Le féminin et l`écriture De Nietzsche à Derrida et au-delà

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Master Erasmus Mundus EuroPhilosophie
« Philosophies allemande et française dans l’espace européen »
MEMOIRE DE MASTER
Année 2012/2013
Présenté et soutenu par
Jasmina Jovanovic
Le féminin et l’écriture
De Nietzsche à Derrida et au-delà
DIRECTEUR : Arnaud François (Université de Toulouse II – Le Mirail)
CODIRECTEUR : Jean-Christophe Goddard (Université de Toulouse II – Le Mirail)
*
Vu que le texte présent est une couronne, mise sur la période de deux années - 2011/12 et
2012/13 - du programme Master EuroPhilosophie, je pourrais le consacrer simplement à
mon položajnik pour l’année 2012 et à mon položajnik pour l’année 2013.
Je pourrais également le consacrer à L’Année-même de 2013. D’autant plus que c’est l’année
du Serpent d’Eau. D’autant plus féminine. D’autant plus sacrée. D’autant plus jouissante.
Dessiner un serpent autour de ce titre me semble comme une belle idée. En suit, écrire tout
au long de son corps « D’où proviennent vraiment le poisson et le remède ? ». Je pourrais
ajouter encore deux boules de Soleil : « D’où l’Angoisse ? » et « D’où la Jouissance ? ». Et sur
la langue qui sort, j’écrirais, par exemple : « Tournez-vous vers ceux qui me voient
différemment afin de comprendre en quoi la vue diffère de l’œil ».
Mais c’est à une Main que je dédie tout ce travail. A une main qui m’a sorti de moi-même et
qui m’a serré si fort que j’ai dû arrêter de trembler. C’est cette main magique, cette main
plein d’amour, cette triple main, cette main en trois qui m’a guidé tout au long de cette
écriture. En plein confiance.
A Godovie, Gwenova et Janka, avec tous mes remerciements voixantes.
2
Aleksadra Petkovic, L’Origine, 2013
3
INTRODUCTION
« Je suis douce, mais ma manière d’être est féroce »1
De même que nous nous approcherons de Lou Andreas Salomé à travers son livre Nietzsche
à travers ses œuvres, nous chercherons les réflexions de Derrida lui-même, concernant la
question du féminin, dans son livre Eperons - les styles de Nietzche.
Insister sur l’enjeu biographique dans l’approche d’une œuvre philosophique ne devrait pas
être réduit à une tâche psychanalytique, en ce qui concerne l’auteur, ni à une analyse
scientifique illustrée sporadiquement par des données personnelles, concernant l’œuvre. La
généalogie nietzschéenne rejoint la déconstruction derridienne exactement dans cet espace
qui s’ouvre par les décalages diversifiés entre la vie et l’œuvre et réclame un retour en arrière
– à des origines de l’acte, à des racines de la pensée. Les gestes qui oscillent entre les deux –
entre les actes et les pensées –battements du cœur dans les abîmes approfondis, non moins
par l’audace que par la peur, cheminent les passages par où nous voyons le style d’écriture se
développant. En réalité, ce n’est que la pensée qui se développe à travers l’écriture, et la viemême, enveloppée dans une tenue de belles lettres, se trouve toujours en quête et en
inquiète de ce qui la nourrit ou la rejette, de ce qui la pense de l’intérieur ou la réfute de
l’extérieur. Oui, la vie coule, le style se développe, la vie saigne, l’écriture l’enveloppe. Les
styles de la vie d’un auteur et la vie des styles d’une œuvre nous amènent ainsi à soumettre
l’idée selon laquelle Nietzsche à travers ses œuvre est une autre manière de dire « Les œuvres
de Nietzsche dans sa vie », et Eperons-Les styles de Nietzche une opportunité de plus pour
chercher la pensée de Derrida parmi les éperons de sa propre écriture. La notion de « propre »
peut poser beaucoup de problèmes sous le spectre de l’origine de l’acte et de la racine de la
pensée, mais de même elle peut nous éviter certains des travers propres aux exégètes en
histoire de la philosophie, notamment le peu d’intérêt, voire le désintérêt, que ces derniers
1
Clarice Lispector, Passion selon G.H., Des Femmes Antoinette Fouque, Paris, 1998, page 150
4
ont pu témoigner, ça et là, à l’égard de l’affinité entre la manière de vivre et la méthode de
penser. Le propre d’un style serait ce qui fait qu’un auteur soit reconnu dès les premières
lignes, non moins à partir des motifs y figurant que du rythme de l’affection, de la dynamique
des manières de s’approcher de ce qu’il traite comme le problème, de ce qui s’en voit et de
ce qui s’en vit comme le défi. Pour les défis défilant dans l’armée de pensées, le style vient
comme un soutien musical, comme un repère pour la synchronisation des pas, comme un
guide depuis l’ombre. Et c’est cette musique qui reste dans les oreilles après la fête, où les
pensées prenaient la parole dans l’écriture et, parfois, la mélodie la plus aiguë ne nous quitte
même plus quand on s’endort. Sans doute est-ce de cette ombre que Derrida parle sans la
nommer quand il nous explique son expérience de l’écriture dans un entretien de l’année
2002, où il témoigne :
« C’est chaque fois quand j’écris quelque chose dont j’ai un sentiment que ça crée un nouvel
espace, que j’avance là où je ne me mettais pas à avancer et ce que très souvent implique des
gestes qui peuvent sembler agressifs à l’égard d’autres penseurs, d’autres collègues, ça m’est
arrivé… Je ne veux pas polémiquer, mais il est vrai que les gestes de type déconstructif ont
souvent l’apparence de gestes qui vont déstabiliser ou inquiéter ou angoisser les autres ou
blesser même quelque fois. Alors chaque fois quand j’ai fait ce geste-là, il y a eu des moments
de peur, en effet. Pas au moment quand j’écrivais. Quand j’écris, il y a une espèce de nécessité
ou de force plus forte que moi qui fait que ce que je dois écrire j’écris quelle que soient des
conséquences. Je n’ai jamais renoncé à écrire quoi que ça soit parce que quelques
conséquences me faisaient peur. Donc, rien ne m’intimide quand j’écris. Je dis ce que je pense,
ce qu’il doit être dit. »
Le temps et l’espace, tels qui sont décrits ici, ont lieu dans le processus par lequel l’écriture
engendre les pensées défilantes. Et c’est la fête des sons dans les lettres, des paroles dans les
mots où une musique spécifique, tant affectivement colorée qu’exagérée, tant subie que
muette, tant propre qu’influencée, reste à la tête. Mais après une telle fête, les doutes
surgissent, les « mais » nous hantent dont Derrida parle à l’occasion du même entretien :
« Quand je n’écris pas, quand ne suis pas en train d’écrire, et au moment très particulier qui
est le moment où je m’endors, à ce moment-là dans un demi-sommeil, tout d’un coup, je suis
effrayé par ce que je suis en train de faire, et je me dis : « Mais tu es fou ! Tu es fou d’écrire
ça ! Tu es fou de t’attaquer à ça ! Tu es fou de critiquer telles ou telles personnes ! Tu es fou
5
de contester telles ou telles autorités qui sont des autorités textuelles, personnelles, des
autorités institutionnelles ! » (…) Dans ce demi-sommeil, j’ai l’impression que j’ai fait une
chose criminelle, honteuse, inavouable, que je n’aurais pas dû le faire, et que quelqu’un est
en train de me dire « Mais tu es fou de faire ça ! ». Et c’est l’évidence même, je le crois, dans
mon demi-sommeil, je le crois. Mais dès que je me réveille, c’est fini ».2
« Dès que je me réveille, c’est fini ». Mais est-ce vraiment fini ? Car on dirait que le même
rythme qui dynamise le rapport entre ce qu’on écrit et ce qu’on décide, de manière préalable,
d’écrire, trace les décalages entre ce qu’on vit et ce qu’on décide à vivre. C’est pourquoi
l’écriture apparaît comme la fête des paroles et des pensées, et la vie – ce sont des répétitions,
des costumes, des maquillages, des tâches administratives pour cet événement. Et Derrida
d’expliciter son propos :
« Ça veut dire que – je l’interprète comme ça – que, quand je suis éveillé, conscient, au travail,
etc., je suis dans une manière, plus inconscient que dans ce demi-sommeil, parce que dans ce
demi-sommeil il y a une certaine vigilance qui me dit la vérité, ce que je fais est très grave
d’une certaine manière. Mais quand je suis éveillé, au travail, cette vigilance-là est au sommeil,
elle n’est pas la plus forte, donc je fais ce qui doit être fait ».
La fête de la vie et la vie dans la fête – l’écriture du vivre et le vivre dans l’écriture – du « dans »
au « dis donc ! », la question du style demeure dans toute son importance. Et ce qu’on peut
encore penser comme le féminin et comme le masculin s’en croisent, s’en transforment et
s’en surpassent, ensemencés par des nouvelles méthodes de penser et nourris de nouvelles
alarmes pour vivre ses cris. La voix est bien au féminin et le phénomène au masculin. Entendre
la voix du phénomène n’est que vivifier l’image. Le féminin et le masculin. Si la pensée était le
poisson, sans la voix pour se dire, l’écriture serait le vivier. Mais si la pensée était l’oiseux,
toute chantante et volante, l’expérience d’écriture serait comme une berceuse qui
n’intégrerait pas moins le soprane que le ténor dans un grand opéra opéré par la vie. L’opéra
qui nous endort et qui nous réveille, qui nous enchante et qui nous énerve. Nietzsche et
Wagner. Or, tout l’enjeu de parler du féminin et du masculin en pensant l’expérience de
l’écriture vient d’une dimension que nous allons nommer ici voixante, et tenter d’expliquer
2
L’entretien publié sur http://www.derridalabiographie.com/?p=13#comments
6
que c’est elle qui réunirait les deux principes en un seul – celui de la vie. Par le sous-titre De
Nietzsche à Derrida et au-delà, nous faisons allusion au livre de Derrida intitulé La Carte
postale : de Socrate à Freud et au-delà, mais également à l’enjeu de nombreux « au-delà »
requis par toute œuvre philosophique. L’expérience-même de l’écriture nous est très
importante dans le sens où on peut distinguer sa dimension personnelle (voixante) et sa
dimension professionnelle (conceptuelle). Dans ce sens-là, chaque œuvre serait un échantillon
spécifique du chant intérieur, de la musique qu’un penseur apporte en soi, d’une mélodie qui
peut être portée au contact de la vie et non être seulement tournée vers la vie. Et pourtant,
c’est surtout cette dimension voixante qui permet la longévité d’une œuvre, aussi bien que la
notoriété d’une méthode autre que celle incarnée dans le texte écrit (Socrate) ou provenant
du corpus théorique déjà formé (Freud). La dimension voixante de toute l’existence est ainsi
celle qui engendre non moins les pratiques à vivre que des concepts à développer à partir
d’une vue spécifique. De cette manière, Glory box (La boîte de la gloire) devient plus qu’une
chanson. Elle devient l’hymne de toute la pensée adressée à la vie dans un contre-sens, du
féminin au masculin. « Have a look from outside » peut être un appel à concentrer son œil audedans du dehors et à sortir du cercle qui condamne la vue à une logique phallocentrique,
tournée vers le dehors et non pas depuis dehors. L’essentiel est que l’extrait original de
l’œuvre-échantillon provienne du dedans et s’enrichisse du dehors, bien qu’il ne faille pas
radicaliser les différences entre le dedans et le dehors si l’on veut aboutir à une harmonie
véritablement festive. Le festival – fiat sel V – « V » pour FIAT SEL. Le vrai doit être salé comme
les larmes le sont, salé comme un goût de derrière tous les goûts. Le goût amer, le goût doux,
le goût acide, le goût « neutre », tous les goûts du féminin et du masculin dans le vrai, tous les
vrais goûts du masculin et du féminin dans la vie-même. Et tout cela, sans oublier que le sel
n’est pas automatiquement le postiche, ni la femme de bonne humeur devant la vie et de
bonne humour devant le penseur n’est pas automatiquement la femme qui ne comprend rien
d’une œuvre philosophique et qui se moque devant les concepts. La question est à entendre
« give me a reason to love you, give me a reason to be a woman, I just wanna be a women »,
mais l’entendre vraiment, parce que c’est « all about to be ». Cela veut dire que toute la
question qui ne deviendrait pas vaine dans les débats qu’on retrouve sous un même toit
difficilement posé sur la construction entière du XX siècle, parce que nommée « guerre des
sexes » est la question du Vrai. En même temps, toute la question du Vrai réclame la
dimension personnelle dans tout ce qu’on fait, et sur le plan collectif nécessite plus des
7
pratiques réfléchies que des textes ressemblées. Autrement dit, la question du Vrai est celle
qui nous aborde par tous nos « d’abord », qui nous attend parmi des battements du cœur, qui
nous dessine parmi des tâches de l’œil, qui nous chante dans le silence de l’oreille. Et si on
mentionne déjà la « guerre des sexes », il faudrait, d’abord, demander si on a le droit de parler
d’une vraie guerre, au moins pour la période qui précède le XX siècle, ou plutôt d’un
bombardement, étant donné la direction unilatérale de force extériorisé ? C’est la fatigue du
rejet qui a réveillé la force d’une réponse collective. C’est la tendresse torturée, voire abîmée
par les efforts de l’adapter aux principes du masculin, de la viriliser, qui s’est révoltée et
donnée de son sang l’encre pour les chapitres de l’histoire du féminisme. Mais la tyrannie que
le texte peut exercer sur la vie, reste un danger qui hante honteusement, voire discrètement,
toutes ces approches qui n’adoptent le féminin que pour prolonger la domination du
masculin, qui ne permettent le vue de l’extérieur que pour récompenser le vide d’une vue de
l’intérieur. Et le féminin souffre de la même manière que la vie-même le fait sous le regard
derrière des lunettes de fer ; le féminin souffre et chante « I am so tired of playing with this
bow and arrow » et « gonna give my heart away ». Et si Clarice Lispector nous a bien expliqué
que « les possédés ne sont pas possédés par ce qui arrive, mais par ce qui revient. Quelquefois,
la vie revient »3, nous allons tenter ici d’expliquer que le féminin revient quelquefois à la vie
par s’installer dans l’écriture comme une orpheline dans son chant.
Lou Andreas-Salomé nous est importante en raison de son approche biographique de
l’œuvre philosophique nietzschéenne et plus largement, de ses propres pensées développées
non moins à travers l’écriture et à la pratique de la psychanalyse qu’en rencontrant les plus
grands intellectuels des fin XIX et débout du XX siècle. En faisant la référence à la chanson
Glory Box, nous devrions admettre que notre but est quelque part de dire à des lecteurs de
Derrida « Just take a little look from outside when you can, Show a little tenderness » et à ceux
de Nietzche « Just take a little look from outside when you can, no mater if you cry ».
Pourquoi ? Parce que De Nietzsche à Derrida, la modernité occidentale a avancé par des pas
gigantesques en tout ce qui concerne le « comment », en tout ce qui concerne les techniques
en vue d’une vie commode, voire heureuse sous la vue attribuée du dehors et si peu en tout
ce qui concerne le « pourquoi », en ce qui concerne les pratiques pour une vie réfléchie et
jouissante, voire approuvée du dedans. S’interroger sur le féminin, parce que c’est à la mode,
3
Clarice Lispector, Passion selon G.H., page 97
8
ne fait que confirmer cette idolâtrie du dehors (virile). Cette mode comme toute autre peut
apporter des choses bénéfiques, importantes au regard de la systématisation de faits
historiques, de la sensibilisation de la population à des nouvelles pratiques politiques,
approches sociologiques et de l’ouverture des différents domaines aux activités culturelles et
scientifiques inspirées par le sujet féminin, mais elle ne suffit pas. La mode n’a jamais pu
satisfaire entièrement la vie, elle l’illustre et à la fois, elle la dévoile, mais elle ne devrait pas
devenir un but. La mode comme un mode de porter la vie, de l’illustrer en émettant un
message, n’aurait même plus besoin de s’appeler la mode, étant donné que l’usage actuel du
terme de mode souligne toujours une tendance plutôt dictée du dehors qu’apportée du
dedans. Le féminin s’en situe, encore marqué par une trace des longues siècles qui ont
confondu de nombreuses manières « ne pas être capable de » et « ne pas avoir accès à ». Il
nous revient en se criant et en écrivant l’histoire de son rejet par son propre sang. Ces
mélanges des cris et du sang vont encadrer ici un tableau dont la substance sera l’expériencemême de l’écriture, colorée par des plumes sans et avec encre et exposé dehors (en plein air).
Pour que le féminin puisse être ce qu’il est sans craindre d’être condamné, pour qu’il puisse
vivre son vrai reflet dans le masculin, il faudrait qu’une pure inspiration par la vie, ou pour
mieux dire, une inspiration spontanée de la vie arrive à esquisser un visage amical dans la
problématisation théorique non moins de relations féminin-masculin, que de rapport oralitéécriture. Pour cela, nous allons mettre en parallèle un tableau de Schiele et la carte postale
dont parle Derrida dans le livre sous-titré De Socrate à Freud et au-delà. La question du style
sera abordée comme celle de la vie et de la mort, dans le sens qui nous permettra de distinguer
le principe de l’angoisse et celui de la jouissance comme le fil conducteur de l’écriture. Les
exemples : « J’écris en me berçant, comme une mère folle berçant son enfant mort »4 et
« J'écris comme si cela devait permettre de sauver la vie de quelqu'un »5.
Le pharmakon platonicien en trouvera son écho chargé de toutes les hallucinations historiques
et hystériques au sujet du féminin et du masculin, d’un côté et au regard de l’oralité et de
l’écriture, d’une autre. La sonorité du silence dans l’expérience d’écrire et le silence dans la
4
Fernando Pessoa, publié in Livres de l’intranquillité, fragment 38, cité selon Elisabeth Poulet, « Les doubles de
Monsieur Personne – Fernando Pessoa », La revue des ressources, http://www.larevuedesressources.org/lesdoubles-de-monsieur-personne-fernando-pessoa,561.html
5
Clarice Lispector, citée selon Benjamin Moser, « Clarice Lispector, une biographie – Pourquoi se monde », le
texte publié en Télérama, N° 3256 et mis en ligne le 4 juin 2012, http://www.telerama.fr/livres/clarice-lispectorune-biographie-pourquoi-ce-monde,82440.php
9
sonorité des désaccords qui passent par oral, ouvrent un domaine privilégié pour les questions
de la méthode et du style. Encore plus, ce domaine soulignerait le rapport d’un penseur à ses
méthodes et de l’écrivain à son style. Rappelons-nous seulement de l’aphorisme final de Pardelà bien et mal – un titre d’ailleurs qui fait beaucoup penser à des forces magiques du
pharmakon platonicien – « Hélas, mes pensées, qu’êtes-vous devenues, maintenant que vous
voilà écrites et peintes ? Il n’y a pas longtemps vous étiez si diaprées, si jeunes, si malignes,
plein de piquants et de secrètes épices qui me faisaient éternuer et rire – et à présent ? (…)
Et ce n’est que pour votre après-midi, ô mes pensées écrites et peintes, que je possède des
couleurs, beaucoup de couleurs peut-être, beaucoup de teintes délicates, cinquante jaunes,
bruns, verts, rouge : mais nul, à vous voir, ne devinera votre éclat matinal, étincelles subites
et merveilles de ma solitude, mes vieilles, mes chères – mes mauvaises pensées»6. Les
étincelles subites de sa solitude et ses pensées caractérisée comme méchantes7 nous illustrent
à leur manière la forte impression de Lou Andreas-Salomé que « chez nul autre écrivain la
pure pensée ne pouvait se transformer aussi complètement en expérience vécue, car chez nul
autre nous ne la voyons faire un appel aussi constant à la totalité de la vie intérieure pour
participer de manière créative à la réflexion »8. Au-delà de tous les clichés qu’on pourrait
associer à la photographie, prise par le photographe suisse Jules Bernes en demande de
Nietzsche, qui montre Lou agenouillée dans une charrette, Nietzche et Rée « arcboutés
devant », nous allons la commenter ici dans l’esprit du renversement de rôles du masculin et
du féminin pour tout le problème des sexes et du rôle de l’inversion du sens en philosophie.
Or, « for this is the beginning of forever and ever. It’s time to move over… ».
6
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal Friedrich Nietzsche, fragment 296, publié in Œuvres philosophiques
complètes, Gallimard, 1971, page 209
7
Dans la version française de Nietzsche à travers ses œuvres, dans la citation du paragraphe 296 du Par-delà bien
et mal, pour le passage en question, on trouve « mes méchantes pensées » au lieu de « mes mauvaises pensées »,
page 154
8
Lou Andreas Salomé, Nietzche à travers ses œuvres, page 153
10
Les épines de Lou Andreas Salomé dans le style de Derrida
ou
« Voici comment j’exprimerais de vive voix ce que j’ai à dire »
Derrida croise la question du style avec celle de la femme à travers la pensée
nietzschéenne. Derrida écrit : « Le titre retenu pour cette séance aura été la question du style.
Mais la femme sera mon sujet. Il resterait à se demander si cela revient au même – ou à
l’autre »9. Tout d’abord, il est à demander si Derrida analyse principalement l’écriture
nietzschéenne ou bien l’ensemble de l’œuvre de Nietzche en se concentrant sur la question
du style afin d’élucider de quelle manière le style en est lié au féminin. Il dit : « la question du
style, c’est toujours l’examen, le pesant d’un objet pointu. Parfois seulement d’une plume.
Mais aussi d’un stylet, voire d’un poignard. À l’aide desquels on peut, certes, attaquer
cruellement ce à quoi la philosophie en appelle sous le nom de matière ou de matrice, pour y
enfoncer une marque, y laisser une empreinte ou une forme, mais aussi pour repousser une
forme menaçante, la tenir à distance, la refouler, s’en garder – se pliant ou alors repliant, en
fuite, derrière des voiles ».10
Le problème qu’on voudrait soulever ici, et par lequel sera confrontée la lecture de
Nietzsche chez Lou Salomé avec la lecture derridienne, c’est la question de la direction ou du
cheminement par lequel la pensée est ramenée à l’écriture. Or, si l’on tient compte d’une
écriture proprement philosophique, il s’agirait alors de la direction par laquelle la vie et le
concept se rencontrent dans la question du style, et de saisir par là même si l’on part du
concept ou bien de la vie. Dans le passage cité de Derrida, la question du style est abordée en
tant qu’une question technique, tandis que chez Lou Salomé la question du style est la
question décisive pour s’approcher du cœur même de l’œuvre nietzschéenne. Dans ce sens,
9
Derrida, Eperons, FLAMMARION, 1978, Paris, page 27
Ibid. page 29
10
11
nous pourrions contredire à Derrida de manière suivante : l’examen du style, c’est toujours
une question, la manière de pointer le pesant d’un objet.
Il est important de souligner que Derrida parle des styles de Nietzsche, tandis que nous
voyons l’optique salomonienne comme celle qui distingue les sous-styles du style – des
étapes, des oscillations et des nuances d’un même style dans le sens d’une approche
constante – d’une approche nietzschéenne de la question du style. Or, il est à demander si le
style est quelque chose qui s’ajoute à l’écriture de manière « apprise », comme une technique,
ou quelque chose qui provient de l’expérience de l’écriture, comme une pratique ? Les
périodes de l’œuvre nietzschéenne se retrouvent dans la question du style comme celles qui
modifient la manière de penser, l’approche de la pensée d’avant et d’après, mais beaucoup
plus difficilement l’approche même de l’écriture. Cela veut dire que les racines de tout style
sont déjà quelque part en nous et réclament des moyens pour s’expliciter. La force de cette
explicitation est la réussite d’un style en tant qu’arme. Il nous semble que chez Lou il s’agirait
de la mise en marche d’un don non moins artistique qu’intellectuel, et par conséquent, d’une
arme de défense devant ce qui nous dérange ; tandis que chez Derrida il s’agirait plutôt d’une
arme rhétorique dans les intérêts intellectuels, d’une stratégie offensive, à savoir celle à l’aide
de laquelle « on peut, certes, attaquer cruellement ce à quoi la philosophie en appelle sous le
nom de matière ou de matrice, pour y enfoncer une marque ». La question de la direction est
ainsi celle de ce qu’on va privilégier parmi « donner la trace à l’extérieur » et « laisser la trace
de l’intérieur ». Il s’agit d’une priorité qui demeure de l’intentionnalité du geste, au sens où
on pourrait situer la richesse de la pensée nietzschéenne dans la magie sonore de son style. Il
nous semble que l’expérience d’écriture nietzschéenne, dans son ensemble, n’est pas tant
menée par un « afin de » (enfoncer une marque) que par un « en train de » (vivre une
empreinte). Lou explique clairement ce qu’on pourrait nommer ici la manière nietzschéenne
de s’en-traîn-er à l’ « afin de » en a-f-fin-ant son « en train de », comme en témoigne ce
passage : « Par contraste avec la rigoureuse précision qu’il s’était imposée lors de ses travaux
philologiques, et aussi, pour l’essentiel, dans sa période positiviste, pour ce qui concernait
l’interprétation de l’histoire et de la philosophie, l’esprit de recherche et d’objectivité
scientifique ne joue plus aucun rôle, à présent, en face de ses intuitions et de ses éclairs de
génie ; il ne pouvait du reste aucunement en jouer, puisque Nietzsche était dans l’impossibilité
12
de travailler d’une façon scientifique »11. Donc, la pensée fonctionne par l’écho de la matière
travaillée et non par le travail sur la matière en tant que tel, ce que renvoie le pouvoir affectif
de l’expérience d’aborder les choses au pouvoir effectif des écrits qui restent. Autrement dit,
le style nietzschéen provient de l’empreinte intérieure par le don de rendre sonore toute la
pensée philosophique en tant que personnelle, et de l’armer par la forme spécifique à une
écriture affective et effective. Il ne s’agit pas de soustraire l’acte d’écrire à une logique de l’
« afin de », mais de le vivre en traçant par-là une logique d’écriture qui sera celle de l’ « en
train de ». Dans le paragraphe 166 du Gai Savoir, Nietzsche déclare : « Tout ce qui m’est
apparenté, dans la nature comme dans l’histoire, me parle, me loue, me pousse en avant, me
console, quant au reste, je ne l’entends pas ou je l’oublie aussitôt ». On trouvera un écho si
clair et juste, voire direct, de cette pensée nietzschéenne dans l’œuvre d’une grande auteure
brésilienne, Clarice Lispector. Comment ? Par exemple, quand elle écrit « Ah, je suis en train
d’être si directe que j’arrive à paraitre symbolique»12, de même que lorsqu’elle déclare «Tout
me touche, je vois trop, j'entends trop, tout exige trop de moi »13. L’« en train de » est ce trait
saillant et « parlant » de l’écriture lispectorienne qui pose avec force la question de
l’expérience totale de l’écriture en ce sens qu’elle devient presque une expérience qui passe
par orale, qui devient sonore ou, pour mieux dire, qui devient une expérience du sonore.
Nietzsche lui-même affirme qu’ « on pourrait peut-être classer tout le Zarathoustra dans la
musique ; il supposait à coup sûr une renaissance de l’art d’écouter »14. Quant à nous, c’est
cet « en train de » qui désignerait un accès privilégié à l’art d’écouter. Il s’agit d’une réception
immédiate des pensées qui se dépensent dans l’écriture comme une force intellectuelle mise
en marche par le personnel, comme un silence de l’acte mis au jour par la sonorité d’une
réponse spécifique à la vie. Dans ce sens, la sonorité de la vie s’adresse à l’écrivain. L’écrivain
répond à travers le silence du geste, non de l’acte. L’acte-même de l’écriture peut être conçu
comme le bouillonnement de bruits intérieurs, comme une expérience pétillante de ses mots.
C’est pourquoi cet « en train de » s’inscrit, nous semble-t-il, et ce de manière profonde, dans
la quête du sens de l’expérience-même de l’écriture en ce qui concerne l’approche
11
Lou Andreas-Salomé, Nietzsche à travers ses œuvres, page 219
Clarice Lispector, Passion selon G.H., page 176
13
Cité selon Benjamin Moser, « Clarice Lispector, une biographie – Pourquoi ce monde », publié in Télérama n°
3256, juin 2012 http://www.telerama.fr/livres/clarice-lispector-une-biographie-pourquoi-ce-monde,82440.php
14
Friedrich Nietzsche, « Pourquoi j’écris de si bons livres », publié dans Ecce Hommo ; Cité selon Friedrich
Nietzsche, « Notice biographique », Ainsi parlait Zarathoustra, GF – Flammarion, 1996, page 468
12
13
philosophique d’une œuvre, autant que la vivacité d’une approche de toute la philosophie.
