Les conflits sociaux

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Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005
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agrégation de sciences économiques et sociales
préparations ENS 2004-2005
Les conflits sociaux
Alain TOURAINE (1966), La conscience ouvrière
Fiche de lecture réalisée par François Bottollier Depois (ENS-LSH)
TOURAINE Alain, La Conscience ouvrière, Seuil, Paris, 1966.
Cette fiche de lecture ne suit pas le plan de l’ouvrage d’Alain TOURAINE, dans la mesure où les idées centrales de
l’ouvrage y sont répétées au long des chapitres. Nous commencerons par introduire l’ouvrage par l’un de ses apports
fondamentaux dans le contexte de sa publication : la volonté appuyée de fournir une analyse sociologique de la classe
ouvrière, en prenant ses distances à l’égard du marxisme.
La première partie de la fiche de lecture s’intéressera aux méthodes et aux concepts employés par Alain TOURAINE,
qui sont des outils toujours utiles pour décrire les mouvements sociaux et les « consciences collectives ». La
deuxième partie sera centrée sur les faiblesses de l’ouvrage, c’est-à-dire sur le fait que l’analyse soit historiquement
située et relativement enfermée dans une problématique restrictive. Enfin, la dernière partie détaillera les
problématiques léguées par Alain TOURAINE à la sociologie des mouvements sociaux.
Introduction : pour une analyse sociologique de la classe ouvrière
Alain TOURAINE commence son ouvrage par un plaidoyer pour l’étude des « attitudes au travail », qui doit se départir
des a priori sur la misère et sur le travail comme contrainte. La sociologie ne doit être ni mécaniste – car la révolte
ouvrière n’est jamais automatique – ni utopique. Comme en atteste cette citation, le travail ne doit pas être considéré
comme pure et simple aliénation, mais comme une activité humaine complexe :
« Les ouvriers prennent des décisions, sont en mesure d’en prendre, même si les obstacles qui
s’opposent à la satisfaction de leurs intentions sont considérables. Ce qui suppose que les dispositions
ouvrières à l’égard du travail ne sont pas purement négatives. »
Alain TOURAINE convoque à l’appui de cette idée des études américaines, selon lesquelles 80% des ouvriers
interrogés déclarent aimer leur travail. La Conscience ouvrière est un travail écrit à la suite d’une grande enquête
menée auprès d’un grand nombre d’ouvriers de diverses industries et de diverses régions françaises. Le questionnaire
proposé à la population ouvrière est reproduit en annexe de l’ouvrage. Les conclusions de cette étude concernant les
représentations sur le travail sont plus nuancées que celles des études américaines : 45% des ouvriers interrogés
déclarent aimer leur travail.
Même si ce chiffre est plus mince, il est suffisant pour rejeter les analyses pour lesquelles les ouvriers subissent leur
travail : il s’agit donc plutôt d’étudier les contraintes que ce travail pose.
I. Méthodes d’analyse et concepts : les mouvements sociaux et la
« conscience collective »
Les attitudes au travail doivent être étudiées selon trois points de vue sociologiques – la satisfaction, l’adaptation et la
liberté – sur lesquels nous reviendrons dans la première sous partie. C’est cependant la perspective de la liberté qui
permet de mettre en avant l’existence – ou l’absence d’existence – d’une « conscience collective », elle-même fondée
sur trois principes, que nous détaillerons dans un second temps.
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A – Les trois points de vue de la satisfaction, de l’adaptation et de la liberté
La satisfaction correspond à l’étude du travailleur comme individu. Ce point de vue est le plus trivial, il peut être
appréhendé à l’aide de concepts « économistes ». C’est le point de vue mobilisé par le sens commun pour analyser un
conflit social. Alain TOURAINE utilise souvent le même exemple tout au long de son ouvrage, celui du « freinage »,
qui peut ainsi être étudiée comme l’expression d’une revendication salariale : il s’agit alors de la perspective de la
satisfaction.
