Martyre talmudique et martyre chrétien

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Martyre talmudique et
martyre chrétien!
Si l'histoire juive conserve la mémoire d'innombrables martyrs, les
textes qui leur sont consacrés demeurent assez rares. Nul recueil
comparable aux Acta Sanctorum ou Vitae Sanctorum de la tradition
chrétienne. L'esprit qui anime de tels récits, comme la forme littéraire
qu'ils ont empruntée, s'opposent en effet, sur bien des points, à la tradition du judaïsme. Il n'existe pas de Légende Dorée juive2 .
Il est à cet égard significatif que le terme même de "martyr"3 n'existe
pas en hébreu. "Même s'il est vrai, souligne Jacob Katz4, que la notion
chrétienne de martyre puise ses origines dans les sources juives, nul
terme équivalent ne fut développé dans le judaïsme. Le terme harougué
1 Une première version de cet article a fait l'objet d'un exposé dans le cadre du groupe de
recherche Mythe, Histoire et Psychanalyse. Les traductions de textes talmudiques
données en appendice sont de l'auteur de l'article.
2 Les récits talmudiques étudiés ici ont fait l'objet d'élaborations midrashiques et
poétiques ultérieures (voir ci-dessous). Mais le résultat ne saurait être comparé aux
sommes constituées par la tradition chrétienne. Les martyrologes commémorant le
souvenir des victimes de massacres, de l'Inquisition, et, plus récemment, du nazisme, se
présentent seulement comme des listes de noms, sans autre précision. Dans les
communautés, ces listes étaient lues lors de la fête de Tisha b'Av (destruction du Temple).
Cf. The Jewish Encyclopedia, art. "Martyrology", vol. VIII, p. 355-356.
3 L'origine de ce terme a été longuement discutée. Cf. Dornseiff, "Der Martyr, Name und
Bedeutung" : Archiu für Religionswissenschaft 22,1924, p.135-153; H. Delehaye, Sanctus.
Essai sur le culte des saints dans l'antiquité, Subsidia Hagiographica 17, Bruxelles, 1927,
p.95-108. Il s'est progressivement spécialiSé dans le sens de "témoin de la vérité du
christianisme". Cf. H. Von Campenhausen, Die Idee des Martyriums in der alten Kirche,
1936, p. 55 sqq. ; T. W. Manson, "Martyrs and Martyrdom" : BJRL 39, 1956-1957, p.463-484.
N. Brox, auquel W. Rordorff emprunte ses conclusions, a retracé en détail l'histoire de la
recherche sur ce titre: Zeuge und Miirtyrer. Untersuchungen zur frühchristlichen Zeugnis-Terminologie, Studien zum Alten und Neuen Testamen 5, 1961. Sur cette question,
voir aussi Th. Baumeister, Genèse et éuolution de la théologie du martyre dans l'Eglise
ancienne (version française par R. Tolck), "Traditio Christiana 8", Berne, Peter Lang,
1991: introduction, p. XI-XXVI; bibliographie, p. XXVII-XXXVIII.
4 Exclusion et Tolérance. Chrétiens et juifs du Moyen Age à l'ère des Lumières, Lieu
Commun/Histoire, 1987, n. 1, p. 124.
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Malkhout 1 est employé dans la littérature talmudique, et le terme
Kedoshim 2 au Moyen-Age".
w. Rordorff, pour sa part, conclut en ces termes une étude consacrée
aux martyrs chrétiens ; "Il est en effet vain de vouloir chercher un précurseur du langage martyrologique chrétien dans l'Ancien Testament, ou
dans le judaïsme tardif; là où nous trouvons, dans la Septante, des
mots qui se rattachent à la racine Ilap-r-, l'idée du martyre n'est pas exprimée ; et là où l'idée de la persécution et de la mise à mort des justes
et des prophètes apparaît, les termes dérivés de la racine Ilap-r- sont
absents. C'est donc une erreur de méthode que de recourir à ces exemples pour expliquer l'origine du titre de martyre chrétien"3.
Cette particularité lexicale et cette disproportion ne peuvent être
attribuées au hasard. Elles traduisent, au contraire, par delà les similitudes de situations, des nuances remarquables - sinon des divergences
profondes - dans l'approche d'une expérience ultime, donc particulièrement signifiante, du religieux.
Les trois récits tannaïtiques retenus ici (voir traduction annotée en
annexe) sont les plus élaborés parmi ceux que le Talmud consacre aux
victimes des persécutions romaines 4 . A ce titre, ils apparaissent comme
tout à fait représentatifs. La comparaison avec des récits analogues,
bibliques et midrashiques, ainsi qu'avec les textes chrétiens contemporains, met en évidence leur spécificité, et celle de la réflexion rabbinique
à propos du martyre.
1 Récits bibliques du second livre des Maccabées
Le second livre des Maccabées 5 raconte deux épisodes célèbres de la
résistance à l'hellénisation séleucide; le martyre d'Eléazar6 ; celui des
sept frères et de leur mère 7 • Si ces récits reposent sur une tradition histo1 Litt. "victimes du Pouvoir [romain)", i. e. victimes des persécutions romaines consécutives à la révolte de Bar Ko'hba. Cf. M. Jastrow, Dictionary of the Talmud, p.365.
L'expression consacrée pour désigner le martyre est Kiddoush haShem (Sanctification du
Nom); ibid., p. 1355. Cf. aussi Encyclopaedia Judaica, vol. X, art. "Kiddush HaShem", col.
977-986 ; Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Paris, Cerf, 1993, p. 935-937.
2 Litt. "saints, consacrés".
3 W. Rordorff, "Martyre et témoignage; essai de réponse à une question difficile", in
Liturgie, Foi et Vie des premiers chrétiens; Etudes Patristiques, Théologie Historique 75
(nouvelle édition revue et corrigée), Paris, Beauchesne, 1986, p. 383.
4 Sur ces persécutions, et le détail - très controversé - des pratiques interdites, voir, en
particulier, L. W. Barnard, "Hadrian and Judaism" ; Journal of Religious History 5,1969,
p.285-298; M. D. Herr, "Persecutions and Martyrdom in the Hadrian's Days"; Scripta
Hierosolymitana 22, 1972, p. 85-125 ; M. Hadas-Lebel, Jérusalem contre Rome, Paris, Cerf,
1990, p. 160-182.
5 Non retenu dans le canon juif des Ecritures.
6 Il Macc. 6, 18-3l.
71I Macc. 7,1-42.
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rique solide, ils constituent, pour l'essentiel, une composition à caractère
littéraire, où le cœur et l'esprit sont simultanément sollicités. La narration est rigoureuse, mais le ton pathétique et souvent oratoire; toutes
les ressources du style (périodes, antithèses, redondances, hyperboles,
etc.) y sont mises en œuvre pour émouvoir autant qu'instruire. Si les
tortures sont évoquées avec un réalisme extrême, elles s'accompagnent
d'exhortations édifiantes, émaillées d'abstractions. Les personnages font
preuve d'une noblesse et d'une dignité sans failles. Mais les commentaires dont ils assortissent leur propre supplice sont exprimés avec
grandiloquence, dans un style déclamatoire non dénué d'invraisemblance. L'ensemble repose donc sur de puissants contrastes, où prédomine la dimension héroïque. Tout apparente ces récits au genre alors
répandu dans la littérature hellénistique, de l'histoire pathétique. La
tradition chrétienne - occidentale et orientale - reconnaîtra dans ces
deux épisodes l'archétype de ses propres martyrs. Peut-être faut-il voir là
un élément d'explication pour leur faible succès au sein dujudaïsme 1 .
II Récit midrashique : la ''Légende des Dix Martyrs"
Parallèlement à la tradition talmudique s'est élaborée une "légende
des Dix MartyrS"2 devenue, à l'époque gaonique3 , l'objet d'un midrash 4
spécial; Midrash ~sara Harougué Malkhout ou Midrash Eleh Ezkerah 5 .
Il en existe différentes recensions, qui comportent toutes des variantes,
en particulier pour la liste des martyrs. Les sources dont procèdent ces
:midrashim ne sont pas talmudiques. L'expression "les Dix Martyrs"
n'est en effet jamais mentionnée dans les écrits tannaïtiques. On sait
par ailleurs 6 que les dix exécutions ici présentées comme simultanéessans doute pour produire un plus grand effet - ont été, en réalité,
espacées dans le temps. Mais c'est surtout l'explication donnée pour le
châtiment qui distingue ces textes des récits talmudiques: il viendrait
1 La même hypothèse peut être formulée à propos des martyres d'Isaïe (Cf. II Rois, 21, 118; Is. 6, 1-13 ; Hébr. 11,37), des sept jeunes gens dans la fournaise (Dan. 3, 1-31), de Daniel
dans la fosse aux lions (ibid., 1, 6-2-29). Ces récits, à l'issue parfois miraculeuse, ne
constituent que des prototypes. Ils figurent rarement dans la tradition des martyres juifs.
