Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2004-2005 5
versant économique de la conscience de classe, la grève se place à la limite de la conscience de classe et de
l’économisme ».
Alain TOURAINE fournit une définition du mouvement social : « Un mouvement social n’est pas l’union de principes
et d’une conjoncture ; il est un programme, c’est-à-dire une manière nouvelle de définir et de transformer la situation
sociale ». Cette analyse du mouvement social comme vision du monde et mise en action de cette vision du monde est
fertile : elle permet d’analyser les conflits en fonction de la tentative de contrôle de « l’historicité » (terme jamais
employé dans l’ouvrage), c’est-à-dire en fonction de la généralité des projets en cause, comme le fera Alain
TOURAINE dans les années 1970, notamment avec La Voix et le regard (1978). L’écologisme n’est ainsi pas
entièrement un mouvement social dans la mesure où il ne propose pas de projet politique cohérent et unifié (peut-être
à l’exception des Verts allemands ?). On peut faire la même remarque à propos du féminisme.
Cependant, l’altermondialisme semble être en accord avec la définition d’Alain TOURAINE : il peut s’étudier selon une
analyse en terme de satisfaction (pertes économiques dues à la mondialisation), en terme d’adaptation (inadaptation à
des normes sociales de marché) et en terme de liberté. En effet, cette dernière contient bien un principe d’identité (les
« citoyens »), un principe d’opposition (les libéraux favorables à la mondialisation) et un principe de totalité (un
projet de société différent). Cette analyse n’est reste pas moins personnelle et dénuée du travail nécessaire pour
l’affirmer.
B – Un pressentiment de la « société programmée »
Le schéma tourainien peut être étendu de plusieurs façons. En premier lieu, il prévoit que le système technique devait
laisser sa place à un système dans lequel l’information prédomine, proche de ce qu’il appellera dans La Voix et le
regard une « société programmée ». Ainsi, il n’est pas possible de rejeter d’un bloc l’analyse d’Alain TOURAINE au
prétexte qu’elle ne serait plus adaptée à la société contemporaine. Il prévoit dès 1966 le rôle croissant de l’innovation
dans le schéma entrepreneurial et s’attend à de profondes mutations de la condition ouvrière.
C – Les liens entre conscience ouvrière et « nouveaux » mouvements sociaux
En second lieu, même si l’analyse porte principalement sur les rapports de production, elle peut être étendue : les
notions de satisfaction, d’adaptation et de liberté sont souples et peuvent s’adapter à l’étude d’autres mouvements
sociaux. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que certains mouvements sociaux se détachent de la perspective de la
satisfaction pour se concentrer sur l’adaptation (contrôle des normes sociales) et/ou sur la liberté (nouveaux modèles
de société). Cependant, aucun mouvement social n’a jusqu’à présent pris l’ampleur du mouvement ouvrier et n’a
réussi à joindre les trois perspectives.
Comme on l’a dit plus haut, la version tourainienne du mouvement social est à la fois souple et rigide, dans la mesure
où les conditions pour caractériser un mouvement de « mouvement social » sont drastiques et liées à une situation
historique précise. En effet, la définition donnée de la conscience ouvrière se base principalement sur l’idée d’une
aliénation, c’est-à-dire d’une perte de contrôle du travailleur sur ses œuvres. Ainsi, bien qu’Alain TOURAINE cherche
à s’appuyer sur ce que l’on pourrait nommer la « classe pour soi » (perspective de la liberté), il base ses réflexions sur
un mécanisme objectiviste selon lequel les rapports de production sont à l’origine des classes sociales et des conflits.
Cela est à mettre en correspondance avec les « nouveaux » mouvements sociaux, qui à l’évidence ne se basent pas sur
cette aliénation. Mais peut-être cette notion doit-elle être questionnée ?
Ainsi, Alain TOURAINE déclare que les ouvriers ont toujours une conscience de leur exploitation, même s’ils ne
l’expriment pas consciemment : « le travailleur cherche à se reconnaître et à être reconnu à travers ses œuvres. S’il est
lui-même traité comme une machine ou si son travail est traité comme une chose, il se sent privé d’une part de son
existence sociale ». La sociologie permet de monter en généralité, d’atteindre les processus sociaux abstraits. Elle
permet ainsi de dépasser la vision des revendications ouvrières comme simple amélioration économiste : au contraire,
elles manifestent « la dialectique des rapports du travailleur et du produit de son travail ». On peut objecter à ce
travail qu’il se rapproche plus d’une herméneutique, voire de l’analyse d’une situation historique par des concepts
théoriques transcendantaux, par définition invérifiable scientifiquement.
Cette citation d’Alain TOURAINE atteste de cet aplomb avec lequel il pose que les ouvriers, même s’ils ne le disent ni
n’agissent en conséquence, sont marqués par une conscience collective dérivée des rapports de production :
« Cette activité créatrice et revendicatrice s’exerce parfois de manière visible, collective, et organisée
quand se forment des mouvements sociaux, mais l’existence de ceux-ci ne pourrait pas être comprise
si on ne pouvait pas saisir en permanence dans les conduites et dans les attitudes sociales, non pas des
besoins personnels ou des attentes sociales, mais des exigences définies directement par l’engagement
du sujet dans une certaine relation avec lui-même ».
Il faut en conclusion rappeler que les apports théoriques de cet ouvrage sont importants, particulièrement pour ce
thème de l’agrégation : ils permettent sans aucun doute de remettre en perspective théorique à la fois le mouvement
ouvrier et les nouveaux mouvements sociaux. Cependant, il faut adresser deux reproches à cette analyse des
mouvements sociaux.