« Loi de double relation », dirait Nietzsche. Nous donnons ici quelques aphorismes qu’il
rédigea pour Lou Andreas Salomé à propos du style15 :
1. La première chose qui importe, c’est la vie : le style doit vivre ;
2. Le style doit être approprié à ta personne, en fonction d’une personne tout à fait
déterminée à qui tu cherches à communiquer ta pensée. (Loi de la double relation) ;
3. Avant d’écrire, il faut savoir exactement ceci : « Voici comment j’exprimerais de vive
voix ce que j’ai à dire ». Écrire ne doit être qu’une imitation ;
4. Dès lors que celui qui écrit est dépourvu de beaucoup de moyens dont dispose
l’orateur, il doit s’inspirer d’une forme de discours très expressive. Son reflet écrit sera
de toute façon nécessairement beaucoup plus terne que son modèle ;
5. La richesse de la vie se traduit par la richesse des gestes. Il faut apprendre à tout
considérer comme des gestes : la longueur et la césure des phrases, la ponctuation, le
choix des mots, les pauses, la succession des arguments ;
6. Gare à la période ! Seuls y ont droit ceux qui ont aussi un souffle très long en parlant.
Chez la plupart, la période n’est qu’une affectation ;
7. Le style doit prouver que l’on croit en ses pensées ; que l’on ne se contente pas de les
penser, mais qu’on les ressent ;
8. Plus est abstraite la vérité que l’on veut enseigner, et plus il importe de faire converger
vers elle les sens du lecteur ;
9. Le tact du bon prosateur dans le choix de ses moyens consiste à s’approcher de la
poésie jusqu’à la frôler, mais sans jamais franchir la limite qui l’en sépare ;
10. Il n’est ni sage, ni habile de priver le lecteur de ses objections les plus faciles. Il est très
sage et très habile de lui laisser le soin de formuler par lui-même la quintessence ultime
de notre sagesse.
En ce qui nous concerne, tout est là. Tout est tellement là qu’on n’a même pas besoin d’en
commenter de même que nous avons besoin de dire que c’est dommage que Derrida, certes,
n’a pas attribué aucune importance à Lou Andreas Salomé dans son propos sur les styles de
Nietzche, surtout s’il voit ceux-ci liés à la femme. C’est dommage en tant que l’hommage à
une approche de l’œuvre philosophique qui sépare strictement la côté professionnelle et la
15
Publié in Lou Andreas Salomé, Nietzche à travers ses œuvres, pages 151, 152
14
côté personnelle de toute pensée. À la différence de Derrida, Lou Andreas-Salomé nous
montre en quoi consistent les croisements entre Nietzche le penseur et Nietzche le vivant et
les prennent dans un ensemble, conduite non moins par l’envie avide de comprendre l’autre
que par la vive voix de son écriture.
Nietzsche à travers ses œuvres paraît non moins une biographie approfondie par quelque
enjeu personnel de Lou qu’une étude de l’œuvre philosophique nietzschéenne, élaborée en
parallèle avec ses propres intérêts intellectuels. La question du style y est d’autant plus
centrale que le style dévoile la vivacité d’une approche de l’écriture et articule le résidu du
personnel à la conception intellectuelle. On voit donc que c’est bien le style qui articule de
telle manière ou de telle autre l’ensemble de nos pensées en une expérience du
rassemblement, ici l’écriture. Et si Derrida parle de plusieurs styles, Salomé voit plusieurs
Nietzche(s) qui, si l’on peut dire, « s’articulent » dans un même style. C’est donc le style qui
ne change pas. C’est toujours le style qui nous amène vers le Nietzsche. Examinons de plus
près l’exemple de Socrate :
« Socrate, le philosophe tant aimé et glorifié par Nietzsche, qui défendit devant les Grecs la
primauté de la raison sur les impulsions de la nature, Socrate redevient ainsi pour lui le
tentateur dangereux et honni de sa période schopenhauerienne. Cet homme laid et difforme
devient le premier grand décadent parmi les Grecs nobles et beaux qui l’entourent. Il corrompt
la vie instinctive des Hellènes primitifs en la soumettant au rationalisme (on se reportera à ce
sujet, dans le Crépuscule des idoles, au chapitre II consacré au « Problème de Socrate »).
Socrate est, en cela, le prototype de tous les penseurs qui veulent se rendre maîtres de la vie
à l’aide de la pensée. Ce qu’ils démontrent à leur insu, ce n’est nullement la non-valeur de la
vie, mais tout au plus la faiblesse de leur pensée. Si tous les philosophes ont contribué jusqu’ici
à faire mépriser l’existence et à affaiblir les instincts de conservation vitale, ils ne prouvent
nullement par-là que la vie ne vaut rien ; ils dénoncent simplement la contradiction dans
laquelle ils sont tombés, et qui est le symptôme d’un état pathologique. »16
C’est ce double motif, ici abordé, de maîtriser la pensée à l’aide de la vie ou de maitriser la vie
à l’aide de la pensée, qui soulève notre question de la direction. Une question qui n’est pas
sans évoquer du reste celle de la « conservation vitale » – que l’on pourrait nommer encore
16
Lou Andreas-Salomé, Nietzche à travers ses œuvres, page 198
15
« revitalisation du concept passant par la conversation ». Nous pensons que le style de
Nietzche provient de cette dimension « conversée » de son écriture et esquisse tous les virages
par lesquels sa pensée passe et se modifie, se réveille de l’expérience vécue et se mortifie par
l’expérience du non-vécue. Dans ce sens, la dynamique de la figure de Socrate dans l’œuvre
nietzschéenne ne nous surprend pas, notamment en ce qu’elle croise en soi la question du
style et de la méthode. C’est pourquoi « De quoi parle-t-on ? » et « comment en parle-t-on ? »
ne sont pas deux questions parallèles, mais deux question croisées, coincées l’une par l’autre,
voire deux manières d’aborder une seule et même question – celle d’approuver la pensée
dans le sentir ou, comme nous préférons dire, celle d’approuver le sentir dans la pensée. De
même, les questions du féminin et du masculin, dans toutes leurs variations sur le quoi et sur
le comment, sont privées de leur ombre, sont enfermées dans la chambre d’auto-écho, dès
lors qu’on les prend simplement comme deux questions parallèles, et non comme des
questions qui se croisent et qui coïncident d’une manière qui est au-delà de toute hiérarchie
sociale. On dirait que chez Derrida, le féminin se trouve à côté du Comment et le Quoi, le grand
Quoi à côté du masculin. Déjà son expression « le style éperonnant » n’est qu’une manière
spécifique pour entendre le féminin et le masculin comme l’écho de comment(s) et de quoi(s)
dans l’œuvre nietzschéenne. La dimension affective de l’écriture, aveuglante, car forte de
manière vague, constitue la question du style et est liée de manière plus intime qu’un atout
de plus peut l’être, à la question du contenu, du matériel à absorber, à préciser, à développer.
Tandis que l’expérience de l’écriture rend la question du style encore plus sublime et
essentielle à travers tout ce qu’on peut voir de menaçant, d’offensif ou d’élogieux dans la
manière dont les pensées sont apportées et délivrées. Le noyau de la dimension la plus
personnelle de cette expérience est la proximité du VOIR et du SENTIR. Pourtant une proximité
souvent enterrée par les concepts grossiers, lorsqu’elle n’est pas mise à la marge comme
demi-vivante au profit de l’élaboration intellectualiste et de la rhétorique académique qui
célèbrent toujours, et de manières variables, la distance, surtout à l’égard du personnel.
La manière par laquelle Derrida aborde la question du style comme celle de la femme, nous
fait sentir, c’est-à-dire, voir comme l’un de ses pires cauchemars, celui de la femme qui se
moque. Elle menace et (se) protège. Elle attaque, elle (se) défend souvent à l’aide d’une arme
tant ancienne que toujours actuelle - l’humour. L’analyse du style de l’écriture est ainsi une
possibilité pour soulever la question de l’humour par celle de l’humeur et de voir comment le
16
goût et le dégoût, la jouissance et l’angoisse tracent les lignes de la pensée et établissent par
là un rapport de l’écriture-même. Mais Derrida nous dit que « le style peut (…) de son éperon
protéger contre la menace terrifiante, aveuglante et mortelle (de ce) qui se présente, se donne
à voir, avec entêtement : la présence, donc, le contenu, la chose même, le sens, la vérité – à
moins que ce ne soit déjà l’abîme défloré en tout ce dévoilement de la différence. Déjà, nom
de ce qui s’efface ou d’avance se soustrait, laissant néanmoins une marque, une signature
soustraite dans cela même dont il se retire – l’ici présent dont il faudrait tenir compte »17. On
tient compte, on tient compte. Mais au bord du fleuve nommé style, prise en richesse de ce
qu’il donne à voir et à entendre, on peut aussi trouver des coquillages. Des coquillages dans
un fleuve ? Oui, comme l’image de l’élément qui nous marmonne de tout ce qui surpasse
notre entendement, notre manière d’entendre, et qui nous chante pourtant des liens secrets
entre le dedans et le dehors, entre la profondeur et la surface. Le style de l’écriture devient
ainsi ce qui lie le secret d’une présence à ce sacré du coquillage, qui lie le labyrinthe de l’oreille
à tous ces chemins qui nous donnent le sens de l’équilibre. Pensez aux deux chansons du
groupe Portishead, « Roads » et « Silence », pour entendre mieux ce qui nous voudrions dire.
La première est pour Clarice Lispector, la deuxième pour Lou-Andreas Salomé. Nous les
prenons ici dans un ensemble de Glory Box.
De toute façon, il n’y a pas de style de l’écriture qui nous soit propre sans une manière
spécifique de (se) penser et de (se) vivre. On peut, on peut, bien sûr, ne considérer les
coquillages trouvés au bord du fleuve-style que pour le décoratif, pour une moquerie, un
hasard plastique, un outil rhétorique. Mais on peut également les prendre comme un écho de
profondeurs océaniques, comme un événement qui sublime l’intensité de la surprise et
l’influence de l’étonnement, qui n’isole pas, mais qui élargit le mystère du verbe comprendre
(com-prendre). Si comprendre veut dire « prendre ensemble », prendre en ensemble,
entendre est encore plus cet élément cohésif entre écouter et comprendre, parce que
l’entendre s’annonce par ce qui est sonore dans un entendement tendre, par ce qui est à
prendre avec douceur (en-tendre). Comme si un lecteur assez tendre peut entendre ce
qu’échappe du lecteur mené par la force argumentative et l’envie avide de conquérir pour
expliquer et d’expliquer pour convaincre autrement que par la vie. Mais, heureusement, le
con-vaincre et le com-prendre se croisent dans la question de la méthode et celle du style, au17
Jacques Derrida, Eperons, page. 30
17
delà des calculs de l’auteur et des intentions du lecteur. Du labyrinthe de l’oreille à la
profondeur de l’œil, on ne peut que saluer l’idée d’ « oreilles des yeux », plutôt que celle des
« yeux de la langue 18 ». C’est la proximité entre entendre et sentir qui ouvre, ferme ou tient
les yeux demi-fermés à travers la langue dans ce qu’on voit : ce qu’on privilégie dans notre
sentir définit ce qu’on voit dans toutes les choses qui sont à entendre et qui, par-là, nous
délivrent de nous-mêmes, qui nous prolongent dans un certain type de sentir, plutôt que dans
un autre. Et pour appuyer ces liaisons, entre entendre, sentir et voir d’un côté, et le fleuvestyle et la profondeur du contenu, de l’autre, on fait appel à Derrida sous prétexte qu’il
introduit la notion de la distance et attire l’attention sur les passages du Gai Savoir avec les
motifs suivantes : « l’esquif », « la fantomale beauté », « la félicité assise », « le navire » et
« la mer comme un gigantesque papillon », enfin, le motif d’un second moi-même « glissant
et flottant, être intermédiaire (Mittelwesen), spectral, silencieux et visionnaire ». Considérons
la citation suivante :
« Il aime à croire que là-bas, auprès des femmes, habiterait son meilleur moi (sein besseres
Selbst) : à ces places tranquilles le plus violent tumulte (Brandung) s’apaiserait en un silence
de mort (Totenstille) et la vie deviendrait le rêve même de la vie (uber das Leben) »19
C’est à nous de prendre ou d’entendre l’écho du silence de la mort comme quelque chose qui
alarme ou comme quelque chose qui apporte la paix, de même que le rêve nous invite à le
penser comme le descriptif le plus beau pour la réalité (par exemple, quand on dit « c’était si
incroyablement beau, comme si c’était dans un rêve ») ou encore comme le plus aliénant, le
plus angoissant dans l’effort de se situer par rapport à la réalité (par exemple, quand on dit
« c’était tellement affreux, si vague et si confondu qu’on se croirait dans un rêve). Pour les
deux images médiatrices, la notion de distance, aussi bien que le sentiment de la distance
nous semblent indispensables. Nietzche, cité par Derrida, dit ceci : « le charme le plus puissant
des femmes, c’est de le faire sentir et pour parler le langage des philosophes, c’est un actio in
distans : mais pour cela il faut tout d’abord et avant tout de la distance »20. A notre sens, la
question de la distance ne peut se développer dans toute sa richesse qu’avec la notion de
18
Le titre d’un livre de Derrida, issu de la conférence d’une conférence donnée en 1987 à l’Institute for Semiotic
and Structural Studies de l’Université de Toronto, publié chez Galilée en 2012, avec un sous-titre « L’abime et le
volcan »
19
Jacques Derrida, Eperons, page 34
20
Ibid. page 36
18
destinataire - la notion qui relie de manières multiples le masculin et le féminin. La question
du destin nous vient en couple avec celle du style, la notion de destinataire en couple avec
celle de distance et le silence accompli par les pensées bruyantes dans l’écriture avec le
message transmis des profondeurs intimes de l’être. La question du destinataire est ainsi
comme celle du style, tout aussi vidée de sens tant qu’elle ne s’offre pas à la vie au-delà des
recettes, recommandations et héritages imposés et non pas ressentis. Pourrions-nous prendre
la question du destinataire comme celle du destin-à-taire au sens du destin à satisfaire pour
jeter un coup de reflets du « neutre » lispectorienne à la pensée derridienne sur « se tenir à la
distance » ? Se tenir à la distance de manière neutre, ne vaut pas du tout dire de manière
indifférente, mais de manière propre à la disposition à l’ouverture comme à une vérité
ressentie, qui apporte et qui prive, qui est souffrante et qui est jouissante, à une vérité qui
serait neutre dans le sens où notre positionnement face à la question de vérité n’est pas
contaminé, camouflé, décorée, inventée, établie, soucieusement gardé de toutes les
nouveautés. Il nous semble que, à travers des siècles, la question du féminin a été dans le coin
de feu d’une telle question de vérité qui a camouflé celle du neutre. Nous refusons cette
approche de la vérité qui la vise par un jugement à distance de vie, qui la saisit
indépendamment de la vie. Lorsque Derrida explique l’actio in distans comme une opération
féminine, il ne fait que réitérer le même écho des siècles passés, parce que son destinataire
étant moins la lectrice que le lecteur. Ecoutons : « La séduction de la femme opère à distance,
la distance est l’élément de son pouvoir. Mais de ce chant, de ce charme il faut se tenir à
distance, il faut se tenir à distance de la distance, non seulement, comme on pourrait le croire,
pour se garder contre cette fascination, mais aussi bien pour l’éprouver. Il faut la distance (qui
faut), il faut se tenir à distance (Distanz !), ce dont nous manquons de faire et cela ressemble
à un conseil d’homme à homme : pour séduire et pour ne pas se laisser séduire »21. Or, pour
inventer la vie et non pas pour vivre le vrai ? Est-ce qu’il s’agit d’une impression fausse, d’un
jugement injuste quand on dit que Derrida reste ici dans une logique assez rigide et restreinte
concernant la question du féminin ?
De même que le style nietzschéen, le féminin y est pensé comme un ajout, comme un
atout de plus, un supplément, quelque chose qui accompagne, qui peut être dangereux, mais
à la fois est nécessaire, qui peut être révolutionnaire, mais à la fois reste soumis à une politique
21
Ibid. pages 37, 38
19
dogmatique. En effet, le féminin de même que le masculin est dépendant dans sa manière
d’être actif, de se mouvoir et d’émouvoir, mouvant dans sa manière d’être indépendant. En
commentant les passages nietzschéens qui concernent la figure de la femme, Derrida écrit :
« Il n’y a pas d’essence de la femme, parce que la femme écarte et s’écarte d’elle-même (…). Il
n’y a pas de vérité de la femme, mais c’est parce que cet écart abyssal de la vérité, cette nonvérité est « vérité ». Femme est un nom de cette non-vérité de la vérité »22.
Il semble qu’on témoigne de la même dynamique du conceptuel et du vital : la vérité
est de l’ordre du technique et, dans un certain sens, du mortifiant, si elle n’est pas mise entre
guillemets. La « non-vérité » c’est ce qui est en train de se mouvoir quand tout se calme et se
croise dans une cohérence nécessaire pour former un embryon – un « embryon-concept ». En
même temps, la non-vérité de la vérité peut être pensée comme le rapport de ce qui reste
encore mobilisable du concept déjà formé, ce qui est toujours en train de se dérouler dans le
saisissement du vrai. Les manières de rendre la pensée prête à se plonger dans la pratique au
lieu de le faire dans la technique sont celles qui toucheraient au plus profond la relation entre
le vrai et la vérité et qui nous amèneraient vers une remise en question différente du féminin.
Derrida trouve que Nietzche reprend, à son compte, « cette figure à peine allégorique : la
vérité comme femme ou comme le mouvement de voile de la pudeur féminine »23. Les effets
du voile sont mis ici sur le même plan que « la complicité de la séduction, de la femme, de la
vie ». Mais Nietzche dit, en fait, « À supposer que la vérité soit femme, n’a-t-on pas lieu de
soupçonner que tous les philosophes, n’entendaient pas grand-chose aux femmes et que
l’effroyable sérieux, la gauche insistance avec lesquels ils se sont jusqu’ici approchés de la
vérité, ne furent que des efforts maladroits, et mal appropriés pour conquérir justement les
faveurs d’une femme ? Certes, elle ne s’est pas laissé séduire, - et toute dogmatique de
quelque sorte soit-elle, se tient aujourd’hui dans une attitude chagrine et déconfite »24. Et ce
n’est pas tout. Nietzche nous dit également dans Le Gai Savoir que « la vie est une femme »
ou plus précisément il nous dit la chose suivante : « Mais, peut-être est-ce là la magie la plus
22
Ibid. page 38, 39
Ibid. 39
24
Friedrich Nietzche, « Préface », publiée in Par-delà bien et mal, Œuvres philosophiques complètes, Gallimard,
1971, page 18
23
20
forte de la vie : elle se drape dans un voile brodé d’or et de belles possibilités, riche en
promesses, rétif, pudique, moqueur, compatissant, séducteur. Oui, la vie est une femme »25.
D’ailleurs, si le féminin relève un dégout spécifique, en tant qu’une promesse
trompeuse, il le fait dans la mesure où la vie-même est pensée avec répugnance. Qu’est-ce
qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ? Au secours ! Au secours ! Sauve-toi de toi-même !
En dernière analyse, on pourrait même dire que c’est la femme qui fait échouer toute
l’admiration d’un Nietzche pour Socrate et laisse surgir un autre Nietzsche avide d’une vie
différente qui serait la sienne et non celle de la force argumentative de la langue – de ces
éperons qui piquent par le manque de vie ressentie et qui pourtant piquent au vif. Parfois, on
est le plus avide de ce qu’on connaît le moins. En même temps, la figure de Socrate, au-delà
de l’intérêt d’élaborer les questions prises en considération lors des discussions
philosophiques, reste celle qui est plongée dans la parole, dans la mise en question vraie du
vrai. Par cela, la manière de penser chez Socrate s’approche de l’allure d’autant plus
séduisante qu’ironique de la femme qui élabore un discours sur la vérité. Juste après le
paragraphe intitulé Vita femina, Nietzche nous confie : « J’admire la vaillance de Socrate en
tout ce qu’il fit, dit – et ne dit pas. Cet esprit malin et cet ensorceleur d’Athènes, moqueur et
amoureux, qui faisait trembler et sangloter les jeunes gens les plus arrogants, ne fut pas
seulement le bavard le plus sage qui ait existé : il fut grand également dans le silence »26, mais
pour introduire sa colère envers Socrate. Quelle est la nature de cette colère ? La colère en
raison d’une certaine trahison de l’impression ou d’une impression de la trahison ? La colère
en tant que doute qu’un mari jaloux aurait devant la voix féminine qui ne nie rien, parce qu’il
est inutile de nier devant ceux qui se méfient trop de la vie ? Comme devant le néant, mais
une fois quand « j’avais atteint le néant et le néant était vivant et humide »27. Nietzche se
demande ainsi : « Fut-ce la mort, ou le poison, ou la piété, ou la méchanceté – quelque chose
lui délia la langue à cet instant, et il dit : « Oh, Criton, je dois un coq à Asclépios. » Cette
« dernière parole » risible et terrifiante signifie pour celui qui a des oreilles : « Oh, Criton, la
25
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, paragraphe 339 – Vita femina, publié in Œuvres, Mille & une pages
Flammarion, 2000, page 250
26
Ibid. page 251
27
Clarice Lispector, Passion selon G.H., page 85
21
vie est une maladie ! ». Est-ce possible ! Un homme tel que lui, qui a vécu gaiement et, aux
yeux, de tous comme un soldat, était pessimiste ! »28.
Nous ne pensons pas que Socrate ait souffert de la vie, ni qu’il l’ait trahie à la fin. Nos
oreilles reçoivent plutôt un écho du remerciement pour le temps vécu en gaieté, de manière
saine – en accord avec sa voix intérieure, son principe de la jouissance et du rêve calme –
avant de quitter la vie. Ne-semble-t-il pas que Nietzsche, tout en voulant démystifier la vie,
mystifie sa fin, de même que Derrida, en voulant démystifier la femme en s’approchant du
style nietzschéenne, mystifie encore plus le fin féminin ? Le mystère du féminin trace, ainsi, la
ligne qui passe entre Derrida, Nietzsche et Socrate : Socrate en tant que porteur de la voix
féminine dans son refus de l’écriture, Derrida en tant que semeur de la voix masculine dans
son écriture. Nietzche au milieu. Quelle sculpture !
Ce qui dérange la vue, c’est que cette mystification involontaire s’effectue chez Derrida à
partir du concept dans une méfiance de la vie, si angoissante et si profonde, que même ce
mystère ne peut pas vivre. Il devient plutôt un devoir à accomplir à travers un style qui rend
la pensée fâchée, qu’une énigme à résoudre par une manière d’ouvrir l’entre guillemets.
Derrida dit pour Nietzsche qu’ « il n’a rien compris ni à la vérité ni à la femme » et nous
explique que « si la femme est vérité, elle sait qu’il n’y a pas la vérité, que la vérité n’a pas lieu
et qu’on n’a pas la vérité. Elle est femme en tant qu’elle ne croit, elle, à la vérité, donc à ce
qu’elle est, à ce qu’on croit qu’elle est, et donc, elle n’est pas »29. On a compris. On a compris.
Par une autre manière de se laisser influencé par la supposition nietzschéenne que la femme
soit la vérité, on pourrait lier la vie enceinte et les concepts à accoucher où la pensée
exercerait le même rôle que la sage-femme : elle n’invente pas la vie, elle l’attend, elle
l’espère, elle l’assiste, elle l’appui, elle l’amène de l’intérieur vers l’extérieur, elle la retrouve
déjà matérialisée d’une certaine manière tout en se sentant invitée à répondre et à la fois se
tenant à sa proximité, à sa disponibilité. La pensée qui accompagne la vie et la vie qui
accompagne la pensée, qui la rend possible, qui lui donne lieu, d’où tout notre besoin de parler
des pratiques, plutôt que des techniques. D’ailleurs pourquoi l’accoucheuse porte le nom de
la sage-femme ? N’est-il pas vrai que les techniques ne sont fécondantes qu’à travers la
28
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, paragraphe 339 – Vita femina, publié in Œuvres, Mille & une pages
Flammarion, 2000, page 251
29
Jacques Derrida, Eperons - Les styles de Nietzsche, Champs Flammarion, 1978, page 40
22
pratique qui vit, à travers la réalité dans le sens où elles peuvent encore provenir d’elle,
pénétrées par la vie elle-même et accouchées par la pensée qui se montre sensible au
processus vital dans toute sa démarche conceptuelle ? Si non, on ne peut que parler de
clonage de la vie.
Dans quelle mesure la distinction entre la technique et la pratique, entre les modes d’emploi
pour la vie et l’événement de la vie dans les modelages inattendus de tous nos emplois,
peuvent-ils nous rapprocher de l’oasis derridien au sein duquel la vérité, la simulation et le
mensonge prennent le visage de la femme ? La femme en tant que Fata Morgana ou le vrai
repos ? Le vrai repos ou le devoir sacré ? Les figures de la porteuse de la vie, de l’accoucheuse
et de la séductrice au double visage de menace et de salut, peuvent impulser une autre image
du féminin, ou du moins, une image élargie de celle esquissée par Derrida. Dans cette autre
image, le féminin ne serait pas l’ennemi de la pensée, mais l’ami de la vie ; le féminin ne serait
pas une force nourricière complètement privé de la possibilité de se refléter sur les concepts,
mais celle qui ramènerait le concept à la vie, qui resterait au-delà de ce que le concept a de
mortifiant en soi, au-delà du « se tenir à distance de la distance » pour être en proximité. Et
c’est par cela que le féminin peut être le plus menacé par le masculin. Le féminin se tient à
proximité, se rend disponible, se donne. Dans quel sens ? Dans le sens d’une phrase que nous
avons écrite à la marge du texte inédit de Michel Henry. Il s’agit de ses notes sur le phénomène
érotique où on peut lire : « Pourquoi l’homme veut-il prendre ? Pourquoi la femme veut-elle
être prise ? C’est le problème des sexes »30, et de notre réponse suivante : parce que la femme
veut donner. Prendre ce vouloir et ce pouvoir de donner comme une faiblesse du féminin,
voilà le vrai problème des sexes !
De cette manière, et en voulant donner, se donner, le féminin peut se figer dans un déjà du
masculin, un déjà qui n’accepte le féminin qu’englouti par sa logique du cercle vicieux et des
reflets projetés depuis l’image virile du pouvoir. Oui, le miroir qui mémorise les codes collectifs
et les maintient pour les appliquer à la vie, plutôt que de se rendre disponible à accueillir le
vrai de la vie. Cette mémoire du miroir est celle où la femme est un tout autant qu’un rien, où
elle est l’autre nom du christianisme, l’autre nom de la passion, l’autre nom du fatal, l’autre
nom de tous les noms qui menacent la rationalisation univoque de tout ce qui bouge. Derrida
30
Michel Henry, « Notes sur le phénomène érotique », publié in Revue internationale Michel Henry, Varia, UCL
Presses universitaires de Louvain, 2013, page 31
23
interprète la liaison, faite par Nietzsche dans le Crépuscule des idoles, entre le christianisme
et la morale contre-nature comme celle entre l’idée chrétienne et l’idée devenue femme31.
« Si ton œil te fait damner – arrache-le » du christianisme se traduit ainsi dans une logique
célébrant le masculin en « si ton féminin te fait damner – arrache-le, soumets-le, maitrise-le
de l’extérieur/à la distance, mets-le à l’écart, ferme-le même en te séparant ainsi de la vie ».
Et par-là, le féminisme, en tant que mouvement de rationalisation, ne peut que ressembler à
une prise d’attitude virile au profit de l’organisation de la vie. Parce que tout est toujours
pensé à partir du masculin. L’éradication du sensible, la mise du féminin sur le compte de
l’église, ne peuvent pas simplement joindre la question de vérité, comme Derrida le fait, parce
qu’il y a un vrai décalage de degré des phénomènes pris comme ensemble de caractéristiques
féminines dans l’œuvre nietzschéenne. Comment ? On ne sait plus si c’est pour virer les
« vérités » du viril ou pour dévoiler les figures féminines à partir de la question de la vérité
que Derrida fait toute une chirurgie du corpus nietzschéen à partir des positions de la femme.
Dans un cas comme dans l’autre, cette opération aboutit à trois types d’énoncé de la figure
féminine de la manière suivante 32 :
1. La femme comme figure ou puissance de mensonge – la position de condamnée,
abaissée, méprisée – par rapport à laquelle Derrida nous rappelle, avec la voix d’un
reporter sur terrain, « un grand nombre de textes écrits depuis cette instance
réactive ».
2. La femme comme figure ou puissance de la vérité où elle entre « dans le système et
dans l’économie de la vérité, dans l’espace phallocentrique » où elle est d’autant plus
condamnée qu’elle se voit identifiée à la vérité, comme être philosophique ou chrétien
ou d’autant plus méprisable qu’elle se tient à l’égard du discours sérieux sur la vérité
en jouant avec, à savoir, sans croire à la vérité, elle emploie toute la ruse et la naïveté
de ceux qui ne croient pas à une autre vérité que celle du jeu.
3. La figure de la femme en tant que reconnue et « affirmée comme la puissance
affirmative », c’est-à-dire dans un contexte où « elle n’est pas affirmée par l’homme,
mais s’affirme elle-même, en elle-même et dans l’homme ». Il est à demander si
Derrida ne soutient-il que par hasard « affirmée comme la puissance affirmative » en
31
32
Voir plus Jacques Derrida, Eperons, pages 72, 73
Voir plus in Jacques Derrida, Eperons, pages 78, 79
24
répétant le terme de l’affirmation au lieu de dire « confirmée comme la puissance
affirmative » ?