La littérature chrétienne (Ascension d'Isaïe, Vision d'Isaïe, Justin, Tertullien), ainsi que
son iconographie, leur accordent, en revanche, une place essentielle.
2 Cette légende rapporte le martyre de dix sages juifs du Ile siècle, victimes des persécutions d'Hadrien. Selon les manuscrits, le détail des listes varie, mais Rabbi Akiba, Rabbi
'Hananya et Rabbi Yehouda ben Baba y figurent toujours.
3 Chefs des académies babyloniennes (fin. VIe - milieu XIe s.).
4 Commentaire homilétique de la Bible. Dans le midrash aggadique, l'élément folklorique
ou légendaire prédomine.
5 Die Geschichte von den Zehn Martyrer. Synoptische Edition mit Übersetzung und
Einleitung : Gottfried, REEG, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), Tübingen, 1985.
6 AZ 17b, 18a ; Ber. 61b ; Sanh. 14a ; Lam. R. 2, 2 ; Provo R. 1, 13.
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racheter le péché commis lorsque Joseph fut vendu par ses frères. La
conception théologique du rachat, par un innocent, d'une faute antérieure, est tout à fait contraire à la pensée rabbinique. En se fondant sur
cette particularité, et sur certaines similitudes avec le Livre des Jubilés,
S. Zeitlin! a émis pour ces récits l'hypothèse d'une origine apocalyptique,
à travers laquelle s'expliqueraient certaines similitudes avec la théologie
chrétienne. D'autres2 ont souligné les possibles influences de la littérature des Heykhalot3, d'inspiration kabbalistique. Quelles qu'en soient
les sources ou l'interprétation, ces textes demeurent essentiellement
aggadiques, et la vérité historique qu'on leur a longtemps reconnue est
en réalité souvent sacrifiée au profit de préoccupations poétiques4 ,
édifiantes ou mystiques.
III Récits médiévaux
Le Moyen Age verra se constituer, essentiellement en Allemagne et à
l'issue des Croisades, une littérature hagiographique à caractère éthique
et religieux 5 • Les matériaux, talmudiques ou contemporains, y sont
adaptés aux canons médiévaux. Les personnages y sont idéalisés, parfois totalement fictifs, et leur geste est souvent constituée en "cycles".
Dans ces récits, comme dans les textes midrashiques, l'influence de la
Kabbale se manifeste à travers le goût du miracle et du merveilleux.
Les textes pré- et post-tannaïtiques présentent donc un certain nombre de traits communs qui les inscrivent dans une même continuité littéraire et religieuse. Elaborés par l'imagination populaire ou les ressources
de l'art, ils se caractérisent par leur aspect légendaire et leur finalité
polémique ou apologétique. Sur bien des points, les récits talmudiques
se distinguent de cette tradition.
IV Les trois martyrs du Talmud
Trois martyrs seulement sont nommés dans le Talmud: Rabbi
Akiba6 , Rabbi 'Hananya ben Teradyon7, et Rabbi Yehouda ben BabaS.
1 "The Legend of the Ten Martyrs and its Apocalyptic Origins": JQR 36,1945-1946, p. 1-16.
2 Cf. édition citée, p.56··58. Voir aussi Encyclopaedia Judaica, articles '"l'en Martyrs",
vol. XV, col. 1007-1008 et "Merkabah Mysticism", vol. XI, col. 13<37-1388.
3 Litt. "palais": cf. Encyclopaedia Judaica, art. "Kabbalah", vol. X, col. 500-506.
4 La liturgie de Yom Kippour comporte la lecture d'un poème intitulé Eleh Ezkerah qui
décrit, dans un beau langage, l'histoire des Dix Martyrs.
5 Cf. Encyclopaedia Judaica, art. "Hagiography", vol. VII, col. 117.
6 Ber. 61b ; cf. aussi Tos. Sanh. II, 8 == Sanh. 12a; Yeb. l05b, 108b; TJ ibid. XI, 6, 12d; Peso
112a : 'Er. 21b.
7 AZ 18a ; cf. aussi Sifré (Deut. 307).
8 Sanh. 14a; cf. aussiAZ 8b.
112
Le premier1, est une figure de proue du judaïsme rabbinique. Né à
Lydda, vers 40, sans doute d'un père converti, il commence à étudier,
avec son fùs, vers l'âge de quarante ans. Il devient, après trente années
d'études, un maître renommé, et dirige l'académie de Bney Brak.. Il jouera un rôle essentiel dans l'établissement de la halakhah 2 , et des règles
herméneutiques. Une légende rapporte3 que Moïse venait assister à son
enseignement... Il soutint la révolte de Bar Kokhba, reconnu par lui
comme le Messie, et mourut martyrisé, après plusieurs années d'emprisonnement, pour avoir, malgré l'interdit, persisté à enseigner la Torah.
Rabbi 'Hananya ben Teradyon4 , tanna du Ile siècle, fut responsable
de la yeshiva 5 de Sikhnin, en Galilée. Peu d'enseignements lui sont
attribués. Il meurt, brûlé à petit feu, enserré dans un rouleau de la
Torah, pour les mêmes raisons que Rabbi Akiba.
De Rabbi Yehouda ben BabaS, contemporain des précédents, on ne
connaît que le martyre. Quelques halakhot7 lui sont attribuées. Il meurt,
le corps transpercé de trois cents coups de lance pour avoir enfreint
l'interdit romain concernant l'enseignement de la Torah.
V Trois récits anciens de martyres chrétiens
Les trois textes chrétiens retenus par ailleurs rapportent les martyres
de Polycarpe8, celui de Félicité et Perpétue9 , et les persécutions romaines
qui eurent lieu à Lyon et Vienne, en 1771 Ces trois textes, attestés à
°.
1 Cf. The Jewish Encyclopedia, vol. I, p. 304-311 ; Encyclopaedia Judaica, vol. II, col. 488492.
2 Ensemble des discussions, des décisions et des prescriptions ftxées par le Talmud.
3 Men. 29b.
4 Cf. The Jewish Encyclopedia, vol. VI, p. 209 ; Encyclopaedia Judaica, vol. VII, col. 12541255.
5 Ecole supérieure juive.
6 Cf. The Jewish Encyclopedia, vol. VII, p.340 ; Encyclopaedia Judaica, vol. X, col. 343344.
7 Décisions juridiques et religieuses.
8 Evêque de Smyrne. La date de ce martyre (entre 156 et 167) est controversée. Le récit qui
en rend compte, sous forme d'encyclique, est le plus ancien document hagiographique que
nous possédions. Texte et traduction de P. Th. Camelot in Sources Chrétiennes, t. X (bis),
1951, p. 243-274 ; A. R. Bastiaensen (éd.), Atti e Passioni dei Martiri, A. Mondadori editore,
Fondazione Lorenzo Valla, Vicenza, 1987, p.3-31 (texte critique d'A.P.Orban). Voir aussi
Dictionnaire de Spiritualité, art. "Polycarpe de Smyrne", vol. XII, col. 1902-1908. Analyse
de H. Delehaye in Les Passions des Martyrs et les genres littéraires (2e éd. revue et
corrigée), Société des Bollandistes, 1966, p. 15-22.
9 La date généralement retenue est 203. Cf. A. R. Bastiaensen, op. cU., p.107-147;
H. Leclerc, art. "Saintes Perpétue et Félicité" in Dictionnaire d'Archéologie et de Liturgie
Chrétiennes, vol. XIV, col. 393-444. La traduction figure aux col. 411-420. Analyse de
H. Delehaye, op. cit., p. 49-55. Ce récit est souvent attribué à Tertullien.
10 Le récit, sous forme épistolaire, est rapporté in Eusèbe, Histoire Ecclésiastique, V, 1, 163 (texte et traduction de G. Bardy, Sources Chrétiennes, n° 41, 1955, p. 6-23); cf. aussi
A. R. Bastiaensen, op. cit., p.59-95 (introduction, bibliographie, texte critique d'A. P. Or-
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date ancienne, sont représentatifs de la conception du martyre qui se
développe, parallèlement à la tradition juive, dans les premiers siècles
de l'histoire chrétienne.
