L'expérience sociologique
Après avoir passé dix ans à étudier les banlieues et la marginalité juvénile, F. Dubet passe à un autre terrain :
lécole. Il retrouve dans la sociologie de léducation les deux grandes options théoriques qui sopposaient déjà au
début des années 70 : le courant bourdieusien et le courant boudonien - celui de la théorie des choix rationnels-, qui,
chacun à sa manière, expliquent léchec de lécole Républicaine. Aux deux, il reproche en fait de ne pas sintéresser
aux élèves concrets, aux situations de classe concrètes. Il décide donc dappréhender léducation comme il a
appréhendé ses terrains précédents : en partant du concret, des élèves eux-mêmes, de leurs représentations de
lécole, des situations de classes, de la relation pédagogique concrète, etc., en allant jusquà se faire professeur
dhistoire-géographie dans un collège de banlieue ! La question de la motivation des élèves au travail est loccasion
de critiquer les théories de laction des deux courants sur lesquelles sappuyaient leurs démonstrations de l«
incapacité [de lécole républicaine] à produire légalité des chances quelle promet » [p. 52], et de préciser la sienne.
Il y a bien sûr, l habitus de classe qui peut prédisposer aux études& mais « pour la grande majorité des élèves, cest
de moins en moins vrai » [p. 54] en raison notamment de la massification scolaire. Il y a bien encore « lutilité » des
études, la rationalité calculatrice et utilitaire des boudoniens, mais, sans nier ce mobile, dans ce même contexte de
massification scolaire et du chômage, F. Dubet souligne que cette utilité est de plus en plus incertaine& Non, la
véritable motivation des élèves se situe ailleurs : dans lintérêt des élèves non pas tant aux études que « pour (nous
soulignons) les connaissances, pour certaines disciplines ou pour les professeurs qui les enseignent » [p. 55] ; un
intérêt désintéressé, celui-là. « Même si les élèves peuvent avoir du mal à donner les raisons de ces intérêts, il
reste quils sont un des plus solides motifs de travailler », soutient F. Dubet [p. 55]. Voilà donc que les explications
des bourdieusiens et des boudoniens omettent lune des plus solides sources de motivation des élèves. Certes, mais
sur cette base, quelle explication leur opposer à léchec de lécole républicaine ? Pour Dubet, cest dans un « jeu de
tensions [entre ces différents registres de laction et de motivation « peu cohérents et peu compatibles entre eux », et
auxquels sont plus ou moins enjoints les élèves] que se cristallisent les inégalités sociales » [p. 56]. En fait, F.
Dubet renvoie dos à dos les boudoniens et les bourdieusiens. Aux premiers, il répond que les inégalités peuvent bien
sexpliquer par des calculs stratégiques, mais non pas des moins favorisés qui feraient le choix des études courtes,
mais des plus favorisés où « la vertu [scolaire] est bonne parce quelle est utile » [p. 56]. Aux seconds, il signifie que
les inégalités scolaires peuvent sexpliquer par des habitus, et une violence symbolique qui sexerce sur les enfants
des catégories les moins favorisées. Mais elles sexpliquent non pas tant par les habitus des enfants des catégories
favorisées que par celui des enfants des catégories défavorisées, qui « rejettent totalement les jugements scolaires
». Et la violence symbolique quils subissent est « dune autre nature et plus profonde » que celle que nous
présentent les bourdieusiens : elle nest pas tant dans le fait quon leur impose des normes quils ne maîtrisent pas,
que dans le fait quon renvoie leur échec à leur propre responsabilité [p. 57]. Puis, F. Dubet rappelle ses travaux sur
le « déclin de linstitution », avec le souci de dissiper quelques malentendus qua pu induire lusage même de la
notion dinstitution. Par déclin de linstitution ou du « programme institutionnel », il fallait comprendre déclin dun
mode de socialisation qui procédait surtout par limposition aux individus de croyances communes (religieuses
catholiques-, puis républicaines), à un mode de socialisation qui procède de linvitation, voire même de linjonction
faite aux individus de construire par eux-mêmes leurs propres vies, leurs propres « expériences ».
Ce chapitre consacré à lécole se clôt à son tour sur le caractère engagé de sa sociologie. Là, les choses se
précisent. F. Dubet semble suivre une ligne très wébérienne non dissimulée : savant ou politique, il faut choisir. « [&]
Il ne peut y avoir de politique dérivée de la science ; [&] le modèle de lintelligentsia organique [est] une forme de
trahison de la vocation de savant » [p. 67 ]. Tout au plus, donc, le savant peut-il nourrir le débat politique de ses
connaissances, comme dailleurs Weber ne manquait pas de le faire. « Comme bien des sociologues, écrit-il juste
avant, jai toujours pensé que la sociologie devait être utile, quelle devait être engagée. Cet engagement nétant
pas ladhésion à une cause et moins encore à un parti, mais un engagement dans les débats publics qui doivent être
informés par la connaissance ». [p. 67]. Voilà quel doit être lengagement du savant : en retrait de tout engagement
politique-partisan. Ce que nous pouvons continuer de nommer « engagement distancié » ou « distanciation engagée
» puisquil sagit bien tout de même dintervenir dans le débat politique, même si ce nest que pour informer ceux qui
débattent et opinent de la réalité des faits exposés par le savant. F. Dubet justifie ainsi ses interventions dans les
médias, et/ou auprès de parents et denseignants, sa participation à des commissions, etc. qui semblent lui avoir été
reprochées par des collègues qui considèrent sans doute quil franchissait là les sacro-saintes portes de la neutralité
axiologique.
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