L’adaptation correspond à l’étude du système social – de l’entreprise principalement – et des déterminants sociaux
qui pèsent sur l’individu. Il faut rechercher les « systèmes de moyens », comme le fait la sociologie des organisations,
et particulièrement Michel CROZIER à travers sa notion de « système d’action concret ». Le « freinage » peut alors
être interprété comme une volonté de prise de contrôle sur le système de décision au sein de l’entreprise.
La liberté correspond à l’étude de la conscience collective – donc ici de la conscience ouvrière. Elle représente le
niveau politique. La perspective de la liberté étudie l’ouvrier en tant que sujet historique. Le sociologue doit
rechercher les « systèmes de fins », ce qui peut être effectué grâce au concept de « système d’action historique ».
Cette perspective de la liberté est difficile à atteindre pour le sociologue qui ne peut directement percevoir l’ouvrier
que comme individu ou comme membre d’un groupe. Cependant, la conscience ouvrière « se projette » sur les
représentations de la société ; de même, l’étude de la satisfaction personnelle permet de mesurer l’impact de la
conscience ouvrière sur les aspirations individuelles. Ainsi, la perspective de la liberté peut être déduite des analyses
en termes de satisfaction et d’adaptation. Le « freinage » peut être interprété comme une action destinée à modifier le
sens du travail ouvrier, ce qui, comme nous le verrons plus loin, est en lien direct avec le contrôle par l’ouvrier des
fruits de son travail.
Chaque situation, chaque conduite, chaque parole peut être analysée selon ces trois perspectives. Il ne s’agit pas de
trois facettes d’un même comportement social, mais bien de « conduites sociales différentes ». Le « freinage » peut
ainsi être alternativement une action rationnelle, une volonté de maîtrise d’un système de relations sociales ou encore
une volonté de contrôle sur ses conditions de travail.
B – L’accent sur la perspective de la liberté : la conscience collective
Les trois perspectives sociologiques sont implicitement hiérarchisées : la première est nécessaire pour la seconde et
donc pour la troisième ; une « vraie » sociologie doit prendre en compte ces trois composantes. À l’intérieur du
concept de liberté, on trouve trois principes, qui sont au fondement de la « conscience collective » :
(1)
(2)
(3)
Le principe d’identité correspond à la conscience d’appartenance sociale.
Le principe d’opposition correspond à hostilité à l’égard d’une autre catégorie sociale.
Le principe de totalité est un principe d’explication sociale et historique.
Lorsque ces trois principes sont réunis, on peut parler de « conscience collective ». Cette dernière correspond alors au
sens que l’on donne à la perception que l’on a d’une situation. Elle est ainsi rapport du sujet à lui-même.
La conscience ouvrière est la conscience collective des travailleurs. La conscience ouvrière est une variable
historique : elle est la réunion, à un moment donné et pour une population donnée, des trois principes d’identité,
d’opposition et de totalité. Ses formes sont donc multiples, et ce même à l’intérieur d’une même société.
Il est important de noter qu’il y a dissociation entre le groupe réel et la conscience collective. Cela concerne les trois
composantes de la conscience de classe et donc des mouvements sociaux : identité, opposition et totalité n’ont pas
nécessairement de rapport avec la réalité des conditions sociales d’existence du groupe en question. Alain TOURAINE
note ainsi en étudiant le « milieu ouvrier », c’est-à-dire le milieu de relations inter-personnelles, que le sentiment
d’appartenance à ce milieu diminue alors qu’augmente la conscience de classe. La conscience ouvrière correspond
plus à la conscience d’appartenir à un « champ social d’action », c’est-à-dire « une unité sociale définie par la
conscience de l’action possible ». L’auteur prend ainsi l’exemple de l’homogamie, qui peut être interprétée comme la
conséquence d’une proximité physique et sociale, ce qui correspond au groupe réel, au milieu social, ou qui peut-être
analysée par les ouvriers eux-mêmes comme l’impossibilité d’échapper au devenir social des membres de leur classe.
II. Un ouvrage centré sur une époque et une problématique :
l’étude de la conscience ouvrière
Le paradoxe de l’analyse d’Alain TOURAINE est que, tout en déconstruisant l’objet qu’est la classe ouvrière par
l’utilisation des concepts de conscience collective et de mouvement social, elle contribue à figer l’analyse du
mouvement social et à l’enfermer à jamais dans un cadre spatio-temporel précis. Le cœur de l’ouvrage est ainsi centré
sur la classe ouvrière, que l’auteur tente de déconstruire de deux façons : par l’utilisation du concept de conscience
collective et par la typologie des consciences ouvrières.