VI Comparaison des récits chrétiens et talmudiques
Les textes talmudiques et chrétiens diftèrent, tout d'abord, par leur
taille et leur organisation. Les premiers sont extrêmement brefs, et le
récit des événements, réduit à l'essentiel, y prend souvent la forme
laconique du compte rendu. Les éléments constitutifs (récit des faits,
dialogues, citations, mashal) s'agencent selon une cohérence très
elliptique qu'il appartient au lecteur de reconstituer!. Les martyres
chrétiens sont, au contraire, longuement développés 2 , selon une structure
narrative et un crescendo dramatique rigoureux. Encadrés par un
prologue et une péroraison que justifie parfois la forme épistolaire, ils se
présentent comme une solide composition où les influences littéraires
sont évidentes, même s'il est parfois malaisé d'en évaluer la portée.
A ces différences de composition correspondent celles du style. L'écriture des trois récits talmudiques est celle qui caractérise la langue
hébraïque et, plus précisément, la littérature tannaïtique. Les "phrases"
sont lapidaires, souvent sans articulation apparente, et ne contiennent
que l'indispensable. Toute précision considérée comme inutile en est
exclue. Aucune caractérisation (adjectifs, images, etc.) ne vient colorer le
récit de nuances morales, esthétiques, ou simplement descriptives.
Tout - même l'instant suprême - y est présenté avec naturel, presque
sans émotion, comme si cette émotion même était envisagée avec
quelque méfiance ... Cette sobriété ne s'apparente pourtant pas à une
stylisation qui confinerait à l'abstraction: les détails concrets, parfois
même familiers (famille de Rabbi 'Hananya), les nombreux dialogues, le
mashal à fonction pédagogique, les citations bibliques ou talmudiques,
l'intervention de la voix divine, forment un ensemble vivant et varié qui
restitue, sans artifice, le caractère fragmentaire et décousu de la réalité.
Une volonté constante de s'en tenir aux actes et aux paroles 3 dépouille
ban). Analyse de H. Delehaye, op. cU., p. 89-91.
1 Le texte talmudique n'est jamais univoque. Sur cette polysémie, cf. D. Banon, La Lecture
infinie. Les voies de l'interprétation midrashique, Paris, Seuil, 1987; M. A. Ouaknin, Le
Livre brûlé. Lire le Talmud, Lieu Commun, 1986; Lire aux éclats. Eloge de la caresse,
Lieu Commun, 1989.
2 On a évoqué, pour ces récits, des interpolations et des retouches successives. Les
variantes l'attestent, ainsi que certains ajouts déclarés (prologue, interrogatoire et
conclusion du martyre de Félicité et Perpétue). Mais "l'authenticité" de ces textes n'est
aucunement altérée par leur mise en forme. Cette élaboration manifeste au contraire, plus
qu'une hypothétique première version, le sens que la tradition chrétienne accorde à ces
récits.
3 Le même mot, davar, désigne en hébreu les "mots" et les "choses".
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ainsi le style de toute intention "poétique" qui privilégierait le sens au
détriment des faits.
Les récits chrétiens empruntent à la rhétorique 1 les effets
susceptibles de contribuer à leur dramatisation, et de mettre en valeur
leur dimension spirituelle. Le style de chaque partie correspond ainsi à
sa teneur propre: périodes équilibrées, vocabulaire très général, fortes
antithèses non dénuées d'emphase, parfois, pour l'exorde et la péroraison; phrases plus nerveuses, lexique plus concret dans les parties
narratives; vigueur et pathétique de l'expression pour les dialogues;
langue plus imagée pour l'évocation des visions. Mais la principale
caractéristique de l'ensemble est l'omniprésence du commentaire. TI
encadre le récit, et ses unités constitutives; on le retrouve même, très
fréquemment, dans le détail des énoncés. Les phrases sont ainsi
composées d'une partie narrative ou descriptive, précédée ou suivie de
considérations plus générales portant sur l'état d'esprit des personnages, ou la signification morale et spirituelle du détail rapporté. Si ces
commentaires émanent parfois des protagonistes eux-mêmes (parties
dialoguées), ils sont, pour l'essentiel, le fait du narrateur qui détermine
ainsi, de l'extérieur, et définitivement, le sens et la portée des événements retracés.
Ces différences de style et de composition ne s'expliquent pas seulement par le génie propre à chaque langue ou par le jeu des influences
culturelles. Elles correspondent aussi, semble-t-il, à deux conceptions
divergentes de la tradition dont le texte est porteur. Dans un cas, le sens
est clos, et le respect qu'impose la lecture s'apparente à celui qu'on porte
aux reliques ... Dans l'autre cas, ce sens reste à produire, et les "insuffisances" du texte, les interrogations qu'il suscite, sont autant de "sollicitations"2 adressées au lecteur.
Le contenu de ces récits, et l'importance accordée à chaque élément
offrent également des différences sensibles.
Dans les récits talmudiques, le procès et l'emprisonnement, quand ils
sont mentionnés, ne le sont que très succinctement, de façon anonyme et
très mécanique. Dans les récits chrétiens, ils donnent lieu à de vifs
1 Tendance accentuée dans les passions épiques: cf. H. Delehaye, op. cil., p.133 sqq. Le
même auteur exclut, pour ces récits "tout soupçon de procédé littéraire" (p. 18), "tout effort
de composition" (p. 50), et considère tout autre jugement comme "inspiré par l'esprit de
système, l'inexpérience ou l'amour du paradoxe" (p. 90). Il est regrettable que des
affirmations si péremptoires ne soient jamais assorties de la démonstration susceptible de
leur donner plus de poids que les études qu'elles sanctionnent. L'authenticité d'un récit
ne saurait, par ailleurs, se réduire à son historicité, et l'"absence d'artifice" est toujours
une notion très relative: comparés aux passions épiques, ces premiers récits sont d'une
indéniable simplicité; mais en regard des récits talmudiques, ils paraissent moins
"naturels". Il n'est pas certain, enfm, que la "méditation" (p. 20) soit la meilleure méthode
pour appréhender l'authenticité d'un texte.
2 Le mot est emprunté à D. Banon, op. cU., p. 235-245.
115
échanges 1 , souvent assez longs, et parfois répétés, où s'exprime la fermeté avec laquelle les condamnés accueillent menaces et supplications.
Le décor des supplices, dans les récits talmudiques, est réduit à
l'essentiel, presque inexistant. Tout ce qui n'a pas une fonction pratique
(prison, montagne, flamme) semble délibérément négligé. Les récits
chrétiens, au contraire, rappellent constamment la dimension dramatique du "combat", par des allusions répétées à son cadre (amphithéâtre, arène)2.
La foule 3 des spectateurs y joue un rôle ambigu: souvent actrice, elle
incarne, par sa masse anonyme et bestiale, les forces du Mal, véritables
adversaires dans la lutte engagée (cette foule contraste avec le groupe
des suppliciés). Le récit talmudique a une dimension plus intime. Le
drame y est intérieur. Les autorités romaines, purement contingentes et
à peine signalées, sont reléguées dans un arrière-plan très impersonnel
qui met en relief l'individualité des acteurs immédiats. Ces acteurs ne
sont pas des forces, mais des personnes, et s'il y a "combat"4, c'est seulement dans le cadre circonscrit de la conscience, ou d'un groupe restreint,
représentatif d'une communauté, dans lequel chacun conserve, à tout
instant, sa spécificité.
La forme du supplice est tout juste indiquée dans les récits talmudiques. Dans les textes chrétiens, on s'attarde longuement sur le détail
des tortures 5 , dont la cruauté croissante accompagne et ponctue le
pathétique du récit. Ces descriptions, qui exaltent le courage et la foi des
martyrs, deviendront un véritable .Ô7tOç dans les panégyriques ultérieurs 6 .
Les visions 7 enfin occupent dans les récits chrétiens une place
prépondérante, peut-être même centrale, en particulier dans le martyre
de Félicité et Perpétue. Elles ont souvent un caractère prémonitoire et
apparaissent comme une manifestation de cette volonté divine qui
transcende l'instant et lui donne son sens. Elles proclament, sous forme
symbolique, la dimension spirituelle du combat qui s'engage. Elles sont
aussi porteuses d'une assurance: celle de la récompense réservée au
1 Passio Polycarpi, 8 : 2-3; 9-11 ; Passio Perpetuae, 3 : 1-4 ; 5; 6: 1-5 ; 16 : 3.
2PassioPolycarpi, 12: 2 ; Maryres Lugdunenses, 1: 34, 38, 43, ,n,50, 51 ;Passio Perpetuae,
10 : 4 ; 18 : 1 ; 21 : 7.
3 Passio Polycarpi, 3 : 2 ; 8 : 3 ; 9 : 2 ; 12 : 2-3 ; 13 : 1 ; Martyres Dugdunenses, 1: 7, 15, 17, 30,
35,38,39,43,44,47,50,53,57-58,60 ;PassioPerpetuae, 6: 1; 10: 12; 17; 18: 9; 20: 2; 21: 2,
7.