Ce dernier joint l’énigme de l’expression « sage-femme » dans le sens où cette appellation
pourrait témoigner de la sagesse propre au féminin, de manière inattendue, mais également
provenant du pouvoir de donner et encore, de donner la vie, de la maintenir, de
l’accompagner. Et peut-être de la solliciter, de la ressusciter ? Nous ne visons donc pas à rester
sur les aspects biologiques et culturels – ou bien devrions-nous dire plutôt « traditionnels »
des caractéristiques en question – mais de les pousser bien plus loin. Le savoir-faire
maïeutique permettrait ainsi d’esquisser ce féminin qui s’ouvre au niveau opératoire de la
sensibilité, qui sublime et dévoile la capacité chère d’accueillir et d’assimiler les contradictions
entre toujours déjà et non pas encore. Dans ce sens-là, la pratique de la sage-femme symbolise
un savoir-faire qui traduit la proximité de la vie fécondante en activité approchée à celle du
travail sur les concepts. La notion même de savoir-faire maïeutique en donne peut-être une
meilleure explication dans la mesure où elle lie le savoir et le faire par un attribut qui renvoie
la conséquence de l’acte fécondant à une activité spécifique d’accueil. Nous trouvons
nécessaire d’en parler en tant que c’est exactement par ce savoir-faire que la question du style
et celle du féminin se croisent dans une pratique qui est celle d’accueillir et de refléter le
monde, telle que l’écriture. L’appel à l’intuition ne vient qu’avec l’accès direct, voire personnel
à l’essentiel pour tracer une autre approche de la sagesse que celle de l’histoire de la
philosophie et s’exercer au-delà des sinuosités par lesquelles le conceptuel court toujours un
risque, celui de s’aliéner de la vie. La question du féminin sera ainsi moins celle qui porte sur
l’acte d’accouchement que sur la grossesse elle-même dans le sens de la durée spécifique à
un deuxième état, de l’intensité du vécu au-delà de sa racine, de l’intention et du but.
L’expérience totale de l’écriture.
Si chez Derrida tout ce qui concerne l’écriture nietzschéenne dans ce petit livre est au
pluriel (les styles, les vérités, les parures, les positions…), sauf la femme, c’est parce qu’il dit
« ce qui, à la vérité ne se laisse pas prendre est féminin, ce qu’il ne faut pas s’empresser de
traduire par la féminité, la féminité de la femme, la sexualité féminine et autres fétiches
essentialisant qui sont justement ce qu’on croit prendre quand on en reste à la niaiserie du
philosophe dogmatique, de l’artiste impuissant ou du séducteur sans expérience »33. Mais
33
Ibid. page 43
25
pourrions-nous ainsi dégager la question du féminin d’une charge historique, composée des
visions phallocentriques sur la femme, sur la féminité et la sexualité féminine sans que la
femme comme le sujet soit considérée ? Selon Derrida, la femme de l’œuvre nietzschéenne
« s’intéresse (alors) si peu à la vérité, elle y croit si peu que la vérité à son propre sujet ne la
concerne pas »34. Mais, pourquoi Derrida ne se demande-t-il jamais si cette vérité peut exister
de la même manière que les grandes « vérités » des hommes ? Dire que la vérité ne concerne
pas la femme est très dangereux, et il nous semble assez injuste du point de vue sociologique,
ou plus largement, politique, bien qu’assez judicieux pour soulever la question de l’approche
de la réalité et celle de la vie, des visions sur la vie réelle dans toute sa poétique féminine et
sur la réalité vraie dans toute sa conceptualisation masculine. Pour cette raison, l’expression
de « l’opération féminine », sur laquelle Derrida insiste, ne nous plaît pas : cette expression
est trop pétrifiante dans ce qu’elle sollicite du vivant et trop automatique dans ce qu’elle
soulève de théorique. La question de l’opération féminine n’est peut-être que la manière
assez virile de poser la question du style à travers la question du féminin, ou plus
particulièrement de la grossesse et de l’accouchement.
On arrive ainsi à la manière derridienne d’impulser la question du style dans celle de l’écriture
où, non plus le style, mais l’écriture elle-même devient synonyme du féminin, devient
maternelle en tant que la terre féconde qui rend possible le cheminement de la pensée,
devient séductrice en tant que porteuse du secret qui la prolonge. Le style pénètre ainsi le
processus d’écrire, de même que le masculin et le philosophique rejoindraient le féminin et le
littéraire dans une image de Nietzsche en tant que penseur de la grossesse. Il nous reste à
deviner si cela suscitait chez Derrida quelque envie de se moquer, ou plutôt un étonnement
face à ce qu’on ne reconnait pas dans l’autre au niveau de l’attitude, mais au niveau de l’effet
qu’elle laisse comme trace. Derrida dit ainsi de Nietzsche : « Et comme il pleurait facilement,
comme il lui est arrivé de parler de sa pensée comme une femme enceinte de son enfant, je
l’imagine souvent versant des larmes sur son ventre »35. C’est presque comme si nous disions
« Et comme Derrida écrivait facilement, comme il lui est arrivé de parler de sa pensée comme
un mari fier de son épouse, je l’imagine souvent versant ses écrits sur sa bouche ». Est-ce
qu’on se moque là ? Il faudrait peut-être mettre moquerie entre guillemets afin de se protéger
34
35
Ibid. page 50
Ibid. page 51
26
de tout malentendu et de laisser flotter la question du féminin sur les vals de l’océan exploré
par les navires qui ne (se) cachent pas (de) sa nature féminine. Mais les guillemets ne sont que
l’abri du dogmatique et l’alibi pour l’inquiétude qui prend le visage jouissant de la femme qui
comprend, sans pouvoir expliquer. En interprétant Nietzsche, Derrida nous dit également :
« Cet écart de la vérité qui s’enlève d’elle-même, qui se lève entre guillemets (machination,
cri, vol et pinces d’une grue), tout ce qui contraint dans l’écriture de Nietzsche à la mise entre
guillemets de la « vérité » - et par la suite rigoureuse, inscrire en général, c’est, ne disons
même pas le féminin : l’opération féminine. Elle (s’) écrit. C’est à elle que revient le style.
Plutôt : si le stylé était (comme le pénis serait selon Freud « le prototype normal de fétiche »)
l’homme, l’écriture serait la femme »36
On dirait encore que la vérité apparait entre guillemets là où elle apparait en tant que défi de
repenser ensemble le féminin et le masculin, ou si on veut de la présenter par une image
médiatrice entant que travestie. Comment ? Si l’écriture est admise dans un moment du
discours derridien, comme synonyme du féminin et le style est reconnu comme cette force du
masculin, la question de la vérité se déguise immédiatement en question de ma vérité ou dans
son extrême carnavalesque de mes vérités. Le motif du voile rejoint, à sa manière, l’image de
la figure déguisée en femme ou peut-être du corps féminin déguisé en homme dont le
féminisme dégagerait un imaginaire particulièrement riche. On ne sait pas quelle figure
privilégier parmi ces deux-là, parce que le rapport suspendu à la castration est abordé par
Derrida de manière un peu rapide et de pair avec l’interprétation heideggérienne de Nietzche
et de la question du « grand style ». Mais dans cette mise en scène de vérités dans le théâtre
de l’existence humaine, une phrase de Derrida nous semble très importante. Elle est la
suivante : « Ce qui permet de voir sans lire ou de lire sans voir »37. Pourquoi ? Parce qu’elle
évoque, de manière juste, la dimension aveuglante, parce que forte et d’une certaine manière
inconsciente de l’expérience de l’écriture quel que soit son objet et la dimension intuitive,
clairvoyante et personnelle, de l’expérience de lecture quel que soit son but. La question de
la femme tout court et celle du devenir-femme peuvent y avoir des échos surprenants pour
toute l’histoire de la philosophie occidentale. Concernant cette inscription de la femme,
Derrida nous confie : « Sa nécessité n’est sans doute ni celle d’une illustration métaphorique
36
37
Ibid. page 44
Ibid. page 70
27
ou allégorique sans concept, ni celle d’un concept pur sans schéma fantastique. Le contexte
l’indique clairement ce qui devient la femme, c’est l’idée. Le devenir-femme est un ‘procès de
l’idée’. L’idée est une forme de présentation de soi de la vérité. La vérité n’a donc pas toujours
été la femme. La femme n’est pas toujours vérité ».38
Mais, pourquoi ne pas se demander selon quelles critères la femme est déjà et n’est pas
toujours la vérité ? Si on prend la vérification de « l’opération féminine » comme la
féminisation du rejet masculin, la question de ce « parfois déjà toujours » nous amène vers
les points de convergence entre le féminin et le vrai. Il s’agirait de toute une sensibilité portant
sur l’amour, sur une attitude non moins maternelle qu’amoureuse, et par là même non moins
intuitive que séductrice et à la fois, neutre dans le sens lispectorien du mot. Neutre au point
de vue d’une disposition à ce qui s’annonce et surtout à ce qui peut échapper des structures
soucieusement établies pour être maintenues. Neutre au point de vue d’une ouverture
spécifique au monde, qui ne serait ni angoissée quant à son côté intelligible, ni excessive en
ses manières de jouir de la vie. L’attitude neutre comme l’attitude idéale du Féminin, « idéale »
au sens platonicien du mot, serait exactement celle qui transpire la vie, qui sent le monde, qui
accueille, qui soigne le vécu du conceptuel et revitalise toute la conceptualisation du vécu. On
dirait encore que par cette attitude, ce qui est de l’ordre du sentir accède de manière
privilégiée au foyer, tandis que les concepts purs restent au jardin et les vécus de ce concepts
eux-mêmes juste devant les fenêtres. De même qu’on ne peut entrer par les fenêtres sous
peine d’être pris pour un voleur, on ne peut pas non plus faire de jardin dans les « entre
guillemets » nietzschéens comme si le temps entre Freud et ce texte de Derrida n’avait rien
apporté de nouveau au sujet du féminin. Dans ce sens, on pourrait dire que cette attitude
neutre du féminin idéal ne serait pas moins audacieuse que cohérente, ne serait pas moins
attirante qu’effrayante. Toute la problématique autour de la notion de castration, de
simulation, de séduction s’en modifie au profit du féminin, dans le sens où on ne peut plus
dire que « la ‘femme’ a besoin de l’effet de castration, sans lequel elle ne saurait séduire ni
ouvrir le désir – mais évidemment elle n’y croit pas. Est ‘femme’ ce qui ne croit pas et qui en
joue. En joue : d’un nouveau concept ou d’une nouvelle structure de la croyance visant à
rire »39.
38
39
Ibid. page 70
Ibid. 48
28
Toujours le même problème – celui de la direction : comme si la séduction était toujours de
l’ordre du savoir et comme si le rire devait toujours être interprété comme la manière de se
moquer de. Par le même geste qui traduit le rire en moquerie, la jouissance passe à côté de
l’état hystérique. Par conséquent, la politique sociale « hystérisée » par le féminisme dérange
par son côté « hystérique » les vieux dogmatiques et inquiète par son côté dogmatique, voire
institutionnel, « l’opération féminine ». Derrida interprète ainsi que « en vérité les femmes
féministes contre lesquelles Nietzche multiplie le sarcasme, ce sont les hommes »40. Dans ce
sens, ne visait-t-il pas à dévoiler l’illusion du virile plutôt que la vérité du féminin ? D’autant
qu’on a de la peine à comprendre comment « le féminisme veut la castration – aussi de la
femme. Perd le style »41.
Peut-être ce sont des hommes qui veulent castrer le style et styliser l’imaginaire sur la
castration en la mettant sur le compte de la femme. D’ailleurs, pourquoi Derrida ne parle
jamais du clitoris, s’il se montre si intéressé par la question de la castration, mais toujours de
l’hymen ? Pourquoi ? Peut-être parce que le clitoris nous renvoie au plaisir, le plaisir à la
jouissance, la jouissance à l’humour, et le dernier à la femme jouissante « qui se moque » ?
Trouve-t-on également chez Derrida ce même schéma du féminin et du masculin selon lequel
la femme est soit comme un homme soit comme une femelle dans le sens qu’il la fait
apparaitre comme le contraire de la femme féministe ? Dans le centre de ce cercle vicieux se
trouvera la femme qui serait tous les deux : en se servant de l’arme intellectuelle,
précédemment associée exclusivement au masculin, mais d’une autre manière, de manière
féminine, elle met en question la domination masculine de l’intérieur. Et ce n’est pas la perte
du style, c’est un nouveau style et peut-être non tellement le style éperonné – le style de
hymen – que le style sauvage, celui plutôt de clitoris dont les éperons ne se protègent pas et
qui sont d’autant plus dangereux. Les éperons-nerfs qui réagissent à tout, qui agissent du
dedans au dehors. Les éperons dont Derrida parle nous renvoient plutôt à la souffrance et à
l’auto-souffrance qu’à la défense et à l’auto-défense. Se souffrir soi-même à travers l’écriture
nous illustre de manière assez persistante l’expérience nietzschéenne de l’écriture. Lou nous
dit après avoir passé un temps considérable avec Nietzsche que « de même que ses douleurs
physiques ont été l’origine et la cause de son isolement extérieur, c’est dans sa souffrance
40
41
Ibid. 50
Ibid. 50
29
psychique qu’il faut chercher les racines de son individualisme exalté. C’est elle qui poussa
Nietzsche à souligner le caractère unique d’une solitude comme la sienne. L’histoire de cet
homme « unique » est du commencement à la fin, une biographie de la douleur »42. Et
concernant la dernière période de sa vie, Lou décrit « ‘La victime considéré comme un dieu’ :
tel est en vérité le titre que l’on pourrait inscrire au fronton de sa dernière philosophie, car il
exprimerait, mieux qu’aucun autre, la contradiction qui la mine »43.
Ce sont les éperons de la souffrance et les états de ‘se prendre en souffrance’ qui jettent une
nouvelle lumière sur la mise en parallèle nietzschéenne des figures de femme, d’artiste et de
juif. Donc, non pas à travers le savoir-faire de simulation, comme Derrida le fait, parce que les
liens profonds entre la souffrance et la jouissance ne veulent pas dire la simulation, mais le
jeu. Le jeu des principes opposées qui se sont approchées trop l’un de l’autre et le jeu de leur
destin, surtout. Derrida dirait, peut-être, que le jeu est de l’ordre du simuler, mais nous dirions
plutôt l’inverse : la simulation est de l’ordre du jeu, mais ne l’épuise pas du tout. Toucher au
dangereux par la simulation veut dire qu’on n’a rien compris, ni à la vie ni au toucher, ni même
au dangereux.
Derrida nous explique : « Si l’opposition du donner et du prendre, du posséder et du possédé
est une sorte de leurre transcendantal produit par la graphique de l’hymen, le procès de
propriation échappe à toute dialectique comme à toute décidabilité ontologique »44. Il le
formule ainsi afin de nous préciser que « en tant qu’opération sexuelle, la propriation est plus
puissante que la question ti esti, que la question du voile de la vérité ou du sens de l’être » et
que « l’histoire (de la) vérité (est) un procès de propriation »45. De nouveau, bonnes et belles
entre parenthèses. Si le style de Nietzsche est tout enveloppé par des entre guillemets, ne
semble-t-il pas que celui de Derrida l’est par les entre parenthèses ?
Quant à nous, si la question du féminin ne se laisse pas dissocier de questions de l’art, du style
et du juif, c’est par la question de la fécondité de la souffrance et celle de la fécondité
souffrante, d’un côté et par la jouissance du donner dans le prendre et celle du prendre dans
le donner, d’un autre. Et si on oppose un certain « se souffrir » de l’hymen à un clitoris enjoué,
42
Lou Andreas Salomé, Nietzsche à travers ses œuvres, page 48
Ibid. page 174
44
Jacques Derrida, Eperons – Styles de Nietzsche, page 92
45
Ibid. page 92
43
30
est-ce qu’on enfermerait toute la question de la sexualité féminine en question de
l’autosuffisance ou on ouvrirait l’entre guillemets vers une autre politique des sexes ? C’est
par-là qu’on pourrait dire que l’apparence de la femme qui se moque est souvent
accompagnée par une image de son autosuffisance, qui parfois ne doit même pas être
jouissante pour déstabiliser, et par un oser à ouvrir l’entre-guillemet de différentes sortes.
Mais le vrai déplacement du sens est le passage de la charge imaginaire de l’hymen vers
l’énigme réel du clitoris aux yeux étonnés de celui qui veut comprendre avant de toucher,
sinon sans. Ou toucher et com-prendre, comme prendre par avidité de ceux qui viennent pour
confisquer et non pas pour s’approprier ce qui est le sujet d’un processus, d’un mouvement
et à la fin, d’une tradition, d’une autre tradition ? La mauvaise foi à la source de toute
l’angoisse qui se veut comme la règle. Dans ce sens, ce qui fait sembler que la femme dont on
voit sous le spectre des caractérisations telles que dépendance, passivité, obéissance, se
moque d’un homme, est de même ordre que cette interprétation de pratiques et attitudes de
peuples sauvages sur la terre colonisée, selon laquelle ils manquent du respect. Pensiez-vous
vraiment qu’ils se moquent parce qu’ils sont différents ? Ou c’est plutôt l’insertion d’idées sur
la conduite souhaitée, une certaine imposture aux peuples sur la terre vierge ? La question de
l’hymen et celle du clitoris se croisent de manière bien riche de significations dans les
expressions de forêt intacte – la forêt vierge et la forêt sauvage. Mais il y en a de différences
si fines comme celles entre l’« entre parenthèses » et l’« entre guillemets » : Les « entre
parenthèses » nous expliquent, les « entre guillemets » nous protègent. La question du clitoris,
tout en étant entre parenthèses depuis si longtemps est celle qui tente d’expliquer le féminin,
tandis que celle de l’hymen l’enferme dans des guillemets et joue dans le rythme d’une
logique évidemment phallocentrique. Et si par les « entre guillemets » on s’explique en se
référant aux autres, par les entre parenthèses on réfère à soi en s’expliquent dans l’autre.
L’autre en tant que reconnu comme le féminin ne devient que autre nom pour la féminisation
de la reconnaissance de l’autre en tant que l’autre. L’autre-différent sur la terre sauvage, sur
la terre vierge, sur la terre tout court. Le clitoris est par cela cet œil dont Jean-Christophe
Goddard parle. Surpasser l’opposition féminin-masculin, le déconstruire ne veut pas dire se
passer d’elle, la détruire avant de le découvrir. Dans ce sens-là, la question du clitoris demeure
majeure pour l’étape qui suit celle de la psychanalyse freudienne. Néanmoins, il faudrait
rendre disponible la pensée philosophique pour la question du sang dans celle du féminin : du
sang menstruel, du sang de la vierge, du sang de l’excision du clitoris afin d’accéder à la
31
question des styles comme les lieux et les non-lieux de la femme ! Oui, l’encre comme le sang.
L’encre dans l’origine de sa liquidité et non pas dans sa trace. L’encre comme le trajet. L’encre
pensée ensemble avec un style. Volcan, avec un style de feu, nécessite la couleur du sang aussi
bien que celle de tout autre liquide, pour s’écrire. Elle provient du mouvement circulaire du
sang aussi bien que de celui éruptif du sperme. Le sang et le clitoris comme le lieu et non-lieu
du masculin. Le lieu et non-lieu du masculin. Ce n’est pas par hasard que la question du style
soit celle qui ouvre la porte de l’écriture philosophique au féminin. Il faudrait penser en quoi
le style de vivre consiste en un rejet, contempler une non-admission au centre du cercle
anthropologique et traduire la logique du manque en privilège de penser autrement. Sylviane
Agacinski explique ainsi qu’ « on avait un résonnement absolument fallacieux, non conscient
d’ailleurs du paradoxe qui s’est annoncé par là et qui disait au fond: les femmes sont
représentantes, donc quelque chose de particulière et les hommes, c’est l’universel » afin de
pointer que même « les académiciens qui étaient très en retard par rapport à ceux des années
’30 qui avaient beaucoup féminisé la langue, disaient la même chose : le masculin c’est
l’universel dans notre grammaire et le féminin c’est le marqué, c’est le particulier »46. Elle fait
un appel, tout à fait juste, contre cette logique où il y aurait, d’un côté, l’universel masculin et
d’un autre, la particularité féminine. Sans vouloir se passer de ce qui constitue la différence
sexuelle et sans oublier ce qui fait que les perceptions tout au long de l’histoire sont
particulièrement masculines, elle dit : « L’Universel, c’est le mixte ; ce qui fait l’humanité
universelle c’est du féminin et du masculin ». Ou, dit dans toute la plasticité de la langue et de
la liquidité de vie, la rougeur du féminin et la blancheur du masculin peuvent donner ensemble
une très belle couleur à la vie, mais si on les prend de manière équilibrée. Au revoir, les
sourires de l’obéissance respectueuse, vidés de sens ! Vous êtes faux et vous vous exercez
dans une discipline qui consiste à apprendre comment devenir le lieu du vrai par se faire
prendre pour le vrai. Mais le vrai n’est pas à apprendre. Il est à vivre. Il ne nous enseigne qu’en
se vivant. Seulement dans la rencontre de la vie et du vrai, le mixte du féminin et du masculin
peut se traduire en un « Je Vivrai », comme en acte et du vouloir et du pouvoir de l’universel.
La question du style comme celle du lieu et du non-lieu de l’universel veut dire repenser le
féminin et le masculin dans toute l’approche de différentes politiques.
46
Sylviane Agacinski, Dans l’entretien à l’occasion de son essaie « Engagements », le 1 mars 2007 à Montpellier
http://mediatheque.montpellier-agglo.com/action-culturelle-/conferences-enregistrees/rencontre-avecsylviane-agacinski-35-mo-36971.khtml
32
Grand Derrida ou Grand Dehors ?
ou
Au-dedans du dehors – Le dedans de la pensée dans le dehors de l’écriture
Alors que Derrida se demande si ce que Nietzche appelle la forme du style et le non-lieu de la
femme est « l’abime de la vérité comme non-vérité, de la propriation comme appropriation/apropriation, de la déclaration comme dissimulation parodique »47, nous nous demandons, si
l’abîme dont il est question ici serait celui de la (re)connaissance comme non-(re)connaissable,
de la dissimulation comme déclaration parodique, de la colonisation comme castration de
« l’œil clitoris ». Quand les européens sont arrivés en Amérique Latine, ils ont su qualifier les
peuples natifs comme le peuple sauvage sur la terre vierge. Voilà ce qu’il fallait faire avec la
réalité du clitoris selon une logique impérialiste, voire phallocentrique – l’ignorer ou le
transformer dans celle de l’hymen - pour l’apprendre à obéir. Et de même que l’encre par
laquelle l’histoire du féminisme s’écrit n’est pas tant du sperme que du sang, le féminisme ne
s’inspire pas tant de l’hymen que du clitoris. Et tous les discours sur le féminin sont d’autant
plus vains qu’ils insistent sur l’apparence virile de ce mouvement et laissent son fond comme
la vérité entre guillemets. Le fond comme le féminin éveillé aux yeux qui l’acceptent. Derrida
mentionne une seule fois le clitoris dans son petit livre, dont il déclare « la femme sera mon
sujet ». Ou plutôt l’objet ? Et cette seule fois, qu’on a repéré, il le mentionne en faisant la
référence à Hegel ou plus précisément, à son expression de la Phénoménologie de l’esprit « la
passivité de la jouissance clitoridienne »48. Pourquoi ?
N’est–il pas précisément la question du clitoris celle qui a rendu visible toute la force de la
figure de la féministe-lesbienne, nourrie par une rencontre spécifique de la théorie et de la
vie ? La femme lesbienne-féministe est celle qui vise à connaître la sexualité féminine à travers
la géographie du clitoris et non plus à travers l’histoire de l’hymen. Et elle énerve, elle inquiète
! Pourquoi ? Parce qu’elle ne vit pas sa sexualité ni pour devenir la mère, ni pour reposer,
47
48
Ibid. page 98
Ibid. page 63
33
amuser, exciter les hommes. C’est là qu’elle devient la compétition de l’homme aux yeux du
masculin ; elle devient une mise en question du pouvoir virile qui pense séduire pour faire
obéir et de son impuissance à vivre le féminin autrement qu’en le prenant à partir du masculin.
Or elle devient un pot aux yeux étonnés. Pourquoi ? Pour diminuer le stress, pour dire que
c’est une femme virilisée, guidée par le principe du masculin, une femme souvent représentée
avec la cravate et les moustaches. Quelle plastification du viril, quelle virilisation éphémère du
sexuel ! Le sexuel n’est pas moins féminin que masculin et peut jouer avec ces mélanges
spécifiques des deux, jusqu’au lendemain, si on lui permet de (se) vivre. La femme qui est la
théoricienne du féminisme et la lesbienne ne doit plus faire partie du cercle vicieux. Elle n’est
pas une femme voulant devenir l’homme. Elle est un pari spécifique entre ce qu’on peut
appeler l’approche hyménéenne et l’approche clitoridienne de la sexualité féminine, entre
donner la vie et se donner à la vie.
D’ailleurs, ces deux approches ne s’excluent pas dans l’histoire du féminisme bien qu’elles
n’aient pas pu être saisies de manière pertinente comme un ensemble sous le prisme
phallocentrique du féminin dans l’histoire de la sexualité. C’est pourquoi la figure de la
féministe lesbienne vient de manière si choquante, si énervante et pose les questions devant
lesquelles la pire chute du masculine sera le silence perplexe. Voixayer la perplexité qu’elle
réveille en traduisant la question de l’hymen de manière la plus directe en celle du clitoris,
pour augmenter les enjeux diplomatiques dans la politique des sexes. Dans ce sens-là, il
faudrait mettre en parallèle le détachement de la question du clitoris de celle de l’hymen avec
le soulèvement de la question de l’anal dans la vie sexuelle.
Lou Andreas Salomé publie en 1915 un texte psychanalytique, intitulé L’anal et le sexuel où
elle rappelle la conférence sur « La prédisposition à la névrose obsessionnelle », prononcée
par Freud en automne 1913. Pourquoi ? Pour esquisser une autre approche de la vie sexuelle
que celle qui se concentre sur l’hymen féminin et la semence du sperme. Comment ? En
signalant, tout d’abord, une remarque de Freud non reprise dans le texte publié dans la
Zeitschrift, II, à savoir que « les animaux à ovulation spontanée mènent la plupart du temps
une vie érotique-anale et sadique »49. Lou Salomé soulève la question de la parenté entre
l’érotisme « anal » et l’érotisme « génital » et fait toute une analyse des rôles du goût et du
49
Cité selon Lou Andreas-Salomé, « Anal et sexuel » publié in L’amour du narcissisme, Gallimard, 1980, page 106
34
dégoût pour la satisfaction sexuelle et pour l’importance qu’on lui attribue, à savoir pour le
jugement qu’on porte sur elle. En parlant de l’érotisme anal en tant que celui qui « émerge de
l’organe des matières originelles », Lou dit que « la honte la plus ancienne que nous
connaissons : celle que nous éprouvons devant notre incontinence charnelle, rencontre dans
le partenaire cette dernière intimité que les hommes puissent partager : l’abandon de notre
moi »50. Un texte très riche qui prête une attention particulière aux reflets infantiles de
l’intimité de la satisfaction sexuelle et plus largement aux reflets de l’âge infantile dans la
sexualité de l’âge mûr de l’être humain et de la civilisation. Pourquoi de la civilisation ?
Parce que le déplacement de source érotique de la jouissance sexuelle nous semble assez
clarifié dans la manière dont Salomé nommera le problème véritable de toute cette histoire
comme celui de « sublimateurs ». En 1915, elle écrit qu’« il s’agit de ‘sublimateurs’ au sens
vrai du terme, c’est-à-dire de gens qui dirigent toute leur fécondité sur des buts asexuels
(parmi lesquels figure la notion de philanthropie quand elle est envisagée conceptuellement
et non personnellement) » et souligne que « trop éloignés du noyau du personnel – ce noyau
subissant toujours l’influence érotique du corps – ils laissent la racine de leur sexualité dans
les profondeurs de l’inconscient, où ne pénètre aucun soleil, où elle ne peut éclore en une
affirmation joyeuse du moi, ni unir la force de la terre à celle de la lumière »51. Pensez aux
lettres de James Joyce à son épouse adorée pour soulever de manière différente l’enjeu de
l’anal pour l’intimité du geste.
De toute façon, on trouve déjà dans ce paragraphe d’Anal et sexuel les motifs communs avec
ses écrits datant de l’année 1912-1913 en ce qui concerne la critique du concept freudien de
narcissisme – la mise en relief des bons côtés du narcissisme. Dans son texte de 1910, publié
sous la direction de Martin Buber – « L’érotisme » –, Lou analyse également les rapports
intimes entre l’art et la sexualité et nous précise ainsi en quoi sa pensée diffère des concepts
freudiens de création artistique et de narcissisme. De même que chez Lou, la question du
narcissisme ramenée à la vie sexuelle dépasse largement d’être une seule étape de l’évolution
régulière de l’humain et le champ de l’homosexualité, l’issue de la création artistique surpasse
la source du refoulement, c’est-à dire la création artistique ne trouve pas son origine dans le
refoulement, comme chez Freud. Dans Lettre ouverte à Freud, elle explique que l’origine en
50
51
Ibid., page 110
Ibid. page 115
35
question provient plutôt « de l’accomplissement, de la puissance avec laquelle ce qui n’est pas
encore attaché à la personne est involontairement, impérieusement poussé à se réaliser »52.