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A – Conscience ouvrière et conscience de classe
1. Définitions de la conscience ouvrière : le rapport du travailleur à ses œuvres
Ces apports théoriques ne font pas l’objet d’un développement enfermé dans un chapitre : ils sont disséminés tout au
long de l’ouvrage. C’est ce qui rend le concept de conscience ouvrière à la fois plus mou – les définitions sont
nombreuses et variées – et plus dur : ce concept étant toujours fortement lié au phénomène précis qu’il sert à
expliquer, il devient indissociable de l’étude de la population ouvrière et difficilement exploitable dans d’autres cas.
De façon générale, la conscience ouvrière définit le travailleur par rapport au sens qu’il donne au pouvoir qu’il a sur
les instruments et les résultats de son travail. Elle est le « système d’exigences à l’égard de la situation de travail » ;
elle découle de « l’état des rapports entre le producteur et ses œuvres, entre l’ouvrier et son travail ».
Alain TOURAINE insiste sur la place centrale du travail, qui permet de sortir l’homme des normes sociales constituées
et d’en faire une force constituante pour la société : « parler de conscience ouvrière est se placer dans cette démarche
constituante au lieu de s’enfermer dans le monde limité des attitudes et de la satisfaction professionnelles. »
2. La conscience de classe
La conscience de classe est une forme de conscience ouvrière, qui suppose l’union des trois principes, identité (ou
revendication), opposition et totalité (référence à une société). « Le mouvement ouvrier n’est presque jamais
seulement un mouvement contre, mais un mouvement pour, […] pour le travail, pour le salaire et pour les droits » :
c’est en cela qu’on parle de conscience de classe.
« C’est lorsque la référence à la totalité co-existe avec le maintien des intérêts privés traditionnels que
surgit la conscience de classe ».
B – L’évolution historique de la conscience ouvrière
La conscience ouvrière étant définie par le contrôle du travailleur sur le fruit de son travail, elle est nécessairement
modifiée par l’évolution de la technologie et du pouvoir économique. L’évolution technique conduit l’organisation du
travail à être de plus en plus poussée. En conséquence, la conscience ouvrière se politise, ce qui se manifeste par la
volonté d’une démocratisation de l’entreprise : la sphère de la liberté s’autonomise par rapport à celles de la
satisfaction et de l’adaptation.
L’évolution du pouvoir économique conduit à trois types de sociétés industrielles, selon que les objectifs des
travailleurs soient en termes de satisfaction, d’adaptation ou de liberté. La satisfaction domine dans les sociétés
libérales dans lesquelles on recherche son intérêt propre. L’adaptation domine dans les sociétés « contractuelles »
(négociations collectives et action de l’État). La liberté domine dans les sociétés « dirigistes », provoquée par la
rupture sociale nécessaire pour aboutir à un développement, compte tenu des barrières sociales importantes. Bien
entendu, la France est une société plutôt dirigiste, où domine donc la perspective de la liberté.
Ces évolutions permettent de mettre en avant différentes étapes, les deux principales étant le système professionnel et
le système technique.
1.
Le système professionnel, ou la production par produits
C’est « l’ancienne conscience ouvrière ». L’artisanat, le textile et l’agriculture sont les cas idéaltypiques : salaire aux
pièces, soumission directe aux impératifs économiques (sans la médiation d’une organisation). Les ouvriers se voient
comme des producteurs, « plus sensibles au marché du travail qu’au pouvoir patronal ». C’est le cas des ouvriers du
Bâtiment dans l’étude d’Alain TOURAINE. Les mineurs sont également dans ce système, bien que prédomine parmi
eux un fort « économisme ». Les ouvriers ont la conscience d’appartenir à un « milieu », c’est-à-dire à une unité
sociale définie par la similarité des contraintes sociales qui pèsent sur elles.
