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La technostructure, la connaissance,
et le politique
Maryse Bresson
Revue de la littérature
(partie 7)
Revue de la
littérature
Juin 2007
1
Table des matières
Introduction............................................................................................................................................................2
1.
L’analyse fondatrice de John K. Galbraith : des effets de la technologie sur l’organisation
industrielle à l’influence politique de la technostructure ...................................................................................4
1.1
L’analyse du système économique réel : du développement de la technologie au système
planificateur .......................................................................................................................................5
1.2
Pouvoir économique de la technostructure...........................................................................................6
1.3
L’influence sur l’environnement socio-économique et sur le pouvoir politique ...................................8
1.4
Les limites à l’influence de la technostructure et les pouvoirs compensateurs.....................................9
1.5
Limites de l’analyse de J.K. Galbraith et questions en suspens, concernant le lien entre connaissance
et politique ........................................................................................................................................11
2.
Critique de l’analyse et prolongements dans les recherches contemporaines : du retour du
marché au rôle de la technostructure d’État .....................................................................................................12
2.1
Réflexions critiques : Le retour du marché dans la nouvelle sociologie économique et la sociologie
des organisations..............................................................................................................................13
2.2
L’ère des managers ou l’élaboration des stratégies d’organisation...................................................15
2.3
Influence politique des théories du Management et rôle de la technostructure d’Etat.......................19
Conclusion ............................................................................................................................................................25
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
La technostructure, la connaissance et le politique1
Introduction
Dans un monde complexe, caractérisé par le rôle croissant de la technologie, la décision
politique, comme la décision économique exigent des informations émanant de nombreuses
personnes, et doit s’appuyer sur un mécanisme qui permet leur collaboration : le pouvoir de
décision ne peut donc plus être le fait d’un individu, ni même d’un nombre restreint de
dirigeants, mais appartient à une collectivité diffuse et difficile à appréhender, imparfaitement
définie, et à l’organisation qui permet de mettre en commun les informations spécialisées
possédées par chacun. Pour désigner à la fois l’ensemble de ceux qui apportent des
connaissances spécialisées, du talent ou de l’expérience, à la prise de décision collective, et
l’organisation qu’ils constituent, l’économiste américain John Kennett Galbraith a proposé il
y a quarante ans un mot, qui s’est largement diffusé depuis : la technostructure.
L’idée fondatrice qui sous-tend l’expression est que non seulement la technostructure, entité
collective, produit de la connaissance et de l’intelligence organisée, mais qu’elle est aussi,
pour cette raison, le véritable acteur des décisions dans les organisations modernes et dans la
société en général –et qu’il s’agit donc, de décisions de groupes. L’ouvrage dans lequel est
développé à la fois l’idée, et le concept, Le nouvel état industriel, essai sur le système
économique américain, date cependant de 1967 –devenu un classique, il a été réédité pour la
dernière fois en 1989. Cette analyse n’est-elle pas dépassée aujourd’hui ? Dans quelle mesure
permet-elle encore de saisir les liens entre connaissance et politique dans une économie
profondément transformée par la mondialisation, la globalisation et le renouveau du
libéralisme économique et politique ? Pour apporter des éléments de réponse, nous proposons
de revenir d’abord sur le contexte général de l’analyse fondatrice de John Kennett Galbraith,
et sur les implications que lui-même dégage, concernant notamment, l’analyse de l’influence
de la technostructure sur l’organisation de l’économie, de la société et sur la décision
1
Je remercie notamment Michel Autès, Hélène Chéronnet, Nicolas Daumerie, Lise Demailly, Patrice Desmons,
Frédéric Ketterer, ainsi que Caroline Maury et Philippe Mossé, pour leurs conseils amicaux et leurs remarques
lors des échanges pluriels que nous avons eus et qui ont contribué à alimenter la réflexion présentée ici. Merci
aussi à Frédéric Ketterer pour sa contribution écrite sur Didier Fassin, qui a largement inspiré les
développements sur cet auteur présentés ici.
2
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
politique des gouvernements, ainsi que ses développements sur la concurrence entre la
technostructure et d’autres producteurs de connaissance, comme les scientifiques, les
enseignants et les éducateurs (Galbraith, 1989 (1967)).
Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous réinterrogerons l’actualité de l’idée de
technostructure, en lien avec la problématique des connaissances et du politique, à la lumière
de travaux plus récents. Nous poserons la question du marché et du rapport des organisations
à leur environnement, en combinant des apports de la sociologie économique et de la
sociologie des organisations. Alors que la technostructure témoignait selon John K. Galbraith
de la prégnance des mécanismes de planification, les travaux d’économie et de socioéconomie récents redonnent un rôle prépondérant au marché, qui est plus que jamais
considéré aujourd’hui comme le cœur de la vie économique des sociétés modernes et de la
théorie économique (Steiner, 2005). De plus, en sociologie des organisations, les travaux sur
le néo-management notamment, analysant le fonctionnement des organisations modernes, et
les mécanismes de prise de décision se situent dans un environnement donné auquel il s’agit
de s’adapter –comme l’illustre notamment, la théorie de la contingence de Henry Mintzberg
(Mintzberg, 2004 (1989). Or, selon John K. Galbraith, la force de la technostructure des
grandes organisations leur permettait précisément de changer l’environnement lui-même,
d’exercer une maîtrise sur les marchés à travers le système planificateur, et d’exercer aussi
une influence sur les décisions politiques des gouvernants. Faut-il donc admettre que c’est ce
qui aurait changé, et que la technostructure n’exercerait plus de pouvoir aujourd’hui en dehors
de l’organisation-entreprise ?
C’est pourtant une autre piste que suggère l’approche cognitive, que ce soit en sociologie des
organisations, esquissée par Denis Segrestin (2005), ou en sociologie des politiques
publiques, avec Pierre Muller, ou encore Yves Surel. Prenant appui sur ces analyses, nous
proposons alors de développer l’idée selon laquelle l’influence politique et sociale de la
technocratie pourrait prendre aujourd’hui la forme globale d’un référentiel cognitif commun à
la technostructure privée et la technostructure publique, véhiculant les impératifs du
(néo)management moderne. De plus, les groupes de décision privés et publics sont dans une
relation d’influence réciproque à travers le schéma « sectoriel global ». Ces remarques
pourraient permettre de refonder, en la nuançant, l’hypothèse fondatrice de John Kennett
Galbraith de la technostructure comme entité collective de production et d’application des
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
connaissances, participant à l’information des groupes de décideurs, des gouvernants et/ou
participant à la prise de décision politique elle-même –et d’aider ainsi à appliquer ces
réflexions aux secteurs de l’éducation et de la santé notamment.