4 Dans les martyres chrétiens, ce thème, justifié par le cadre, revient comme un leitmotiv:
Passio Polycarpi, 18 : 1 ; 19 : 2 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 6, 18. 36, 38, 40, 41, 43, 51, 53, 55;
Passio Perpetuae, 7 : 9 ; 10 : 1 ; 16 : 1 ; 18 : 1, 3.
5 Passio Polycarpi, 2 : 2, 4; Martyres Lugdunenses, 1 : 7, 20-22, 27-28, 31, 38, 41, 44, 47, 51, 54,
56 ; Passio Perpetuae, 19 ; 20 ; 21.
6 Cf. H. Delehaye, op. cit., p. 156-163 et 197-207.
7 Passio Polycarpi, 5 : 2 (cf. 12 : 3) ; Passio Perpetuae, 4 ; 7 ; 9 ; 10 ; 11-13.
116
martyr et à ses proches. Une seule vision figure dans les récits talmudiques: au moment de mourir, Rabbi 'Hananya voit s'élever, dans les
flammes, les lettres de la Torah. Une seule phrase, lapidaire, en restitue
la teneur: "Le parchemin s'embrase, mais les lettres s'envolent".
L'introduction d'éléments surnaturels manifeste la sollicitude divine à
l'égard du martyr. Dans les récits chrétiens, cette présence est discrète,
mais permanente.
Elle se profile déjà dans certaines comparaisons. Polycarpe, au
moment de mourir, paraissait "comme un bélier de choix, pris d'un grand
troupeau pour le sacrifice" (14: 1), "comme un pain qui cuit, ou comme
de l'or ou de l'argent" (15: 2). Les liens des martyrs de Lyon les
enveloppent "d'une parure seyante, comme pour une mariée dans ses
ornements frangés et brodés d'or" (1: 35). De telles images situent le
martyre dans une perspective eucharistique l et mystique. On n'en trouve
pas d'équivalent dans les récits talmudiques.
Ces éléments surnaturels conflnent parfois au merveilleux. Le corps
calciné de Polycarpe dégage "un parfum pareil à une bouffée d'encens ou
à quelque autre précieux aromate" (15: 2); la flamme l'entoure d'une
voûte semblable à "la voile d'un vaisseau gonflée par le vent" (ibid.) ; son
sang éteint le feu qui le consume (16: 1). Rien de semblable dans les
récits talmudiques.
La fermeté du martyr, sa résistance exceptionnelle aux souffrances,
proche parfois de l'insensibilité2 , sont une autre manifestation de la
présence divine. Ce thème apparaît fréquemment dans les martyres de
Polycarpe et de Lyon. Mais il y est introduit avec réserve, car on sent
bien qu'une totale immunité diminuerait la valeur morale du sacrifice (il
sera, au contraire, abondamment développé dans les passions épiques 3 ).
Les récits talmudiques ne lui accordent pas plus de place qu'à la
description des tourments.
La présence divine n'est pas seulement indirecte. Une "voix du Ciel"
se fait entendre lors du martyre de Polycarpe (9: 1); le Seigneur
s'entretient avec ses compagnons (2: 3) ; bien plus, le Christ intervient
comme acteur du drame. C'est lui qui souffre, lutte et triomphe dans
l'arèné. Le supplicié se confond même parfois avec Celui qu'il confesse
"comme s'il était lui-même le Christ" (Mart. Lugd., 1 : 30)5. Le diable est
1 Des critiques que H. Delehaye, op. cit., p.19-20, trouve "ingénieux" ont cru voir dans le
martyre de Polycarpe un parallèle étroit avec la Passion du Christ.
2 Passio Polycarpi, 2: 2-3, 4; Martyres Lugdunenses, 1: 18-19, 22, 23, 24, 38, 51, 52, 56;
Passio Perpetuae, 17 : 1 ; 20 : 8.
3 Cf. H. Delehaye, op. cit., p. 207-213.
4 Martyres Lugdunenses, 1 : 23.
5 Ce thème de l'imitation (lllIlTJcrtÇ, Iltlle'icr9at) du Christ ou de ses disciples est constant
dans les martyres: PassioPolycarpi, 1 : 2; 6: 2; 8: 1 ; 14: 2; 17: 3; 19: 1; 22: 1; Martyres
Lugdunenses, 1 : 6, 10,23, 29, 30, 35, 41, 42, 48 ; Passio Perpetuae, 15 : 6 ; 18 : 9. TI est sensible
dans certaines analogies, comme dans les commentaires. H. Delehaye, Sanctus, p.105,
117
aussi présent 1. Le martyre s'inscrit donc également dans une perspective
eschatologique. Dans les textes talmudiques, seule l'intervention de la
Bath KaZ introduit un élément surnaturel. Elle est rapide, et postérieure
(peut-être même ajoutée) au martyre lui-même dont la dimension humaine se trouve ainsi, jusqu'au bout, respectée.
Ces différences expliquent peut-être le fait que le culte des martyrs 2,
déjà présent dans ces textes anciens 3 , et développé ultérieurement4 , avec
excès parfois, soit totalement absent des textes talmudiques, et plus
généralement de la tradition juive. La vénération populaire dont les
saints juifs ont été parfois entourés5 ne saurait en effet jamais se confondre avec un culte. Elle n'est par ailleurs jamais devenue, comme dans le
christianisme, une institution. Le martyr juif n'est investi d'aucun pouvoir miraculeux; il ne joue pas non plus le rôle d'intercesseur6 auprès de
Dieu. Son histoire s'achève avec sa mort dont la dimension à jamais
personnelle est soulignée, dans les textes, par la réserve ou le silence qui
lui succèdent.
Martyrs juifs et chrétiens considèrent leur supplice comme un "témoignage". Ils font preuve d'une égale fermeté devant la souffrance et la
mort, mais la signification donnée à leur expérience présente aussi quelques dissemblances.
Dans les récits chrétiens, le personnage du martyr occupe une place
centrale. Présenté comme un "athlète"7 du Christ, un héros de la foi, il
rappelle que ce thème s'inspire sans doute de l'Apocalypse (3: 14), où Jésus est appelé 0
~ap'tuc; 0 1tt(J'toç Kat liÂ,T]6tv6ç ainsi que de l'EpUre à Timothée (1, 6: 13) où il est
désigné par l'expression' lT]aoû 3pla'toû TOÛ ~ap'tUP1laav'tOç im! nov'tlou nelÂ,Cl'tOU
't~v KaÂ,~v o~oÂ,oyiav.
1 Passio Polycarpi, 3 : 1 ; 17 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 5, 6, 14, 16, 23, 25, 27, 42 ; Passio
Perpetuae,3 : 3 ; 10 : 14 ; 20 : 1 ; 21 : 10.
2 Cf. H. Delehaye, Sanctus. Essai sur le culte des saints dans l'antiquité, Subsidia
Hagiographica 17, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1927; Les origines du Culte des
Martyrs, Subsidia Hagiographica 20 (2e éd. revue et corrigée), Bruxelles, Société des
Bollandistes, 1933; W. Rordorff, "Aux origines du culte des martyrs", lrénihon 45,
Chevetogne, 1972, p. 315-331 (l'article est reproduit dans le recueil: Liturgie, Foi et Vie des
premiers chrétiens, aux p. 363-379); du même auteur, dans l'article "martyre" du
Dictionnaire de Spiritualité, vol. X, col. 718-737, les col. 723-726, avec bibliographie.
3 Le témoignage le plus ancien figure dans le martyre de Polycarpe (18, 1-3).
4 Dès l'origine (Passio Polycarpi, 17, 2-3), les chrétiens sont alertés contre les dangers de
ce culte. Saint Augustin les résumera en une brève fonnule: "Evocantur, sed non
invocantur".
5 Cf. J. Jeremias, Heiligengrdber im Jesu Umwelt, 1958; Th. Klauser, Christlicher
Mdrtyrerkult, heidnischer Herœnkult und spdtjüdische Heiligenverehrung. Neue
Einsichten und neue Probleme, Kéiln-Opladen, 1960 (ouvrages analysés par W. Rordorff,
op. cit., p. 373-375).
6 Martyres Lugdunenses. 1 : 45 ; Passio Perpetuae, 7: 2 s. ; 8: 4. Cf. W. Rordorff, op. cit.,
p. 377 et p. 405-418 : "La diaconie des martyrs selon Origène".
7 Autre leitmotiv de ces textes, associé au thème du "combat": Martyres Lugdunenses, 1:
17, 19, 36, 38, 42. La similitude est longuement développée par Tertullien, Adv. Mart., 3.