La compréhension freudienne – dont se distingue celle de Lou – apparaît comme une
compréhension-sœur de la question du clitoris en tant qu’envie du pénis. C’est injuste. L’idée
selon laquelle le clitoris serait quelque chose qui peut se séparer du corps rejoint celle de
l’hymen comme quelque chose qui ne doit pas se séparer du corps. C’est triste.
Mais rappelons-nous ici un autre texte de Freud, datant de l’année 1918 – « Le tabou de la
virginité » – où il aborde la question du sang et celle de la virginité. Il est important dans la
mesure où l’homme européen de cette époque attendait toujours une vierge pour sa nuit de
noce, tandis que, nous dit Freud, « il est très fréquent chez les peuples primitifs d’aujourd’hui
de rencontrer cette suppression de l’hymen en dehors du mariage ». De même qu’on peut
comprendre cette différence comme un moteur qui met en marche la monogamie, on peut
également la considérer comme une impuissance perplexe de l’homme civilisé non moins
devant la sexualité féminine que devant les puissances magiques de toute la dimension
érotique de notre existence comme une certaine résistance à la jouissance. D’où toute une
mise en scène du mécanisme de défense et le renvoi de l’histoire angoissante du manque sur
le compte du féminin. Mais ne pensons pas que tout cela est de la faute de Freud. Au moins,
il aura souligné « qu’on ne connait pas ce qu’on ne connait pas » ; au moins, il aura expliqué à
partir de son expérience clinique, et non à partir de concepts empruntés à
d’autres « spécialistes » de la pensée sur le féminin, tout en reconnaissant, enfin,
l’impuissance face au sujet féminin. Quel sujet, en effet ? Freud soulève toute la
problématique de l’accès théorique au sujet du féminin à travers l’histoire de toute la pensée
occidentale qui prétend au statut scientifique et ne s’appuie que sur une expérience
problématique en tant que limitée par les points de convergence entre l’image de femme
hystérique et celle de la sexualité féminine. Il n’y pas de reconnaissance du sujet si on
trouve/confirme les barrières à l’accès – les barrières pleines d’étiquettes et d’atteintes
facilement acceptables, mais d’une perspective phallocentrique. Freud a ainsi problématisé,
d’une certaine manière, la force répétitive de la voix intérieure de Socrate sans s’en rendre
compte. Il souligne dans un texte assez tardif 53 : « Il est tout d’abord évident que si l’on affirme
52
Lou Andreas-Salomé, Lettre ouverte à Freud, page 111
Sigmund Freud, « Sur la sexualité du féminin » (1931), publié in Sigmund Freud, La vie sexuelle, pages 139 –
156, PUF, 1969 ; le texte intégrale mis en ligne : http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre29723.html
53
36
une bisexualité de la constitution des êtres humains, cette bisexualité est bien plus accentuée
chez la femme que chez l’homme. Un homme n’a en somme qu’une seule zone génitale
prédominante, un organe sexuel, tandis que la femme en possède deux : le vagin qui est
proprement féminin et le clitoris analogue au membre viril » et constate que la question
complexe de la sexualité féminine provient de celle du clitoris, à savoir du fait que « la fonction
du clitoris viril se poursuit dans la vie sexuelle ultérieure de la femme de façon très variable et
qui n’est certes pas comprise comme satisfaisante ». Le viril et le féminin de l’organe sexuel
de la femme coïncident dans un tel schéma de la même manière que les caractéristiques
féminines et celles masculines se croisent dans le propos de Derrida sur l’ambiguïté du
pharmakon socratique. Encore une fois, ne semble-t-il pas que c’est toujours à partir du
masculin qu’on tente de définir le féminin, jusqu’à ce point que même le moment maternel
soit affaibli au profit du moment paternel, comme dans cette partie de Dissémination où
Derrida réfléchit sur les notions de la trace fécondante et de la trace stérile – sur la semence ?
Et quand il dit que le pharmakon pénètre toujours comme liquide, s’introduit, nous ne
pouvons qu’associer cette direction-là avec celle du style dans sa lecture de Nietzche. De
même que le moment liquide nous semble crucial pour penser et la sexualité féminine et la
sexualité masculine, il peut l’être également pour l’expérience de l’écriture. Comment ?
L’expérience d’une écriture qui ne serait pas dictée, mais directe, auto-coulant et autocollant
à la question du style qui lui est intérieure, inclut ce moment liquide non seulement comme
le résultat ou la source, mais comme le fleuve lui-même. Dans ce sens-là, le primat de
l’injection par rapport à la provenance, le postulat de l’introduction comme celui qui rende
possible toute l’écriture nous semble fortement problématique. S’il n’y pas de semence sans
la matière blanche du masculin, il n’y a pas de trace fécondante sans la matière vivante du
féminin, qui est déjà à l’intérieur. Dans une telle optique, il ne faut pas moins sortir la matière
vivante que l’introduire. Il faut la faire sortir, l’accoucher afin d’aboutir à l’acte accomplie dans
la trace qui respire en tant qu’il est ressenti. Les écrits comme les enfants de l’élément
intérieur et de l’élément extérieur, des pensées-ovaires et de l’encre qui les sortent d’autant
qu’il les pénètre.
Les-non-forcement-écrits comme une écriture parlante, vive et soucieuse du moment
présent, l’écriture comme l’acte lui-même où les pensées se multiplient, se développent, se
croisent, se dévorent, en prolongeant toujours leur résidu dans un « plus tard, plus tard » ?
37
Dans ce cas-là, la dimension conversée d’un discours peut rester attachée à la force
pénétrante comme à l’élément masculin qui le fertilise en le traduisant vers une expérience
spécifique de l’écriture, celle qui ne trouve pas sa raison d’être dans la réception prolongée
de sa réception immédiate, dans la vie de trace, mais dans son émanation, quelles que soient
les conséquences. Ne pas trouver la raison d’être dans la trace transmise ne veut pas dire le
manque de fécondité de cette dimension conversée ni forcément l’absence de la trace écrite.
Par conséquent, nous ne sommes pas d’accord avec Derrida quand il dit :
« Condamnant l’écriture comme fils perdu ou parricide, Platon se conduit comme un fils
écrivant cette condamnation, réparant et confirmant ainsi la mort de Socrate. Mais dans cette
scène où nous avons marqué l’absence du moins apparente de la mère, Socrate n’est pas
davantage le père, seulement le suppléant du père. Cet accoucheur, fils d’accoucheuse, cet
intercesseur, cet entremetteur n’est ni un père, quoiqu’il prenne la place du père, ni un fils,
quoiqu’il soit aussi le camarade ou le frère des fils et qu’il obéisse à la voix paternelle du Dieu.
Socrate est la relation supplémentaire du père au fils. Et lorsque nous disons que Platon écrit
à partir de la mort du père, nous ne pensons pas seulement à tel événement intitulé « la mort
de Socrate » auquel il est dit que Platon n’assista pas ; mais d’abord à la stérilité de la semence
socratique abandonnée à elle seule. Socrate sait qu’il ne sera jamais ni fils ni père ni mère.
L’art de l’entremetteuse devrait être celui-là même de l’accoucheuse (c’est au « même art
qu’il appartient de soigner et recueillir les fruits de la terre et de connaitre en quelle terre quel
plant et quelle semence on doit jeter »), si la prostitution et la transgression de la loi ne les
avaient séparés »54.
Tout d’abord, concernant la voix intérieure de Socrate, nous pensons qu’il s’agit d’une voix
plutôt maternelle que paternelle, d’une tonalité de toute façon plutôt féminine que
masculine, d’une voix intuitive d’autant qu’elle est une voie pour l’intuition, une chaîne
vibratoire de sentiments qui résonnent dans toute l’urgence des battements du cœur et de la
chaleur du sang. Dans ce sens-là, la voix intérieure de Socrate ne doit pas être comprise
comme un discours, proprement dit, de l’âme avec elle-même. Il peut s’agir d’une voix plutôt
chantante que parlante ou il vaut mieux dire, en tant plus parlante que chantante. C’est
également par le fait qu’il s’agit d’une voix qui ne dicte pas ce qu’il faut faire, mais qui détourne
54
Jacques Derrida, La dissémination, Edition du Seuil, 1972, Paris, pages 177, 178
38
l’attention de certains actes, qui alarme sur ce qu’il ne faut pas faire, que c’est une voix
féminine par excellence. Il ne faut pas entendre par là que Socrate était comme une femme,
mais presque55, parce qu’on imagine très clairement que l’obéissance spontanée à cette voix
en tant qu’une obéissance de la volonté libre au principe intérieur de la vie, se laisse
facilement juger comme une obéissance aveugle ou arbitraire, indigne du discours
philosophique. À ce moment, la figure de Socrate s’approche de celle de la femme qui se
moque. Penser la femme qui se moque comme le pire cauchemar d’un penseur sérieux ; la
femme qui dit qu’elle sait qu’elle ne sait rien, mais qui soulève tous les points faibles dans ce
qu’un philosophe sérieux croit savoir ; la femme en tant que voix d’un charisme magique pour
se faire écouter, rejoint ici l’effet que toute cette histoire du démon socratique a pu réveiller
chez les autorités de son époque.
Si on veut pousser les choses encore plus loin, on pourrait dire que c’est cette dimension
féminine dans la manière d’être de Socrate, incarnée par la voix intérieure et confrontée à
toute la virilité des citoyens athéniens, qui l’amène à la mort. Mais, si on veut mettre l’accent
sur le moment d’étonnement plutôt que sur celui de la peur devant une voix du féminin qui
n’apparait pas moins moqueuse que menaçante au regard de l’extérieur, on renvoie aux mots
suivants :
« Je t’avais dit, la folle c’est toi – à lier. D’avance tu détournes tout ce que je dis, tu n’y
comprends rien, mais alors rien, rien du tout, ou bien tout, que tu annules aussitôt, et je ne
peux plus m’arrêter de parler… »56.
C’est ce « je ne peux plus m’arrêter de parler » qui annule la « la stérilité comme la semence
socratique en tant qu’abandonnée à elle seule » et qui peut rendre la pensée conversée dans
une lettre privée, à un destinataire particulier, plus féconde et fécondante que tout un
enchaînement d’élaborations autour du sujet soucieusement choisi du point de vue
professionnel. La professionnalisation-même de l’écriture, ou plutôt de ce qu’on pense en
écrivant et de ce qu’on écrit en se référant aux autres auteurs, n’est pas moins un exercice
intellectuel qu’une sorte de virilisation de manière de penser au sens qu’elle parcelle, qu’elle
55
A qui l’autre l’homme obéit spontanément que à la voix de la femme aimée ? Dans ce sens, comme si la femme
aimée de Socrate soit cette voix elle-même et son insistance - la nécessité de la suivre, de lui obéir spontanément
- le critère le plus important qui la tient et la conduit dans la vie. Socrate est ainsi tous les deux – et la femme et
l’homme – Lale Fomme
56
Jacques Derrida, La carte postale, page 18 (lettre du 5 juin 1977)
39
injecte et sépare à la fois, qu’elle attaque pour attaquer et défend pour défendre. Le résidu
personnel qui en reste et qui, en dépendance de chacun, fonctionne comme un cri ou comme
un chuchotement, comme un ennemi ou comme un suppléant, soulève une autre dimension
de l’écriture, d’autant plus magique que moins gérable, d’autant plus raffinée que brute,
d’autant plus délicate que sentimentale. Nous l’appellerons la dimension voix-ante de
l’écriture. Assez souvent et au-delà du visé, de l’intentionnel, du prévu ou du souhaité, c’est
exactement par la délicatesse de cette dimension que l’écriture rend possible la nouvelle idée,
la revitalisation du sens, le ressenti du vrai où on assiste à une autre direction, une autre
dynamique du couple attaque-défense. On n’attaque pas pour attaquer ni on ne défend pas
pour défendre, mais on se sent invité à répondre, à défendre en attaquant, à attaquer en
défendant ce qui nous est cher comme l’idée, la pensée, comme un certain fil conducteur dans
non actes, nos dits et nos écrits. On dit « dans » et non pas « de », parce que ce moment du
fil conducteur ne nous appartient différemment qu’en se déroulant, en nous déroulant. Or, il
est à la fois et de et dans, dans le sens du dedans mais il apparait, disparait et réapparait sous
les nombreux visages tout en témoignant d’une même énergie qui l’anime. Parler de « la
stérilité comme la semence socratique en tant qu’abandonnée à elle seule » ne devient dans
une telle optique qu’une autre manière de constater le rejet du dedans, le rejet du féminin.
Le rejet du dedans est une certaine manière de faire de la force une affaire du dehors, un
processus qui traduit la source de la vitalité en traces de son extérieur. Et par la suite, on imite.
On imite. Les lieux et les non-lieux de la fécondité ne deviennent ainsi que les traces à partir
des vecteurs introductifs, du principe d’injection et d’un oubli. Quel oubli ? Qu’il n’y a ni « de »
ni « dans » sans un « dedans ». Le rejet de la voix du dedans n’a pas eu lieu chez Socrate ; le
rejet venait du dehors pour imposer la règle et pour discipliner la force du féminin, pour
annuler l’obéissance spontanée et postuler celle dictée.
D’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une stérilité en soi-même, mais d’une stérilité a posteriori,
d’une « stérilité » comme la décision si on réfère au comportement de Socrate ou d’une
stérilité comme la condamnation, si on réfère aux autorités athéniennes, la question de
l’obéissance spontanée à une voix intérieure, demeure comme celle qui rend possible la
fécondité du style de penser. Si on imagine une dimension voix-ante de l’expérience de
l’écriture, on pourrait s’approcher plus facilement de la possibilité de penser ensemble les
conversations socratiques comme l’un des types de l’écriture et le moment de voix intérieure
40
comme le principe sonore de la tonalité affective. L’expérience conversée de l‘écriture serait
celle qui est avide de celui qui la vit, qui réunit le chant des pensées volantes et les sirènes
diversifiées de l’alarme qui sous une tenue fine de l’intuition, fait l’appel ou arrête, guide ou
libère tous nos bombardements intérieurs ayant toujours au moins une raison dans
l’extérieur. Le dedans prête l’oreille au dehors, le dehors se mesure dans la tonalité et la
réceptivité du dedans. Le dehors caresse les yeux du dedans. De quelle manière ? C’est la
question du style. La manière de se laisser caresser par le dehors au-dedans de la réceptivité.
L’éruption. Les ruines têtues de leur silence ou les voix têtues de leur insistance sur le vrai. Le
vrai est de l’ordre du comment de ce qu’il précède le plongement dans le pourquoi – comment
on vit les choses, mais vraiment, non pas kobajagi57. C’est pourquoi la question du style est
celle du sang, des saignements intérieurs et des reflets extérieurs.
Penser l’écriture à travers le sperme, comme la trace fécondante ou stérile ne suffit pas, n’a
jamais pu satisfaire. Parce que le masculin ne suffit pas. Il nécessite le féminin. La question du
style est celle du découlement de tout le sang, non seulement du moment éruptif du sperme.
Et quand on dit le sang, on pense et au sujet féminin et au sujet masculin, car la question du
style est celle de la sueur et des larmes, de la vie et non pas de la semblance. Le sperme ne
fait que récompenser la question du style par celle du schéma. Ne réduisons pas la question
du style à celle du schéma, parce que comment faire avec l’écriture sans schémas et avec des
schémas sans écriture ? Les vrais schémas sont ceux qui fonctionnent comme le fil conducteur
derrière nos actions et non pas comme nos actions derrière le fil conducteur qui ne se laisse
pas à être interrogé. Les schémas du vrai n’existent pas de manière préalable. D’une autre,
peut-être. Mais le nom même de schéma ne va pas bien avec le style de vie que ces autres
manières sollicitent de l’écriture. Interroger le fil conducteur veut dire penser le style, de
même que sentir un style veut dire le chercher dans la sueur, dans les larmes, odeurs et sons.
C’est le message transmis et non pas mis. Se mettre dans un message ne veut pas dire le
57
Kobajagi – le terme utilisé en langue serbe pour dire « ce n’est pas vrai » ou plus précisément « c’est comme
si c’est vrai, mais ce ne l’est pas » ou « ce que ressemble beaucoup à être vrai, mais il ne l’est pas »; Il s’agit d’un
terme très répondu dans la langue parlée, surtout par les enfants, mais on ne le trouve pas dans le vocabulaire
officielle de la langue serbe. Pourtant, son origine a été défini par Abdulah Škaljic, dans le livre Turcizmi u srpskohrvatskom jeziku, « Svetlost » Izdavacko preduzece Sarajevo, 1966 (Les mots d’origine turque dans la langue
serbo-croate). Selon cette source, le terme de kobajagi trouve son origine en mot turque « bayağı » qui vaut dire
simple, ordinaire, brut, vulgaire, populaire et « ko » du début de terme en mot « kao » qui veut dire en langue
serbe, aussi bien qu’en croate « comme » (comme si = kao da). Kobajagi reste ainsi le terme employé pour
quelque chose qui est quasi vrai, comme s’il est vrai, mais il ne l’est pas.
41
transmettre vraiment. Pour le transmettre, il faudrait l’approuver par le sentir. Pour le sentir,
il suffit de vivre. La tâche parfois le plus difficile pour les philosophes. Les tâches du sperme
sur le tissu de la vie sont ceux qui posent la question, n’apportent pas des réponses de soimême. Le féminin ! Au revoir !
L’expérience directe de l’écriture ne serait ainsi que la réponse de nos profondeurs gazeuses
à la guerre annoncée depuis l’air, inscrite sur les champs de mines orales. Prendre au pied de
la lettre le danger qui s’en trouve n’est que se jeter directement au milieu de ce champ.
L’éruption de la vie révoltée finit par la révolte du combattant contre un ennemi invisible. Il
ne voit que des traces de bombes, et les visages de ceux qui les jettent, qui les expédient sur
son terrain – jamais ! Or, c’est lui ? C’est le monde-même entre le visible et l’invisible ?
L’histoire de la philosophie entre sur le champ de la littérature par les pas galopants du cheval
de Troie et interroge, compare, met en relation, regroupe, surprend… Prendre le rôle
réconciliateur entre le Sujet et le Monde – surprendre une signature. Mais la vraie surprise est
au-dedans de son dehors. Le défi dans toute approche de l’histoire de la philosophie à travers
l’écriture est ainsi celle qui navigue entre deux verbes : mortifier et revitaliser ; penser la vérité
ou penser le vrai. Dans ce sens-là, on pourrait dire que la pensée philosophique arrive souvent
là où on s’y attend le moins. Elle nous surprend, nous invite, nous réclame.
Penser l’histoire de la philosophie comme la voie aérienne de rendre possible la distance afin
de se répondre en étant toujours déjà (ex)posé, porte sur les différentes écritures, sur les
multiples voix et nombreux mouvements, mais, en principe, ouvre deux vues possibles sur le
territoire du corpus théorique. Penser la vie avec ou vivre la pensé à travers de, à savoir faire
de la vie ou vivre sur les faits, sur les ruines. L’une comme l’autre nous renvoient ainsi à une
même question, celle du principe et de la direction, à savoir du « d’abord ».
Aborder ce « d’abord » est le processus qui met en question toute l’existence et lui trace les
voies à prendre sans lui donner nécessairement la guide de l’accès. Le principe du « d’abord »
réunit le mystère du fil conducteur et la démarche qui lui est spécifique, vers l’accès, vers ce
à quoi la manière de penser aboutira. La dimension voixante de la manière de penser est dans
ce sens l’hymne de tous nos d’abords, celle qui dans l’écriture nous réclame entièrement, qui
soutient ou dérange le rythme de la direction prise ou plus généralement, celle qui sur le plan
anthropologique, désigne le langage attitudiel et anime toutes nos rencontres. Elle ne peut
pas être simplement vocale, ni même toujours sonore, ni surtout pas articulée, mais elle est
42
un peu de tout cela. Elle provient des profondeurs gazeuses de l’être, profondeurs qui
prennent tout au personnel et qui expédient la manière de penser à un style de vivre, et vice
versa. En la considérant pour une dimension féminine, nous ne voulons que souligner ce
moment de l’appropriation de ce qu’on a rejeté tout au long de l’histoire de pensée, de ce
qu’on a rejeté comme déstabilisant, comme indigne du discours sérieux et comme inférieur.
Et cette appropriation n’est pas celle de la conquête de ce qui n’appartient pas à la base, mais
le réveil du propre, de ce à quoi nous appartenons à travers tout le coloris et tout le souffle
de la pensée. C’est la marche des approches comprises de l’intérieur et non pas prises de
l’extérieur, la sonorité de ces ‘à-propos’ qui nous hantent et qui chantent de l’universel au
nom du neutre. Le neutre en tant que mixte en sa transparence, l’universel en tant que le
personnel en son ouverture nous amène à faire valoir le neutre de l’universel : le féminin n’est
pas moins l’autre du masculin que le masculin ne l’est du féminin. Mais qu’est-ce que l’autre
de l’autre ? Rien. Et tout. La liberté du nom. Le style de la nomination. Dans un certain sens,
on pourrait dire que le féminisme est l’éruption de nominations, l’explosion du vrai, qui
explicite cette question : est-ce que vous pensez vraiment le féminin ou vous vivez une pensée
déjà formée et expédiée comme celle du féminin qu’on devrait accepter si on veut être
appelé ? Vivre les survies viriles du féminin ou survivre la vie féminine du masculin ? Appellemoi demain, mais n’oublie pas que c’est important de vivre aujourd’hui.
La littérature comme l’immédiat ou comme la prolongation ? C’est la vraie question du style.
L’immédiat ne doit pas être moins lié à l’impatience que la prolongation ne l’est à la patience.
Mais l’impatience de l’immédiat face à des prolongations de tout ce qui concerne la vie, se
déroule comme une impatience névrosée qui ne peut qu’exploser dans l’écriture. Socrate a
bousculé des choses en les camouflant dans sa non-écriture ; Derrida les a camouflées en les
bousculant dans son écriture. Les accès au labyrinthe du dedans sont nombreux, mais le
mystère du dedans s’est fâché contre la politique du dehors en devenant l’œil protecteur du
dedans. Ojo-clitoris.
Voixayer la prédétermination des pensées à signifier ceci ou cela veut dire les laisser
tranquilles, les ouvrir au Neutre. Elles parlent le mieux quand on les écoute au lieu de les
inventer pour en profiter du charme de la langue. On retrouve le même égarement en ce qui
concerne les femmes. La logique de « Je te dis ce que tu es et tu l’es » appliquée dans le
domaine des relations entre sexes, sans dialoguer, sans toucher, amène à Kant. Monsieur Kant
43
a refusé catégoriquement de parler de philosophie avec les personnes du sexe féminin et
pourtant il l’a enseignée. La philosophie, non pas la femme. Pression de l’époque ou manque
de tact vis-à-vis de la sphère pratique chez un grand admirateur de l’idée des Lumières ? On
lui pardonne, on lui pardonne, de même comme pour la musique. Mais imaginez un monde
où Kant, Nietzsche et Derrida se trouvent assis autour de la même table ronde pour parler au
sujet de la femme et que Clarice Lispector soit modérateur. Pardon, modératrice ! Que des
évidences tristes et des généralités comme si le sujet-même ne les considèrent différemment
qu’à partir de la pensée philosophique. Kant deviendrait rouge dans le premier quart de la
discussion – s’il accepte à venir, bien sûr, Nietzsche n’attribuerait pas un seul coup d’œil à
Clarice ou il le ferait au cachet et Derrida prendrait de grandes pauses parmi deux phrases,
comme si les questionnes le surprennent ou il vaut mieux dire, le dérangent. L’attention ainsi
attribuée à l’attitude-même s’appuie exactement sur cette dimension de réflexion que nous
avons nommée ici voixante. Elle tranche chaque discours par les rayons d’un scan du
personnel et peut résonner spécifiquement l’histoire de la pensée dans le sens où elle
converge l’attitude dans la vie et la vie de l’œuvre philosophique.
Et si la vie-même est la terre fécondante pour un style de penser, non moins que l’œuvre
écrite peut l’être, « la stérilité de la semence socratique abandonné à elle seule » deviendrait
la fécondité de la pensée socratique provenant de son style. Rappelons-nous de l’analogie
proposée par Socrate et problématisée par Derrida : « L’analogie : le rapport de l’écrituresimulacre à ce qu’elle représente – l’écriture vraie (la véritable écriture parce qu’elle est
véritable, authentique, répondant à sa valeur, conforme à son essence, écriture de la vérité
dans l’âme de celui qui a l’épistémè), ce rapport est analogue au rapport des semences fortes,
fertiles, engendrant des produits nécessaires, durables et nourrissantes (semences frugifères)
aux semences faibles, vite épuisées, superflues, donnant naissance à des produits éphémères
(semences florifères) »58.
Si on prend les choses à partir de la vie et non pas à partir du concept, c’est l’écriture comme
écriture qui est le simulacre de ce qu’on peut appeler l’écriture non-écrite ou l’inscription
directe dans ce qu’on fait et dans ce qu’on parle. Nietzsche dirait « Ecrire ne doit être qu’une
58
Ibid. page 173
44
imitation »59. C’est surtout l’énigme sur ce qu’on pense – sans forcément le dire et/ou sans
avoir l’occasion de le faire ou de le faire entièrement – qui rend crucial l’enjeu philosophique
de toute la littérature. C’est pour cette raison que Socrate n’a pas eu besoin d’écrire
autrement qu’il l’a fait. Son écriture était, pour ainsi dire, « on live », et son encre était
acoustique. Mais Platon a enregistré le concert, et en plus, il en a fait tout un remix ! C’est une
tâche personnelle et non pas une recette pour les générations qui viennent, qui dit « N’écrivez
pas, c’est dangereux ! ». Le message était plutôt celui-ci : à quoi sert de lire et d’écrire, si on
oublie de penser à partir de la vie – si on oublie de penser par ses propres moyens
intellectuelles et par rapport à nos propres expériences personnelles ? C’est également la
question du ‘d’abord’ dans le sens où on peut dire qu’on travaille avec une matière ou qu’on
travaille à partir d’une matière, qu’on situe les points de ruptures d’un style de penser et
d’écrire en philosophie. « Avec », c’est penser à partir du concept ; « à partir », c’est à partir
de l’expérience ou il vaut mieux dire, du vécu, du ressenti. On n’a pas d’expérience, on se
plonge dans des concepts grossiers, déjà formés et on colore ainsi les expériences à venir. On
n’a pas vraiment étudié les concepts, mais on a des expériences déjà formatrices. On s’en
médite et on colore ainsi les lectures à venir et les approches de concepts s’en esquissent et
les enrichissent. Donner la couleur. Donner l’odeur. Donner le goût. Il n’y a que ces trois
‘donner’ entre donner la vie et donner la mort, qui nous intéressent chez Derrida pour penser
le féminin et le masculin à travers l’écriture, et l’écriture à travers le pharmakon.
L’écriture en tant que trace saisie dans un plus grand niveau de la visibilité, de la
communicabilité, diffère de l’oraison, mais porte sur elle. De même qu’on peut parler de la
communication non orale, nous proposons de parler d’une certaine dimension sonore de
l’expérience intérieure de l’écriture, ici nommée voixante. La dimension voixante de l’écriture
philosophique serait, en fait, l’apport du vécu à l’approche de concepts, à toutes ces
constructions conceptuelles. De quelles traces stériles et fécondantes nous parle Derrida ? A
notre sens, la question de l’ambiguïté du pharmakon, prise ensemble avec celle de l’écriture
est un champ de bataille de deux modes de se penser et de se vivre. L’écriture peut nous
fournir tant de moyens, tant d’espace pour transformer les petits hasards en coups de destin,
la force vitale d’une attitude en pensées fécondantes d’une approche où les privations
59
Friedrich Nietzche, L’école du style - les aphorismes rédigées pour Lou Andreas Salomé et publié in Lou
Andreas-Salomé, Nietzsche à travers ses œuvres, page 152
45
diversifiées dans la vie surgiraient en tant que le privilège du regard intérieur d’une situation,
d’un conflit, d’un œuvre… Vincent et Théo Van Gogh.