1. L’analyse fondatrice de John K. Galbraith : des effets de la
technologie sur l’organisation industrielle à l’influence
politique de la technostructure
Publié en 1967, l’ouvrage de l’économiste américain J.K. Galbraith : Le nouvel état industriel
est devenu un classique. Il a bousculé les idées reçues et, pendant plus de vingt ans, alimenté
les polémiques et discussions des enseignants et des chercheurs en économie sur la pertinence
du modèle classique de leur discipline, et sur les enjeux politiques et sociaux d’une telle
analyse du système économique américain. Le combat que cet auteur a mené contre
l’économie classique semble, aujourd’hui, avoir été perdu par l’auteur ; et certaines de ses
analyses, concernant la convergence des systèmes américain et soviétique et la supériorité de
fait du « système planificateur » sur le marché, peuvent paraître dépassées. La postérité
cependant a retenu certains termes, couramment utilisés aujourd’hui, comme la « filière
inversée » ou encore, la « technostructure ». Or, la relecture aujourd’hui de cet ouvrage
économique, néanmoins best seller (vendu à plusieurs millions d’exemplaires, tant aux EtatsUnis qu’en Europe et en Union soviétique, traduit dans plus de vingt langues, réédité encore
vingt deux ans après sa première édition), incite à être prudent dans les réflexions, et à éviter
le piège d’un jugement trop rapide qui conclurait un peu vite à l’obsolescence de cette
analyse, au motif qu’elle n’est plus à la mode. Que disait donc vraiment John Kennett
Galbraith ? Pourquoi a-t-il exercé une telle fascination, et que reste-t-il aujourd’hui de ses
intuitions ?
Si dans ce chapitre, la technostructure est l’entrée que nous privilégions, pour interroger le
lien entre connaissance et politique, il paraît néanmoins nécessaire de rappeler comment le
terme s’intègre dans une réflexion d’ensemble de son auteur, afin de mieux resituer à sa
pensée, toute sa richesse et –osons le dire- son actualité. Car la technostructure selon J.K.
Galbraith n’est pas seulement la forme « vraie » d’organisation de la production industrielle
moderne (par opposition avec les modèles abstraits de la pensée économique classique) mais
elle est aussi, la forme nécessaire que prend l’intelligence organisée, et simultanément,
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
l’acteur central des prises de décision, dans le nouvel état industriel (expression qui préfigure
ce que nous appelons aujourd’hui, la société moderne voire, post moderne).
1.1 L’analyse du système économique réel : du développement de la
technologie au système planificateur
Le point de départ de la réflexion est un double constat. Premièrement, il existe dans tous les
pays industriels un nombre relativement restreint de grandes sociétés anonymes et d’autre
part, une quantité considérable de petites entreprises patronales ; deuxièmement, si ces
dernières se conforment plus ou moins aux normes du marché définies dans les traités
d’économie, ce n’est pas le cas des premières. De cette vision du système économique, qu’il
qualifie lui-même de bimodale, l’auteur déduit la nécessité de repenser complètement la
science économique, avec un argument majeur : le secteur constitué par les grandes sociétés
anonymes est largement dominant, et sa domination s’exerce à la fois sur l’ensemble de
l’économie mais aussi, sur l’ensemble du contexte social et politique.
La domination des grandes organisations prend sa source, selon John K. Galbraith, dans les
impératifs de la technologie. La définition donnée à ce terme est toutefois différente de celle
du sens commun, qui l’assimile aux machines sophistiquées ; en revanche, elle préfigure
l’idée de société de connaissances. « La technologie est l’application systématique de la
science, et de toutes les connaissances organisées, à des tâches pratiques » (Galbraith, 1989,
51).
Prenant l’exemple de la complexification de la production et des ventes de voitures Ford,
l’auteur dresse alors une liste des conséquences essentielles de la technologie. La plus
importante à ses yeux, est la contrainte de diviser et subdiviser les tâches, de manière que
chaque partie relève d’un domaine spécialisé de la connaissance scientifique ou technique. Il
en résulte notamment un délai croissant entre le commencement de toute tâche et son
achèvement ; une augmentation importante du capital investi dans la production ; et
l’obligation de l’organisation, pour orienter le travail des spécialistes vers un résultat
cohérent. Puisque les spécialistes sont nombreux, leur coordination devient une tâche
majeure.
Le corollaire de la technologie avancée est ainsi l’organisation complexe et massive des
entreprises et aussi, la nécessité d’une programmation (des approvisionnements, de la
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
production, des ventes…) allant jusqu’à la planification. Le secteur des grandes organisations,
présenté comme le trait dominant du nouvel état industriel, est aussi appelé par l’auteur, le
système planificateur. C’est le recours accru à la technologie, avec ses exigences de capitaux
de plus en plus importants et l’étalement productif dans le temps, qui impose la planification
industrielle (l’ auteur en veut pour preuve qu’elle se soit développée, en dépit des oppositions
idéologiques, dans les pays occidentaux comme en Union soviétique).
C’est une de des idées fortes de l’auteur, qui explique peut-être le jugement actuel que son
analyse serait obsolète, dans un contexte où le marché est généralement présenté comme
central et triomphant, mais que l’auteur maintient pourtant dans son avant propos de 1989 : le
secteur dominant des grandes organisations en économie ne fonctionne précisément pas selon
les règles de l’économie de marché – puisque les grandes firmes s’appliquent au contraire à
remplacer le marché par la planification. Parmi les arguments développés en faveur de cette
idée, John Galbraith souligne qu’une firme ne peut pas prévoir et programmer son action sans
connaître ses prix, ses ventes, ses coûts, et il analyse les stratégies variées pour minimiser
l’influence des marchés : prise de contrôle de la source de ravitaillement ou du débouché ;
réduction de l’indépendance d’action des acheteurs, par des stratégies de contrôle des prix, et
de contrôle du volume des ventes ; développement de la publicité, et des procédures de
contrats entre entreprises (pour s’affranchir des aléas des marchés)…
1.2 Pouvoir économique de la technostructure
Le système planificateur (que la théorie du marché s’applique à masquer) s’appuie selon John
Galbraith sur l’émergence d’un nouvel acteur : la technostructure, entité collective chargée
précisément de mener les actions stratégiques de planification, de maîtrise des prix, de
publicité. L’expression, qui désigne l’ensemble vaste de tous ceux qui apportent des
connaissances spécialisées, du talent, ou de l’expérience aux prises de décision, va des
responsables les plus élevés de sa firme jusqu’à la périphérie, au contact des travailleurs à col
blanc et à col bleu dont la fonction est de se conformer plus ou moins mécaniquement aux
instructions et aux routines.