118
cristallise sur lui les menaces du Pouvoir et la haine de la foule, la pitié
de ses proches et leur admiration. Il affiche et affirme, pour la vie comme
pour la mort, un semblable mépris 1 . Son sacrifice lui apparaît comme
une délivrance 2 • Il l'aborde avec une joie3 parfois teintée de désir CtilC;
J.lap·mpiac; Z1tt9uJ.lia)4. Ces sentiments lui procurent, dans les supplices,
un "soulagement paradoxal"5 ; il est "rafraîchi" (Mart. Lugd., 1 ; 22). Son
martyre est une grâce, une faveur spéciale que Dieu accorde à ses élus6.
D'où la vénération accordée à son corps, les pouvoirs miraculeux ou
charismatiques attribués à ses reliques.
Le martyr juif n'aborde pas le supplice dans les mêmes dispositions.
Il n'a rien d'un héros, n'exprime nul soulagement de quitter l'existence,
nul bonheur dans la souffrance. Son sort ne vient satisfaire aucune aspiration; il ne procède pas non plus d'une élection divine mais découle,
simplement, d'une faute ou d'une incompatibilité entre les exigences de
la Loi et celles de l'histoire. Il lui appartient donc d'affronter ou de fuir
cette contradiction et cette responsabilité, mais sans exaltation. Et si sa
mort a une valeur expiatoire, celle-ci ne vaut que pour lui. Rabbi Akiba,
troublé par le verset biblique ordonnant d'aimer la Torah "de tout son
être" voit dans le martyre l'accomplissement d'un sens plutôt que d'un
désir. Jamais il ne présente son sacrifice comme un idéal à suivre. Ce
sacrifice est unique. Il ne reproduit rien. Il peut servir d'exemple, mais
jamais de modèle: "Vis par la Torah, mais ne meurs pas par elle"
(Yoma, 85b).
VII Spécificité des récits talmudiques
Les récits talmudiques ne se définissent pas seulement par ce qui les
distingue des textes chrétiens. Ils présentent aussi quelques traits
caractéristiques de la pensée rabbinique et de sa conception du religieux.
Le plus significatif est la prédominance accordée à la Torah. Celle-ci
est présente à tout instant: débat introducteur (sur le Shema, sur l'idolâtrie, sur l'ordination); citations bibliques; enseignements des sages;
propos des personnages; raisons historiques ou personnelles de leur
1 Perpétue reste insensible aux supplications de son père, et, lorsque le procurateur
Hilarianus lui demande: "As-tu un mari ?", le narrateur lui prête cette réponse: "Oui,
mais aujourd'hui, je le méprise" (ce passage n'a pas l'autorité du récit autobiographique de
la martyre).
2 Passio Polycarpi, 3 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 55.
3 Passio Polycarpi, 8 : 3 ; 12 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1: 35, 55, 63; Passio Pepetuae, 6:
6 ; 13 : 7 ; 18, 1, 3.
4 Martyres Lugdunenses, 1 : 29. Contre le désir excessif du martyre - très sensible dans le
montanisme - on note, dès les premiers textes, une certaine réserve.
5 L'expression est empruntée à W. Rordorff, op. cit., p. 352. Cf. Martyres Lugdunenses, 1:
19, 22, 24, 26, 28.
6 Passio Polycarpi, 14 : 2 ; 20 : 1 ; Martyres Lugdunenses, 1 : 6, 17; Passio Perpetuae, 21 : 11.
119
supplice. En elle, et par les actes qu'elle détermine s'affirment les
principes fondamentaux de la Révélation: Unité et Justice divines.
Rabbi Akiba expire en prononçant le mot qui proclame, à lui seul,
l'essentiel de ce message. La Torah est la préoccupation première de
tous. Elle est "vitale" pour l'individu comme pour la communauté
(mashal). A l'instant suprême, c'est sur elle que Rabbi 'Hananya détourne l'attention. Dans un moment comparable l c'est le martyr chrétien que
glorifient les flammes ...
Autre caractéristique essentielle: l'importance de la Parole. Elle
apparaît dès le débat introducteur, et insère le récit dans le cadre plus
général d'une question halakhique. Elle se poursuit à travers les citations, le mashal, les propos des acteurs. Elle prend, presque toujours, la
forme dialoguée, et ce dialogue intervient à tous les niveaux: d'une
citation à l'autre, entre les personnages, entre les anges et Dieu, le
lecteur et le texte. Souvent interrogative, allusive ou allégorique, elle
suscite "l'inquiétude"2 plus que les certitudes. Parole vivante, elle ne
s'élabore, dans le temps, que par une confrontation renouvelée avec le
devenir historique.
Cette nécessaire complémentarité entre l'étude et la pratique de la
Torah, est constamment soulignée. Si le cadre spatial et temporel est à
peine évoqué, il est néanmoins clairement rappelé. Les situations n'ont
rien d'imaginaire et n'appartiennent pas à un autre univers que celui de
la réalité historique et quotidienne. Les martyrs et leurs proches ont des
attitudes, des propos et des réactions qui jamais ne les placent audessus de leurs semblables3 • La "Sanctification du Nom Divin" apparaît
ainsi comme l'application pratique et ultime d'un problème spécifique,
une réponse concrète pour une interrogation qui, elle-même, procède de
la réalité. L'alternance, la fusion parfois des paroles et des actes
consacrent leur caractère indissociable. Les éléments halakhiques (jurisprudence) et aggadiques (récit) se complètent ici comme dans l'ensemble
du Talmud. Une telle composition illustre le souci permanent de ne
jamais distinguer l'étude de la Torah et son application, sa dimension
éthique et spirituelle, historique et transcendante: "Toute étude religieuse qui n'est pas accompagnée d'un travail est stérile, et conduit au
péché" (Pirké Avot, 2, 2).
Ces récits expriment enfin - et selon un paradoxe qui n'est qu'apparent -l'attachement à l'existence, et son caractère sacré. Comme tout
don divin, celle-ci doit être respectée et sanctifiée. L'étude et la pratique
de la Torah supposent en effet que ceux auxquels elles sont confiées
demeurent en vie. C'est le sens des remarques de Pappos ben Juda à
1 Passio Polycarpi, 15 : 1-2.
2 Le terme est emprunté à D. Banon, op. cit., p. 236.
3 Des compagnons de Polycarpe, on dit qu'ils n'étaient "plus des hommes, mais des anges"
(2: 4).
120
Akiba, et de Yossé ben Kisma à Rabbi 'Hananya. Elles ne procèdent pas
d'une quelconque lâcheté, mais de la priorité accordée aux conditions
nécessaires pour l'accomplissement de l'Alliance. C'est, de même, sans
ostentation que Rabbi Yehouda affirme son attachement à la Torah: il
pratique ses ordinations avec une discrétion qui tient compte de la réalité et préserve son entourage. S'il refuse de se soumettre au verdict de
l'Histoire, il ne juge pas nécessaire de lui accorder, par la provocation l,
une importance démesurée. Son martyre, comme celui de ses pairs, n'a
aucun caractère polémique ou apologétique. Et si le bourreau de Rabbi
'Hananya se jette dans le feu, il n'accomplit ainsi qu'un geste individuel,
déterminé par un échange personnel, et qui n'engage que lui2.
La grave question posée par l'incompatibilité entre les deux commandements que sont l'amour de la Torah et le respect de la vie a suscité
bien des débats, dont le Talmud garde la tracé. Les conclusions, très
diverses, attestent le souci de ne jamais encourager le martyr, et de ne
l'abandonner ni à l'initiative individuelle ni à la pression du groupe.
Elles prouvent aussi que ce sacrifice ne doit jamais être considéré comme
un idéal ou un absolu, mais seulement, parfois, comme un devoir. Le
mépris de ce monde n'est pas une vertu juive; la souffrance et la mort
sont une réalité, jamais un modèle. E. Wiesel commente ainsi, après son
maître Saül Liebermann, le martyre de Rabbi Akiba: "On n'utilise pas
la mort, fût-ce à des fins sacrées. La mort d'un être humain n'appartient
qu'à lui. [... ] La religion juive n'est pas une religion de souffrance. Le
devoir de l'homme, créé à l'image de Dieu, est de vivre, car toute vie est
sacrée"4.
Conclusion
Martyres talmudiques et martyres chrétiens s'inscrivent donc dans
deux traditions parallèles entre lesquelles les différences l'emportent sur
les similitudes. Le martyre chrétien trouve ses racines dans les modèles
bibliques. Il s'inspire, pour la forme, de la culture grecque, et pour
l'esprit, du Nouveau Testament. Les récits talmudiques sont tout à fait
1 La valeur de "témoignage" adressé aux païens est, en revanche, essentielle pour le martyr
chrétien. Les autorités romaines, et la foule sont ainsi fréquemment, et parfois violemment, interpelées (Passio Polycarpi, 10-11; Martyres Lugdunenses, 1: 10, 31; Passio
Perpetuae, 18: 8). Rien de tel dans les martyrs talmudiques.