Dans ces sociétés « proto-industrielles », où l’intérêt général est défini en fonction d’un groupe et non en fonction du
développement économique et social de la société, le principe de totalité se manifeste par une « conscience
populaire » (Jean JAURES) qui se base sur un principe démocratique opposé à l’oisiveté des « parasites » [sic].
2.
La phase transitoire, le « travail en miettes » (Georges FRIEDMANN, 1956)
Entre le système professionnel et le système technique coexistent le travail professionnel et la nette domination de
l’organisation. Les crises sont alors vécues comme des phénomènes à la fois personnels et généraux, mais non
comme des problèmes sociaux.
La « conscience prolétarienne », qui se développe à ce moment, désigne une conscience ouvrière qui ne contient pas
de principe de totalité, car le prolétaire est « pure aliénation » : « son existence est soumission à un pouvoir privé,
celui de l’argent ». Il n’y a donc qu’un principe d’opposition, « degré zéro de la conscience ouvrière ». Cela donne
lieu à une organisation révolutionnaire, qui ne porte pas en elle de principes positifs et n’est donc pas un mouvement
social.
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À ce moment là, la conscience ouvrière est en crise, et on voit petit à petit apparaître une conscience de classe.
Cependant, elle perdure dans le système technique, tant qu’il y a coexistence entre référence à la totalité et maintien
des intérêts privés.
3.
Le système technique, ou la production par organisation
Il correspond à « l’organisation bureaucratique » wébérienne. Le cas typique est la « grande entreprise rationalisée »,
dont l’industrie automobile est un exemple. « Quand le métier rencontre la production de masse, le travail en grande
série, il est détruit dans les tâches de fabrication, ou déplacé dans les fonction d’outillage, d’entretien ou de réglage ».
Orientations professionnelles et orientations économiques ne se distinguent plus. Il y a déplacement des antagonismes
sociaux de l’organisation du travail vers l’organisation de la société. Les ouvriers n’ont plus la conscience
d’appartenir à un milieu mais à un « champ social d’action ». La conscience ouvrière est alors « conscience
salariale » (et non plus populaire) car la totalité est représentée par l’ensemble des rapports des travailleurs à leurs
œuvres.
« La conscience de classe correspond à un état de la conscience ouvrière où déjà le milieu ouvrier se
désagrège, mais où cependant l’isolement social et culturel des ouvriers reste assez grand pour que les
rapports de classes s’établissent entre des unités sociales qui constituent encore des groupes réels. »
« Les rapports de classe commencent à précéder logiquement l’existence des classes, alors
qu’autrefois l’affirmation de l’être propre de la classe précédait la représentation des rapports
sociaux ».
4.
La production par innovation
C’est l’étape qui suit le système technique. Alain TOURAINE la pressent, bien qu’il se déclare dans l’impossibilité de
démontrer son existence. C’est pour lui le système « dont le développement rapide sera sans doute l’un des faits
sociaux les plus importants de la seconde moitié du XXè siècle ».
III – Des problématiques pour la sociologie des mouvements sociaux
La Conscience ouvrière contient certaines problématiques qui dépassent l’objet qu’elle cherche à étudier. Parmi
celles-ci, nous nous attarderons sur le concept de « système d’action historique », au cœur de la définition des
mouvements sociaux, puis sur le pressentiment de ce qu’Alain TOURAINE nommera dans ses écrits ultérieurs la
« société programmée ». Enfin, nous nous interrogerons sur les raisons pour lesquelles la caractérisation des
mouvements sociaux à l’œuvre dans cet ouvrage porte en elle les racines d’un rejet des « nouveaux mouvements
sociaux » de la définition de l’auteur des mouvements sociaux.