Or, le pouvoir économique, à l’intérieur de la firme, passe aux mains de la technostructure.
Dans le passé, la direction de l’entreprise s’identifiait avec l’entrepreneur, c’est-à-dire un
individu qui joignait le contrôle du capital, la capacité d’organiser les agents de production et,
dans la plupart des cas, une aptitude à l’innovation. Avec la croissance des grosses sociétés,
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
avec le développement de la technologie et la planification modernes, un divorce s’effectue
entre la propriété du capital et la direction effective de l’entreprise. L’entrepreneur n’existe
plus en tant que personne individuelle. La force dirigeante est désormais une entité collective
–dans le langage courant, on emploie d’ailleurs les termes : « la direction » ou « le
management ». Mais l’ensemble de ceux qui participent aux prises de décision est plus vaste
encore –puisque dans une grande organisation, la prise de décision est collectivement
organisée. La technostructure est par conséquent, le véritable cerveau de l’entreprise, l’acteur
collectif qui produit l’intelligence organisée, et participe ainsi à l’information des groupes de
décision et au processus de décision lui-même.
La force de la technostructure repose sur son organisation. Le mythe de l’entrepreneur, selon
l’auteur, repose sur la considération que nous accordons à l’individu : pourtant, par souci de
vérité, il faut proclamer la supériorité de l’organisation sur l’individu. En effet, le
développement de la technologie fait appel à des informations qu’un homme seul ne peut pas
posséder. Et par conséquent, la décision ne sera éclairée que si elle met systématiquement à
contribution tous ceux qui ont des informations pertinentes. Mais il faut aussi qu’il existe un
mécanisme pour évaluer la pertinence de la contribution de chaque personne, et coordonner la
variété de talents, sur un objectif commun. Par exemple, ce n’est pas un individu de génie qui
a combiné les vols lunaires : ils sont l’œuvre d’une organisation –l’auteur associe ainsi les
termes « technocratie », « organisation gestionnaire » et « bureaucratie ». Plus généralement,
ce ne sont pas les dirigeants qui décident, mais la réalité du pouvoir se situe en profondeur
parmi les techniciens, les équipes de planification, et autres personnels spécialisés, ou plutôt,
à travers l’organisation qu’ils constituent, et qui prend concrètement la forme des procédures
d’échange et de contrôle d’informations dans l’organisation du travail moderne. L’auteur
souligne à cet égard que la procédure des commissions et des séances des commissions est la
seule normalement efficace, puisqu’elle permet à ses membres de mettre en commun les
informations et de stimuler l’effort mental. En ce sens, la décision au sein des grandes
entreprises est le produit non des individus, mais des groupes.
« Ce n’est pas à des individus, mais à des organisations qu’est transféré le pouvoir dans la
grande entreprise et dans la société » (Galbraith, 1989, 101).
Par ailleurs, puisque, dans les grandes sociétés anonymes, le pouvoir passe aux mains de
l’appareil bureaucratique, John Galbraith soutient aussi qu’il échappe aux propriétaires du
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La technostructure, la connaissance et le politique
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capital –ce qui relègue au second rang selon lui, la recherche de profits, que les managers
répugnent à mener au bénéfice principal d’actionnaires passifs et impuissants. Dans une telle
structure, c’est le pouvoir, associé à l’intérêt pécuniaire, qui devient la motivation majeure,
comme l’illustrent la rage d’acquisition des raiders industriels (même quand le niveau de
profits doit en pâtir), la prodigalité des rémunérations des dirigeants de haut niveau, et
certains « parachutages dorés ».
1.3 L’influence sur l’environnement socio-économique et sur le pouvoir
politique
Le pouvoir de la technostructure des grandes organisations industrielles s’étend aussi selon
John K. Galbraith, en dehors de l’entreprise, puisqu’elle exerce une influence sur l’ensemble
du contexte économique, social, politique.
Pour les grandes sociétés anonymes, le besoin de contrôler le marché, d’assurer les
approvisionnements, la consommation passent par des efforts pour conditionner le
comportement du consommateur. L’expression de « filière inversée » traduit cette idée : loin
des théories économiques qui proclament la souveraineté du consommateur et la suprématie
de l’individu, c’est le producteur qui est souverain, et qui conditionne le comportement du
consommateur. C’est ainsi l’offre qui oriente la demande, dans une société d’opulence où la
satisfaction des besoins élémentaires rend les désirs de consommation malléables. Les besoins
de consommation sont inventés –au moins partiellement, par ceux qui les satisfont (comment
expliquerait-on autrement le harcèlement de la publicité ?).
Loin d’être la force dominante de l’économie, le marché s’adapte aux exigences et aux
convenances des organisations industrielles. Celles-ci s’arrangent aussi pour obtenir de la
puissance publique l’action et l’appui qu’elles considèrent comme approprié. Cet appui inclut
le contrôle du rapport prix salaire et le soutien de la demande globale –ce qui se traduit
notamment, par le culte de la production et de l’augmentation du PIB véhiculé par les
gouvernants des États keynésiens –et aussi, le soutien à la demande de produits spécifiques –
l’exemple typique, abondamment dénoncé par l’auteur, étant celui de l’industrie de
l’armement et des grandes bureaucraties du complexe militaro industriel –avec le danger de la
course aux armements. De ce point de vue, si la technostructure exerce un pouvoir politique
moins direct que l’entrepreneur autrefois, l’influence dont elle dispose est infiniment plus
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
grande, parce qu’elle est aussi, selon l’auteur, « le bras et le prolongement de la bureaucratie
publique » (Galbraith, 1989, 366). Son action peut même s’exercer sur le climat général de
croyance, en identifiant les besoins propres de la technostructure industrielle et sa
planification, par exemple, à l’objectif social d’une défense nationale efficace.