L’ambigüité du pharmakon, mise en parallèle avec l’écriture, n’est pas celle qui partage, qui
divise, qui esquisse les contours du calcul dans la vie et de la liberté dans l’écriture. Elle
séjourne en toutes les deux – dans la vie de l’écriture et dans l’écriture de la vie. Extraire cette
ambigüité d’une pour l’annuler dans l’autre par toute une dynamique entre le mot prononcé
et le mot non-prononcé, demande une violence sanguinaire et demeure d’une image
médiocre de l’inoffensivité. Autrement dit, la question de l’ambigüité est celle de l’enjeu
d’imprévisible dans les conséquences à saisir, celle du derrière par rapport au fil conducteur
et celle du devant par rapport à la trace. Le mot prononcé dans la mauvaise foi en rivalité avec
la voix libérée qui délivre par sa sonorité la confiance en mot non-prononcé. La prononciation
comme l’initiation de la confiance en mots se déroule toujours au-delà de la communication
orale. Elle concerne ce qu’on privilégie parmi « être têtu de sa pensée » malgré tout ce que la
vie même nous annonce ou « obéir spontanément à ce qu’on vit dans le rythme de ce qu’on
sent, comme Socrate le fait à sa voix intérieure » malgré ce qu’on a pu en penser depuis la
distance de celui qui fait des objections et des remarques. La confiance comme la
prononciation du vrai dans les mots enchaînés en mauvaise foi rend possible d’admettre la
décision de se tenir inoffensive dans une violence faite à la vie à travers la langue. Comment ?
Par approuver le devant par rapport à la trace et par se cacher derrière le derrière par rapport
au fil conducteur de manière de penser. Autrement dit, par dire « quoi que tu fasses, je
t’approuverai, et je le ferai depuis ce jour où il fut clair que jamais entre nous aucun contrat,
aucune dette, aucune garde sous scellé, aucune mémoire même ne nous retiendrait – aucun
enfant même »60. La trace. La trace rejetée. La trace surprenante. La trace du non-traçable.
Que ce soit la trace planifiée, développée dans sa prévisibilité en tant que construction ou
celle faite d’une seule souffle qui aboutit à quelque chose de très constructif ou celle que
réunit tous les deux moments, la trace pensée ensemble avec l’écriture, nous renvoie
forcement à la dimension communautaire d’une existence réfléchie, d’un côté et à la
dimension d’autant conversée que personnelle de toute la vie collective. La question de la
langue est cruciale pour la transmission des choses faites, dites et écrites, mais un autre
60
Jacques Derrida, La carte postale, page 31
46
langage que celui textuel s’impose comme non moins important pour la dimension vécue de
toutes nos constructions conceptuelles. Nous nommons ce langage attitudiel (de « attitude »)
et précisons que c’est lui qui pose la question de la réception et du reflet, qui met en jeu la
différence entre le regard intérieur et le regard extérieur et révèle des traces de tout un
registre imaginaire à travers le mouvement, le touche, l’odeur, le gout, la sonorité… Là, ce ne
sont pas les traces moins que les cicatrices, ni les cicatrices ne sont moins que des blessures,
ni les blessures ne sont moins que l’inscription de la vie sur un terrain qui nous est propre, qui
est en nous. C’est aussi en cela que nous voyons l’élément liquide du pharmakon – la vie ellemême est liquide, le poison et le remède, la condamnation et le salut, en fonction de la terre
et du soleil, de l’approche et de l’apport. Pour reprendre la question du style, on pourrait dire
que c’est par cette liquidité du pharmakon qu’il y a une sorte de liquidation par rapport au
vécu, dans l’expérience de l’écriture quels que soient sa nature et son but. Surtout s’il s’agit
d’une écriture plutôt personnelle que professionnelle, il arrive à Derrida lui-même de le
souligner :
« Je t’écris des lettres de voyageur de commerce en espérant que tu entends le rire et le chant
– les seuls (les seuls quoi ?) qui ne s’envoient pas, ni les larmes. Ne m’intéresse au fond que
ce qui ne s’expédie pas, ne se dépêche en aucun cas »61
Il nous reste à nous demander si cette manière de voir les choses annule l’urgence du geste
ou la célèbre. Qu’est-ce que Derrida a voulu dire par caractériser tous ses moments comme
ceux qui se ne dépêchent pas - ils ne se prévoient pas ou ils se déroulent lentement et puis,
une autre question à poser est si le ‘lentement’ veut dire spontanément de manière qui fait
confiance à ce type du déroulement ou s’il veut dire une manière réfléchie et médiatisée par
les échos prévisibles. Le décalage du sens dans le langage attitudiel surgit toujours dès qu’on
sort d’une recette faite à la maison qui est, en effet, notre tête. L’exemple : Derrida confie
dans une lettre sa réaction à une question provocatrice, qui est une réaction de laquelle il est
en tant plus fière qu’elle ne lui ressemble pas. Le lieu et le non-lieu du féminin. Il dit : « Au lieu
d’argumenter, de le renvoyer à ceci ou à cela, j’ai répondu par une pirouette, je te raconterai,
en lui renvoyant sa question, en lui signifiant qu’il devrait savourer, avec moi, l’intérêt qu’il
61
Jacques Derrida, La carte postale, page 19
47
prenait visiblement, en ce moment même, à cette question dont je m’occupais par ailleurs
avec autres, dont moi. En privé. »62
Le mélange spécifique de ce « je te raconterai » et de ce « en privé » est celui qui soulève les
limites d’une œuvre et attache de manière très profonde la question du lieu et du non-lieu de
la femme à celle de la vie. Dans ce sens, on pourrait dire que Platon n’écrit pas à partir de la
mort de Socrate, comme nous dit Derrida, mais à partir de la vie de Socrate. Et il le montre
exactement en mettant ses textes sur la scène de l’écriture en forme de dialogues. Platon est
ainsi un metteur en scène qui n’a pas eu besoin de l’espace du théâtre, de même que la figure
de Socrate est celle qui promouvait l’écriture parlante sans avoir besoin de l’encre, qui célèbre
le principe féminin contre toute la virilité de la langue tournée vers le dehors de l’écriture. La
trace est au-dedans du dehors. La trace est la limite du dehors au-dedans de l’œuvre. Et
Derrida rappelle très justement que « la conclusion du Phèdre est moins une condamnation
de l’écriture au nom de la parole présente que la préférence d’une écriture à une autre »63.
Socrate serait une figure maternelle de l’expérience totale de l’écriture, une voix promotrice
de l’inscription de la vie personnelle dans celle du style de penser qui fait un œuvre. Et la
question du style en écriture est toujours celle du comment et le commentaire spécifique à
celle du quoi : le comment concerne la méthode de penser, le quoi relève de la vie du penseur.
Dans un moment tout près de la fin du Phèdre Socrate dit à Phèdre : « Mais nous avons
suffisamment parlé de ce qui fait, à propos des discours, l’art ou le manque d’art. Il nous reste,
n’est-ce pas, à examiner la convenance ou l’inconvenance qu’il peut y avoir à écrire, et de
quelle manière il est honnête ou indécent de le faire ? »64.
La convenance de la pensée à la dimension conversée de l’écriture multiplie les enjeux da la
trace en fonction de la réception inattendue dans ce qu’on attend ou celle de l’inattendu qui,
de fait, nous met en question. D’où la méfiance socratique de l’écriture et d’où l’étonnement
de Derrida devant une carte postale dont on doit l’image à l’historien et l’enlumineur du XIII
siècle, Mathieu Paris (Bodleian library, Oxford – Socrate and Plato, the frontispiece of
Prognostica Socratis basilei, a fortune-tellinf book. English. 13th century, the work of
Matthew Paris). Le fait que Derrida trouve cette représentation de Socrate comme celui qui
62
Ibid. page 19
Ibid. page 172
64
Platon, Phèdre, trouver cette traduction, si non adapter la citation à la traduction de Luc Brisson, page 164,
165
63
48
écrit, tandis que Platon se trouve derrière en surveillant l’acte d’écriture, exactement en carte
postale ne peut qu’augmenter son mystère. L’inversement du sens. Mais dans quel sens ? De
toute façon, Platon figure dans cette image comme celui qui ne tient pas la plume entre ses
mains, mais comme celui qui s’est appliqué à l’acte de l’écriture d’une autre manière. Mais
comment ? Comme celui qui témoigne d’une expérience de l’écriture ou comme celui qui rend
possible l’acte d’écriture en dictant ? L’écriture en deux ? Derrida se dépêche de dire « Socrate
comme le secrétaire de Platon »65. Le secrétaire – La secrétaire. Un terme qu’on utilise dans
la même forme et au féminin et au masculin. Le/la « secrétaire » comme un mélange du
« secret » et du « taire » qui nous renvoie de nouveau à ‘je te raconterai’ et à ‘au privé’ tout
en restant associé à la vie professionnelle. Quelle percussion du féminin et du masculin !
Quelle rencontre de la vie et de la philosophie !
Il est difficile de ne pas penser ici à un phantasme devant la femme qui semble se moquer de
toutes les structures conceptuelles qu’un penseur peut prendre au sérieux, qui les défend
avant de les soumettre au test de la vie-même, de les approuver autrement qu’en les
injectant, en les appliquant dans une réalité qui se déroule en parallèle de celle de tous les
jours. En fait, l’image de la femme qui contredit ne se transforme en celle qui se moque que
médiatisée par le degré de stress dans le sérieux de la pensée. En réalité, cette femme ne doit
pas du tout être celle qui a l’intention de se moquer ; elle est plutôt attristée d’avoir reconnu
un certain aveuglement, une certaine perplexité devant les affaires de la vie et elle essaie de
le montrer par l’humour spécifique à l’envie de soulager l’angoisse, de soigner la vie blessée.
De quel phantasme parlons-nous ? Que le moment arrive où cette femme audacieuse, plein
de vie et de remarques, qui mêmes occasionnelles sont très justes, sera bien assise, sérieuse
et en faisant ce qu’on lui dit de faire, avec un doigt tendu comme celui de Platon sur la carte
postale intitulée « Le vecteur de vérité ». La tension dramatique d’un tel phantasme ne vient
que de pair avec le réveil d’un autre phantasme qui se laisse traduire si facilement en
cauchemar, parce qu’il est pire que celui annulé, que celui de la femme qui se moque. Il s’agit
d’un clochard du cauchemar dans le sens où sa réalisation ne laisserait plus aucune garantie à
vie, sauf une auto-maintenance devenant la règle. La question de la direction dans le
65
Dans Jacques Derrida, La carte postale, sur la page 14, on lit la description suivante « Socrate, celui qui écrit –
assis, plié, scribe ou copiste docile, le secrétaire de Platon, quoi. Il est devant Platon, non, Platon est derrière lui,
plus petit (pourquoi plus petit ?), mais debout. Du doigt tendu il a l’air d’indiquer, de désigner, de montrer la voie
ou de donner un ordre – ou de dicter, autoritaire, magistral, impérieux. Méchant presque, tu ne trouves pas, et
volontairement. J’en ai acheté tout un stock ».
49
déroulement des pensées est ainsi toujours la question de la réaction dans la manière d’être
au sens où on pourrait différencier la mortification du vivant ou la revitalisation du mortifié.
La voix féminine qui contredit peut être celle qui ouvre le débat, qui met en mouvement, qui
sollicite de la vie et qui confronte les pôles opposés tout en étant interprétée comme
dangereuse de tous ceux qui l’entendent comme une menace à la pensée sérieuse de l’effort
de faire tenir une structure, comme la voix intérieure de Socrate était pour des Athéniens. Le
« sans compromis » et le « sans réserve » s’en retrouvent dans la voix féminine, pour
s’appliquer dans le déroulement de la pensée et non pas pour l’annuler. C’est pourquoi en la
mortifiant, en la tuant, on se prive de l’enjeu conversé de toute la pensée qui nous contredit
et on assiste à une chute d’idées provoquée par une confusion du principe de l’obéissance et
de celui du respect. Le respect ne séjourne pas en obéissance, il faudrait plutôt le chercher
dans l’accord à suivre ou, pour mieux dire, à accompagner.
50
Le chant de la pluie sous la plume de l’être-ensemble
Nietzche, tu vas prendre une photo ? N’oublie pas le parapluie !
ou
Derrida, oublie le parapluie, fais-le exprès !
L’éloge des êtres forts et de l’âme supérieure chez Nietzsche. Les semences fortes et stériles
dans l’analyse derridienne du pharmakon et de l’écriture. Surprendre la conversation par lui
conférer une tenue de la vie dans son attitude de l’œuvre. L’angoisse immense de Nietzsche
rejoint celle de Derrida exactement sur les points où convergent les questions du féminin et
du masculin. Mais Nietzsche était plus sincère par rapport à la vie, dans ses soucis
philosophiques, tandis que Derrida était plus soucieux par rapport à l’enjeu d’une écriture
sincère pour la philosophie. Pourtant, Nietzche et son « Lou, mon cher cœur » aussi que
Derrida et son « mon amour » expliquent le mieux de quelle manière toute la question de
l’approche en philosophie peut être renvoyée à celle de la direction et de la destination de
nos pensées. De te lire à s’écrire - spéculer et culer à travers la délire – surgissent toutes les
tensions entre le fil conducteur qui dirige la manière de penser et les voix qui animent le
chemin de toute la pensée. Des lectures masculines à l’écriture féminine, il y a toute une
dialectique de l’angoisse et de la jouissance qui concerne la question de trace. De même, qu’il
y a tout un pari entre la lecture compétente et la lecture comprenant, entre l’écriture
professionnelle et l’écriture personnelle. Or il est à demander - « Quand je saurai quel jeu je
joue avec moi, mon amour ? Mais pourquoi, quand je vole avec toi l’angoisse ne disparaît-elle
pas ? Toi, tu es bien tranquille, tu es tournée vers le paysage et tu jouis du dehors comme si
tu venais de naître. Je me demande parfois tout simplement si tu existes et si tu en as la
moindre idée »66.
Voilà la jouissance qui dérange la vie du penseur par la solliciter et l’angoisse qui s’arrange
avec la pensée pour rendre possible l’écriture. Par cette ambigüité il faudrait attaquer celle de
pharmakon. Pourquoi ? « Qu’il s’agisse de sperme ou d’écriture, la transgression de la loi est
66
Jacques Derrida, La carte postale, page 34
51
d’avance soumise à une loi de la transgression » nous dit Derrida afin de concentrer la liquidité
de la semence, de la trace dans la question du masculin et son rapport à l’ambigüité « de ce
pharmakon qui peut servir aussi bien la semence de vie que la semence de mort,
l’accouchement que l’avortement »67. La résistance au féminin ressemble ainsi beaucoup à
celle à la psychanalyse et la résistance du féminin à celle de Socrate appuyé sur la voix
intérieure. Quand Derrida parle de la trace, il ne parle que du paternel. Le paternel, le
paternel : le supplément paternel, la mort du père. « Qu’est qu’il découle du fait que ce n’était
pas la fille qui a tué le père ? »68, interroge Salomé afin de réveiller le moindre intérêt pour
penser le féminin et dans le paternel et dans le maternel - dans toute existence humaine.
Etudier Ferenzi.
Pourrions-nous traduire « De Socrate à Freud et au-delà » par « De la voix féminine à la cure
par la parole vivante et au-delà du masculin » afin de joindre la question de la voix à celle de
la main ? La question de la main nous semble cruciale pour suivre l’énigme de la voix et de la
trace dans la carte postale dont nous parle Derrida. Ce n’est tant par le sens inversée
concernant la trace écrite que par la direction de la pensée conversée, ici mise en question,
que cette représentation dérange et bouscule la position dans le siège chaud de la
philosophie. Celui qui fait la vie en restant debout se trouve ici sur la place de celui qui l’écrit,
qui se vit à travers l’écriture, qui fait de la philosophie. Ou on pourrait dire qu’il s’agit de deux
tâches réunies en un même jeu, qu’il s’agit de l’amicalité dont jeu de commencement, de
placement et du reflet se signifie par la proximité intime comme celle dans un tableau d’Eugen
Schiele. Amicizia de l’année 1913.
67
68
La dissémination, page 177
Le titre du texte de Lou Andreas-Salomé, publié in
52
La vraie question de cette carte postale nommé « Le vecteur de la vérité », est suivante : Estce que Platon rend possible Socrate ou Socrate rend possible Platon ? Qui a eu vraiment besoin
de qui par rapport à la trace fécondante ? Pas moins Socrate de Platon, que Platon de Socrate,
en fait. La réponse consiste dans cette ambiguïté du pharmakon. L’écriture prise de sa côté
vipère par l’un était conçu par l’autre dans son aspect salutaire. Ces deux côtés se retrouvent
dans l’étreinte spécifique de la trace et de l’empreinte, du dehors et du dedans. L’empreinte
concerne le dehors, mais n’est rendu possible qu’au-dedans du dehors. L’empreinte réclame
un dedans, réclame une affection spécifique, une influence d’autant plus subie que ressentie,
en tant plus juste que profonde et rend possible l’échange, rend visible la trace. De quelle
trace parlons-nous ? La trace comme l’emprunte dans la trajectoire de pensées, qui peut aller
si loin jusqu’au réveil d’intérêt pour une autre trace – celle de l’encre, afin de garder, célébrer,
transmettre l’histoire d’un message, le sens d’un style de vie et d’une approche en
philosophie. La confiance amoureuse de l’inspiration, réunit ainsi les aspects opposées et
inverse les représentations des ordres historiquement établis par l’enjeu symbolique. Peutêtre, on voit ici Socrate écrivant parce qu’il a rendu possible une écriture, on le voit dans la
gloire de son charisme et dans l’attitude disciplinée par son obéissance complète parce que
53
spontanée à la voix intérieure comme à cette graine du vrai. On ne le voit pas comment on
l’imagine, parce qu’on l’imagine toujours à partir du dehors de la trace, à partir de l’écriture
et non pas à partir de ce qui la sollicite. Dans ce sens-là, présenter Socrate ainsi ne doit rien
trahir au niveau effectif de son approche. Se nourrir de la proximité de... Echanger avec...
Toucher. Toucher. Toucher. Schiele.
Dans le tableau de Schiele on voit qu’on se nourrit le mieux de la proximité de celui de qui on
a le plus de soif. Il faudrait penser cette soif comme le besoin de l’encre pour contempler la
carte postale « Le vecteur de vérité ». Comme si la position de Platon est celle du masculin
voulant rester à la proximité du féminin. Rendre disponible la pensé de l’amicalité à la
réflexion sur la relation féminin-masculin, contribuerait à l’évaluation les puissances magiques
du pharmakon. Comment ? Par sortir de la tyrannie du calcul, par surpasser l’attente de la
non-attente qui se maintient de la procession de la possession. L’affablement d’une pensée
au profit de l’assujettissement de l’oralité en tant qu’un ‘faire face’ à l’écriture en tant que
l’expérience médiatisée par les gémissements de la langue, atteintes et laissées. Mais, la lettre
nous prolonge, elle peinte ; le télégramme nous abrège, il sublime… Amère ou douce, fatale
ou salutaire, la trace qui reste vraiment est de toute façon celle du chant de profondeurs
gazeuses de l’être. Autrement dit, au-delà de toutes les transformations, de tous les
surpassements ou des annulations en cours de préparation, « ne reste plus que chant, il renaît
chaque fois, rien ne peut rien contre lui, en lui. Sans le moindre effort, il se porte au-delà de
tout calcul, de l’ignoble calcul, de la multiplicité des lieux (les morceaux de moi en foule et de
toi, les différences, la « topique », ah ! la topique !, la fidélité aux fidélités, le parjure comme
impératif catégorique, pouah… »69. Quel parjure ? Pourquoi ? La fidélité comme le concept
de fidélité, comme un dictat de la règle ou la fidélité comme l’acte de la vie, comme un « obéir
spontanément » ? Comme si l’oreille prêtée à la voix intérieure socratique est devenu Socrate
lui-même dans la représentation « Le vecteur de la vérité ». Comme si Platon a oublié de
prendre la plume, de même que Nietzche a oublié d’apporter le parapluie. L’encre  la pluie
 le féminin ! La vivacité de l’échange, le mystère du con - texte font que la trace soit quelque
chose de plus que la garde de l’oubli ou son rénitence à ce qu’il n’a pas été prononcé. Le
féminin vient par son côté sonore, compassionnant et séduisante à joindre le texte au discours
et à combattre le principe viril, parce que conservatoire du texte dans les contextes qui le
69
Jacques Derrida, La carte postale, page 49
54
dévoilent comme le non-lieu du Vrai, comme le vrai d’un « n’avoir pas eu lieu » qui a lieu. Si
vous faites remarquer à un interlocuteur qui prétend vous connaitre bien qu’il n’a pas bien
fait d’avoir dit une certaine chose vous concernant et si vous donnez une illustration, si vous
proposez l’exemple d’une autre version, plus appropriée, ne semble-t-il pas que la pire
compréhension, la réaction le plus énervante, sera la répétition immédiate des mots
proposés ? Le contexte d’un texte peut réclamer ainsi les réactions qui disent d’autant plus
qu’elles ne sont pas textuelles, à savoir les réactions qui sont plutôt de l’ordre de démontrer
que de celui de montrer, qui concernent plutôt le sentir que le convaincre. Parce qu’on est le
plus convaincu quand on sent le Vrai, quand on sent vraiment ce qu’il y a du vrai dans un
rapport, dans un échange, dans une approche, dans une trace. L’oralité sans la textualité peut
être conçue comme autre face de l’écriture sans encre, à savoir comme l’envers de l’écriture
qui passe par l’orale et qui est, dans ce sens-là, plutôt contextuelle que textuelle. Ce rejet du
texte n’est pas un rejet absolu ; l’effet du texte est concentré dans un autre niveau de
l’exprimable, de l’échangeable, du partageable. Dans le premier cas - l’oralité sans le textuel
proprement dit - l’enjeu consiste en sonorité pure. Dans le deuxième cas – l’écriture comme
expérience orale – l’enjeu consiste en discontinuité du discours vrai. Par la discontinuité du
discours on pense à la dimension voixante de l’écriture, celle qui reste non-disciplinable dans
l’approche du textuel où une certaine discont-intuition de la parole rejoint le discount du
textuel au profit du sentir. Ce rejet est celui qui ressemble au rejet du féminin, parce qu’il ne
peut jamais s’effectuer entièrement. De même, le rejet du conceptuel se fait par le rejet du
rejet du féminin, en tant plus qu’il ne s’agit pas d’un rejet ultime du texte en soi-même, mais
d’une certaine totalisation du texte qui peut le séparer de sa texture, de sa dimension
voixante, des profondeurs gazeuses de l’être. C’est un rejet qui ressemble si souvent à la
moquerie, car il est un trop qui va de soi-même et qui se dissipe ; c’est un rejet qui accepte
tout dans le sens où il rend la pensée sensible à tout, à un grand Tout avec tellement de mains
et tant de voix. La musique. La danse. La peinture.
Les questions de la main dans l’étreinte du vrai et de la marge dans l’acte d’écrire deviennent
ainsi celles qui sortent sur le même plan la carte postale dont Derrida parle, le tableau de
Schiele et « J’ai oublié mon parapluie » de Nietzsche. Et on pourrait dire que dans le rencontre
spécifique de la voix et de la trace, le Féminin se dessine à sa main libre sous la pluie de l’encre.
« J’ai oublié mon parapluie » veut dire, en fait, « j’ai oublié de me protéger du féminin » et à
55
la dernière analyse, de ce chant provenant des profondeurs gazeuses de l’être qui n’est pas
médiatisé par le travail conceptuel. Voilà la ressemblance du discours avec la peinture ! L’œilhuile et l’image médiatrice. Le féminin dans les yeux tendres et fâchés de Nietzche, dans les
yeux pleurent qui se n’acceptent pas, qui s’auto-punissent de sa pluie, qui s’enferment au
dehors du dedans ! Voilà les oreilles plein de vapeur d’eau de Derrida qui lui réveillent l’intérêt
pour « J’ai oublié mon parapluie » ! Voilà comment l’écrivain peut condamner le philosophe
et non pas contraire ! L’image de la femme qui se moque ne vient que de couple du refus de
voir le rejet du féminin. La révolte de l’eau contre les concepts solides sans les passerelles pour
l’élément liquide du pharmakon. Le Vrai perd l’air. Ce n’est pas la perte du style. C’est un style
de perdre. Mais ce n’était pas la compétition. L’eau proteste parce que la vue saigne sous les
yeux aveugles dans les mots, malades des mots…
C’est le textuel, avide du sang et sans envie de l’eau qui rend possible de considérer la
semence de la mort pour une opération nommée Angel of Mercy. La dictature du texte. A quoi
sert le parapluie ? La terre a soif, le ciel, médiatisé par la plume du masculin, laisse l’encre
contaminant. La plume devenant fusil, l’encre devenant la munition – la vie se souffre sous les
bottes d’une logique phallocentrique, d’une logique qui recrute toute la virilité, et le sens de
la compétition et l’envie de conquérir, dominer, s’imposer du dehors et un gout particulier
d’obéir, non pas comme Socrate - spontanément à une voix intérieure, mais un gout d’obéir
pour être à côté de celui qui est le plus fort. Mais la vraie force n’est pas sur bouton : tu appuies
et elle est là ! Le chant reste dedans – au dedans du dehors. Et la violine. Comment confisquer
le pouvoir volante et violinante du chant qui provient du dedans ? Comment vider du sens les
champs violonant et intérieurs du vivre ? Ah, les signataires et les destinataires ! Le chante
reste et vous ne le comprenez pas, mais vous assistez quand-même ce moment où la vie le
tourne contre vous. Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ? On fait le texte pour
annuler le chant.
Dans ce sens-là, nous nous intéressons pour le texte comme la conséquence de la vie - la
conséquence qui n’est pas prise en marge de l’écriture, mais comprise dans une cohésion de
penser et de vivre, de manière par laquelle la contextualisation peut encore être traversée par
la dimension voixante de l’écriture. Nous nous demandons de quoi le texte est conséquence et
non pas dans quel but il était ensemencé. Dans ce sens-là, la gravure qui inverse des rôles
entre Socrate et Platon, vendue en carte postale, ne nous choque pas. Pour nous, Socrate
56
n’est pas représenté ici comme le copiste. Et Platon nous ressemble à celui qui est
reconnaissante de pouvoir assister à une sorte du miracle, à celui qui veut s’enrichir et donner
le mieux de soi en lui assistant. Le dehors et le dedans de l’écriture sont ici présentés par la
ligne de démarcation corporelle. D’abord le chant qui s’écrit, derrière est le texte qui le garde
– c’est la vraie image de l’écriture qui sublime la vie et la pensée. Le dos n’est pas tourné ici
contre le chant intérieur, et la voix socratique est suivie par l’enjeu platonicien d’une relation,
d’un échange. Le corps n’en est pas l’ennemi si on ne l’instrumentalise pas. Le corps est
toujours déjà là. Dans ce sens, quand on dit qu’ « un lien intime doit être établi entre l’âme et
l’esprit avant que le corps n’entre en jeu »70, nous ajuterons que, en effet, le corps est toujours
déjà en jeu, au-delà de sa prise de place en acte sexuel. Il est toujours en jeu de toute existence
de même que la voix l’est dans celle de l’écriture. Les instrumentaliser veut dire en abuser…
Et si on abuse du corps, si on abuse de la voix, c’est-à-dire si on les prend comme des objets
qui ne disent pas autre chose de celle que nous voudrions en entendre - l’attention ! - le chant
est en danger, le principe de la jouissance est attaqué. Le chant aux champs libres de la pensée
– la dimension voixante de l’écriture ! Platon derrière Socrate est un Platon bien heureux et
conscient de cela.
Ramener cette image de la carte postale « Le vecteur de vérité » au champ des relations
masculin-féminin veut dire croiser l’accompagnement masculin et la priorité féminine dans
une danse rituelle comme la prière de la condensation de pensées dans le texte, mais en
mettant la danse et le chant suivi en avant. La question de direction concernant la vie et le
concept nous vient encore par une autre image : qu’avant la fontaine, il devait y avoir le puits,
qu’avant la parole, il devait y avoir le geste. Prendre l’eau pour l’élément de toute liquidité
humaine, donc pas moins féminin que masculin nous approche de la vraie ambiguïté de
pharmakon. Dans Marges de philosophie, Derrida cite Valéry - « Le langage lui-même est plein
de louanges de l’EAU. Nous disons que nous avons SOIF DE VERITE. Nous parlons de la
transparence d’un discours » - pour conclure - « quand Valery termine sur un ‘J’adore l’EAU’
qui ressemble, pour qui s’y méprendrait, à quelque platitude publicitaire, il ne parle que de la
parole, il insiste sur ce passage qui met l’eau à la bouche, engendre le discours, l’oraison,
l’incantation »71. De même que Derrida est obsédé par la vérité - par la « vérité » et par des
70
71
H. F. Peters, Ma sœur, mon épouse, Gallimard, 1977, page 13
Jacques Derrida, Marges de philosophie, pages 181, 182
57
« vérités » - nous sommes par le Vrai. Dans ce sens, une mise en parallèle de sa remarque
concernant « quelque platitude publicitaire » avec son analyse du pharmakon chez Platon
nous permet d’entendre un écho spécifique de la distinction entre l’écriture comme la trace
perdue, semence non valable et la parole comme trace vive qui « ne dévie pas la puissance
séminale vers une jouissance sans paternité »72 dans son analyse. La réplique : Cette
jouissance sans paternité ne doit pas être la même que celle sans maternité, parce que, en
effet, cette trace peut vivre suit à la touche de l’encre, après l’encre, sans ancre. D’ailleurs, on
ne peut pas parler du paternel sans dire le maternel. Michel Henry dirait « C’est seulement ce
dont je ne suis pas séparé que le salut peut résider : y-a-t-il un tel élément ? Oui,
l’intentionnalité. C’est plutôt dans le caractère sacré du geste que la solution est à chercher.