2 On peut rapprocher de cet épisode la conversion du geôlier qui intervient dans le martyre de Perpétue (16 : 4).
3 Pour l'analyse des références, cf. The Jewish Encyclopedia, art. "(restriction of)
Martyrdom"; Dictionnaire Encyclopédique du Judaïsme, art. "Qiddouch ha-Chem".
Pendant les persécutions romaines, les sages réunis à Lydda ont tenté de formuler une loi
du martyre tenant compte de ces deux impératifs. I.e débat sera repris, à toutes les
époques, en fonction de la réalité historique propre à chacune d'entre elles.
4 Célébrations. Portraits et légendes, Paris, Seuil, 1994, p. 328.
121
caractéristiques du génie propre à la langue hébraïque et à la pensée
rabbinique. Ils se distinguent même, sur ces points, de certaines élaborations ultérieures à l'intérieur du judaïsme.
Ces récits talmudiques et chrétiens rendent compte d'une réalité
simultanée, et sont, pour la rédaction, presque contemporains. Leur
comparaison est donc pertinente. Elle met en évidence, à date ancienne,
deux attitudes souvent distinctes à l'égard du martyre. Mais cette comparaison ne présente pas seulement un intérêt historique. Elle illustre
également deux conceptions assez éloignées, et souvent divergentes, du
projet divin, et de la place que l'homme doit y occuper.
Philippe Bobichon
APPENDICE: LES TEXTES TALMUDIQUES
MARTYRE DE RABBI AKIBAI
Il est écrit Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu. 2 [Selon une baraïta3 ],
Rabbi Eliezer4 demandait: "S'il est dit de toute ton âme, pourquoi est-il
ajouté de tout ton pouvoir? Et s'il est dit de tout ton pouvoir, pourquoi
est-il écrit [aussi] de toute ton âme? [Explication traditionnelle]:
L'expression de toute ton âme s'adresse à celui qui accorde plus de prix à
sa vie qu'à ses richesses, [tandis que] de tout ton pouvoir s'adresse à
celui qui accorde plus de prix à ses richesses qu'à sa vie. Selon Rabbi
Akiba, de toute ton âme [signifie] : même s'Il te prend ton âme."
Enseignement de nos Sages [dans une baraïta]: Un jour, la puissance malfaisante [de Rome] promulgua un décret interdisant l'étude et
la pratique de la Torah5 . Or, Pappos ben Judah6 trouva Rabbi Akiba
occupé à réunir de grandes assemblées, qui se consacraient à la Torah.
"Akiba, lui dit-il, ne redoutes-tu pas la colère de Rome? - Ecoute,
répondit Akiba, ce masha[7. Il s'apparente à la situation présenteS" :
Un renard se promenait au bord d'une rivière; il y vit des poissons
qui filaient en tous sens.
"Que fuyez-vous ainsi? leur demanda-t-il.
1 L'un des plus célèbres Tannaïm (litt. "répétiteurs") de son temps (50-135). Il soutint la
révolte de Bar Ko'hba.
2Deut. 6: 5.
3 Décision non retenue dans le recueil de lois que constitue la Mishna.
4 Eliezer ben Hyrcanos. Tanna contemporain d'Hadrien, qui établit son école à Lydda,
après la destruction de Jérusalem. Rabbi Akiba comptait parmi ses disciples.
5 La Loi. La datation, les motifs et le détail des décrets d'Hadrien sont encore très discutés
aujourd'hui.
6 Tanna contemporain de Rabbi Akiba Uer-Ile s.).
7 Parabole, allégorie, fable, etc., à portée morale ou doctrinale.
S Formule consacrée servant à introduire le mashal.
122
- Les filets que les hommes ont tendus pour nous prendre, répondirent-ils.
- Montez donc sur la berge! Nous y vivrons ensemble, comme mes
ancêtres et les vôtres !
- Est-ce bien toi, répliquèrent-ils, qu'on nomme le plus sage des
animaux? [Au vrai], Tu n'es qu'un fou! Si nous sommes effrayés dans
notre lieu de vie, comment ne le serions-nous pas plus encore 1 dans celui
de notre mort ?"
Il en est de même pour nous, poursuivit Akiba. Nous nous consacrons
à la Torah, car il est écrit Elle est ta vie, et le prolongement de tes jours 2•
Si nous la négligions, notre sort deviendrait plus misérable [encore]3 !
Quelques jours plus tard, Rabbi Akiba était arrêté et jeté en prison.
Il y fut rejoint par Pappos ben Judah, également arrêté.
"Qui t'a amené ici ?, lui demanda Rabbi Akiba.
- Bienheureux Akiba, répondit ben Pappos : c'est pour la Torah que
tu te trouves ici. Je n'y suis, quant à moi, que pour des choses vaines !"
Quand Rabbi Akiba fut conduit au supplice, c'était l'heure de réciter
le Shema 4 • Et tandis qu'on lui lacérait les chairs avec des brosses de fer,
il "prenait sur lui le [joug du] Royaume des cieux"5.
"Maître, s'écrièrent ses disciples, c'est à ce point [qu'il faut aimer la
Torah]? !
- Toute ma vie, répondit Akiba, j'ai été troublé par le verset: de
toute ton âme ... Et je le comprenais ainsi: "même s'Il te prend ton âme",
tout en me demandant s'il me serait un jour donné de le mettre en pratique. Comment n'accomplirais-je pas aujourd'hui ce que j'appelais ainsi
de mes vœux !"
Lorsque RabbiAkiba expira, il s'attardait sur la prononciation de
e'had6 . Une Bath KoF se fit alors entendre, qui proclamait: "Bienheu-
1 L'expression utilisée ici kal va'homer (litt. "léger et grave"), introduit le raisonnement a
fortiori.
2 Deut. 30: 20.
3 Même expression (kal va'homer) que précédemment.
4 Prière du matin et du soir, constituée de Deut. 6: 4-9 ; 11 : 13-21 et Nomb. 15: 37-41.
5 Autre expression utilisée pour la récitation du Shema (Ecoute, IsraëL).
6 [Dieu est) Un. Affirmation de l'unité et de l'unicité divines, par opposition au
polythéisme romain. Formé sur la racine de e'had (un), le verbe leya'hed (proclamer
l'unité divine) devint pratiquement le terme technique désignant le sacrifice de sa vie en
témoignage de sa foi. Les dernières lettres de shema' (écoute) et de e'had (un) forment le
mot 'Ed (témoin). D'après le Shulkhan Arukh (litt. "la Table dressée" : recueil fondamental
de la Loi, rédigé par rabbi Joseph Caro, 1488-1575), en disant e'khad, il faut abréger la
prononciation de la première lettre (aleph), allonger celle de la seconde Cheth), et
prolonger celle de la troisième (daleth = 4) "assez longtemps pour pouvoir penser que le
règne de Dieu s'étend aux quatre points cardinaux".
7 Litt. "fille de la Voix". Voix céleste ou divine qui révèle la volonté ou le jugement divins.
123
reux, Rabbi Akiba, toi que l'âme a quitté sur ce mot ekhad 1" Les anges
serviteurs s'étonnaient [cependant] devant le Saint-Bénit-soit-Il :
- Est-ce là la récompense qui convient à un tel amour de la Torah 1 ?
Celui-ci ne méritait-il pas de figurer parmi ceux dont il est dit Par Ta
main, ô Eternel, sauve-moi de ces gens, de ces gens esclaves du monde2 ?
-Leur part est dans la vie 3 , répondit-Il.
Une Bath Kol se fit entendre. Elle proclamait: "Bienheureux Akiba :
tu auras part au monde à venir 1"
Talmud de Babylone, Berakhot4 61 b.
MARTYRE DE RABBI 'HANANYA BEN TERADYON
Lorsque rabbi 'Hananya ben Teradyon5 fut pris [par les autorités
romaines], on lui demanda: "Pourquoi t'es-tu consacré à l'étude de la
Torah6 ?" Il répondit: "C'est ce que m'a ordonné le Seigneur mon Dieu".
Il fut aussitôt condamné à être brûlé, sa femme à être exécutée, et sa
fille enfermée dans une maison close.
S'il fut condamné à être brûlé c'est [en réalité] pour avoir prononcé en
entier le Nom [divinF. Comment avait-il pu commettre cette faute?