Au total, dans la société industrielle aujourd’hui, le pouvoir appartient aux grandes entreprises
et plus précisément, à la technostructure qui permet d’organiser leurs savoirs et leurs talents.
Loin de se soumettre aux lois du marché, ces entreprises fixent le prix et font tout ce qu’elles
peuvent pour assujettir le consommateur à leurs besoins. De plus, elles parviennent à obtenir
de l’État toutes les mesures qui leur assureront un environnement stable et propice à leur
fonctionnement. La technostructure apparaît en ce sens, comme une puissance hégémonique.
Pourtant à ce degré de généralité, il est permis de s’interroger : dans quelle mesure est-il
pertinent d’employer un terme unique pour englober les bureaucraties des grandes
organisations (publiques et privées), et de parler de son pouvoir, comme s’il s’agissait d’un
acteur (même collectif) bien identifié ? Dans quelle mesure ce pouvoir a-t-il encore à voir
avec le développement de la technologie et le développement des connaissances ? Et n’y a-t-il
donc pas de limite à cette influence économique, sociale et politique de la technostructure ?
1.4 Les limites à l’influence de la technostructure et les pouvoirs
compensateurs
Avant d’en venir aux limites, il faut bien saisir quelle est cette technostructure au pouvoir
hégémonique, et quels objectifs elle poursuit. John K. Galbraith prend comme objet premier
de son analyse, la technostructure des grandes entreprises industrielles. Il désigne par cette
expression l’ensemble de ceux qui participent aux prises de décision dans les grandes firmes,
et l’organisation qu’ils constituent. En ce sens, on pourrait penser que chaque technostructure
particulière est mue principalement par les intérêts et les objectifs économiques de « sa »
firme et de son (ou ses) produit(s) spécifiques –et que l’influence sur l’environnement est
limitée, par la portée de ces intérêts.
Cependant, dans d’autres développements, l’auteur suggère que la technostructure sert les
intérêts du système planificateur en général. Dans cette interprétation, l’État n’est pas
mobilisé seulement pour servir des intérêts industriels particulier, mais pour défendre les
besoins ce système. Or, l’État est lui-même partie prenante du système planificateur –puisque
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
bien sûr, lui aussi planifie, et s’appuie pour cela sur une intelligence organisée, qui
s’apparente à une technostructure publique. Par conséquent, comme l’auteur le rappelle
explicitement, « La ligne qui sépare ce système de l’État se fait de plus en plus artificielle et
indistincte. La technostructure de la grande entreprise tend à devenir une ramification de
l’administration fédérale avec lesquels elle a le plus de liens, en particulier les forces armées,
la NASA… et autres agences s’intéressant au développement technologique. Elle s’identifie
aux objectifs de ces agences et les adapte à ses propres besoins » (Galbraith, 1989, 427).
Par conséquent, les besoins que sert l’initiative politique sont ceux du système planificateur
en général, qui englobe toutes les (grandes) organisations, publiques et privées, et même les
gouvernements eux-mêmes –l’imbrication des technostructures fait qu’on ne peut distinguer
de ce point de vue, les intérêts publics et privés.
Mais alors, où est le danger, et d’où peut venir le changement ? Le danger selon l’auteur, ne
réside certes pas dans l’hégémonie dénoncée d’intérêts privés particuliers, sur l’intérêt public
général, mais dans les limites du système planificateur lui-même, qui ne s’intéresse qu’à une
forme de progrès, passant par la croissance continue de la production. Or d’autres progrès :
l’amélioration de certains services publics auxquels le système planificateur ne s’intéresse
pas, l’affirmation de la dimension esthétique de la vie… exigent que soit brisé le monopole
qu’exerce le système planificateur sur les objectifs de notre société.
L’initiative de ce changement, l’auteur l’attend alors des intellectuels, qui pourront aussi
s’appuyer sur leurs connaissances spécifiques. Pour exercer le rôle de pouvoirs
compensateurs, face à l’hégémonie de la technostructure, John Galbraith en appelle au corps
des intellectuels en général, et au corps des éducateurs et des scientifiques en particulier, qui
« assumeront effectivement et rationnellement des responsabilités en fait d’action et de
direction politiques » (Galbraith, 1989, 429). Et l’auteur souligne leurs atouts. Alors que les
« hommes de la technostructure » ont l’habitude de ne concevoir l’existence que dans le
contexte d’une organisation, leur capacité d’imagination sociale est une source de pouvoir
dans une collectivité humaine complexe. De plus, les scientifiques constituent une force
indépendante du complexe militaro industriel, qui a toute sa légitimité sur des problèmes de
politique étrangère - à condition toutefois de ne pas laisser les économistes mener le jeu en
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
ces domaines, puisque leur filière classique est trop impliquée, et a « capitulé devant les
intérêts du système planificateur » (ibid, 432).
1.5 Limites de l’analyse de J.K. Galbraith et questions en suspens,
concernant le lien entre connaissance et politique
L’analyse de John Galbraith est ancienne : est-elle dépassée ? Et que nous pouvons en retenir,
pour éclairer les liens entre connaissance et politique ? Sans prétendre évidemment épuiser
ces questions, nous nous contenterons ici d’indiquer quelques pistes.
Et d’abord, nous proposons de rappeler les limites que l’auteur voyait lui-même, dans les
introductions à la deuxième édition, puis encore à la troisième, en 1989. D’abord, il
réaffirmait avec force sa thèse que les grandes bureaucraties industrielle et militaire en sont
arrivées, malgré la théorie économique, à absorber une partie du système économique et de
plus, à obtenir de l’État les mesures qui assurent un environnement propice à leur
fonctionnement. Il maintenait aussi la thèse de la filière inversée, à savoir que la grande
entreprise peut manœuvrer le consommateur. Enfin, il maintenait que le pouvoir de décision
dans la société industrielle est exercé « non par le capitaliste, mais par le bureaucrate
industriel ». Cependant, il reconnaissait à l’intention de certains de ses détracteurs que le
monde du marché existe aussi, à côté de celui des grandes entreprises ; et soulignait aussi le
développement des conglomérats, qui ne sont pas nés de la technostructure, mais qui ont
besoin d’être épaulés « par un organe de gestion efficace ».
