Righteous Dopefiend, P. Bourgois, J. Schonberg. University of

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Comptes rendus / Sociologie du travail 57 (2015) 126–149
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Boris Hauray
Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS), UMR CNRS, INSERM,
EHESS et Université Paris-13, 190-198 avenue de France, 75013 Paris, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 20 janvier 2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.011
Righteous Dopefiend, P. Bourgois, J. Schonberg. University of California Press, Berkeley
(2009). 360 p.
De novembre 1994 à décembre 2006, Philippe Bourgois, anthropologue à l’Université de
Pennsylvanie, et Jeff Schonberg, photographe et diplômé d’anthropologie médicale, ont partagé
le quotidien d’un campement de sans-abri de San Francisco, héroïnomanes et fumeurs de crack.
Righteous Dopefiend est le résultat de cette enquête financée par une agence gouvernementale,
les National Institutes of Health, pour la prévention contre le VIH.
Le travail est original à plus d’un titre. Tout d’abord, sa durée — 12 ans — a permis aux
deux anthropologues de suivre les trajectoires biographiques de dix hommes et de deux femmes.
Leurs analyses éclairent les dynamiques longues qui conduisent et maintiennent dans la rue.
L’observation fine des pratiques intimes révèle aussi la cadence quotidienne dans laquelle les
toxicomanes sont enfermés : chaque jour, ils doivent se procurer assez d’argent pour satisfaire
leur addiction. Sur plusieurs mois, incarcérations, hospitalisations, cures et rechutes alternent.
La seconde originalité de cette enquête est son caractère collaboratif : en tout, neuf personnes
de disciplines différentes ont collaboré aux cotés de P. Bourgois et J. Schonberg, constituant une
« équipe ethnographique ». Les multiples affinités qui ont émergé au cours des douze années
d’observation ont permis de collecter plus de matériaux et de les analyser avec des regards
complémentaires. La présence d’un médecin dans l’équipe a, par exemple, aidé à comprendre
les situations sanitaires des sans-abri toxicomanes et les relations chaotiques qu’ils entretiennent
avec les institutions de santé.
Righteous Dopefiend rassemble toutefois essentiellement les notes de terrain des deux anthropologues, des extraits des transcriptions de leurs entretiens, et soixante-treize photographies
prises par J. Schonberg. Aussi les auteurs présentent-ils leur démarche comme une enquête
photo-ethnographique, troisième originalité de ce travail.
Le livre se compose de neuf chapitres qui abordent différents aspects de la vie au campement :
les hiérarchies sociales, les relations d’amour et d’amitié, les liens familiaux, l’argent, l’addiction
et les soins, entre autres. Ce cheminement thématique éclaire la manière dont la violence se déploie
à travers les institutions, les relations individuelles, jusque dans les traitements que les individus
infligent à leurs corps. Trois notions sont mobilisées pour comprendre cette propagation fractale
de la violence, question au cœur des recherches de P. Bourgois.
La notion de biopouvoir est utilisée pour expliquer la manière dont la police, la justice et
les institutions de protection sociale exercent une action de contrôle des corps particulièrement
punitive envers les populations marginalisées par le système de production capitaliste. Dans le
chapitre 3 (A Community of Addicted Bodies), la description des soins prodigués aux sans-abri par
les institutions de santé illustre bien le principe du biopouvoir énoncé par Michel Foucault : « faire
vivre, laisser mourir ». Les sans-abri doivent d’abord s’assurer qu’ils seront bien hospitalisés et
que la longue attente aux urgences ne les laissera pas sans ressources à la fin de la journée ; ils
attendent donc pour s’y rendre que leur état de santé soit extrêmement grave. Une fois hospitalisés
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et remis sur pieds, ils reçoivent des bons (vouchers) pour quelques nuits d’hôtel. Les institutions
de santé offrent finalement juste assez de soins à l’individu pour qu’il puisse recommencer à vivre
au campement.
Appliquée à l’échelle du campement, la notion de zone grise permet de comprendre
l’organisation sociale et les trahisons mutuelles qui y prennent place entre les sans-abri. À l’instar
de Primo Levi qui désignait ainsi les espaces des camps de concentration regroupant les prisonniers qui collaboraient, les auteurs tentent de comprendre les logiques qui amènent des individus à
être les bourreaux de leurs semblables. Ils mobilisent en particulier cette notion pour expliquer les
hiérarchies ethniques qui structurent l’univers du campement. Le chapitre 1 (Intimate Apartheid)
décrit comment les hiérarchies ethniques de la société américaine sont translatées et inversées
dans la communauté plus restreinte de la rue : les Blancs et les Noirs forment deux groupes distincts, qui se méprisent mutuellement et ne se fréquentent qu’à l’occasion des transactions liées
à la drogue. Dans cette zone grise qu’est le campement, les opprimés à l’échelle de la société
américaine deviennent les relais de la violence de cette même société auprès des plus marginalisés.
Enfin, à une échelle plus intime, la notion d’apartheid intime met en lumière la manière dont
la violence des hiérarchies ethniques se diffuse jusque dans les techniques du corps. Righteous
Dopefiend s’inscrit alors explicitement dans la lignée de l’anthropologie biologique de Marcel
Mauss. Dans le troisième chapitre, les auteurs étudient les techniques de consommation de drogue.
Les observations répétées des injections leur permettent de mettre au jour les différentes techniques
d’injection des deux communautés. L’héroïne, par exemple, s’administre différemment : les Noirs
se l’injectent dans les veines, les Blancs dans les muscles, à travers les vêtements. Or, le mode
d’injection influence les risques sanitaires encourus : l’injection par voie intraveineuse augmente
les risques d’overdose, de contamination à l’hépatite C et au VIH, tandis que l’injection dans
les tissus musculaires augmente les risques d’abcès. Le regard anthropologique se propose donc
de comprendre le phénomène physiologique et social de l’addiction pour ensuite proposer des
réorientations des dispositifs de traitement.
L’ouvrage se conclut par une série de recommandations à destination des pouvoirs publics.
Ces prescriptions amènent les auteurs à questionner le rôle de l’anthropologie dans l’élaboration
des politiques : faire des observations puis des recommandations, est-ce se rendre complice du
contrôle de ces populations ? Que faire de cette publicisation de la vie intime ? Ils plaident alors
pour une anthropologie appliquée critique (critically applied anthropology), inscrivant ainsi leur
réflexion dans le cadre des débats sur la « public anthropology » de Robert Borofsky (2011) et,
plus généralement, sur la place des sciences sociales dans la société, qui ont animé le monde
universitaire américain au début des années 2000.
Référence
Borofsky, R., 2011. Why a Public Anthropology? Center for a Public Anthropology, Honolulu, HI. En ligne :
http://www.publicanthropology.org/books-book-series/why-a-public-anthropology/.
Gaëlle Chartier
UFR santé, médecine, biologie humaine (SMBH), Université de Paris-XIII,
74, rue Marcel Cachin, 93017 Bobigny cedex, France
Adresse e-mail : [email protected]
Disponible sur Internet le 17 janvier 2015
http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2014.12.016
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