-culture un élément d’explication des « effets de situation » reviendrait me semble-t-il, à confondre l’interprétation macro-culturelle dans l’approche micro-sociale et à soutenir, pour reprendre l’esprit de la métaphore géographique de l’auteur, que l’autoroute A9 est présente tout entière au milieu des rues de Perpignan. L’un des derniers points évoqué par l’auteur sur les cultures, consiste en son hypothèse d’un « brouillage de l’effet culturel à l’échelle micro-sociale ». Ce point mérite d’être discuté. Donnant l’exemple de l’impossibilité constatée par Michel Crozier, d’expliquer la bureaucratie française par l’incapacité des Français à coopérer (et liée à leur système scolaire), l’auteur catégorise cette approche de « déterministe » et de « culturaliste ». Toutefois si l’on intègre l’approche des échelles et reconnaît la confusion possible d’un niveau à un autre (du macro pour expliquer du micro), le terme « culturaliste » perd de son impact négatif puisqu’il ne devra être employé que pour caractériser une utilisation abusive de niveaux d’échelles. En ce sens une approche macro-sociale est rarement qualifiée de « culturaliste », et ne l’est que par référence à son intrusion abusive comme élément d’analyse du micro voire du meso-social. Notons néanmoins l’usage polysémique de la notion de culture qui peut s’analyser sous une autre focale, qui est celle de l’approche de la culture comme construction micro-sociale et productrice de sens en situation (voie A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales ouverte par Sainsaulieu). Desjeux l’avait d’ailleurs définie dans Le sens de l’autre comme l’art de « résoudre des problèmes ». Je voudrais souligner que les « effets de situation » mêmes en appellent à la construction d’une culture dont il faudra retrouver les composants et les agencements microsociaux. Je me suis par exemple attaché à montrer chez les petits entrepreneurs de Sfax (Denieuil, 1992), ou les femmes entrepreneurs tunisiennes (Denieuil, 2005), comment des « effets de situation » induisent des constructions de valeurs et d’identité professionnelles, résolution du conflit de vivre, et structurent une culture du contournement ou de la réappropriation, voire de la fuite et du retour du faible contre le puissant. On peut déplorer peut-être que cette dimension micro sociale et constructiviste de la culture comme réponse à une question posée dans le rapport social, toutefois abordée dans Le sens de l’autre, ne soit pas suffisamment présente dans cette partie de l’analyse de Desjeux. L’objet « innovation » vu aux échelles micro-sociale et macro-sociale n L’objet « innovation » Le quatrième chapitre, consacré à l’innovation, constitue le milieu « naturel » (ou culturel) de Desjeux. Partant de la distinction opérée par Norbert Alter entre l’invention comme création, et l’innovation comme son processus social, il analyse le marché structurant de la relation innovation/ consommation, comme un « système d’action » dynamique d’adoption d’un produit, « qui part de la création puis de l’innovation dans l’entreprise pour aller jusqu’à la consommation » (p. 63). L’achat en constitue le point névralgique puisqu’il représente la ligne de clivage entre l’influence qu’exerce le produit structuré et proposé en amont par l’entreprise, l’influence qu’exerce l’espace quotidien vécu et intériorisé par le consommateur, et les influences inscrites dans l’appartenance de l’utilisateur à une CSP, à une ethnie, communauté d’appartenance, groupe d’influence ou de référence. L’achat est aussi une première projection de l’usage, inscrit dans ce que l’auteur nomme avec bonheur les « pierres d’attente », c’est-à-dire « des usages déjà existants », « signes et symboles que chaque acteur s’est construit pour se mettre en scène socialement » (p. 69), compatibles avec le produit acheté. L’auteur nous invite par la suite à mieux connaître sa sociologie des usages, où l’objet et l’acteur se trouvent irrémédiablement mêlés, tels les objets du déménagement, « comme éléments de l’action en société ». On y voit qu’une innovation peut avoir des retombées sociales majeures (l’invention de l’imprimerie qui a permis la diffusion du livre et par contrecoup de la Bible, bréviaire du capitalisme protestant), ou que les usages d’un objet sont progressivement réinterprétés selon les normes de l’espace public, privé ou intime, « encastrés » dans les catégories sociales et culturelles du « permis, du prescrit et de l’interdit. « L’existence des frontières, des normes et des codes ainsi que leur diversité et leur variabilité explique la complexité du cheminement d’un objet ou d’un service dans l’espace domestique » (p. 77). Enfin l’un des apports majeurs de cette partie est de constituer l’imaginaire (celui de l’électricité, celui du déménagement, puis celui de l’enchantement optimiste ou pessimiste face aux objets techniques, ou encore celui qui permet de remobiliser l’énergie ou de