A – Une sociologie de l’action historique : la lutte pour le contrôle de
l’historicité
Alain TOURAINE définit le concept de « systèmes d’action historique » : il s’agit « des ensembles où les divers acteurs
visent certaines fins instrumentales reconnues comme des valeurs culturelles mais à travers leur conflit ou leur
concurrence, de sorte que le conflit soit lui-même considéré comme le système de contrôle social de certaines valeurs
[…]. La conscience ouvrière […] est le sens, vécu par des sujets personnels, d’un système d’action historique ». Par
le mouvement social, les acteurs cherchent à prendre le contrôle de « l’historicité » – ce terme n’est pas utilisé dans
cet ouvrage – c’est-à-dire du sens du devenir de la société. Ainsi défini, le système d’action historique est le cadre
dans lequel le mouvement cherche à modifier les valeurs de la société. Il fait pendant au « système d’action concret »
de la sociologie des organisations, qui est « l’ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants
par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure par des mécanismes de régulation qui
constituent d’autres jeux » (Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’Acteur et le système, 1977) : le SAC concerne le
point de vue de l’adaptation, quand le système d’action historique concerne la perspective de la liberté.
Avec l’entrée dans le système technique, « la conscience ouvrière devient moins la reconnaissance d’une expérience
commune et davantage l’exigence d’une action collective » : les principes d’opposition et de totalité prennent le pas
sur le principe d’identité. Plus de 60% des ouvriers interrogés déclarent préférer la « lutte collective » au fait de
s’élever individuellement au-dessus de sa classe. Cependant, Alain TOURAINE montre que l’action n’est jamais
automatique : en pratique on note que ce ne sont pas toujours les groupes les plus défavorisés les plus actifs ; en
théorie, il faut prendre en compte la notion de conscience collective. Ce qui distingue « l’opposition collective » au
« mouvement social » – donc à « l’action collective » – est la politisation, c’est-à-dire le fait d’être « capable de
définir sa place dans la société et donc d’expliciter ses objectifs, de tracer ses limites, de nommer ses adversaires, de
calculer ses moyens et d’évaluer les forces en présence ».
L’action est ainsi paradoxale, car pour passer à l’action, il faut un mouvement inverse à celui qui, par la formation de
la conscience collective, donne un sens à une situation : il faut un mouvement utilitariste, c’est-à-dire une réponse à
une situation constituée. « La grève a une fonction ‘expressive’ au moins aussi importante que sa fonction
‘instrumentale’ […]. De là provient son ambiguïté sociologique : elle est à la fois retrait et pression ». « Comme le
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versant économique de la conscience de classe, la grève se place à la limite de la conscience de classe et de
l’économisme ».
Alain TOURAINE fournit une définition du mouvement social : « Un mouvement social n’est pas l’union de principes
et d’une conjoncture ; il est un programme, c’est-à-dire une manière nouvelle de définir et de transformer la situation
sociale ». Cette analyse du mouvement social comme vision du monde et mise en action de cette vision du monde est
fertile : elle permet d’analyser les conflits en fonction de la tentative de contrôle de « l’historicité » (terme jamais
employé dans l’ouvrage), c’est-à-dire en fonction de la généralité des projets en cause, comme le fera Alain
TOURAINE dans les années 1970, notamment avec La Voix et le regard (1978). L’écologisme n’est ainsi pas
entièrement un mouvement social dans la mesure où il ne propose pas de projet politique cohérent et unifié (peut-être
à l’exception des Verts allemands ?). On peut faire la même remarque à propos du féminisme.
Cependant, l’altermondialisme semble être en accord avec la définition d’Alain TOURAINE : il peut s’étudier selon une
analyse en terme de satisfaction (pertes économiques dues à la mondialisation), en terme d’adaptation (inadaptation à
des normes sociales de marché) et en terme de liberté. En effet, cette dernière contient bien un principe d’identité (les
« citoyens »), un principe d’opposition (les libéraux favorables à la mondialisation) et un principe de totalité (un
projet de société différent). Cette analyse n’est reste pas moins personnelle et dénuée du travail nécessaire pour
l’affirmer.
B – Un pressentiment de la « société programmée »
Le schéma tourainien peut être étendu de plusieurs façons. En premier lieu, il prévoit que le système technique devait
laisser sa place à un système dans lequel l’information prédomine, proche de ce qu’il appellera dans La Voix et le
regard une « société programmée ». Ainsi, il n’est pas possible de rejeter d’un bloc l’analyse d’Alain TOURAINE au
prétexte qu’elle ne serait plus adaptée à la société contemporaine. Il prévoit dès 1966 le rôle croissant de l’innovation
dans le schéma entrepreneurial et s’attend à de profondes mutations de la condition ouvrière.
