222 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
courbes de niveaux de la vie sociale »
(stratications sociales ou profes-
sionnelles, sexuelles, générationnel-
les, culturelles, ethniques, religieuses
et politiques). Ces clivages, que j’ai
nommés arbitrages dans mon analyse
de la RTT comme innovation sociale
à EDF-GDF (Denieuil, 2000), sont
invisibles et irréductibles à la décision
contextualisée des acteurs dans leurs
choix sociaux et le bricolage - Michel
de Certeau disait l’invention - de leur
vie quotidienne.
Les échelles d’observation de l’objet
innovation
Au terme de cette partie, l’auteur
revient sur les apports réciproques du
macro-social et du micro-social. Alors
que l’échelle micro-sociale « valorise
le rugueux, les rapports de pouvoir,
les contraintes matérielles, les marges
de manœuvre, les normes, c’est à dire
tout ce qui résiste à la uidité » (p. 85),
l’échelle macro-sociale valorise « le
lisse », « pour rentrer sur la mer calmée
des moyennes statistiques ». De cette
dernière échelle, il donne l’exemple
des « courbes épidémiologiques » des
innovations (Ryan et Gross), qui dis-
tinguent par exemple les « pionniers »,
les « innovateurs », la « majorité pré-
coce », la « majorité tardive », puis les
« réfractaires » et les « retardataires ».
Il montre que le « rugueux » et le
« lisse » peuvent s’expliquer l’un par
l’autre et cite sur ce point les travaux de
Cahuc : « La nouvelle micro-économie
permet de réintégrer le rôle de l’his-
toire, des institutions et des croyan-
ces pour expliquer les désajustements
macro-économiques » (Cahuc, 1998).
La relativité
de la connaissance n
La position et l’échelle de l’observateur
S’appuyant sur des exemples de
physique (les diérences de « vision »
de la Voie lactée en fonction des rayons
on ondes utilisés pour l’observer, le
brouillage de sa position lorsqu’on
cherche à observer le mouvement
d’une particule), Desjeux précise que
toute connaissance « découpe » la réa-
lité, demeurant mobile et dépendante
de ses outils d’observation et de la
position de son observateur. « C’est
la mobilité du regard qui permet de
savoir que la dimension invisible sous
un certain angle ou suivant une cer-
taine focale est visible si l’on change de
dispositif d’observation » (p. 94).
Ainsi une approche basée à l’échelle
micro-individuelle du point de vue
psychologique ou sociologique ne
verra pas les classes sociales ou les
institutions, mais ne devra pas pour
autant dire que celles-ci n’existent pas.
En ce sens l’approche macro-sociale
sera accusée d’être réductionniste du
point de vue de la psychanalyse et de
la complexité micro-individuelle du
sujet, mais fournira par contre sur une
échelle historique « longue » (Lahire),
des informations sur les condition-
nements, permettant « de réduire une
partie des variations individuelles pour
en faire ressortir les eets de société…
C’est toute la diérence avec le travail
macro-social de P. M. Menger avec
la profession de comédien (1997), et
celui très micro-social, sur les comé-
diens de C. Paradeise » (p. 99). Il s’agit
là d’une question de « point de vue »
de l’observateur pour qui par exemple
la position de l’acteur et son habitus
sont considérés comme plus impor-
tants que l’eet de situation produit
par les interactions sociales.
Partant du fait que « le principe
général des échelles est que, quand le
point de vue change, la réalité observée
change et les faits observés également »
(p. 107), l’auteur récuse l’idée d’une
connaissance homogène et « absolue » :
« Aucune observation, aucune déci-
sion ne peut être fondée sur un absolu
logique, idéologique ou religieux qui
existerait en dehors et au-dessus des
acteurs. L’absolu n’est qu’une conven-
tion socialement nécessaire, qui per-
met de compenser dans l’imaginaire
les incertitudes de la réalité » (p. 117).
Les « focales » disciplinaires des sciences
sociales
Dominique Desjeux insiste à cet
égard sur « les schémas à priori qui
orientent les regards des observateurs »,
issus d’une idéologie, d’une implica-
tion sociale ou le plus souvent d’un
« découpage institutionnalisé par un
groupe professionnel », qui organisent
une « combinatoire » de discipline : « A
gros traits, l’économiste découpe des
quantités ; le géographe, des espaces ;
l’historien, du temps ; le sociologue,
des rapports sociaux ; l’anthropolo-
gue, des cultures ; le psychologue, du
psychisme ; et les neurosciences, pour
leur part biologique, des molécules »
(p. 101). Desjeux montre que cha-
que discipline a sa « focale photogra-
phique » : par exemple en sociologie
l’échelle macro-sociale des apparte-
nances sociales, et meso ou micro-
sociale des interactions entre acteurs,
des constructions identitaires et des
formes de la sociabilité ; en sciences
politiques l’échelle de la « protesta-
tion sociale », et l’échelle des individus
comme agents dans leurs dimensions
intentionnelles ou émotionnelles.
L’auteur montre aussi que certai-
nes approches se veulent englobantes
et explicatives d’autres échelles, tels
l’habitus bourdieusien, ou la pro-
grammation culturelle de Hofstede
qui ramène à l’échelle de la société ce
qui est observé lors d’entretiens sur les
interactions d’entreprises, expliquant
le macro-social par le micro-indivi-
duel et vice versa. Desjeux en signale
le symétrique dans les approches de
Schelling ou de Boudon « pour mon-
trer qu’un eet social est la résultante
de l’agrégation de multiples petites
décisions individuelles » (p. 111).
Enn, tout en reconnaissant la dif-
culté de prendre en compte toutes les
échelles dans une même observation,
l’auteur estime possible « d’analyser à
la suite un même phénomène sur plu-
sieurs échelles, chaque focale faisant
apparaître un aspect diérent comme
les rayons gamma ou les ultraviolets
de la Voie Lactée » (p. 113). Il prend
l’exemple de la question du pouvoir :
la domination et la légitimité macro
sociale chez Weber ; le pouvoir meso-
social des réseaux et des professions
chez Lazéga, Dubar ou Tripier ; la per-
suasion et la soumission à l’autorité
micro-sociale (Milgram) ; l’autorité
comme eet de personnalité micro
individuelle. En lisant simultanément
ces travaux, il est alors possible de dis-