Et il faut encore faire ici cette remarque : cette intentionnalité (ce geste) ne serait pas ce qu’il
est s’il n’était geste vers, avec l’autre »73. L’intentionnalité incarnée dans le geste – le langage
attitudiel - sans ou avec le texte, avant et après l’écriture. Il faudrait voire la ligne du toucher
tout au long du dos sur le tableau de Schiele comme un serpent afin de comprendre comment
toute la question de la pharmacie est profondément liée à la formule « celui qui comprend est
surtout celui qui embrasse »74. L’intentionnalité marquée principalement par la jouissance ou
par l’angoisse – la nature ambiguë du pharmakon – le danger et le salut de l’étreinte. L’étreint
salutaire en philosophie et l’étreint dangereuse en philosophie. Pourquoi Nietzsche et Salomé
– la philosophie dangereuse ?
Même si Nietzche a pu dire pour Lou « mon âme sœur » ou encore « ma sœur inséparable »
avant d’écrire en décembre 1883 à Overbeck « le malheur, c’est que j’avais cru trouver un être
ayant exactement la même tâche que moi-même »75 et même si Lou a su souligner, à plusieurs
reprises, les fortes ressemblances entre eux76, nous pensons qu’il s’agissait plutôt d’une
72
Jacques Derrida, La dissémination, page 176
Michel Henry, « Notes sur le phénomène érotique », publié in Revue internationale Michel Henry, N°4, UCL
Presses universitaires de Louvain, 2013, page 33
74
Agnès Besson, Lou Andreas Salomé, Cathérine Pozzi, Deux femmes au miroir de la modernité, Le Harmattan
2010, page 58
75
Cité selon Jean-Pierre Faye, Nietzsche et Salomé – La philosophie dangereuse, Bernard Grasset, Paris, 2000,
page 70
76
Dans une lettre datée du 14 août 1882 et adressée à Paul Rée, Lou Andreas-Salomé écrit concernant Nietzsche
: « Un jour, il m’a dit, plein d’étonnement ‘Je crois que la seule différence entre nous est celle de l’âge. Nous
avons vécu et pensé pareillement’ (…) C’est seulement parce que nous sommes si semblables qu’il réagit si
violemment aux différences qui existent entre nous, ou ce qui lui apparait comme des différences. C’est pourquoi
il est si bouleversé. Quand deux personnes son dissemblables, comme vous et moi, elles sont enchantées quand
elles se découvrent des points de contact. Mais lorsqu’elles se ressemblent autant que Nietzsche et moi, elles
souffrent de leurs différences. » Cité selon H. F. Peters, Ma sœur, mon épouse, page 114
73
58
ressemblance en force de la personnalité, en force du degré par lequel ils ont tous les deux
obéir aux principes intérieurs de leur manière d’être vers l’autre, avec l’autre, qui ont été
fortement différentes, en effet. Lou est ainsi, d’une certaine manière, l’incarnation du principe
de la jouissance, Nietzsche de celui de l’angoisse.
Dans la biographie de Lou Andreas Salomé, H.F. Peters nous dit : « Poussée, comme Nietzsche,
par son démon, elle ne pouvait s’adapter à un mode de vie, opposé au sien. C’est en cela que
résidait la tragédie de la rencontre Lou-Nietzsche : comme deux étoiles, ils évoluaient dans la
même orbite. Leur rencontre devait fatalement produire un choc »77. Et c’est en cela que nous
entendons le sous-titre d’un livre sur Nietzche et Salomé, signé par Jean-Pierre Faye - « La
philosophie dangereuse ». En pensant à Clarice Lispector, nous disions encore « La philosophie
du toucher au dangereux », qui est principalement une expérience personnelle de la
philosophie. L’enjeu d’une expérience personnelle et dangereuse de la philosophie pour
s’approcher des liens profondes entre paraître, laisser paraître et manière d’être conviendrait
à l’enjeu de toute cette histoire entre Nietzsche et Salomé pour une autre rencontre du
masculin et du féminin. Cette rencontre soulèverait ainsi de manière plus équilibrée une
pensée réconciliatrice entre le féminin et le masculin au sens où elle demeurait la question
des côtés féminines et masculins en tous et chacun. Lou nous dit pour Nietzsche que « dans
la vie courante, il était d’une grande courtoisie et d’une douceur presque féminine, d’un
caractère égal et bienveillant ; il prenait plaisir aux formes raffinées et élégantes de la vie, et
il ne cessa de leur attacher une importance considérable » en ajoutant que « la joie du
déguisement ne fut jamais étrangère à ce plaisir – un manteau et un masque qui cachaient
une vie intérieure jamais, ou presque jamais, dévoilée »78. Ah !
L’œil-caméra ou l’œil-scan devant la main cassée par le texte, devant la bouche remplie par le
sable du rejet qui mange le chant et laisse la voix cassée – le principe de la jouissance et le
principe de l’angoisse. Le sens de la vie trouve, donc, sa forme transparente plutôt dans le
geste de l’amour que dans la pensée trop sérieuse, parce qu’angoissante, en recherche de la
vérité. La jouissance devenant l’éloge de la reconnaissance. Les loges sont déplacées au rezde-chaussée, le féminin n’est plus chassé par les pièges spéculatifs de la virilité.
77
78
H. F. Peters, Ma sœur, mon épouse, page 140
Lou Andreas-Salomé, Nietzsche à travers ses œuvres, page 41
59
Pourtant, Derrida insiste sur la jouissance paternelle, et nous en voyons la jouissance en tant
maternelle que féminine ou en tant féminine qu’elle ne peut pas être simplement paternelle
– la jouissance qui ne doit pas être recommandée pour avoir lieu, qui n’est pas apprise, mais
directe, à savoir en tant vraie que peu maitrisée. On n’a plus besoin de guillemets. Les
guillemets ne sont que l’abri du dogmatique et l’alibi de l’inquiétude qui prétend à avoir un
visage de femme qui comprend, sans pouvoir expliquer, tout en se gardant de la jouissance.
On a compris, on a compris – il pleut. Le délire vient pour lire le destin sous la pluie, le destin
de ceux qui se protègent par s’exercer dans la discipline de ne pas sentir. C’est triste. C’est
triste. Et cela ne fonctionne pas.
Derrida se concentre dans son analyse de la phrase « J’ai oublié mon parapluie » sur la valeur
symbolique de l’objet-même, d’un côté et sur la notion d’oubli, d’un autre. Pour nous, par
contre, ce n’est pas ni parapluie, ni l’oubli, mais la pluie qui est essentielle. Il est vrai que le
mot qui la dit, n’apparait pas dans la phrase même et il est également vrai qu’elle a été écrite
entre guillemets. Le parapluie protège de même manière que les parenthèses, mais ne peut
pas se passer du vrai de la pluie. Autrement dit, le parapluie est une sorte de « entre
guillemets », qui sert pour produire l’effet ‘comme si’ de « entre parenthèses ». Comme s’il
ne pleut pas, même si on entend la pluie, à savoir comme si on est protégé par un nuage qui
ne nous prive pas de l’entourage. Et bon, nous pensons, que Nietzsche a oublié de se protéger
du féminin, d’une certaine manière, à savoir qu’il a dû libérer l’eau. Comment ? Il s’est permis
de dire tout ce qu’il pense sans être rigide par rapport à ce qui échappe à sa pensée. Le féminin
de son écriture se trouverait ainsi sur ces lignes où il se laisse tranquille et se pense lui-même
parmi tous les points où convergent l’activité du philologue et les réflexions du philosophe, où
il arrive à libérer l’eau de ses yeux, où il ne la condamne pas. J’ai oublié mon paraplœil et je
dois comparaitre à l’œil - je dois m’exposer au ciel nu, aux nuages plein d’encre et j’écris même
sans paraplume, j’écris en marchant, j’écris par la boue. L’Empire de l’Incancre. Les îles
Galápagos. Les animaux. Les khipus. Entre l’écriture et l’oralité – la narration. Le code de la
corde – la dimension voixante de l’écriture – elle ne peut se partager qu’avec les destinataires.
Armé par la pluie, le sol-œil est chatouillé tour à tour par le soleil et par les larmes du ciel, par
la chaleur et par la liquidité de la vie, il devient l’œil-larme, l’œil-armé – l’œil clitoris. L’œil
clitoris pleure quand il est le plus heureux et à la fois, quand il est le plus chatouillé, le plus
touché, le plus aimée. Ne le fâchez pas, ne le fâchez pas ! Parce que la sècheresse de la pensée
60
mortifie la vie en nous disant qu’elle est juste, qu’elle est objective, qu’elle est vraie. Le vrai
dans l’œil - le Vrœil - dit que NON. Comment ça se passe ?
Ce qui semble de ne pas avoir du sens, vu du dehors, trouve un support spécifique, un soutien
provenant du dedans, d’un dedans qui secrète la liquide de l’œil protecteur. On dit que le mot
clitoris est dérivé de grec kleitoriculin, qui signifie chatouiller79. D’ailleurs, la conception de la
vue philosophique vient à la rencontre de la question du féminin, par celle de la vie en son
intimité – de la Vraivie - telle qu’elle précède, accompagne et diffère d’une démarche
philosophique, telle qui chatouille toute la pensée, qui la réclame, qui l’invite.
Il se trouve que chez les certains, l’œil protecteur du dedans est confus parmi le rejet du
féminin et l’imposition du virile, à savoir qu’il est destructeur en tant que protecteur. C’est
dangereux. Comment ? Nietzche dirait peut-être « De maints hommes je connais l’esprit et
ne sais moi-même qui je suis ! Mon œil m’est beaucoup trop proche – ce que je vois je ne le
suis, Ni davantage ce que j’ai vu. J’aurais de moi plus de profit a plus de distance de moi-même,
Certes moins distant que mon ennemi ! ».80
Chaque œuvre ainsi contient une certaine œilœuvrété qui se nourrit de la plénitude de
sentiments du féminin et du masculin. Sentir et savoir s’en réunissent à travers les deux points
d’exclamation de connaitre - de con - naître du féminin et du masculin. Ces deux points
exclamés nous attendent dans tout ce qu’on fait et ne surgissent pas moins dans le silence de
l’écriture que dans le bruit de la vie. Elles nous positionnent, même quand on ne veut pas se
positionner. Elles nous exclament et nous jettent dans un coup d’œil de clitoris. C’est le
serpent qui porte toute l’histoire de la langue et l’escargot celle de la maison, elles
proviennent du dedans, elles ne se bâtissent pas du dehors. Au revoir, Heidegger !
Dans ce sens, l’animal qui symboliserait le mieux le pharmakon platonicien et qui est,
d’ailleurs, très profondément associé et à l’histoire de la pharmacie et à toute une dimension
imaginaire des liens féminin-masculin est le serpent. En même temps, l’escargot nous vient
comme une image médiatrice pour l’expérience de l’écriture où on apporte tout ce qui nous
est propre sur le dos et on se bouge au-dedans d’un dehors qui nous permet non moins de
79
Morel de Rubempré l’a écrit en 1829 en expliquant que c’est « à cause des sensations particulières que les
femmes ressentent de la titillation de cet organe »
80
Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, « Plaisanterie, ruse et vengeance », 25 ; Cité selon Lou Andreas
Salomé Nietzsche à travers ses œuvres, Bernard Grasset, Paris, 2008, page 28
61
prendre la distance que de perdre la distance. Et quand il pleut, c’est la fête et de serpents et
d’escargots ! Derrière le dos de Socrate – Platon. Mais pourquoi derrière Nietzche et Paul Rée
– Lou Salomé, sur la photographie prise à Lucerne, le 13 mai 1882 ? On n’y voit pas le doigt
dans l’air, comme celui de Platon, mais on y voit ni plus ni moins qu’un fouet dans la main de
Lou Salomé. L’idée initiatrice : Friedrich Nietzsche. La photographie de l’atelier prise par Jules
Bonnet, l’un des photographes les plus connus de Suisse.
La partage de rôles peut être conçu ici comme le déplacement du sens sur une échelle de
fonctions du féminin et du masculin de même que comme une mise en question de la direction
dans la couple le concept/la vie pour toute approche philosophique. « La vie est une femme ».
Dans ce sens-là, l’inversion des rôles permet une rencontre spécifique du réalisme
superficielle et du réalisme spéculatif afin d’accéder à une pensée sur le réalisme magique. Et
selon le réalisme magique, la femme n’a pas besoin du fouet pour être la reine. D’ailleurs, il
62
nous semble que Lou n’était pas du tout à l’aise avec un tel objet qui est le fouet. Quelle que
soit la nature de cette mise en scène nietzschéenne, Lou ressemble sur cette photo plutôt à
une femme qui fait une pause de l’écriture, en levant sa main qui tient la plume avec l’encre
coulant qu’à une femme qui exerce la domination explicite sur l’autre. Elle nous semble plutôt
contente de ce qu’elle venait d’écrire que de ce qu’elle était peut-être en train de représenter
pour Nietzsche – la figure de la femme qui maîtrise l’autre sans devenir maîtresse. Et son
sourire et le regard devant ne peuvent faire peur que si on a peur de la jouissance. Dans ce
sens-là, l’angoisse qui se nourrit de sa peur de la jouissance est la pire forme de l’angoisse.
Son pire ennemie est le réalisme magique. Et son seul salut également. De nouveau, voici
l’ambiguïté du pharmakon. Parce que comment peut-on penser la dictature de la jouissance ?
On ne peut pas sauf si ce n’est pas une jouissance dictée du dehors comme en industrie de la
mode, de la beauté ou de quoi que ça soit « à quelque platitude publicitaire ».
En fait, la jouissance qui se nourrit de la peur de l’angoisse n’est pas vraie. La jouissance ne
peut qu’être nourrie par la jouissance, même quand elle se maintient contre l’angoisse, elle
ne peut pas devenir l’amie de la pensée angoissée autrement qu’en la contredisant, qu’en la
surpassant, qu’en l’annulant. Elle est amie en tant qu’ennemie pour la pensée ennemie de la
vie-même. Et quand elle voit la pensée angoissée et angoissante, elle s’adresse à cette partie
en elle qui vit comme encore libre de cet angoisse, comme encore mobilisable par un autre
principe. C’est le « toucher au dangereux », dont parle Clarice Lispector.
Le réalisme magique plongé dans le Vrai du Réel et guidé par le principe de jouissance, se
nourrit non moins de l’imaginaire du rêve que de ce qui est rêvé à travers l’imaginaire. Il
célèbre la vie dans la réalité sans aucune idolâtrie de concepts grossiers. Autrement dit, le
réalisme magique est celui qui dit : entre les phantasmes où on joue une réalité qui n’est pas
vraie dans la vie afin de récompenser une vide et les pratiques où on approuve nos
phantasmes dans la réalité de la vie afin de sentir mieux une plénitude, je choisis la deuxième.
L’image d’œil-clitoris est important dans le sens où il s’agirait d’une vue protectrice du dedans
qui permet l’accès au dehors hors d’attente conceptuelle. Les résistances sont nombreuses et
têtues de leur stérilité. Le mépris du féminin, déguisé en profondeur de l’œil virile, reste tout
nu devant un cauchemar ici nommé « la femme qui se moque », cauchemar d’un penseur ou
de son entourage qui l’enferme dans ses attentes de non-hors-d’attente. L’un des exemples
est la lettre de Nietzsche à sa mère de l’année d’Ainsi parlait Zarathushtra (1884) où il avoue :
63
« Tu peux dire ce que tu veux contre cette jeune fille – et certes d’autres choses que celle que
dit ma sœur – il n’en reste pas moins vrai que je n’ai jamais rencontré personne plus douée et
plus réfléchie. Et bien que nous n’ayons jamais été d’accord, pas plus que je n’ai été d’accord
avec Rée, nous étions heureux tout deux d’avoir tant appris après chaque demi-heure passée
ensemble. Ce n’est pas par hasard que j’ai accomplie ma plus grande œuvre en ces douze
derniers mois »81.
Reconnaitre sa dette à l’égard de celui qui peut nous tourner le dos, parce qu’il est assez sûr
de soi (carte postale Platon/Socrate) ou à l’égard de ceux qui se nourrissent de la proximité
d’une femme de manières en tant plus vraies que surprenantes (la photographie de Bonnet)
est ainsi une manière de reconnaitre le vrai pouvoir du féminin pour un œuvre philosophique,
qui n’est pas son pouvoir le plus important. Parce qu’avant de la philosophie, il y avait de la
vie. Imaginez !
De même que Lou a été plusieurs fois étonnée par le brusque – glaçant et effrayant changement d’humeur de Nietzsche, Nietzche a été de plusieurs reprises, battu par la gaieté
naturelle de Lou et de la vivacité de sa pensée jusqu’au point où il devenait lui-même jouissant.
Est-ce que cela ouvre les nouvelles voies pour entendre l’écho de sa phrase célèbre, si
volontairement cité par les certains « Si tu vas chez les femmes, n’oublie pas le fouet » ?
Autrement demandé, est-ce que Nietzche en se moquant des dogmatiques par dire
« supposons que la vérité soit une femme » et en proclamant « la vie est une femme » a pu
penser, en effet, que ‘la vérité est la vie’ et lier cette formule de manière essentielle à la
femme ? Parce que la femme ou plus largement, la côté féminine en chaque être humaine
est celle qui souffle la vie, qui voixaie (voixayer) le vécu, comme les motifs lyriques le font dans
une épopée. Et peut-être le serpent, associé si longtemps et si univoquement au mal et à la
femme, nous vient-il à travers le signe protecteur de toute la pharmacie pour parler de la
nature guerrière de la douceur féminine. Le serpent – cette incarnation vivante du chemin qui
bouge, qui glisse et qui ne se moque pas par la langue qu’il montre, mais qui la danse. Danser
sa langue en écrivant son attitude, en touchant le sol même de la vie ! Par ce fait, le serpent
peut être pris comme l’image médiatrice de la tâche anthropologique de toute approche
81
H. F. Peters, Ma sœur, mon épouse, page 136
64
philosophique, de celle tâche qui pourrait encore faire que la philosophie ne devienne pas
lettre morte sur le papier.
Le serpent en tant qu’animal lié, de manière profonde, voire intime, à toute la pensée
anfractueuse sur la nature humaine, n’est pas seulement entré dans les cultes et rituels, mais
également dans le livre de Bible : « Soyez sages comme des serpents et innocents comme des
colombes ». Peut-être c’est exactement cette formule qui rend importante la figure de Lou
Andreas Salomé aux yeux mouillés de Nietzsche et celle de femme qui se moque comme du
pire cauchemar de Derrida à nos yeux.
De même qu’il nous ne parait pas évident que Derrida était un penseur-ami du Féminin, il
n’est pas sous-entendu que Nietzsche était l’ennemi du Féminin. Et si on ramène sa pensée
de Par-delà bien et mal – « Une chose qui devient claire cesse de nous concerner »82 à tous
ces visages du Féminin qu’il esquisse à travers son œuvre, on pourrait dire que c’est la figure
de la femme qui n’a jamais cessé de le concerner. Et même dans le moulin de ses pensées le
plus angoissantes, c’est la femme qui souffle la vie. Peut-être jusqu’au point où on pourrait
s’interroger sur la possibilité que son surhomme soit, en fait, une femme, une personne
ressemblante à Lou Andreas-Salomé, de toute façon. Nietzche écrit ainsi dans une lettre à Paul
Rée, en référant à sa sœur Elisabeth et à Lou « après d’avoir perdu ma sœur naturelle, j’ai
besoin d’une sœur surnaturelle »83.
Et tout un autre jeu du féminin et du masculin que celui capté du dehors, pourrait nous rendre
disponible à prêter une pensée au féminin en Nietzsche-même, qui serait, à la fois, cet
élément qui virilise ses propos sur la femme encore plus, parce que rejeté. Ne semble-t-il pas
qu’il a pu avoir tant de soif de la tendresse dans la vie-même que de besoin de métamorphoses
dans le domaine de la connaissance philosophique ?
Et son apparence ? Lou le décrit de manière suivante : « Les traits fins et merveilleusement
expressifs de sa bouche étaient presque entièrement recouvertes par les broussailles d’une
épaisse moustache tombante. Il avait un rire doux, une manière de parler sans bruit, une
démarche prudente et réfléchie qui lui faisait courber légèrement les épaules (…) Le regard
était en revanche irrésistiblement attiré par les mains de Nietzsche, incomparablement belles
82
83
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, paragraphe 80
H. F. Peters, Ma sœur, mon épouse, page 120
65
et fines, dont il croyait lui-même qu’elles trahissaient son génie (…) Ses yeux semblaient des
gardiens protégeant leurs propres trésors, défendant des secrets muets sur lesquels aucun
regard indésirable ne devait se porter (…) Son regard était tourné vers le dedans, mais en
même temps – dépassant les objets familiers – il semblait explorer le lointain – ou, plus
exactement, explorer ce qui était en lui comme si cela se trouvait au loin »84. Les yeux
pleurants de Nietzsche sont ces coquillages de l’océan dans le fleuve du style. Il a vu, il a vu
que son œil lui était « beaucoup trop proche » et que le vrai qui découlerait de tous nos nonvrai-s serait la vie – une vie, une autre, encore la vie.
Et il faudrait crier le vrai de vie dans l’écriture pour avancer à contre sens, de même qu’il
faudrait s’écouter dans le silence du dehors pour rendre le dedans silencieux et gazeux de sa
pensée. Cela veut dire, d’un certain sens, qu’il faudrait reconnaitre sa langue dans les sons de
bébé. L’inversement du sens ne devrait pas être un hobby, c’est quasi dangereux. Le sens
s’inverse lui-même si on le suit sur la ligne du vrai. Le vrai est tout ce qui s’annonce avant
l’épée de la censure. « Le vecteur de la vérité » sort ainsi du vrai de l’ « Amicalité » de Schiele.
Le silence coloré du tableau devient le chant intérieur de l’écriture. Le style ne vient pas pour
s’ajouter, il provient de la manière de suivre la pensée, de l’accompagner, de la manière qui
est toujours en train de chanter la pensée, de la colorer. L’affinité entre le style et le texte
convient ainsi à l’influence du chant sur l’écriture. Et quand Lou Andreas-Salomé parle de
Nietzsche comme du premier styliste de son temps, elle n’attarde pas à nous expliquer que
« le style de ses œuvres est né du sacrifice enthousiaste et librement consenti de ses talents
artistiques en faveur de la connaissance rigoureuse et de sa volonté de n’accueillir, dans son
œuvre, que le fruit de ses méditations philosophiques »85. C’est plutôt par là que Nietzche se
trompe au sujet de femme et diminue la puissance de sa volonté concernant elle-même au
profit de son pouvoir d’influencer l’homme. Mais Derrida répète ce même scenario en posant
la question de la femme tout court, au lieu de celle de femme joyeuse, de la femme heureuse.
Or, est-il juste de prendre le vouloir de se donner seulement comme celui d’être prise ? Si
Nietzsche a encore pu dire que « la femme veut être prise, être comprise comme possession,
elle veut s’identifier au concept de « possession » de « possédé » ; elle veut par conséquent
quelqu’un qui prenne, qui ne se donne pas et ne s’abandonne, mais qui tout au contraire doive
84
85
Lou Andreas Salomé, Nietzsche à travers ses œuvres, pages 39, 40
Lou Andreas Salomé, Nietzche à travers ses œuvres, page 152
66
être rendu plus riche de lui-même »86, qu’est-ce qui empêche Derrida de lui contredire de
manière plus convaincante dans le livre dont le sujet est la femme ?
Il semble judicieux d’imaginer pour un petit moment la vérité comme l’écrivain, la question
du féminin comme celle de l’écriture, les femmes comme les livres et les styles comme les
manières de vivre sa sexualité et lire très soucieusement le début du fragment 381 du Gai
Savoir, qui est suivant : « On ne veut pas seulement être compris, quand on écrit, mais encore,
de manière tout aussi certaine, de ne pas être compris. Ce n’est encore nullement une
objection contre un livre, que le premier venu le trouve incompréhensible : cela entrait peutêtre justement dans l’intention de son auteur – il ne voulait pas être compris par le premier
venu ». Le pont le plus aigu, le plus voixant dans la réception des caractéristiques féminines
sous le prisme de la passivité, de la dépendance, de la beauté et de la fécondité est celui qui
se tourne contre cette logique elle-même en disant : Oui, on accepte, on est tout cela, mais
vous l’êtes aussi et vous ne le savez pas ou vous ne savez pas l’être, à savoir se laisser à l’être.
En plus, vous ne voyez même pas à quel point nous - on l’est, si vous pensez que ce sont les
caractéristiques inférieures à une existence réfléchie. Si ces caractéristiques vous font penser
à la vie d’une plante, une femme qui vous regarde par l’œil du sentir, de la compassion et non
pas par celui du paraître, de la compétition, pourrait vous dire : Mais on a beaucoup à
apprendre des plantes. Elles ont leur rythme qui n’est pas aussi névrotique que celui de la
civilisation. Et elles ne donnent pas le meilleur de soi si on les enferme et on se croit les
maitres de leur manière de pousser, de fruiter, de se sentir. Elles sont magiques et
indépendantes en leur dépendance dans le cité aussi bien qu’elles sont dépendante en leur
indépendance dans la forêt – dépendantes des cycles naturels, du soleil, de l’air, de l’élément
liquide du pharmakon qui leur est propre et apporté à la fois, qui leur est proprapporté, voire
en tant intérieure que donnable. Selon Angès Besson et concernant un tout petit texte de Lou
Andreas Salomé, intitulé « Trois lettre à un jeune garçon » de l’année 1917, mais non publié
en français, Lou « semble prêcher auprès du jeune homme, dont ces Lettres font l’éducation
sexuelle, une sorte de pansexualisme, qui vise à sexualiser la nature entière » où « la plante a
une place de choix dans cet éveil sensuel, puisqu’elle diffuse son pollen, sa semence, dans une
sorte d’effusion infinie »87. En nous communiquant entre des guillemets que « chez Lou
86
Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, paragraphe 363, page 285
Agnès Besson, Lou Andreas Salomé, Catherine Pozzi. Deux femmes au miroir de la modernité, L’ouverture
philosophique L’Harmattan, 2010, Paris, page 103
87
67
Salomé, comme chez Aristote, il semble bien que la nature ait horreur du vide », Agnès Besson
répond toute seule à son impression entre des parenthèses, introduites précédemment où
elle dit :
« Lou dénote bien la part faite au végétal associé à l’érotisme, la sexualité des plantes y est
placée sous la catégorie de l’ouvert, du « secret public », comme le rappelle Gerald Stieg dans
son commentaire du texte »88. Qu’est-ce qu’en dirait Derrida ? Sortir les choses de leur « au
privé » à l’ouvert de la nature ? A l’ouvert de la vie ? Toucher l’odeur. Sentir le donner. Vivre
sans craindre ou craindre sans vivre ? La réponse s’annonce le mieux dans l’étreinte du donner
et du toucher. Toucher Le vecteur de vérité par l’étreinte de l’Amicalité pour ouvrir les entres
guillemets et donner. Donner !
88
Ibid. 102, 103 ; Concernant le commentaire de Gerald Stieg, il s’agit de son texte publié in S. Michaud, G. Stieg
Rilke et son amie Lou-Andreas-Salomé à Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 2001 ; page 111
68
Ainsi parlait Lou Andreas Salomé à l’aube de Clarice
« Mais, ce livre c’est moi »89
Lou Salomé, née le 12 février 1861 en Russie (tzariste). Clarice Lispector, née le 10
décembre 1920 en Ukraine (pendant l’époque soviétique). Au moment du décès de Lou
Andreas Salomé à Göttingen, Clarice avait l’âge de 16 ans et venait de déménager avec son
père à Rio de Janeiro. Lou perdit son père à l’âge de 16 ans. Clarice perdit sa mère à l’âge de
10 ans et son père 10 ans plus tard. Lou ne passait qu’une quatrième partie de sa vie – celle
première – en Russie. Elle a vécu le reste en Allemagne. Clarice ne fait que naître en Ukraine
et a vécue tout sa vie au Brésil. Toutes les deux femmes voyageaient beaucoup en Europe et
séjournaient à l’étranger, notamment en France, Italie et Suisse. Au début du XX siècle, guidée
par l’aube de la psychanalyse, Lou venait souvent à la rencontre de l’Autriche. Dans les années
’50 du XX siècle, menée par l’étoile des nouvelles explicitations de toute littérature, Clarice se
rendait souvent présente à l’Amérique du Nord. Si Lou était née quelques décennies plus tard,
elle aurait également pu recevoir l’invitation à participer au Premier Congrès de sorcellerie de
la Colombie (1975). Clarice y est allée pour lire l’extrait de son texte « L’œuf et la poule ».
En âge de ses 26 ans, Lou épousait Friedrich Carl Andreas, le spécialiste allemande de culture
et langues orientales. Le mariage libre, sans enfants. En âge de ses 24 ans, Clarice épousait
Maury Gurgel Valente, diplomate brésilien. Le divorce libre, deux enfants – Pablo et Paulo.