N'avons-nous pas appris qu'il n'aura pas de part au monde à venir celui
qui nie que la Torah vienne du Ciel, ou que les morts ressuscitent 8 ? Abba
Saul9 ajoute: celui qui prononce le Nom en entier. Rabbi 'Hananya
commit cette faute en pratiquant Da Torah], ainsi qu'il nous a été
1 Le problème de la justification des voies de Dieu s'imposa aux autorités religieuses avec
une acuité particulière au lendemain de la destruction du Temple. Dans une légende
talmudique, Moïse monte au ciel et y voit rabbi Akiba qui expose admirablement la Torah.
Il dit à Dieu: "Tu me l'as fait voir en train d'enseigner; montre-moi maintenant sa
récompense." Il fut invité à se retourner, et vit alors la chair d'Akiba vendue au marché.
"Souverain de l'Univers, dit-il à Dieu, voilà donc la sanction de sa grande activité de
docteur?" Dieu lui répondit: "Tais-toi, telle a été ma pensée" (Men. 29 b).
2Ps. 17: 14.
3 Suite du verset.
4 "Bénédictions" : traité du Talmud consacré aux règlements relatifs à la liturgie.
5 Tanna de la troisième génération (110-135), qui résida à Si'hnin, en Galilée.
6 Les décrets d'Hadrien l'avaient interdit, sous peine de mort.
7 Le nom divin était prononcé en entier jusqu'à la destruction du premier Temple, en 586.
A partir du Ille siècle, ce privilège fut réservé au Grand Prêtre, dans le Saint des Saints,
et aux autres prêtres, le jour de l'Expiation, pour la bénédiction du peuple (Sota 7 : 6).
8 La doctrine de la résurrection des morts est considérée comme centrale dans le judaïsme
rabbinique (Sanhédrin 10). Elle constitue l'un des points de divergence entre Pharisiens
et Sadducéens.
9 Tanna de la troisième génération, contemporain de rabbi 'Hananya, et probablement
disciple de rabbi Akiba. Ses opinions sont généralement citfes comme une addition à la
Mishna, et l'on a même suggéré qu'il existait une Mishna d'Abba Saul, utilisée par
Yehouda ha-Nassi.
124
enseigné: Tu n'apprendras point à imiter les abominations de ces nationslà 1. Mais on peut apprendre auprès d'elles afin de comprendre et d'enseigner. Pourquoi donc fut-il puni? Parce qu'il prononçait le Nom en public.
Et sa femme fut punie avec lui pour ne pas l'en avoir empêché. On en
déduisit [la halakhah 2 suivante] : Tout homme qui a le pouvoir d'empêcher [une faute], et ne l'exerce pas, est [également] passible de peine3 .
Quant à sa fille, elle fut enfermée dans une maison close. Rabbi
Yo'hanan4 raconte: Un jour, elle marchait devant des officiels romains,
qui s'écrièrent: "Comme cette jeune fille a une belle démarche". Elle se
mit alors à composer ... ce qui confirme les propos de rabbi Shim'on ben
Lakish5 : Que signifie le verset l'iniquité de mes talons / adversairesG
m'enveloppe7 ? [réponse] Les péchés qu'en ce monde l'homme foule du
talon le cernent au jour dujugement".
Quand tous trois sortirent [du tribunal], ils proclamèrent leur
soumission à la justice [divine]. Rabbi 'Hananya cita [ce verset] : Il est le
rocher, ses œuvres sont parfaites [car toutes ses voies sont justes]8. Sa
femme poursuivit: C'est un Dieu fidèle et sans iniquité, [il est juste et
droit]9. Et sa fille: Tu es grand en conseil et puissant en action. Tu as les
yeux ouverts sur toutes les voies [des enfants des hommes, pour rendre à
chacun selon ses voies, selon le fruit de ses œuvres]1°. Rabbi l l dit: "Que ces
justes étaient grands: tous les passages cités, qui exprimaient la
soumission à la justice divine, leur revinrent à l'esprit au moment précis
qui convenait à une telle déclaration."
Nos maîtres ont enseigné12 : Quand Yossé ben Kisma 13 tomba
malade, rabbi 'Hananya ben Teradyon lui rendit visite. "Mon frère,
demanda ben Kisma, ignores-tu que c'est le Ciel qui a donné à cette
Il
1 Deut. 18 : 9.
2 Décision juridique ou religieuse prise à l'issue d'un débat talmudique.
3 Sota 2: 5.
4 Rabbi Yo'hanan ben Nappa'ha. Amora palestinien (180-279), fondateur de l'école de
Tibériade. Ses enseignements constituent une part essentielle du Talmud de Jérusalem.
5 Célèbre amora palestinien du IIIe siècle, appelé aussi Resh Lakish. Il fut élève et beaufrère de rabbi Yo'hanan, et exerça son activité à Tibériade. Les Amoraïm sont les
continuateurs de la Mishna (compilée au Ile siècle par rabbi Yehouda ha-NassD, auteurs
de la Guemara (achevée vers 400) qui en est le commentaire. Mishna et Guemara
constituent, avec leurs commentaires ultérieurs, le Talmud.
6 Les deux lectures sont possibles. Le verset est pris ici dans son sens littéral.
7Ps.49:6.
8 Deut. 32 : 4. Cantique de Moïse, constitué de distiques dont la première partie seulement
est citée ici. L'auditeur ou le lecteur, censé connaître la suite, doit prendre en compte tout
le verset.
9 Ibid.
lOJér. 32: 19. Ces versets sont intégrés dans le service funèbre.
11 Rabbi Yehouda ha-Nassi (Ile-IIIe s.), rédacteur de la Mishna.
12 Formule servant à introduire une baraïta (passage non retenu dans la Mishna).
13 Tanna de la troisième génération, rarement cité malgré son importance. Il représente la
tendance réaliste du judaïsme de son époque.
125
nation l le pouvoir de régner? Car bien que par elle Son pays ait été
dévasté, Son Temple détruit, Ses justes massacrés, et les meilleurs
condamnés à périr, elle n'est pas anéantie. Et pourtant j'ai appris que
tu te consacrais à la Torah, réunissant des assemblées, un rouleau [de
la Loi] sur ton sein! - Le Ciel aura pitié de moi, répondit 'Hananya. Comment, répartit ben Kisma, je te dis des paroles de bon sens, et tu
réponds "Dieu aura pitié de moi" ! Je ne serais pas surpris qu'ils te
brûlent, toi et le rouleau de la Torah! - Rabbi, demanda 'Hananya, que
serai-je dans le monde à venir? - As-tu commis un acte [contraire à la
Loi], demanda ben Kisma. - Un jour, répondit 'Hananya, j'ai utilisé par
erreur de 1'argent de Pourim 2 pour une aumône ordinaire, et je 1'ai distribué aux pauvres. - S'il en est ainsi, répondit ben Kisma, que ta part
soit ma part, et que ton sort soit le mien !"
Quelques jours plus tard, raconte-t-on, rabbi Yossé ben Kisma
mourait. Tous les officiels romains 3 assistèrent à ses funérailles et
1'honorèrent d'un vibrant éloge.
Au retour, ils trouvèrent Rabbi 'Hananya occupé à étudier la Torah,
parmi une grande assemblée, un rouleau de la Torah sur son sein. Ils
s'emparèrent de lui, l'enveloppèrent dans le rouleau de la Torah,
disposèrent autour de lui des fagots de branches vertes, et y mirent le
feu. Puis ils apportèrent des éponges de laine, qu'ils trempèrent dans
l'eau, et placèrent sur son cœur, pour retarder sa mort. Sa fille se
lamentait: Père, faut-il que je te voie en cet état? Il répondit: Puissé-je
être seul à brûler! Ce serait douloureux, mais puisque je brûle avec le
rouleau de la Torah, celui qui accusera l'offense faite à la Torah accusera
aussi celle qui m'est faite. Ses disciples lui dirent: Maître, que vois-tu?
Il répondit: Le parchemin s'embrase, mais les lettres s'envolent! Ouvre ta bouche, lui dirent-ils, pour que le feu y entre. Il répondit: Que
Celui qui m'a donné [la vie] me la reprenne! Nul ne doit se frapper soimême.
Le bourreau4 lui demanda: Rabbi, si j'attise la flamme et retire de ta
poitrine les éponges de laine, feras-tu en sorte que j'entre dans la vie
future? - Oui, répondit 'Hananya. - Jure-le moi! - Et le rabbi jura.
Le bourreau attisa la flamme, retira les éponges de laine, et l'âme de
rabbi 'Hananya put le quitter bientôt. Alors le bourreau se jeta dans le
feu. Une Bath Kol5 proclama: "Rabbi 'Hananya et son bourreau auront
1 Rome.
2 Fête qui commémore la délivrance des juifs par Esther <Esther 9 : 9-28). A cette occasion,
un don aux pauvres, distinct des aumônes ordinaires, doit être fait le jour même pour leur
permettre de participer à la fête.