L’actualité de l’analyse cependant, doit aussi être évaluée à l’aune de ses apports et de ses
prolongements dans les travaux de recherche plus récents. De ce point de vue, le premier
apport est sans conteste, l’idée de base de la technostructure, à savoir que les informations
utiles à la prise de décision sont possédées par un grand nombre d’individus, et que c’est
l’organisation qui les coordonne, en produisant de l’intelligence collective, qui exerce un
véritable pouvoir dans l’entreprise, mais aussi une influence politique. Peut-on parler à ce
propos de modèle linéaire –au sens où la technostructure, dépositaire de savoirs spécialisés,
apporterait des informations inspirant de manière directe l’action des gouvernants ? Si cette
dimension n’est pas absente du raisonnement, le modèle suggéré est plus complexe. En effet,
l’analyse ne met pas en scène des acteurs bien identifiés, dépositaires d’un savoir, et le
transmettant aux politiques ; mais plutôt l’auteur souligne des frontières floues et une
convergence d’intérêts entre les technostructures privée et publique, dans le cadre du système
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
planificateur. De plus, le pouvoir de la technostructure repose sur sa capacité à combiner et
coordonner dans un même objectif le savoir d’individus nombreux, et de produire une
intelligence organisée, qui répond aux exigences de la technologie avancée. Cependant, ce ne
sont pas ces savoirs que la technostructure transmet au politique : mais plutôt ces savoirs lui
servent à planifier, et ce sont les besoins de la planification qui l’amènent à prendre les
mesures pour que l’environnement soit favorable –c’est-à-dire, un rôle de lobbying industriel
où l’on perçoit implicitement qu’interviennent les arguments rationnels, les rapports de force,
le pouvoir de conviction, et les intérêts communs des technostructures privée et publique, des
grandes firmes et des gouvernements. Enfin, l’influence de la technostructure s’exerce aussi
sur la production des savoirs, notamment, les savoirs de la science économique, et sur les
croyances, comme l’absolue nécessité d’une production croissante. Au total, la réflexion
emprunte aux différents modèles que Michel Autès a distingués : modèle linéaire, modèle
critique, modèle constructiviste et même, modèle de légitimation.
2. Critique de l’analyse et prolongements dans les recherches
contemporaines : du retour du marché au rôle de la
technostructure d’État
Le terme technostructure, inventé par John K. Galbraith, s’est diffusé dans le langage savant,
et même dans le langage courant. Dans le dictionnaire Larousse, la technostructure est définie
comme un « groupe de techniciens qui exercent le pouvoir dans les grandes administrations,
les grandes firmes, dans la société moderne ».
Même si cela n’est pas directement indiqué, le terme connote des phénomènes d’organisation
et de bureaucratie, qui produisent des informations et influencent les décisions. Pourtant,
plusieurs hypothèses sur lesquelles repose l’analyse fondatrice que nous venons d’exposer
sont aujourd’hui contestées, implicitement ou explicitement. La conception « réaliste » de
l’économie est aujourd’hui, largement minoritaire dans cette discipline, au profit d’une
domination sans partage de l’économie modélisée, mathématisée, qui place au cœur de ses
analyses, les mécanismes de marché. Mais c’est aussi le cas, de manière plus inattendue peutêtre, dans des travaux récents de sociologie économique, et de sociologie des organisations.
De manière forcément simplifiée et trop rapide, nous proposons de dégager quelques pistes de
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
réflexion à propos des travaux plus récents, qui, dans ces champs notamment, semblent
suggérer que l’analyse de John Galbraith serait par bien des aspects, dépassée. Nous verrons
ensuite que ces orientations sont elles-mêmes nuancées et discutées. La technostructure est
encore une des configurations possibles de l’organisation, selon Henry Mintzberg et la
sociologie politique montre la richesse et l’intérêt de prendre en compte la technostructure et
ses effets, pour éclairer le lien entre connaissance et politique.
2.1 Réflexions critiques : Le retour du marché dans la nouvelle
sociologie économique et la sociologie des organisations
L’analyse de John K. Galbraith, qui postule que le marché n’est pas l’institution centrale de
l’économie et que la technologie moderne nécessite le développement de la planification, peut
sembler aller aujourd’hui, à contre-courant des évidences : depuis la dissolution de l’Union
soviétique en 1991, la planification « impérative » à la soviétique, et même la planification
« indicative » à la française, ne sont plus des instruments privilégiés par les gouvernants. Les
années 1990-2000 sont celles d’un changement essentiel de la situation économique, qui tient
précisément à l’ouverture des marchés, et la mondialisation des échanges. En même temps,
certaines modalités de l’industrie de masse et notamment, la standardisation des produits, des
composants et des procédés de fabrication sont remis en cause. La clientèle est désormais
réputée plus exigeante et davantage séduite par la diversité et la qualité des produits, que par
leurs prix. Aussi ce sont les lois du marché concurrentiel qui semblent avoir triomphé, et les
besoins du client qui semblent de nouveau dicter les impératifs de production –ce qui oblige
dit on, les firmes à se moderniser et innover sans cesse, sous peine de se laisser distancer par
la concurrence. Les travaux de socio-économie et la sociologie économique entérinent
implicitement cette analyse, en admettant que le marché se situe au cœur de l’économie (ce
que John K. Galbraith récusait), et en revendiquant précisément d’étudier aussi le marché,
qu’elles avaient jusque là, laissé aux économistes. Philippe Steiner souligne ainsi que la
nouvelle sociologie économique du marché, qui se développe à partir des années 1980,
rassemble des travaux puissants et novateurs (avec de nombreux travaux empiriques portant
sur des marchés de nature diverse y compris, le marché du travail, ou le marché financier).