Deux écrivains. Deux écrivaines. Ce n’est que Clarice qui va répondre à des remarques, faites
d’un grand nombre d’intellectuels à Lou pour s’avoir permis d’écrire sur la maternité sans
jamais devenir la mère biologique90 et à des attaques d’un certain nombre de féministes qui
89
La pensée communiquée par Clarice Lispector, concernant sa découverte magique d’un livre de Katherine
Mansfield. Clarice a acheté ce livre de l’argent de son premier salaire. Elle avait l’âge de 15 ans. Voir plus – La
partie introductive dans le revue littéraire mensuel EUROPE, novembre/décembre 2012, http://www.europerevue.net/pages/recherche-par-titres/parutions-2012/livret-mansfield-r.pdf; Quant à l’expression « la
découverte magique », nous proposons la définition suivante : La découverte magique est la découverte nonmédiatisée par des recommandations, la découverte spontanée et non pas cherchée. En effet, c’est la découverte
qui nous trouve et c’est par ce retrouvaille qu’on se découvre nous-mêmes par et au-delà de nous-même.
90
Voir plus dans le texte de Michaud Stéphane, « Ecrire depuis l’absence : Lou Andreas-Salomé et la figure de la
mère », Critique, N°584-585, janvier-février 1996, pp. 66-86
69
voyaient Lou comme « l’expression d’une autosuffisance arrogante »91 en contribuaient ainsi
à une mise en parallèle incroyablement têtue de figure de Lou et de l’hermaphroditisme. De
même on a des analyses féministes du Neutre lispectorien, qui l’interprètent comme ni femme
ni homme, les initiales de G.H. dans le titre Passion selon G.H. comme le genre humain
(« gênero humano » en portugais) et le personnage-même de G.H. comme androgyne. Claire
Varin en parle dans son livre Clarice Lispector – Rencontres brésilienes.
Clarice répond à la question si elle se considère l’écrivain ou l’écrivaine, en décembre 1967,
de manière suivante : « Aussi féminine que soit la femme, celle-ci n’était pas une écrivaine
mais un écrivain. Un écrivain n’a pas de sexe ou mieux, il en a deux, en doses différentes bien
sûr. »92 Selon les photographies qui nous restent et de Lou et de Clarice, on peut se rendre
compte si facilement qu’elles étaient toutes les deux très belles, élégantes et sensuelles.
Lou Andreas-Salomé
91
La féministe viennoise Rosa Mayreder emploie cette expression pour Lou dans son essai de 1905 sur la féminité
(« Zur Kritik der Weiblichkeit ») en expliquant que « l’autosuffisance saloméenne empêche le dialogue entre les
sexes dont la modernité serait comptable ». Agnès Besson en parle dans son livre Lou Andreas Salomé, Catherine
Pozzi. Deux femmes au miroir de la modernité, page 104
92
Clarice Lispector le dit dans une chronique parue dans le Jornal do Brasil le 30 décembre 1967, publiée dans A
Descoberta do Mundo ; Cité selon Claire Varin, Clarice Lispector-Rencontres brésiliennes, Collection « Vedute »,
TROIS, Québec, 1987, page 50
70
Clarice Lispector
Lou publie son premier roman Une lutte pour Dieu (Im Kampf um Gott ) en 1885. Elle avait
l’âge de 24 ans. Clarice publie son premier romain Près du cœur sauvage (Perto do coração
selvagem) en 1944. Elle avait l’âge de 24 ans.
Lou écrivait principalement des romains et essaies psychanalytiques. Clarice des
romains et articles de journaux. De même que de la première on a des journaux intimes
sauvegardés, il nous reste un grand nombre d’entretiens et conférences prononcées, de la
deuxième. Le texte disponible des différentes correspondances de chacune, ne témoigne
moins de la vie qui s’écrit que les écrits publiés le font. Et une ressemblance, pour nous,
particulièrement importantes : toutes les deux écrivaient les contes pour les enfants. Pourquoi
particulièrement importante ? Parce que de même qu’il faudrait reconnaitre sa langue dans
les sons de bébé, il faudrait communiquer avec les enfants. Ils sont toujours en train de
demander « Pourquoi ? ». Ne pas pouvoir communiquer avec les enfants veut dire, en fait,
être coincé dans la plus ancienne question de toute la philosophie ou même l’oublier – oublier
son importance. Le nom de cet état coincé est probablement celui de la mauvaise foi, le nom
de cet oubli – la peur et le nom de l’oubli de cet oubli - celui de l’angoisse. Parce qu’on
communique le mieux avec les enfants par la tendresse. L’angoisse a peur de la tendresse en
cause de la mauvaise foi. Les enfants sont tristes quand ils le sentent chez quelqu’un. Les
71
enfants sentent très bien tout ; ils sentent ce qu’ils sentent sans savoir l’expliquer parfois.
L’enfant se trouve ainsi au pôle opposé de celui où parlent ceux qui expliquent ce qu’ils
expliquent sans savoir le sentir parfois.
Dans le recueil d’histoires pour les enfants, signé par Lou, intitulé L’heure sans
Dieu
(1922) et traduit en français par Pascale Hummel, on trouve encore de titres
suivants « Les histoires de la pâquerette et des nuages » et « Le pacte entre Tor et Ur ».
Ailleurs, « Le Diable et sa grand-mère ». Chez Clarice, les limites sont encore plus déplacées
entre ce qu’on peut appeler ‘seulement pour les enfants’ et ‘pour les enfants et surtout pour
les adultes qui oublient Le Pourquoi, comme l’histoire de « La femme qui a tué les poissons »
nous démontre. Parmi d’autres titres, nous soulignons « Le Mystère du lapin pensant » et
« Comment sont nées les étoiles ».
Les intérêts de Lou pour la philosophie, art et psychanalyse, qui se déploient
principalement à partir de la vie, témoignent, tout au long de son œuvre, d’une penseuse
riches ou comme dirait Freud, d’une vraie compreneuse. La profondeur de réflexions
lispectoriens, enchainées par un style simple et, à la fois, singulier, aussi bien que la manière
approfondie et humoristique d’aborder les thématiques diversifiées en tant que journaliste,
démontrent Clarice comme une grande artiste du Sensible et une vraie magicienne
intellectuelle. La psychanalyse et le journalisme – deux domaines qui touchent au vif de la vie.
On peut associer à toutes les deux femmes, mais avec quelques réserves, une description de
Lou, communiquée à Madame Malwida von Meysenburg, de part d’un certain Monsieur
Ludwig Hüter : « Elle est mue par l’amour de la vérité et non par la joie d’argumenter. Vous
craignez que son esprit critique ne prenne la préséance sur ses idéaux. Son esprit critique et
ses expressions sont, il est vrai, presque inquiétant. Mais souvenez-vous qu’elle est trop
charmante, trop généreuse et bienveillante pour que sa froide intelligence supprime son
humanité ».93
C’est n’est que par le féminin qu’on voit le mieux que l’intelligence ne doit pas être froide, si
« froid » veut dire insensible. L’intelligence peut être neutre, car ouverte, comme dirait peutêtre Clarice ou cosmique, car intuitive comme dirait peut-être Lou. Mais, il est sûr qu’elle ne
peut pas être conçue comme une froideur, depuis la perspective du réalisme magique. Parce
93
L’extrait de la lettre, cité selon H.F. Peters, Ma sœur, mon épouse, page 150
72
qu’elle s’en jouit de la vie simple : elle lit du monde, elle écrit en vrai, elle provient de cet œilscan qui ne reste pas froid.
Lou et Clarice adoraient les animaux et les gouts, odeurs, couleurs de la vie de tous les jours.
Toutes les deux ont été entourées par le plus grands intellectuels de leurs époques, mais
gardaient l’esprit libre, le raisonnement indépendante – c’est-à dire ouvert et confiant de la
vie en cette ouverture – directe et tendre, à la fois. Toutes les deux gardaient le silence devant
les attaques de maitres différentes du Paraître. Toutes les deux ne surveillaient que le cœur –
qu’il soit sur sa place, là-bas où il ne détourne pas contre l’oreille et ne nous condamne pas à
une vie kobajagi. Toutes les deux fusionnaient l’élément socratique et l’élément spinoziste à
travers toute la vie. Elles marchaient sur la voie de la voix intérieure et de la jouissance. JeanChristophe Goddard nous rappellerait peut-être ici de Je marchons. Et pour toutes les deux,
on peut dire ce que Pascal Hummel dit dans la postface de L’heure sans Dieu :
« Lou Andreas-Salomé n’a jamais rien voulu, ni même choisi, à la manière butée des penseurs
obsessionnels ou des artistes autoproclamés. La vie, et ce que le hasard lui présentait, est
l’unique mesure de sa pensée. L’écriture lui fut donnée comme une grâce, en quelque sorte
de surcroît ; elle sut la recevoir, en toute simplicité. Elle ne se soucia jamais de faire de son
œuvre ou de sa vie un monument, qu’elle-même ou d’autres eussent invité la postérité à
admirer. Le destin de grands noms qu’elle côtoya (philosophes, penseurs, poètes,
dramaturges, artistes) paraît souvent bien fabriqué, voire forcé, au regard de l’humilité qui
guida son chemin de modestie discrète. »94
De toutes ces raisons, nous allons aborder de nouveau la question du féminin. Cette
fois-là, telle qu’elle apparait dans l’œuvre de Lou-Andreas Salomé pour examiner de plus près
pourquoi ses positions théoriques peuvent paraitre ambigües au sujet du féminisme. Nietzche
a écrit encore en 1885 : « S’il est certain que ce n’est pas l’Eternel féminin qui attire cette
jeune fille c’est peut-être l’Eternel masculin »95. Mais il nous semble que Lou s’est beaucoup
méfié de toutes les visions traditionnalistes sur l’éternel féminin, aussi bien que des
revendications féministes qui cacheraient derrière soi la même tendance comme celle du
phallocentrisme et qui nieraient, parfois sans le savoir, le féminin au nom de la virilité. Comme
94
Pascale Hummel, « Le partage du sens », publié in Lou Andreas-Salomé, L’heure sans Dieu, collection version
françaises, Edition rue d’Ulm, Paris, 2006 ; page 140
95
Cité selon H. F. Peters, Ma sœur, mon épouse, page
73
si tout cela est lié, chez Lou Andreas Salomé, à l’expérience personnelle de la féminité ou de
la masculinité. Et Nietzsche nous dit très bien dans le paragraphe 4 du Par-delà bien et mal
que « reconnaitre dans la négation de la vérité la condition de la vie, voilà certes une
dangereuse façon de s’opposer au sens des valeurs qui a généralement cours, et une
philosophie qui prend ce risque se situe déjà, du même coup, par-delà bien et mal »96. C’est
pourquoi Lou ne parlait seulement du sexe féminin, mais aussi du type féminin afin de
développer une pensée qui tente plutôt à réunir l’élément masculin et l’élément féminin en
même que de les exclura l’un par rapport à l’autre, de manière radicale. Dans un texte, intitulé
exactement « Le type féminin », il arrive que là-bas où on attend à voir le mot
« émancipation », on trouve le mot « émasculation », par lequel Lou met en jour la tendance
des temps modernes de rejeter tout ce qu’est basé sur l’intuition, la tendresse et la jouissance
de la vie comme inférieurs et indignes du discours sérieux. Nous nommons cela la
problématisation du rejet du féminin dans l’œuvre de Lou Andreas-Salomé. La question n’est
pas si Lou contribue au débat pour ou contre le statut égal de femme et d’homme, parce que
elle est une penseuse de la vie et de la personne entière. D’ailleurs sa vie témoigne le mieux
de son positionnement. La question est comment elle répond à des pièges et à des oublies
dans la lutte pout un tel statut.
Au-delà de la mise en question des perceptions si longtemps maintenus sous la prisme de
l’idée que c’est toujours le masculin qui joue le rôle réconciliatrice entre le Sujet et le Monde,
que c’est toujours l’homme qui envisage les choses plus historiquement, qui les juge plus
objectivement et qui est, par conséquent, plus près du Réel que la femme, l’intérêt de Lou
pour la question du féminin s’inscrit à sa quête de solution cosmologique pour tous les clivages
entre la spiritualité et la matérialité, entre l’âme et le corps, entre le psychique et le physique.
Insister sur la question du féminin dans sa pensée se traduit ainsi dans insister sur l’importance
de l’intuition, de l’ingénuité, de la spontanéité dans la recherche du sens de la vie. A part de
ses essaies : « L’humanité de la femme » (1899), « L’érotisme » (1910), « Du type féminin »
(1914), « Le narcissisme comme double direction » (1921) ou « Ce qui découle du fait que ce
n’est pas la femme qui a tué le père » (1928), c’est sa biographie qui peut nous fournir de
nombreuses possibilités de repenser la question du Féminin. Surtout, parce que les réflexions
96
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, La généalogie de la morale, Œuvres philosophiques complètes,
Gallimard, 1971, page 25
74
issus du XVIII et du XIX siècle, laisse la question de femme coincée dans les représentations
traditionnelles et les clichés incroyablement répandus chez les philosophes eux-mêmes. L’état
de choses était suivant :
L’attribut du féminin ne vient qu’en couple de la nécessité de se soumettre à la suprématie de
la puissance intellectuelle, conçue comme l’affaire masculine et à la domination de la
puissance physique du masculin, conçue comme l’affaire virile. Les caractéristiques du féminin
sont quasi obligatoirement renvoyées à la fonction de reproduction et ne méritent pas de faire
objet d’un discours sérieux en autre chose. Pourtant, il nous semble que là où on parle
d’habitude de la passivité du féminin, de ses faiblisses et vides, Lou Andreas-Salomé parle de
la preuve de la vitalité-même, de l’élément unissant qui rend possible tout rapport humain. Et
là où d’habitude on voit le féminin comme exilé des causes rationnelles et plongé de manière
indécise dans le sentimental, Lou tente à souligner la capacité d’accueillir et d’assimiler de
contradictions. D’ailleurs, sa correspondance avec Freud, tout au long de vingt-cinq ans,
témoigne le mieux d’un savoir-faire maïeutique de sa pensée. Le problème pour s’approcher
de sa vie et pour étudier son œuvre est un même problème. Pascale Hummel le pointe très
bien quand elle dit : « Les biographies plus ou moins hagiographiques qui depuis quelques
décennies la prennent pour objet, font sourire quelquefois par leur inadéquation et
l’immodestie de ceux qui s’arrogent ainsi le droit de parler de quelqu’un qu’ils ont peu ou mal
lu. Leurs récits s’attardent aux épisodes saillants d’une vie qu’ils narrent comme une légende
ou un conte de fées. »97. La réponse est celle du réalisme magique.
Lou Andreas-Salomé a approché, en fait, la question du féminin de celles activités qui
poétisent l’expérience de la philosophie, qui sont capable à adoucir la rigueur des théories
scientifique, en éprouvant à la fois une force, un oser à faire et une persistance dans l’effort
de penser ensemble la vie des affaires réservées depuis des siècles aux hommes et les affaires
de la vie-même qui ont été prises en parallèle. Par exemple, son écriture du journal intime ou
son grand intérêt pour des données biographiques dans le saisissement d’un œuvre
philosophique. On sait que l’écriture du livre Nietzsche à travers ses œuvres a été saluée et
reconnue par Nietzsche-même comme la mise en œuvre d’une très belle idée de « ramener
97
Pascale Hummel, « Le partage du sens », publié in Lou Andreas-Salomé, L’heure sans Dieu, collection version
françaises, Edition rue d’Ulm, Paris, 2006 ; page 140
75
les systèmes philosophiques aux actes personnels de leurs auteurs »98. D’ailleurs, il en parle
de manière élogieuse, dans Par-delà bien et mal, quand il dit « Peu à peu j’ai appris à discerner
ce que toute grande philosophie a été jusqu’à ce jour : la confession de son auteur, des sortes
de mémoires involontaires et qui n’étaient pas pris pour tels » ou « chez un philosophe rien
n’est impersonnel, et sa morale surtout témoigne rigoureusement de ce qu’il est, car elle
révèle les plus profonds instincts de sa nature et la hiérarchie à laquelle ils obéissent »99
Nous ne voulons pourtant pas poser la question sur comment l’œuvre de Lou Andreas Salomé
peut être ramenée à ses actes personnelles, parce que c’est très facile à constater. Il serait
plus judicieux de demander comment la figure de Lou-Andreas Salomé dans l’histoire
contemporaine de la pensée européenne, en tant que celle d’une écrivaine, d’une femme
étrangère devenue très proche de Nietzsche, Freud, Rilke (…), d’une grande voyageuse
passionnée par l’art et la philosophie, d’une chercheuse intuitive, se reflète sur la question du
féminin en philosophie, d’un côté et sur la philosophie politique de la question du féminin,
d’un autre. Cela nous semble en tant plus important que la question de la maternité et celle
du narcissisme sont inséparablement liées au traité du féminin chez Lou.
La question de maternité est celle qui ouvre de manière quasi automatique la question
des différences entre les sexes. Il s’agit d’une expérience par laquelle la femme se donne à la
vie et par laquelle la vie se donne à la femme de manière que l’homme ne pourra jamais
entièrement approuver. Il y a un très beau passage où Lou demande si la femme est
« ‘toujours encore’ ce que ‘déjà’ l’homme n’est plus, un symbole, pour ainsi dire, de cette
forme d’être à laquelle il s’est arraché en devenant homme, et que, à une nouvelle et plus
haute phase de son évolution, il est malgré tout incapable de rattraper »100. La maternité
comme prédisposition biologique s’applique, de manière très importante, à la prise de la
position face à deux images opposées : l’image de femme en tant que moyen entre l’homme
et ce qu’il poursuit et celle de la femme en tant que la médiatrice suprême entre le monde et
tout l’humain. Donc, l’image de la femme soumise à l’homme comme un être inférieur qui se
donne dans l’accomplissement de son naturel ou celle de la femme dont la prédisposition
98
Friedrich Nietzche, « Une lettre de Nietzche en guise de préface » publié in Lou Andreas-Salomé, Nietzsche à
travers ses œuvres, Bernard Grasset, Paris, 2008 ; page 27
99
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal, La généalogie de la morale, Œuvres philosophiques complètes,
Gallimard, 1971, pages 25 et 26
100
Lou Andreas-Salomé, « L’humanité de la femme » in Lou Andreas-Salomé, EROS, Les éditions de minuit, 2010 ;
pages 32,33
76
biologique de devenir mère ne veut pas dire ni son infériorité intellectuelle ni la manque de
l’esprit chercheur ? L’énergie n’a pas de genre. Elle engendre tout. Elle subit tout.
Si selon Freud de Trois essaies sur la théorie de la sexualité, la sexualité de l’homme est
plus logique et plus facile à interpréter, tandis que chez la femme se produisait une espèce de
régression, selon Lou « il faut que se produisent chez la femme des modifications plus
profondes qu’en lui pour qu’elle en apprenne, par exemple, une relation aussi imprécise, aussi
près de l’inexistence, entre la satisfaction sexuelle et celle de tout le reste de son être qu’on
la rencontre fréquemment et communément chez l’homme »101. La mention de « modification
profonde » ensemble avec un « apprendre », démontre la dimension politique dans
l’approche de Lou Salomé de la question du Féminin. Elle monte sa voix contre ces visions du
féminin qui le rejettent en l’installant une fois pour toute dans l’ombre de la maternité. En
même temps, elle élargie la compréhension-même de la maternité et souligne son importance
pour penser le féminin. Il faut s’en débrouiller.
De même qu’on peut dire qu’être mère est plus qu’être simplement femme, on peut
dire qu’être femme est plus qu’être simplement mère. Il nous semble que Lou cherche le
maternel du féminin comme un enjeu pour le devenir permanente dans l’existence humaine,
tout en développant les réflexions sur la maternité au sens stricte du mot. Dans l’essai
« L’humanité de la femme » elle écrit de manière voxayante :
« En quoi la maternité est symbole de l’âme féminine, dans toutes ses expressions et
tous les domaines, car pour elle l’être et l’agir sont bien plus intimement liées qu’ils ne
pourraient l’être chez l’homme, cet éternel fonceur et diviseur de lui-même, au profit de
l’avenir, - car aussi l’être et l’agir se confondent en elle, jusqu’au point que tous ses actes, pris
l’un après l’autre, ne sont rien de plus que le grand acte involontaire d’exister, et que la femme
paye ses dettes à la vie en une seule monnaie : « non par ce qu’elle fait, mais par ce qu’elle
est »102.
Si on met l’accent sur « les dettes qu’elle paye par ce qu’elle est et non par ce qu’elle
fait », on pourrait en entendre que la femme ne peut si facilement fuir de ses prédispositions
biologiques qui la différencient de l’homme, ni de l’imaginaire qui la situe à l’origine de toute
la vie. Dans un autre essaie intitulé Ce qui découle du fait que ce n’est pas la femme qui a tué
le père, Lou remarque que « c’est la maternité qui permet à la femme de vivre dans son milieu
101
102
Ibid. page 18
Ibid. page 17
77
le plus féminin jusqu’au bout de telle sorte qu’en créant à partir d’elle un nouveau cercle de
vie, elle semble s’approcher d’une action de nature masculine : engendrer, nourrir, protéger,
guider. Depuis toujours, elle suscite ainsi la jalousie de l’homme, comme si elle portait atteinte
à quelque chose qui lui ressemble, et en même temps lui échappe de la façon la plus
inaccessible dans le mystère du corps »103.
Si la maternité bouscule en homme l’image de sa supériorité naturelle et met,
paradoxalement, en question, son privilège d’être plus destiné aux grandes œuvres, peut-elle
et comment se refléter sur une différente approche du Monde, d’autant plus vivante que
moins dogmatique, d’autant plus miraculeuse que moins imposée ? Est-ce qu’on peut dire que
Lou Andreas Salomé fait croiser le masculin et le féminin de manière fulgurante dans une
pensée élargie sur la maternité et, à la fois, dans une pensée maternelle, c’est-à-dire
saisissante, nourrissante, sur la question du féminin. En parlant de la double direction du
narcissisme, du double sens narcissique, Lou relie ce concept à la prédisposition de ne pas
devoir sortir de soi pour aboutir à la vie. Elle le renvoie à la question du féminin de manière
par laquelle la passivité devient le pouvoir de se multiplier, de rester en soi tout en se donnant
à l’autre et en donnant l’autre de soi. Par conséquent, il devient possible de s’accomplir en
soi, mais non pas à partir du rejet du Monde, mais à partir de l’épreuve de l’appartenance la
plus charnelle au monde. C’est pourquoi quand Lou parle du narcissisme, elle préfère parler
de l’amour propre que de l’amour de soi. Chez elle, le narcissisme devient presque le
synonyme du féminin et est essentiellement lié à un Tout, au sentiment du Tout, à la capacité
à faire en soi-même l’expérience vivante d’une totalité qui nous surpasse. De cette manière,
le maternel provient de la liaison profonde entre le féminin et le narcissisme au sens où ce
dernier ne coïncide pas tellement avec l’ « amour de soi » qu’avec un « amour envers » tout
en s’éprouvant en elle. Donc, la question du féminin vient à la rencontre de la question du
narcissisme, principalement à travers celle du maternel. Comment ? Par l’écho d’état disparu
de totalité originelle, par une certaine non moins la disponibilité que la nostalgie d’être tout
ou du tout. « Les premières manifestations de l’enfant correspondent », nous dit Lou, « à un
état d’amour qui consiste entièrement dans son inclusion totale : il vit sa mère avant d’
« aimer » sa mère ; et c’est pourquoi lorsqu’il trouve pour la première fois un objet à aimer, il
vient à lui non comme un principe entièrement nouveau mais plutôt sous la forme de
103
Lou Andreas-Salomé, « Ce qui découle du fait que ce n’est pas la femme qui a tué le père », publié in Lou
Andreas-Salomé L’amour du narcissisme, Gallimard, 1977 ; page 193
78
« retrouvailles » (Freud), d’un revoir »104. Pour comprendre mieux le rapport entre le maternel
et le narcissique, mais cette fois-là dans une autre direction (à partir de la femme-mère et non
pas de l’enfant), on peut toujours penser le rapport de femme à l’objet propre à l’attachement
maternel. Ce n’est que l’attachement maternel qui étreint l’objet de son amour comme partie
de son organisme, au-delà du fait qu’s’il s’agit d’un objet à part entière, d’un corps étranger.
L’attachement maternel démarre ainsi un rapport objectal qui permet au narcissisme de se
prolonger au-delà de lui-même. Dans ce sens, Agnès Besson précise qu’ « il y a dans le lien
maternel une projection narcissique d’autant plus subtile qu’elle déjoue le piège de la
privation d’objet, qui apparenterait quant à elle la jouissance narcissique à un état autoérotique régressif, la maternité trouverait donc les ressources d’un subterfuge permettant au
narcissisme de jouir de lui-même grâce à cet objet paradoxal qui est le nourrisson, et ce, sous
couvert d’un don de soi »105.
Si on rappelle que le Narcisse de la légende ne se trouve pas en face d’un miroir
artificiel, mais de celui de la nature, on désigne une manière de plus pour saisir la valeur
paradigmatique de penser ensemble la maternité et le narcissisme dans l’accession à une
conceptualisation du féminin. En même temps, le concept de l’amour porté à l’image de soimême, issu de cette légende, chez Lou se prolonge au-delà du stade régulier de l’évolution de
la libido, d’un côté et au-delà de l’idéalisation du soi, d’un autre. Elle n’était pas satisfaite par
la compréhension univoque du narcissisme en tant que le complément libidinal de l’égoïsme
et voulait souligner ce qu’en pourrait tissé de positive, ce qu’en pourrait associer au progrès
et à la création, à la culture et à l’art. En faisant la référence à l’articulation de la question de
l’auto-érotisme dans le concept freudien du narcissisme, Lou demande ainsi : « Ne pourraiton pas faire ce mauvis jeu de mots et dire que notre vieil auto-érotisme, autrefois répandu
dans notre enfance sur notre petit corps tout entier, parvient, dans des efforts de sublimation,
à quitter peu à peu les membres pour monter à la tête, comme à un véritable ‘déplacement
de bas en haut’ ? »106.
Si Freud parle des troubles du narcissisme originel de l’enfant et des résistances à la
guérison de la névrose en les traduisant en mécanismes du narcissisme secondaire, Lou insiste
104
Lou Andreas-Salomé, « Psychosexualité » in EROS, Les éditions de minuit, 2010 ; page 135
Agnès Besson, Lou Andreas Salomé, Cathérine Pozzi, Deux femmes au miroir de la modernité, L’Harmattan
2010, page 220
106
Lou Andreas-Salomé, « Le narcissisme comme double direction » in Lou Andreas-Salomé, L’amour du
narcissisme, Gallimard, 1977 ; page 147
105
79
sur la recherche de ce qu’est de l’ordre narcissique dans la création artistique, d’un côté et
dans le devenir la mère, d’un autre. Elle souligne qu’ « on trouve assez fréquemment chez
l’homme cette volonté de se mettre soi-même encore une fois au monde (ce qui est à
distinguer de la volonté de retourner dans la mère bien-aimée = la génitrice, ainsi que de la
volonté incestueuse d’être soi-même son propre père) »107 et rappelle d’un tel phénomène
qui est le phantasme de grossesse chez un certain nombre des névrosées masculins. Pourtant,
ce n’est pas à partir de la névrose que Lou approche la question de créativité artistique de
celle du féminin. De même que Lou dit que « la femme paye ses dettes à la vie en une seule
monnaie - non pas par ce qu’elle fait, mais par ce qu’elle est », pourrions-nous dire que l’artiste
paye ses dettes à l’œuvre en une seule monnaie : non par ce qu’il crée, mais par ce qu’il est,
parce que il ne peut rien faire sans donner de ce qu’il est, ou autrement dit, ce n’est que ce
qu’il est et ce qu’il pourrait encore être qui rend possible ce qu’il met au monde en tant
qu’artiste. On pourrait dire que c’est par une sensibilité élevé face à face de la vie et de la
mort, par l’ouverture à l’influence de ce qui se déroule au-delà de l’au-delà que Lou trouve
que l’artiste de sexe masculin est très ressemblant à la femme. Parce que si on dit qu’ils se
ressemblent par la capacité-même de création, on oublie si vite qu’il s’agit de deux capacités
différentes l’une de l’autre - biologique et spirituelle. Cela ne nous empêche pourtant pas
d’appliquer le terme de fécondité dans le domaine de toute la production et surtout de celle
artistique. Par rapport à une déperdition dans l’acte créatif et à la disponibilité à se laisser
guider par ce que le nourrit, l’artiste peut être renvoyé à une description de l’attitude féminin
où Lou dit que « la femme a du mal à suivre une ligne qui se prolonge tout droit, à ne pas
sauter du train en marche, ne pas mettre en valeur une pulsion soudain, ne pas gouter les
joies du changement »108. Ainsi parlait Lou-Andreas Salomé à l’aube de Clarice. Le texte de
« Narzißmus als Doppelrichtung » a été édité pour la première fois en 1921.
