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ont pu témoigner, ça et là, à l’égard de l’affinité entre la manière de vivre et la méthode de
penser. Le propre d’un style serait ce qui fait qu’un auteur soit reconnu dès les premières
lignes, non moins à partir des motifs y figurant que du rythme de l’affection, de la dynamique
des manières de s’approcher de ce qu’il traite comme le problème, de ce qui s’en voit et de
ce qui s’en vit comme le défi. Pour les défis défilant dans l’armée de pensées, le style vient
comme un soutien musical, comme un repère pour la synchronisation des pas, comme un
guide depuis l’ombre. Et c’est cette musique qui reste dans les oreilles après la fête, où les
pensées prenaient la parole dans l’écriture et, parfois, la mélodie la plus aiguë ne nous quitte
même plus quand on s’endort. Sans doute est-ce de cette ombre que Derrida parle sans la
nommer quand il nous explique son expérience de l’écriture dans un entretien de l’année
2002, où il témoigne :
« C’est chaque fois quand j’écris quelque chose dont j’ai un sentiment que ça crée un nouvel
espace, que j’avance là où je ne me mettais pas à avancer et ce que très souvent implique des
gestes qui peuvent sembler agressifs à l’égard d’autres penseurs, d’autres collègues, ça m’est
arrivé… Je ne veux pas polémiquer, mais il est vrai que les gestes de type déconstructif ont
souvent l’apparence de gestes qui vont déstabiliser ou inquiéter ou angoisser les autres ou
blesser même quelque fois. Alors chaque fois quand j’ai fait ce geste-là, il y a eu des moments
de peur, en effet. Pas au moment quand j’écrivais. Quand j’écris, il y a une espèce de nécessité
ou de force plus forte que moi qui fait que ce que je dois écrire j’écris quelle que soient des
conséquences. Je n’ai jamais renoncé à écrire quoi que ça soit parce que quelques
conséquences me faisaient peur. Donc, rien ne m’intimide quand j’écris. Je dis ce que je pense,
ce qu’il doit être dit. »
Le temps et l’espace, tels qui sont décrits ici, ont lieu dans le processus par lequel l’écriture
engendre les pensées défilantes. Et c’est la fête des sons dans les lettres, des paroles dans les
mots où une musique spécifique, tant affectivement colorée qu’exagérée, tant subie que
muette, tant propre qu’influencée, reste à la tête. Mais après une telle fête, les doutes
surgissent, les « mais » nous hantent dont Derrida parle à l’occasion du même entretien :
« Quand je n’écris pas, quand ne suis pas en train d’écrire, et au moment très particulier qui
est le moment où je m’endors, à ce moment-là dans un demi-sommeil, tout d’un coup, je suis
effrayé par ce que je suis en train de faire, et je me dis : « Mais tu es fou ! Tu es fou d’écrire
ça ! Tu es fou de t’attaquer à ça ! Tu es fou de critiquer telles ou telles personnes ! Tu es fou