L’idée d’un nouveau contexte économique et de la naissance d’un nouveau « modèle
productif » post taylorien est aussi très présente en sociologie des organisations,
implicitement ou explicitement. Par exemple, Denis Segrestin présente cette « révolution » à
13
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
partir de trois concepts : différenciation (soit, la nécessaire diversification de la demande de
produits, pour répondre aux besoins), flexibilité (pour s’adapter continument aux évolutions
de la demande), intégration (au sens notamment, du développement de la coordination
horizontale, pour réduire la pression hiérarchique et promouvoir la polyvalence) (Segrestin,
2005, 67-70). Dans ce schéma, le défi pour les organisations semble d’abord de s’adapter de
la manière la plus efficiente possible à cet environnement changeant, et à cette « économie de
grand vent » - et l’idée même de chercher à peser sur ces changements paraît dépassée
puisque c’est au contraire, le contexte qui influence les changements internes à l’organisation.
C’est aussi dans ce schéma de pensée que « l’école de la contingence » en sociologie des
organisations, tente de rendre compte de la manière dont se structurent les organisations. À la
différence de la conception taylorienne essentiellement normative de la bonne organisation
« en soi », Henri Mintzberg, le principal représentant de l'école de la contingence, affirme que
la structure organisationnelle est liée à la nature de l'environnement –même si, l’auteur insiste
sur ce point, elle ne l'est pas de manière mécanique ou déterministe. Car la structure dépend
également des buts que se fixent les dirigeants - en fait, les mécanismes régulateurs internes
d'une organisation doivent être aussi variés que l'environnement avec lequel elle doit
composer.
Les principaux auteurs contemporains de la sociologie des organisations analysent donc le
changement à l’intérieur des organisations et ne s’intéressent pas à l’influence politique des
« grandes organisations ».
Par ailleurs, ils remettent en cause aussi la vision bimodale de l’économie de John K.
Galbraith : en particulier, l’opposition entre le monde des très grandes organisations
industrielles, dominé par la technostructure, qui utilise la planification pour encadrer le
marché et les petites organisations, qui reste soumis aux aléas et aux lois du marché semble
largement abandonnée, au profit de discours sur l’organisation en général et/ou sur des
« configurations organisationnelles » multiples, où la responsabilité du changement
organisationnel est imputée au manager. Mais y a-t-il encore, dans ces analyses, une place
pour l’idée de technostructure, et avec quelle signification et quelles implications pour l’étude
du lien entre connaissance et politique ?
14
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
2.2 L’ère des managers ou l’élaboration des stratégies d’organisation
La question de la direction des organisations est aujourd’hui largement assimilée à la question
du management, avec en filigrane, une perception différente du rapport entre connaissances
et aux politiques.
Auteur majeur de la sociologie des organisations contemporaine, Henry Mintzberg déduit de
son analyse des formes (plurielles) d’organisation, qu’il n’existe pas qu’une seule « bonne
façon » pour gérer chaque organisation. Or, ce postulat redonne tout son poids, et toute sa
responsabilité au rôle du manager –dont il s’efforce par ailleurs, de mieux saisir le « travail au
quotidien » (Mintzberg, 2006 (1973).
Pour saisir la portée de son analyse pourtant, il est important de préciser les significations des
mots qu’il emploie, qui diffèrent sensiblement des définitions de John K. Galbraith. Henry
Mintzberg utilise ainsi par ailleurs le terme technostructure, dans un sens apparemment
proche mais néanmoins différent de celui de Galbraith, à travers notamment son analyse des
configurations. Pour essayer ici de mieux cerner son apport à la question qui nous intéresse,
on propose donc de revenir brièvement sur cette question des configurations, et du rôle de la
technostructure, avant d’en venir aux rôles du management.
La présentation des configurations distinguées par Mintzberg dans son livre Structure et
dynamique des organisations (1982) est un grand classique de la sociologie des organisations,
qu’il n’est pas notre objet de reprendre ici de manière complète. Nous voulons seulement
montrer ce que vient faire la technostructure dans cette construction. L’idée de configuration
traduit la volonté de l’auteur de s’attacher à de systèmes et de montrer leur cohérence, leur
harmonie. Il s’agit de présenter l’organisation de façon holistique, et de montrer qu’il existe
un nombre relativement limité de combinaison des différents paramètres –donc, un nombre
relativement limité de configurations (7). Dans cette analyse, la technostructure intervient
comme une des parties de l’organisation –à la base, se trouve le centre opérationnel, c’est-àdire les opérateurs qui effectuent le travail de base de production des biens ou des services ;
au sommet, le sommet stratégique, avec le PDG et les administrateurs , et entre les deux, toute
la ligne hiérarchique, composée de différents types de managers : des managers qui
supervisent les opérateurs, mais aussi des managers pour superviser les managers. Mais au fur
15
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
et à mesure que l’organisation devient plus complexe, elle réclame deux autres groupes de
spécialistes, qui se situent en dehors de la hiérarchie d’autorité. Un de ces groupes est la
technostructure - l’autre étant le personnel de « support logistique », qui fournit différents
services internes, pouvant aller d’une cafétéria ou d’un service postal à un département de
relations publiques. La technostructure selon Henry Mintzberg désigne donc un groupe de
spécialistes, qu’il appelle aussi « les analystes ». Comme les managers de la ligne
hiérarchique, ceux-ci remplissent des tâches administratives (planifier et contrôler le travail
des autres) mais d’une nature différente, que recouvre le vocable de « personnel ». Ainsi, la
technostructure au sens de Henry Mintzberg n’est qu’une partie de la technostructure au sens
de John Galbraith : notamment, elle n’inclut pas toute la ligne hiérarchique, du manager aux
contremaîtres, que John Galbraith incluait dans sa définition de ceux qui ont des savoirs
autonomes.
Pour ces deux auteurs cependant, la division du travail dans une organisation appelle de
manière nécessaire, la coordination des tâches. Pourtant là où John Galbraith parlait
d’intelligence organisée produite à travers le travail des commissions, Mintzberg va le plus
loin dans cette idée, en dégageant différents mécanismes de coordination possibles et aussi,
différentes configurations selon la force qui domine dans une organisation donnée. Ainsi, la
technostructure telle qu’il la définit réalise la coordination par la standardisation : celle des
procédés de travail (par exemple, des instructions de travail) ; et celle des résultats (par
exemple, un plan financier qui spécifie les buts des résultats des sous-unités ou les
spécifications qui précisent les dimensions des produits). Mais ce n’est pas le seul mécanisme
de coordination possible dans une organisation, il y a aussi l’ajustement mutuel par le
processus de communication informelle, la supervision directe quand une seule personne
donne les ordres à plusieurs autres… D’une manière générale, la technostructure exerce une
force en faveur de la rationalisation, recherchée de manière idéale à travers la standardisation
des procédés de travail. Les organisations qui cèdent à cette pression prennent alors la forme
d’organisations mécanistes –mais d’autres forces peuvent l’emporter, auquel cas la
configuration organisationnelle est différente (par exemple, Henry Mintzberg appelle
configuration entrepreneuriale celle qui laisse la direction réaliser la coordination par la
supervision directe).