Quand Jean-Christophe Goddard précise que « Clarice Lispector n’est pas spinoziste
par sa lecture de Spinoza, mais par son expérience spinoziste qui est celle de la matière
vivante », nous pourrions ajouter que ni Lou Andreas Salomé ne l’est tellement par sa lecture
de Beau Baruch que par le principe-même de tout son œuvre - « La seule perfection, c’est la
107
Lou Andreas-Salomé « L’humanité de la femme », » in Lou Andreas-Salomé, EROS, Les éditions de minuit,
2010 ; page 26
108
Lou Andreas-Salomé, « Le narcissisme comme double direction » in Lou Andreas-Salomé, L’amour du
narcissisme, Gallimard, 1977 ; page L’amour du narcissisme, page 150
80
joie ». D’où, d’ailleurs, sa compréhension du désir de devenir femme du névrosé comme un
désir de guérison, comme un désir d’approuver la joie, d’être heureux. L’élan vital. Il y a un
passage où Lou, en discutant les thèses d’Otto Weininger, dit pour la femme « l’animal de
bonheur » en précisant que « les hommes seraient le sexe faible, considérés du point de vue
sans culture et narcissique de la femme109. Comment comprendre ce « sans culture » ? Comme
une manière de plus à souligner en quoi la nature la plus profonde, la plus vraie de la vie ne
se laisse pas travestir par les actions du dehors ? Pas de raisons pour se fâcher contre Lou
Andreas-Salomé à ce point ni de rejeter son œuvre comme inadapté au corpus de littérature
féministe. Parce que quand elle dit « sans culture », il nous semble qu’elle ne pense vraiment
rien de mal. « Sans culture » peut être ainsi une autre culture, une culture différente de celle
qui l’entoure, de celle dominante. Et si nous osions, en pensant à son expression ‘l’animal du
bonheur’, nommer cette culture « sans culture » comme « une culture animale », c’est par le
fait qu’elle serait une culture soucieuse du dedans, une culture qui se maintient par se soigner
de l’intérieur, qui se déroule dans le rythme intérieur de son extérieur. Le réalisme magique.
Dans ce sens-là, la nature féminine en toute existence humaine est celle
principalement lié à l’intuition, à l’intérieur qui annonce ce que l’extérieur lui montre, mais
d’une manière toute autre que celle « copier-coller » ou « je fais ce que les autres me disent
à faire ». Il s’agirait plutôt de l’intérieur qui annonce ce que l’extérieur lui montre, parce qu’il
se tient disponible, parce qu’il est disponibilité intérieure à l’écoute de la nature. Le féminin,
par-là, devient le miroir vivant d’un vrai jeu de souffrance et de jouissance, de douleur et de
bonheur. La capacité de supporter et la force de régénérer deviennent deux autres noms pour
ce qu’on se dépêche à nommer la passivité féminine. Nous en voyons, à la base, possibilité de
parler d’une certaine passivité comme l’ouverture non angoissée. A cela rejoint l’enjeu du
narcissisme pour la compréhension du féminin, qui consiste à soulever plutôt le besoin de
donner que celui de prendre, plutôt le besoin de l’autre qu’une autosuffisance ou un
enfermement en soi. L’attention particulière apportée à la question de l’empathie, à la
compréhension personnelle de l’œuvre, se laisse suivre encore à travers la relation de Lou
Andreas-Salomé avec grand poète Rilke. Agnès Besson rappelle que malgré le fait qu’elle
exerçait l’activité de psychanalyste, « Lou n’a jamais encouragé Rilke à recourir à l’analyse, y
109
Correspondance avec Sigmund Freud (1912-1936), suivie du Journal d'une année (1912-1913), Gallimard,
1970, page 32
81
percevant très nettement un pouvoir curatif d’assèchement, qui porterait atteinte aux sources
mêmes de sa créativité »110.
L’intuition est l’amour qui se soucie de l’autre. Le soucie de l’autre est l’amour de soi.
Voilà comment nous comprenons la geste et la parole de Lou Andreas-Salomé. Nombreux sont
ceux qui, tout en lui réservant les noms fatals et séduisantes, ne se demandent jamais en quoi
consisteraient vraiment son don de rencontre, son énergie et son intelligence. Comme si ils
pensent toujours les choses à partir du dehors, à partir de trace, à travers des conséquences
pour le masculin d’une apparence féminine et non pas du dedans qui est riche, qui s’en jouit
de la vie, qui impulse de grands œuvres. Toujours le problème de la direction. La beauté est
aussi en bienveillance, non seulement en apparences. Et cette bienveillance provient du
dedans, n’est ce que pas ?
Nietzsche publie le recueil d’aphorismes, intitulé Humain, trop humain (1878) comme
« un hommage personnel à l’un des plus grands libérateurs d’esprit », à l’occasion du centième
anniversaire de la morte de Voltaire. Il nous explique là-bas que ce sont « les « esprits libres »
auxquels est dédié ce livre et de courage et de découragement qui a pour titre Humain, trop
humain »111. Les esprits libres entre guillemets ? Les fantômes ? Non ? Oui ? Nietzsche peu
après qu’ils sont, pour lui, « braves compères de fantômes avec qui rire et bavarder, et qu’on
envoie au diable s’ils deviennent ennuyeux, - en dédommagement d’amis qui vous manquent ».
Les amis qui vous manquent, qui vous manquent. Deux siècles plus tard, Clarice Lispector écrit
à propos du livre Passion selon G. H., qui aurait pu, quant à nous, s’appeler Animal, trop
animal :
« Ce livre est un livre comme les autres, mais je serais heureuse qu’il soit lu uniquement
par des personnes à l’âme déjà formé. Celles qui savent que l’approche de toute chose se fait
progressivement et péniblement – et doit parfois passer par le contraire de ce que l’on
approche. Ces personnes, et elles seules, comprendront tout doucement que ce livre n’enlève
rien à personne. A moi, par exemple, le personnage de G.H. m’a peu à peu donné une joie
difficile : mais son nom est joie »112
Si le style de Clarice se ressemble à celui de Nietzsche, et par la profondeur de l’œil, et
par le gout du mysticisme, et par l’effet de guirlande provenant de l’écriture, et par l’énergie
110
Agnès Besson, Lou Andreas Salomé, Cathérine Pozzi, Deux femmes au miroir de la modernité, L’Harmattan
2010, page 74
111
Friedrich Nietzsche, « Préface » in Humain, trop humain, Gallimard, 2000, pages 22, 23
112
Clarice Lispector, page de couverture pour La passion selon G.H., Des femmes Antoinette Fouque, 1978
82
féroce de toute pensée, ce n’est que par la notion de la joie qu’on voie en quoi la différence
parmi ces deux auteurs consiste. Dans le texte « Erotisme », publié sous la direction de Martin
Buber en 1910, Lou nous dit qu’« il n’est pas sur terre trois états qui soient aussi intimement
connexes que ces trois-là : la création, l’adoration et la joie »113. Ah, oui, ainsi parlait Lou
Andreas-Salomé.
La création, l’adoration et la joie, prises ensemble, peuvent-elles nous envoyer à
l’amitié et la maternité ? A une pensée amicale, à une pensée maternelle sur le féminin, par
exemple ? La question est, tout d’abord, si on peut penser le maternel au-delà du devenir
mère, au sens stricte du mot, de même qu’on peut penser le narcissisme au–delà de l’amour
du soi. Est-ce que la nature ou il vaut mieux dire, les natures de donation de la vie peuvent
être problématisée à travers la manière d’impulser la vie, à travers le type de de son envoie
et de son apporte, de même que le processus de créer et le type de production artistique
renvoient à l’œuvre même. En parlant de la donation de la vie, à partir du féminin, devrait-il
s’agir de la maternité biologique et de rien autre ? Il parait qu’il y a de place en œuvre de Lou
Andreas Salomé pour penser une certaine maternité spirituelle, tout en se servant du
paradigme de la grossesse et de l’acte d’accouchement. Ainsi, ces expériences primordiales
de la vie et du monde, de l’expérience qui réunit les deux en Un en surpassant l’unité d’une
avec un « trop » qui la divisera, par la suite, en donnant le lieu à un nouveau monde, se
reflètent sur tout le domaine de la compassion, de l’inspiration et, à la dernière instance, de
la rencontre-même.
Le féminin pensé sous le prisme d’un tel don de la vie, serait la force ou le savoir-faire
qui nous envoie à la maïeutique de Socrate. La force n’est tellement pas en pur savoir. Elle est
en savoir-faire. Elle est en savoir extériorisé, appliqué. Elle est dans le vrai du savoir. Et de
même que la maïeutique comme le savoir-faire des femmes-sages, gagne avec Socrate une
nouvelle signification – celle de savoir-faire d'interroger les connaissances afin d’aboutir à la
naissance d’une nouvelle idée, d’un nouveau concept - elle est incarnée dans une remarque
de Freud concernant Lou faite dans une lettre de 1915. Freud dit : « Chaque fois quand je lis
une de vos lettres si pertinentes, je m’étonne de l’art que vous possédez d’aller au-delà de ce
qui est dit, de compléter et de faire converger le tout.. Je ressens rarement un tel besoin de
synthèse. L’unité de ce monde m’apparait comme allant de soi, ne méritant pas d’être
113
Lou Andreas Salomé, « L’érotisme », publie in Eros, Les édition de minuit, Paris, 1984, page 96
83
mentionné. Ce qui m’intéresse, c’est la séparation et l’organisation de ce qui, autrement, se
perdrait dans une bouillie originaire »114. Dans une autre lettre datant du 13 juillet 1917, Freud
insiste encore : « Rien de plus évident que la manière dont vous me précédez et achevez mes
pensées, dont avec un don de seconde vue, vous vous efforcez de compléter et d’ajuster les
bribes jusqu’à en faire un édifice »115.
Ne s’agit-il pas ici d’un pouvoir d’autant plus créatif que synthétique, d’un pouvoir de
nourrir, de réunir et à la fois, de multiplier ce qui est à élaborer ? De nourrir le dehors par la
force provenant des profondeurs gazeuses de l’être ? Peut-on nommer la pensée qui incarne
un tel pouvoir la pensée maternelle et en entendre l’écho de quelque chose spécifiquement
féminin ? En même temps, c’est elle qui répond à Freud par « Je ne suis qu’une femme » en
refusant sa proposition que son écrit soit publié sous le titre « Mon remerciant à la
psychanalyse » au lieu de « Mon remerciant à Freud »116. Ainsi parlait Lou Andreas Salomé.
Il s’agit du livre où elle se positionne de manière directe et claire par rapport à la
psychanalyse, tout en se mettant à l’écart de la terminologie analytique et en insistant sur un
oser à contredire pour pousser les interrogations plus loin, toujours plus loin. Elle y souligne
une distorsion entre la tendance très présente chez Freud au rationalisme et l’objet même de
la psychanalyse. Elle y développe ses réflexions sur l’art et insiste de nouveau et de nouveau
sur l’importance de l’intuition, de l’ingénuité, de la spontanéité dans la recherche du sens de
la vie. Elle n’était, donc, pas une adhérente obéissante à la psychanalyse au sens où
l’obéissance s’accomplie en apparence. Cela veut dire qu’elle n’était pas un disciple
silencieux devant Freud et a offert un nombre important de contre-points aux concepts
freudiens, aux concepts avec lesquelles elle n’a pas dû être tout à fait d’accord pour être
reconnaissante de leur existence et heureuse de sa contribution éventuelle à leur
développement. Pourrions-nous situer ici la source d’un pouvoir charismatique, d’une
autorité qu’elle possédait de manière si spontanée, si naturelle et la comparer avec l’autorité
maternelle ? En même temps, aussi bien que ses échanges avec Freud ont pu nourrir et
pousser plus loin les problèmes ouverts par la psychanalyse, Lou a trouvé en ce domaine une
114
Cité selon Marie Moscovici, « Une femme et la psychanalyse » in Lou Andreas-Salomé, L’amour du narcissisme,
Gallimard, 1977, page 22
115
Ibid. page 23
116
Le titre originel de son livre, aujourd’hui connu sous le titre Lettre ouverte à Freud était Mein Dank à Freud ;
Voir plus in Marie Moscovici « Préface », publié in Lou Andreas-Salomé « Lettre ouverte à Freud », Edition du
Seuil, 1994 ; pages 7 et 8
84
source permanente du sentiment de « être chez soi » d’une certaine manière. Elle écrit dans
ses Carnets intimes des derniers années : « Si je devais dire où, durant une longue existence,
je me suis par la pensée sentie chez moi avec le plus de conviction, où j’ai élu domicile avec le
plus de gratitude, c’est la psychanalyse freudienne »117. Les féministes de son époque disaient,
comme on l’a souligné précédemment, une femme arrogante, une femme narcissique, une
femme auto-suffisante.
Mais même cela, n’a pas pu la fâcher. Parce que chez Lou l’autosuffisance n’est pas
pensable. L’image de l’arrogance provient d’une énergie pure et directe par laquelle elle
s’exprime et veux toujours rencontrer, discuter, demander, dire, être en train d’être. Et le
narcissisme se montre traduisible en exercice spécifique de la disponibilité dans le rapport
d’autres (amour, empathie, compréhension), loin d’être l’abandon d’autres dans la passivité
du soi, dans un rempli par soi. Lou demande ainsi pour le Narcisse de la légende : « peut-être
ne s’est-il pas vu lui-même seulement dans l’eau, mais lui-même comme tout, sinon peut-être
au lieu de rester se serait-il enfui ? En effet, son visage n’exprime-t-il pas aussi, outre le
ravissement, la tristesse ? Comment c’est deux éléments peuvent-ils s’unir : le bonheur et la
tristesse, ce qui s’échappe de soi-même, ce qui se referme sur soi-même, le don de soi et
l’affirmation de soi ? »118. Et si chez Lou l’artiste incarne la figure du Narcisse, d’un côté et une
forme d’androgynie, mêlant le caractère masculin et féminin, d’un autre, c’est par sa manière
qui est plutôt maternelle que paternelle de s’approcher du monde. Il le recrée en train de le
penser. Et « je ne suis pas en train de parler de l’avenir, je suis en train de parler d’une actualité
permanente. Et cela veut dire que l’espoir n’existe pas car il n’est plus un avenir ajourné, il est
aujourd’hui. (…) Ne pas se situer face à l’espoir n’est pas renoncer la demande ! Et ce n’est
pas non plus s’abstenir du manque. Ah, c’est l’augmenter, c’est augmenter infiniment la
demande qui naît de la carence »119. Ainsi écrivait Clarice Lispector. Le livre intitulé Passion
selon G.H. a été publié en 1964. La traduction française a vu son jour en 1978. Peu de temps
après le décès de Clarice Lispector. C’est l’animal et le féminin qui se retrouvent dans ce livre
de manière passionnante. Pourquoi ? Pour prendre le souffle et dire « J’adore ». L’animal que
donc je suis est le dernier livre publié par Jacques Derrida à titre posthume. Il a vu son jour en
2006, séparé en trois sections : « L’animal que donc je suis », « L’animal autobiographique »
117
Lou Andreas-Salomé, Carnets intimes de dernières années, Hachette, Paris, 1983, page 166
Lou Andreas-Salomé, « Le narcissisme comme double direction » in Lou Andreas-Salomé, L’amour du
narcissisme, Gallimard, 1977 ; page 142
119
Clarice Lispector, Passion selon G.H., pages 188 et 190
118
85
et « Et si l’animal répondait ? ». Selon nos connaissances, Jacques Derrida n’a jamais lu Clarice
Lispector.
86
Conclusion
ou
« Je me sens chez moi dans le bonheur. Pourquoi faut-il que mes actes les plus spontanés
aient causé tant de chagrin ? »120
L’énigme de la carte postale Le vecteur de vérité est la même que celle d’un titre de Clarice « L’œuf et la poule ». Le secret de l’étreinte du tableau de Schiele est le même que celui de
Socrate qui dit « Oh, Criton, je dois un coq à Asclepios ». Son nom s’écrit et par la main et par
la bouche. Le message de la photographie de Lou, Nietzche et Rée est le même que celui des
lèvres qui s’ouvrent et parlent sans savoir pourquoi. La persistance du sourire de Lou AndreasSalomé est celle de la main qui doit écrire pour sauver la joie. Encore plus, pour la célébrer.
Derrida est angoissé. Profondément angoissé. Nietzsche souffre. Par une souffrance profonde.
Mais, Il semble qu’ils n’ont pas compris la chose suivante : Il n’y a pas de tragédie sans la
jouissance approuvé du dedans, il n’y a pas d’épreuve de la jouissance, sans la souffrance.
Peut-être que tout ce que Nietzsche a voulu dire à Lou en l’imaginant avec le fouet derrière
lui et Paul Rée était : « Donne-moi ta main inconnue car la vie me fait mal, et je ne sais
comment parler – la réalité est trop délicate, seule la réalité est délicate, mon irréalité et mon
imagination sont autrement pesantes » 121. Parce que quand le dedans est pénétré par l’extrait
concentré de tout ce qui nous invite à « toucher au dangereux », les profondeurs gazeuses de
tout être sont menacées par une signature fatale. Non, ce n’est pas une trace digitale, c’est
un toucher au vif du dangereux. C’est une touche dangereuse au vif de la vie. C’est pourquoi
nous avons impression que de la souffrance parfois parlent le plus ceux qui la connaissent le
moins. Et c’est pourquoi la résistance à l’angoisse est l’autre nom de la jouissance. Ce n’est
que par cette résistance que la jouissance arrive à expulser les traces de la souffrance en
mettant son propre nom. Fiat Jouissance ! Et elle l’écrit par son propre sang. Pourquoi ? Parce
que, cher Derrida, « de quoi suis-je la semence » ? Clarice Lispector répond ainsi : « Semence
120
121
C’est ainsi que Lou Andreas Salomé résumait sa vie, cité selon H. F. Peters, page 14
Clarice Lispector, Passion selon G.H., page 5
87
de chose, semence de ces mêmes grandes vagues d’amour-neutre. Moi, une personne, je suis
un germe. Le germe n’est que sensible – c’est son unique inhérence particulière. Le germe fait
mal. Le germe est avide et alerte. Mon avidité est ma faim la plus primordiale : je suis pure
parce que je suis avide »122
La persistance de l’écriture lispectorienne est celle de la formule Ajaso – ressembler les parties
du corps mort - ramener le cadavre à la vie. On ne peut pas se cacher de la vie dans ce monde,
de même qu’on ne peut pas, au moins non tellement qu’on le croit, cacher sa vie du monde.
Et pourquoi le vouloir ? Il y a toujours des ‘pourquoi’s, mais il y a du Pourquoi aussi, comme la
question la plus ancienne de toute la philosophie. Le Pourquoi comme La Mère et le fils de la
Philosophie. Comment dire ? La Philosophie et le Pourquoi, c’est un peu comme l’œuf et la
poule, un peu comme Socrate et Platon sur la carte postale dont parle Derrida. Pourquoi
faites-vous comme si vous vouliez vous passer de la question du Pourquoi ? Ou voulez-vous la
remplacer complétement par celle du Comment afin de maintenir une structure où vous vous
sentiez comme chez vous ? Mais pourquoi vous sentiez-vous comme chez vous dans une
structure qui vous tombera sur la tête dès que vous laisserez un peu plus d’air dedans ?
L’entrée de tous les systèmes philosophiques ne ressemble-t-elle pas à celle de la bouche qui
émet des sons, à celle de l’encre absorbée par le papier ? Parle-t-on pour montrer ou pour
émettre ? Ecrit-on pour laisser la trace au monde ou pour tracer le monde par le don ? Ne
vous trompez plus, la vie est plus sage que nous, elle sent ce qu’elle sent sans devoir l’expliquer
de manière savante ; elle sait ce qu’elle sait sans pouvoir le donner de manière préalable au
geste qui l’apporte. Ojo clitoris.
D’ailleurs, on ne peut rien maintenir sans le toucher. La main + tenir = MainTenir. C’est
toujours la question du MainTenant ! C’est pourquoi Socrate tient la plume de l’écriture
platonicienne. C’est pourquoi Nietzche voit le fouet au lieu de la plume dans la main de Lou.
C’est pourquoi le pinceau n’a pas besoin de la plume pour montrer en quoi consiste l’amicalité
selon Schiele. C’est pourquoi tout ce texte.
122
Clarice Lispector, Passion selon G.H., page 178
88
Le message reçu un jour après
ou
« Since I left you, I find the world so new »
Le texte résiste pour sauver l’ambigüité de toute résistance. Resisto, ergo sum ! Tu résistes,
donc, tu es ! A quoi tu résistes ? Par quoi tu résistes ? Où et comment ? Depuis dedans ou
seulement en apparence ? Rien n’est jamais seulement en apparence ! A quoi tu résistes,
définit ta manière d’être. Comment tu résistes définit ta manière d’apparaitre. C’est le secret
de « Je suis douce, mais ma manière d’être est féroce ».
Ce qui se présente devant, réclame la plume de la rencontre pour s’inscrire au-dedans du
dehors ! Si c’est dangereux, le dedans résiste en saignant depuis l’œil-scan. Ojo clitoris.
L’encre se forme de ses larmes et de sa sueur. Puis, si la pluie de la vie dans les yeux de cellule
(celui + celle = cellule) qui éprouve un état de fatigue énorme, touche la terre de la
philosophie, elle ne peut plus qu’être la question de la vie ou de la mort. Les gouts de cette
pluie sont l’élément liquide qui transpire l’encre de sang pour donner lieu à un manifeste.
Un message est arrivé à joindre ces idées. Il était en forme sonore. Les détails sur l’histoire de
son expédition globale - ceux qui précédent et surpassent notre réception :
Le texte qui nous a été adressé, fait partie d’une de huit différentes lettres. Une réponse de
plus à Platon, peut-être ? La collection a été diffusée pour la première fois en 1996 en Arte,
donc de manière sonore et visuelle. La forme : l’entretien. Le style : Libre. Les questions :
proviennent des lettres-mêmes. Une femme les pose. Un homme lui répond. Ils discutent. Les
voix s’en lient dans l’esprit amical. De temps en temps, on voit le miroir. De temps en temps,
on voit la fumée. A la demande du répondeur, cette discussion n’est devenue disponible
qu’après sa mort. Son idée : « Je parle, je parle après ma mort » saisie par un Je parlons.
Socrate et Platon ensemble. La voix de la lettre, la philosophie du plein air et deux amis : Gilles
Deleuze et Claire Parnet. L’abécédaire de Gilles Deleuze.
89
Le message qui est arrivé un jour après la conclusion s’appelle selon la lettre que Clarice
Lispector n’a jamais pu prononcer comme il fallait selon les critères d’un dehors univoque.
Mais nous savons pourquoi. C’est une lettre provenant surtout du dedans - de profondeurs
gazeuses de l’être. C’est pourquoi la prononcer doit déjà faire un bruit particulier, un
gazouillement qui nous est propre. Comme « pRopRe ». Regardez le texte pour la lettre R
dans l’Abécédaire de Gilles Deleuze. Ou encore mieux, trouvez le vidéo et écoutez
attentivement ce qu’il nous dit là. Et peut-être vous allez entendre en quoi la résistance est
tendre.
90
BIBLIOGRAPHIE
Livres utilisés :
ANDREAS-SALOME, Lou, Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, Bernard Grasset, Paris,
1992.
ANDREAS-SALOME, Lou, L’heure sans Dieu, Editions Rue d’Ulm, Presses de l’école normale
supérieure, Paris, 2006
ANDREAS-SALOME, Lou, La lettre ouverte à Freud, Edition du Seuil, Paris, 1994.
ANDREAS-SALOME, Lou, Eros, Les éditions de minuit, Paris, 1984.
ANDREAS-SALOME, Lou, L’amour du narcissisme, Gallimard, Paris, 1980.
ANDREAS-SALOME, Lou, Correspondance avec Sigmund Freud (1912-1936), suivie du Journal
d'une année (1912-1913), Gallimard, Paris, 1970.
ANDREAS-SALOME, Lou, Carnets intimes de dernières années, Hachette, Paris, 1983 ()
BESSON, Agnès, Lou Andreas-Salomé, Catherine Pozzi. Deux femmes au miroir de la modernité,
L’Hamattan, Paris, 2010
DERRIDA, Jacques, La dissémination, Edition du Seuil, Paris, 1972.
DERRIDA, Jacques, La marge de la philosophie, Les éditions de Minuit, Paris, 1972
DERRIDA, Jacques, Eperons. Les styles de Nietzsche, Flammarion, Paris, 1978.
DERRIDA, Jacques, La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, Paris, 1980.
FAYE, Jean-Pierre, Nietzsche est Salomé. La philosophie dangereuse, Bernard Grasset, Paris,
2000.
FREUD, Sigmund, Pour introduire le narcissisme, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2012
FREUD, Sigmund, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, Paris, 1962.
91
HENRY, Michel, Notes sur le phénomène érotique, Revue internationale Michel Henry N°4,
Varia, UCL Presses Universitaire de Louvain, 2013
LISPECTOR, Clarice, La passion selon G.H., Des femmes Antoinette Fouque, Paris, 1978.
NIETZSCHE, Friedrich, Ainsi parlait Zarathushtra, GF Flammarion, Paris, 1996
NIETZSCHE, Friedrich, Humain, trop humain, Gallimard, Paris, 1988
NIETZSCHE, Friedrich, Par-delà bien et mal. La généalogie de la morale, Œuvres
philosophiques complètes, Gallimard, Paris, 1971.
NIETZSCHE, Friedrich, Œuvres, Mille & une pages Flammarion, Paris, 2000.
PLATON, Phèdre, GF Flammarion, Paris, 2012.
PETERS, H. F., Ma sœur, mon épouse, Gallimard, Paris, 1967
VARIN, Claire, Clarice Lispector. Rencontres brésiliennes, Editions TROIS, Québec, 1987.
Les pages internet visitées :
° Benoit Peeters, « Pourquoi ce livre ? », à propos de la biographie Derrida publiée en 2010,
Série Grandes biographies, Flammarion et vidéo de Jacques Derrida « Fear of wrtitting » mis
sur le page http://www.derridalabiographie.com/?p=13#comments
° Benjamin Moser, « Clarice Lispector, une biographie – Pourquoi se monde », le texte publié
dans le Télérama, N° 3256 et mis en ligne le 4 juin 2012, http://www.telerama.fr/livres/claricelispector-une-biographie-pourquoi-ce-monde,82440.php
° Gilles Deleuze et Claire Parnet, l’extrait de l’Abécédaire « Création et résistance » / R comme
résistance, http://www.youtube.com/watch?NR=1&feature=endscreen&v=mEkeplwsrWg
92
° Elisabeth Poulet, « Les doubles de Monsieur Personne – Fernando Pessoa », La revue des
ressources
:
http://www.larevuedesressources.org/les-doubles-de-monsieur-personne-
fernando-pessoa,561.html
°
L’enregistrement
vidéo
de
Jacques
Derrida,
«
L’entrevue
sur
l’amour
»,
http://www.youtube.com/watch?v=-Wa0OxR5ZX8
° Le film documentaire DERRIDA, dirigé par Kirby Dick et Amy Ziering Koffman, 2002, Jane Doe
Film Production, mis en ligne http://www.youtube.com/watch?v=TswHCM2cOmg
° Sylviane Agacinski, L’entretien à l’occasion de la sortie de son essai « Engagements » du 1
mars 2007 à Montpellier ; La rencontre animée par Hélène de Chabert, présidente du Café
des Femmes ;
l’enregistrement mis sur la page : http://mediatheque.montpellier-
agglo.com/action-culturelle-/conferences-enregistrees/rencontre-avec-sylviane-agacinski35-mo-36971.khtml
° Sigmund Freud, « Sur la sexualité du féminin » (1931), publié in Sigmund Freud, La vie
sexuelle, pages 139 – 156, PUF, 1969 ; le texte intégrale mis en ligne :
http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre29723.html
° Sigmund Freud, « Le tabou de la virginité »,
le texte intégrale mis en ligne :
http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre28906.html
° Revue Littéraire Mensuelle Europe, novembre/décembre 2012 – numéro consacré à
Katherine Mansfield et Clarice Lispectore, mise en ligne : http://www.europerevue.net/pages/recherche-par-titres/parutions-2012/livret-mansfield-r.pdf
*** Portishead, Glory Box, l’extrait du concert à Roseland New York, 1997
http://www.youtube.com/watch?v=SLrkE6T_m5Y
93
TABLE
1. INTRODUCTION …………………………………………………………………………………………………
4
2. LES EPINES DE LOU ANDREAS SALOME DANS LE STYLE DE DERRIDA ………………..
11
3. GRAND DERRIDA OU GRAND DEHORS ? …………………………………………………………….
33
4. LE CHANT DE LA PLUIE SOUS LA PLUME DE L’ETRE ENSEMBLE ………………………….. 51
5. AINSI PARLAIT LOU ANDREAS SALOME A L’AUBE DE CLARICE …………………………..
69
6. CONCLUSION ………………………………………………………………………………………………….
87
7. MESSAGE RECU UN JOUR APRES ……………………………………………………………………..
89
8. BIBLIOGRAPHIE ………………………………………………………………………………………………
91
94
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