transgresser…) comme « un dispositif symbolique d’aide au passage à l’action » (p. 78). Les travaux de Desjeux et ceux de Alter se font écho pour caractériser le processus d’innovation non comme un changement d’orientation mais comme un mouvement perpétuel paradoxal dans un milieu socialement structuré lorsqu’on le reconstitue (c’est le cas du choix et de la décision), mais aux conséquences à priori imprévisibles au moment de l’invention (c’est aussi le cas du choix et de la décision). La structure de l’innovation est bien de suivre ce que Desjeux nomme à la suite de Balandier, les « grandes 221 courbes de niveaux de la vie sociale » (stratifications sociales ou professionnelles, sexuelles, générationnelles, culturelles, ethniques, religieuses et politiques). Ces clivages, que j’ai nommés arbitrages dans mon analyse de la RTT comme innovation sociale à EDF-GDF (Denieuil, 2000), sont invisibles et irréductibles à la décision contextualisée des acteurs dans leurs choix sociaux et le bricolage - Michel de Certeau disait l’invention - de leur vie quotidienne. Les échelles d’observation de l’objet innovation Au terme de cette partie, l’auteur revient sur les apports réciproques du macro-social et du micro-social. Alors que l’échelle micro-sociale « valorise le rugueux, les rapports de pouvoir, les contraintes matérielles, les marges de manœuvre, les normes, c’est à dire tout ce qui résiste à la fluidité » (p. 85), l’échelle macro-sociale valorise « le lisse », « pour rentrer sur la mer calmée des moyennes statistiques ». De cette dernière échelle, il donne l’exemple des « courbes épidémiologiques » des innovations (Ryan et Gross), qui distinguent par exemple les « pionniers », les « innovateurs », la « majorité précoce », la « majorité tardive », puis les « réfractaires » et les « retardataires ». Il montre que le « rugueux » et le « lisse » peuvent s’expliquer l’un par l’autre et cite sur ce point les travaux de Cahuc : « La nouvelle micro-économie permet de réintégrer le rôle de l’histoire, des institutions et des croyances pour expliquer les désajustements macro-économiques » (Cahuc, 1998). La relativité de la connaissance n La position et l’échelle de l’observateur S’appuyant sur des exemples de physique (les différences de « vision » de la Voie lactée en fonction des rayons on ondes utilisés pour l’observer, le brouillage de sa position lorsqu’on cherche à observer le mouvement d’une particule), Desjeux précise que toute connaissance « découpe » la réalité, demeurant mobile et dépendante de ses outils d’observation et de la position de son observateur. « C’est la mobilité du regard qui permet de savoir que la dimension invisible sous un certain angle ou suivant une certaine focale est visible si l’on change de dispositif d’observation » (p. 94). Ainsi une approche basée à l’échelle micro-individuelle du point de vue psychologique ou sociologique ne verra pas les classes sociales ou les institutions, mais ne devra pas pour autant dire que celles-ci n’existent pas. En ce sens l’approche macro-sociale sera accusée d’être réductionniste du point de vue de la psychanalyse et de la complexité micro-individuelle du sujet, mais fournira par contre sur une échelle historique « longue » (Lahire), des informations sur les conditionnements, permettant « de réduire une partie des variations individuelles pour en faire ressortir les effets de société… C’est toute la différence avec le travail macro-social de P. M. Menger avec la profession de comédien (1997), et celui très micro-social, sur les comédiens de C. Paradeise » (p. 99). Il s’agit là d’une question de « point de vue » de l’observateur pour qui par exemple la position de l’acteur et son habitus sont considérés comme plus importants que l’effet de situation produit par les interactions sociales. Partant du fait que « le principe général des échelles est que, quand le point de vue change, la réalité observée change et les faits observés également » (p. 107), l’auteur récuse l’idée d’une connaissance homogène et « absolue » : « Aucune observation, aucune décision ne peut être fondée sur un absolu logique, idéologique ou religieux qui existerait en dehors et au-dessus des acteurs. L’absolu n’est qu’une convention socialement nécessaire, qui permet de compenser dans l’imaginaire les incertitudes de la réalité » (p. 117). Les « focales » disciplinaires des sciences sociales Dominique Desjeux insiste à cet égard sur « les schémas à priori qui orientent les regards des observateurs », issus d’une idéologie, d’une implica- 222 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » tion sociale ou le plus souvent d’un « découpage institutionnalisé par un groupe professionnel », qui organisent une « combinatoire » de discipline : « A gros traits, l’économiste découpe des quantités ; le géographe, des espaces ; l’historien, du temps ; le sociologue, des rapports sociaux ; l’anthropologue, des cultures ; le psychologue, du psychisme ; et les neurosciences, pour leur part biologique, des molécules » (p. 101). Desjeux montre que chaque discipline a sa « focale photographique » : par exemple en sociologie l’échelle macro-sociale des appartenances sociales, et meso ou microsociale des interactions entre acteurs, des constructions identitaires et des formes de la sociabilité ; en sciences politiques l’échelle de la « protestation sociale », et l’échelle des individus comme agents dans leurs dimensions intentionnelles ou émotionnelles. L’auteur montre aussi que certaines approches se veulent englobantes et explicatives d’autres échelles, tels l’habitus bourdieusien, ou la programmation culturelle de Hofstede qui ramène à l’échelle de la société ce qui est observé lors d’entretiens sur les interactions d’entreprises, expliquant le macro-social par le micro-individuel et vice versa. Desjeux en signale le symétrique dans les approches de Schelling ou de Boudon « pour montrer qu’un effet social est la résultante de l’agrégation de multiples petites décisions individuelles » (p. 111). Enfin, tout en reconnaissant la difficulté de prendre en compte toutes les échelles dans une même observation, l’auteur estime possible « d’analyser à la suite un même phénomène sur plusieurs échelles, chaque focale faisant apparaître un aspect différent comme les rayons gamma ou les ultraviolets de la Voie Lactée » (p. 113). Il prend l’exemple de la question du pouvoir : la domination et la légitimité macro sociale chez Weber ; le pouvoir mesosocial des réseaux et des professions chez Lazéga, Dubar ou Tripier ; la persuasion et la soumission à l’autorité micro-sociale (Milgram) ; l’autorité comme effet de personnalité micro individuelle. En lisant simultanément ces travaux, il est alors possible de dis- Pierre-Noël Denieuil A propos de la méthode des échelles d’observation en sciences sociales tinguer des degrés d’occurrence de la notion de liberté, par exemple : « A chaque fois en fonction de la focale, l’importance des déterminants sociaux ou la place de la liberté et des marges de manœuvre change. La liberté est peu visible à l’échelle macrosociale. Elle apparaît comme une marge de manœuvre à l’échelle microsociale. A l’échelle micro-individuelle, elle est visible à son maximum, mais déjà elle est limitée par les tunnels cognitifs et par l’inconscient. Avec la biologie et la génétique, elle redevient aussi peu visible qu’à l’échelle macrosociale » (p. 114). Pour conclure n Dans cet ouvrage, Dominique Desjeux ne vient pas défendre un relativisme généralisé ou une non-méthode. Bien au contraire il préconise une méthode globale, appropriée à son objet et conforme aux intentions de départ (on s’entend sur ce qu’on veut regarder, et on met la focale sur ce que l’on juge approprié), avec une préférence pour le micro-social comme point de départ, à charge ensuite de remonter sur le macro-social et par une démarche qui aura été induco déductive, de relire le micro social à la lumière du macro social. L’intérêt de ce livre est multiple : Apporter des informations précises et concises sur ce que sont une décision et un choix rationnel, les apports des approches en termes de cultures, la trajectoire sociale et les imaginaires sociaux de l’innovation. Mettre au point une méthode de découpage de la réalité en prise sur une théorie de la connaissance complexe, incertaine et discontinue. Montrer la relativité des savoirs aux échelles d’analyses et aux outils empruntés pour ce faire, puis donner une explication des malentendus courants entre des analyses en sciences humaines qui, tout en étant sur les mêmes objets, ne raisonnent pas selon les mêmes échelles. On voit bien que dans les approches comparées la question de la méthode se pose lorsqu’on compare des objets sur des échelles différentes. Il ouvre ainsi à une véritable théorie de la communication des sciences sociales par delà les corporatismes disciplinaires. Ce livre est exemplaire d’un désintéressement disciplinaire face aux corporatismes de toutes sortes. Toutefois la théorie des échelles ne permet pas toujours de se prononcer sur les disfonctionnements internes des outils à chaque niveau d’échelle. Ainsi par exemple l’approche micro et meso-sociale est partagée entre une théorie de l’observation (pour l’ethnologie, elle est dite participante), et une analyse des représentations. Que peuvent atteindre l’une et l’autre de la réalité sachant que d’une part l’observation ne peut être que partielle et limitée, donc micro-spatiale, et que d’autre part l’analyse des représentations, plus faciles à capter que les pratiques, n’a qu’une fiabilité contextuelle et conjoncturelle, et de ce fait ne renvoie pas toujours à « la » réalité ? A ce niveau la méthode des échelles renvoie chaque niveau à lui-même, et n’intègre par forcément les outils internes, ou externes venant d’une autre échelle, qui permettraient de mieux « atteindre » le réel. Mais ce n’est sans doute pas son objet. 223