16
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
Dans ce cadre d’analyse, la technostructure détient un savoir particulier, qui ne lui donne pas
nécessairement le pouvoir dans l’organisation (d’autres forces, détentrices d’autres savoirs
particuliers peuvent l’emporter). De plus, l’influence à l’extérieur de l’organisation n’est pas
abordée –soit, une influence politique limitée voire nulle.
Qu’en est-il du management ? Henry Mintzberg définit le management comme : « le
processus par lequel ceux qui ont la responsabilité formelle de tout ou partie de l’organisation,
essayent de la diriger ou, au moins, de la guider dans ses activités » (Mintzberg, 2006 (1989),
14). En ce sens, le management constitue à l’évidence, une partie de ce que Galbraith appelait
la technostructure, avec une caractéristique spécifique : la dimension stratégique de l’action
du manager. Cette idée conduit à poser de manière renouvelée la question des liens entre
connaissance et pouvoir. Parmi les « dix rôles du manager », un des principaux selon
Mintzberg est de centraliser des informations, pour pouvoir prendre des décisions éclairées.
Mais c’est lui qui construit son réseau, cherche les informations. De plus, le manager se
caractérise aussi justement par le caractère superficiel de son activité, d’où la nécessité de
s’appuyer sur une collaboration avec ceux qui ont du temps (Mintzberg, 2006, (1989)).
L’analyse de Mintzberg de la stratégie apporte un autre élément de réflexion intéressant, sur la
connaissance dont le manager a besoin pour décider. Une bonne stratégie n’est généralement
pas élaborée toute faite en amont, mais elle se construit dans l’action, à travers un
apprentissage des réactions (il prend l’exemple des Japonais qui ont tout appris de leurs
tâtonnements pour réussir la percée du marché américain avec Honda : leur principal atout
était d’être assez humbles en arrivant pour ne pas chercher à appliquer une stratégie planifiée
toute faite). Le manager ne doit pas se contenter de connaissance superficielle, transmise par
des fiches mais de connaissance profonde, qui mêle le savoir et le « bon sens », ancré dans la
pratique –comme l’illustre la célèbre métaphore du potier. Par conséquent, le manager ne doit
surtout pas prendre trop au sérieux les théories et méthodes du Management.
L’horizon que se fixe Mintzberg, c’est la réussite de l’organisation, et il faut selon lui, faire
confiance aux managers –à condition qu’il s’agisse de vrais managers et pas de simples
diplômés de MBA. Il dénonce aussi bien les visées planificatrices imposées de l’extérieur, qui
visent à inféoder l’organisation sans connaissance de son mode de fonctionnement interne,
que l’idéologie monétariste de Friedman qui veut réhabiliter le pouvoir des actionnaires (qui
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
n’ont pas non plus cette connaissance intime et pratique de l’organisation et risquent donc de
la mener à sa perte). Mais Mintzberg ne s’intéresse pas à l’influence des managers à
l’extérieur de l’organisation. Explicitement, il considère que, puisque notre société est une
« société d’organisations », il n’y a rien d’autre à espérer que chacune fonctionne au mieux (à
la fois en interne, et à l’externe, qu’elle s’adapte au mieux aux contingences et aux
changements de contexte) –il ne faut donc justement pas leur imposer d’autre objectif.
Implicitement, il récuse, ou minimise le rôle des organisations en dehors de leur champ
d’activité. En ce sens, la capacité de décision du manager semble s’arrêter aux portes de son
organisation, (à peine ouvre-t-il la réflexion sur l’impact sur les organisations concurrentes, en
évoquant le succès des Japonais). Mais contrairement à John Galbraith, il ne s’interroge pas
sur l’influence des organisations particulières sur l’économie, la société ou la politique en
général.
Les travaux récents de sociologie des organisations en France prolongent ce parti pris de
Henry Mintzberg, tout en l’infléchissant. Ainsi Philippe Bernoux intitule de manière
significative son récent ouvrage Sociologie du changement dans les entreprises et les
organisations (2004). Partant du postulat qu’on ne change pas la société par décret, et qu’on
ne la change pas sans les acteurs qui la composent, il cible rapidement son analyse sur les
acteurs à l’intérieur des organisations, pour montrer qu’ils ne sont jamais passifs et que, sans
leur implication dans les outils proposés, les changements ne peuvent tout simplement pas
avoir lieu (Bernoux, 2004). Denis Segrestin se pose la même question, en la réinterprétant
dans un sens plus précis : qu’est-ce qui fait qu’une innovation en matière de management peut
« prendre » c’est-à-dire, peser effectivement sur le cours de la vie d’une organisation ? Alors
qu’Henry Mintzberg se méfiait des savoirs abstraits sur le management, il part de ces savoirs
pour retrouver pourtant des résultats convergents : une innovation managériale ne peut
influencer vraiment et durablement l’organisation que si elle est l’occasion d’un processus
d’apprentissage –en ce sens, un échec apparent peut déboucher sur des changements plus
profonds dans l’organisation, qu’une innovation trop vite acceptée.
Or, quels sont ces changements ? Puisqu’il est question d’apprentissage, d’intériorisation de
nouvelles normes, l’influence ne s’arrête pas, sans doute, aux portes de l’organisation. Bien
qu’il cible son analyse sur le changement dans l’organisation, Philippe Bernoux fait aussi des
développements sur « le changement » en général. Il affirme ainsi que le changement résulte
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
d’une combinaison, toujours instable et contingente, de trois racines : l’environnement, les
institutions, les acteurs (Bernoux, 2004, 285 et s.). Après avoir fait longuement état de la
capacité de résistance des acteurs dans l’organisation, il élargit sa réflexion, pour récuser
l’affirmation courante et largement répandue que la seule « logique économique » domine le
monde, et que nous serions tous manipulés par la logique d’un acteur invisible, le capitalisme.