C – Les liens entre conscience ouvrière et « nouveaux » mouvements sociaux
En second lieu, même si l’analyse porte principalement sur les rapports de production, elle peut être étendue : les
notions de satisfaction, d’adaptation et de liberté sont souples et peuvent s’adapter à l’étude d’autres mouvements
sociaux. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que certains mouvements sociaux se détachent de la perspective de la
satisfaction pour se concentrer sur l’adaptation (contrôle des normes sociales) et/ou sur la liberté (nouveaux modèles
de société). Cependant, aucun mouvement social n’a jusqu’à présent pris l’ampleur du mouvement ouvrier et n’a
réussi à joindre les trois perspectives.
Comme on l’a dit plus haut, la version tourainienne du mouvement social est à la fois souple et rigide, dans la mesure
où les conditions pour caractériser un mouvement de « mouvement social » sont drastiques et liées à une situation
historique précise. En effet, la définition donnée de la conscience ouvrière se base principalement sur l’idée d’une
aliénation, c’est-à-dire d’une perte de contrôle du travailleur sur ses œuvres. Ainsi, bien qu’Alain TOURAINE cherche
à s’appuyer sur ce que l’on pourrait nommer la « classe pour soi » (perspective de la liberté), il base ses réflexions sur
un mécanisme objectiviste selon lequel les rapports de production sont à l’origine des classes sociales et des conflits.
Cela est à mettre en correspondance avec les « nouveaux » mouvements sociaux, qui à l’évidence ne se basent pas sur
cette aliénation. Mais peut-être cette notion doit-elle être questionnée ?
Ainsi, Alain TOURAINE déclare que les ouvriers ont toujours une conscience de leur exploitation, même s’ils ne
l’expriment pas consciemment : « le travailleur cherche à se reconnaître et à être reconnu à travers ses œuvres. S’il est
lui-même traité comme une machine ou si son travail est traité comme une chose, il se sent privé d’une part de son
existence sociale ». La sociologie permet de monter en généralité, d’atteindre les processus sociaux abstraits. Elle
permet ainsi de dépasser la vision des revendications ouvrières comme simple amélioration économiste : au contraire,
elles manifestent « la dialectique des rapports du travailleur et du produit de son travail ». On peut objecter à ce
travail qu’il se rapproche plus d’une herméneutique, voire de l’analyse d’une situation historique par des concepts
théoriques transcendantaux, par définition invérifiable scientifiquement.
Cette citation d’Alain TOURAINE atteste de cet aplomb avec lequel il pose que les ouvriers, même s’ils ne le disent ni
n’agissent en conséquence, sont marqués par une conscience collective dérivée des rapports de production :
« Cette activité créatrice et revendicatrice s’exerce parfois de manière visible, collective, et organisée
quand se forment des mouvements sociaux, mais l’existence de ceux-ci ne pourrait pas être comprise
si on ne pouvait pas saisir en permanence dans les conduites et dans les attitudes sociales, non pas des
besoins personnels ou des attentes sociales, mais des exigences définies directement par l’engagement
du sujet dans une certaine relation avec lui-même ».
Il faut en conclusion rappeler que les apports théoriques de cet ouvrage sont importants, particulièrement pour ce
thème de l’agrégation : ils permettent sans aucun doute de remettre en perspective théorique à la fois le mouvement
ouvrier et les nouveaux mouvements sociaux. Cependant, il faut adresser deux reproches à cette analyse des
mouvements sociaux.
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En premier lieu, elle est certainement trop centrée sur une situation – historique tout autant qu’idéologique – précise,
celle d’une « classe » ouvrière prisonnière de l’exploitation de son travail par la « classe » capitaliste, dans le cadre
d’un « système technique » fordiste.
En second lieu, elle utilise des concepts transcendantaux et procède largement par l’herméneutique du théoricien
éclairé. Le postulat de l’aliénation, à la base de l’analyse et sans lequel il n’existe ni conscience ouvrière ni donc
principe de totalité, est largement discutable, tout du moins lorsqu’il sert à disqualifier d’autres mouvements sociaux.
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