3 De Césarée, où il vécut et mourut (ou de Tibériade, selon d'autres sources).
4 En hébreu klitztoniri, emprunté au grec KOÀacrtllP ou, selon Jastrow, Dictionary of the
Talmud, p. 1381, au latin questionarius.
5 Litt. "fille de la Voix" : voix céleste qui révèle la volonté ou le jugement divins.
126
part au monde à venir." Entendant cela Rabbi pleura et dit: "Certains
gagnent l'éternité en une heure seulement. Combien d'années pour
d'autres !l"
Talmud de Babylone, Avoda Zara 2 18a.
MARTYRE DE RABBI YEHOUDA BEN BABA
Il est enseigné [dans une baraïtaJ : la semi'ha3 , et la semi'ha des
Sages 4 est effectuée par trois [maîtres]. Que signifie semi 'ha, et que signifie semi'ha des Sages? Rabbi Yo'hanan5 dit : "De dernier terme] se réfère
à l'ordination des Sages". Abbayé 6 a demandé à rabbi Yossef7: "d'où
déduit-on que trois [maîtres] sont nécessaires pour l'ordination des
sages? Est-ce d'après le verset Il [Moïse] posa ses mains sur lui [Josuéj8 ?
S'il en est ainsi, un seul [maître] devrait suffire! Et si tu dis "Moïse [à
lui seul] tenait la place9 de soixante et onze IO , alors soixante et onze est
le nombre qui convient! C'est difficile l l".
Rav A'ha12 fils de Rava I3 a demandé à Rav Ashi I4 : "L'ordination estelle effectivement réalisée par l'imposition des mains? - Non, [réponditill, c'est par le titre de Rabbi [qui est conféré en public], et grâce auquel
1 Son aphOrisme préféré (cf. Auoda Zara 10 b ; 17 a).
2 Traité du Talmud consacré à l'idolâtrie.
3 Imposition des mains sur la tête d'un sacrifice. Qui présente une offrande doit effectuer
une semi'ha : peser fortement, avec ses mains, sur la tête de l'animal (entre ses cornes),
avant qu'il soit égorgé.
4 Litt. "des Anciens". L'expression désigne l'ordination, qui confere le titre de rabbi.
5 Rabbi Yo'hanan ben Nappa'ha. Amora palestinien (180-279), fondateur de l'école de
Tibériade.
6 Eminent amora babylonien de la quatrième génération (320-350). Il dirigea la yeshiua
(école talmudique) de Pumbedita.
7 Rabbi Yossef ben 'Hiyya: maître du précédent, qui dirigea lui aussi l'académie de
Pumbedita.
8 Deut. 27: 23.
9 Avait la même autorité.
10 Allusion au "Grand Sanhédrin" ou "Tribunal de soixante et onze juges". C'était
l'ancienne Cour Suprême et la plus haute institution religieuse d'Israël.
11 Expression consacrée, dans la Guemara, pour signaler une difficulté non résolue.
12Amora babylonien de la sixième génération (375-425).
13 Célèbre amora babylonien, contemporain et ami d'Abbayé. Il dirigea l'académie de
Ma'hoza.
14 Né l'année du décès de Rava, il devient le plus éminent amora babylonien de la sixième
génération (375-425). Rédacteur du Talmud de Babylone, il dirigea pendant soixante ans la
Yeshiva de Mata Me'hassya.
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on peut juger des cas de kenasot 1. - Un homme seul ne peut-il pas
procéder à l'ordination? - Rav Yehouda2 n'a-t-il pas dit au nom deS
Ravi; Certes, cet homme est digne de souvenir, Rabbi Yehouda ben
Baba est son nom 5 ; sans lui, les lois du kenas auraient été oubliées.
- Oubliées? ! - Elles auraient été enseignées, [donc pas oubliées]!
- Oui, mais les jugements de kenasot auraient disparu en Israël6 .
Un jour, en effet, la puissance malfaisante [de Rome] promulgua un
décret de persécution religieuse ; toute personne ayant pratiqué ou reçu
une ordination serait mise à mort; la cité ayant accueilli cette cérémonie
serait détruite, et ses alentours dévastés.
Que fit rabbi Yehouda ben Baba? Il s'établit entre deux hautes
montagnes [situées] entre deux importantes cités, et entre deux limites
territoriales du shabbat7, entre Usha8 et Shefar'am9• Et il y effectua cinq
ordinations de sages dont voici les noms; Rabbi Meïr10, Rabbi
Yehouda ll , Rabbi Shim'on12, Rabbi Yossi 13, Rabbi Eliezer ben
Shamou'a14 . Rav Avayé 15 ajoute: Rabbi Ne'hemya16 aussi.
1 Pénalités (amendes) infligées par la Torah, pour la réparation de divers dommages.
2 Désigne Rav Yehouda bar Ye'hezkel, amora babylonien de la deuxième génération (250290). Fondateur de la yeshiva de Pumbedita, il est né, rapporte une tradition, le jour où
mourut Rabbi Yehouda ha-Nassi rédacteur de la Mishna.
3 Enseignement rapporté par celui qui l'a entendu de la bouche même de son auteur.
4 Rav Aba bar Aïvo : illustre amora babylonien de la première génération. Fondateur de la
grande yeshiva de Soura, il devient le chef spirituel incontesté de sa génération. Le fait
qu'il ait connu les derniers Tannaïm lui confère une autorité égale à celle de ses anciens
maîtres.
5 L'histoire de son martyre, qui suit ce débat, est invoquée comme argument en faveur de la
thèse selon laquelle un homme seul peut conférer l'ordination.
6 Car plus personne n'aurait été habilité à les prononcer.
7 Distance maximum qu'un individu peut parcourir pendant shabbat, depuis son lieu de
résidence. S'il se trouve dans une ville, cette distance est de deux mille coudées (environ
un kilomètre) hors et autour de l'agglomération.
S Importante cité de Galilée, où les survivants de la révolte de Bar Kokhba, et des persécutions qu'elle eut pour conséquence, se réunirent et rétablirent le Sanhédrin.
9 Cité proche de la précédente, où le Sanhédrin se déplaça peu après son rétablissement à
Usha.
10 Tanna de la génération précédant la rédaction de la Mishna, élève de Rabbi Akiba, qui
lui conféra l'ordination. Il est présenté dans le Talmud comme un descendant de Néron
converti au judaïsme. Sa vie fut jalonnée de souffrances.
11 Rabbi Yehouda bar Ilaï. Elève de Rabbi Tarfon et de Rabbi Akiba. Après les persécutions, il joua un rôle déterminant dans le rétablissement du Sanhédrin à Usha.
12 Rabbi Shim'on bar Yo'haï. Elève de Rabbi Akiba. Il refusa de se résigner à la défaite de
Bar Kokhba, et fut condamné à mort par les autorités romaines. Pour leur échapper, il se
cacha dans une grotte, avec son fils Eléazar, pendant douze ans. La tradition lui attribue la
paternité du Zohar, et fait de lui une figure centrale de la Cabbale.
13 Eminent Tanna de la génération qui précéda la rédaction de la mishna. Elève de Rabbi
Akiba; il constitue, avec les trois condisciples précédemment mentionnés, l'élite talmudique de sa génération.
14 Appelé simplement Rabbi EliezerlEléazar dans la mishna. L'un des derniers élèves de
Rabbi Akiba, souvent confondu, dans la littérature talmudique, avec Rabbi Eliezer ben
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Dès qu'ils furent découverts par leurs ennemis, Rabbi Yehouda ben
Baba dit à ses disciples: "Mes enfants, sauvez-vous l - Qu'adviendrat-il de toi?, lui demandèrent-ils. Il leur répondit: je serai devant eux
comme une pierre [sans valeur] qu'on ne songe même pas à retourner".
On raconte que ses ennemis ne s'éloignèrent pas avant de l'avoir
transpercé de trois cents coups de lance, le transformant en véritable
tamis. D'autres, en réalité, se trouvaient avec lui, mais pour l'honorer,
on ne les mentionne pas.
Talmud de Babylone, Sanhedrin 14a
Hyrcanos. Certains midrashim tardifs l'incluent dans la liste des "Dix Martyrs" victimes
des persécutions d'Hadrien.
15 Eminent amora babylonien de la quatrième génération (320-350), qui dirigea l'académie
de Pumbedita.
16 L'un des principaux disciples de Rabbi Akiba. Il joua un rôle actif dans le rétablissement du Sanhédrin.
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