En fait, c’est selon l’auteur, oublier les acteurs. La contrainte est toujours limitée –d’ailleurs
même ceux qui possèdent le plus de ressources, et prétendent ouvrir la voie, doivent aussi
convaincre les autres, subordonnés, collègues, voire supérieurs, de les accompagner dans cette
voie. Même si ces auteurs de la sociologie des organisations ne se posent pas ouvertement
cette question, ils donnent des outils pour penser un renversement de perspective, et reposer la
question de l’influence du management et de la gestion des organisations au niveau de la
société dans son ensemble, et aussi, son influence politique.
2.3 Influence politique des théories du Management et rôle de la
technostructure d’Etat
Plus que l’influence politique directe des managers, les chercheurs ont mis en évidence les
conséquences globales sur l’économie, la société et « le politique » de l’apprentissage cognitif
et relationnel lié à la diffusion des théories du Management. C’est l’idée qui sous-tend
notamment, la réflexion sur Le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999).
Les auteurs se placent dans la filiation de Max Weber, qui expliquait l’émergence du système
économique capitaliste par la congruence, à un moment donné de l’histoire, de convictions
religieuses (celles du protestant calviniste, croyant en la prédestination et le précepte de
l’ascétisme) et d’un comportement économique (l’accumulation primitive et la recherche du
profit pour le profit, par l’entrepreneur capitaliste). Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc
Boltanski et Ève Chiapello portent aussi leur analyse sur les représentations sociales et la
manière dont elles contribuent à influencer le monde, en posant la question suivante :
comment se fait-il qu’alors que la société se dégrade, et que le capitalisme est en pleine
expansion, la critique soit aujourd’hui aussi désarmée, au point de sembler accepter la montée
des phénomènes de précarité et d’exclusion comme une fatalité ? Leur réponse tient en une
phrase : la véritable crise n’est pas celle du capitalisme, mais de la critique du capitalisme.
Jusqu’au début des années 1970, cette critique était forte, et reposait sur deux piliers : la
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La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
critique sociale, de facture marxiste, et la critique artiste, portée très haut par les évènements
de mai 68, qui en appelait à la créativité, au plaisir, au pouvoir de l’imagination, face à la
société de consommation et à la bureaucratie. Or, ces critiques sont impuissantes aujourd’hui,
parce qu’elles ont été absorbées par l’avènement d’une nouvelle représentation de l’entreprise
et du processus économique. L’esprit du capitalisme en effet s’est profondément transformé
en trente ans, et la littérature du management fournit désormais aux cadres un discours de
légitimation de leurs actions, et des perspectives enthousiasmantes d’épanouissement pour
eux-mêmes.
« Cette littérature, dont l’objectif principal est d’informer les cadres des dernières innovations
en matière de gestion des entreprises et de direction des hommes, se présente comme un des
lieux d’inscription principaux de l’esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 94-95)
Présentée comme une littérature à deux faces, elle est ainsi dénoncée comme un véhicule de
diffusion et de vulgarisation de modèles normatifs, et un outil puissant de légitimation de
l’idéologie libérale (comme l’est aussi, la mise en scène répétée à foison de « montée de
l’individualisme ») –d’où la nécessité de mobiliser la sociologie contre les fatalismes. Contre
la récupération de la critique artiste, et contre l’obsolescence de la critique sociale restée rivée
aux vieux schémas de la production hiérarchisée, les auteurs invitent ainsi à une analyse
critique de l’idéologie gestionnaire et à une relance de ces deux critiques complémentaires,
(artiste et sociale).
Dans La société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac mène aussi une charge
argumentée contre cette idéologie gestionnaire qui a envahi progressivement notre société.
Récusant l’idée, véhiculée par le pouvoir managérial, que la loi du marché et la compétition
généralisée s’imposeraient à tous, l’auteur dénonce une quête de performance et une guerre de
position où la seule alternative serait de gagner ou de disparaître. Observant que le
capitalisme financier a remplacé le capitalisme industriel, et que la recherche du gain
immédiat s’est substituée à la mise en place d’une production de qualité, il souligne que le
nouveau management a tourné le dos au système hiérarchique et disciplinaire qui imposait le
contrôle par un surmoi sévère et vigilant. Il l’a remplacé par l’adhésion, l’implication
subjective et l’implication affective du salarié, cherchant à transformer l’énergie libidinale en
force de travail. Il exige que celui-ci projette son propre idéal dans celui de la firme qui
l’emploie. Quand l’individu ne répond pas ou plus à ces exigences, il est alors rejeté. Dans
20
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
cette exaltation de l’avenir : toujours plus haut, toujours mieux, les considérations comptables
et financières l’emportent aujourd’hui sur les considérations humaines et sociales –mais ce
n’est ni une malédiction, ni une fatalité, mais un choix de société. Cette analyse rejoignent en
partie, dans le domaine de la santé, la dénonciation du « culte de la performance » et les
travaux sur la dépression comme « maladie du siècle » selon Alain Ehrenberg (Ehrenberg,
1995 et 1998). De Gaulejac, qui tend à faire apparaître le pouvoir managérial comme un grand
manipulateur de l’ensemble de la société, s’inscrit pour une part, dans ce que nous avons
appelé, le modèle d’influence. Pour cet auteur en effet, c’est le même acteur qui détient le
pouvoir (le management) et qui produit et diffuse des savoirs légitimes, afin de mieux
s’assurer la soumission des populations.
Dans le domaine de la santé ce modèle de légitimation est à rattacher aux travaux de Michel
Foucault et plus récemment, de Didier Fassin, qui revendique sa filiation avec cet auteur.
Notamment dans Le gouvernement des corps, l’auteur souligne que, si la santé publique
s’inscrit dans une dialectique entre différents acteurs, c’est l’Etat et ses représentants qui ont
le monopole de la légitimation de la « bonne » vision des choses, en reconnaissant certaines
connaissances et en rejetant les autres. Dans cette analyse l’Etat apparaît, non comme
l’ordonnateur exclusif, mais comme un interlocuteur obligé en matière d’administration des
corps.
Le modèle de représentation du lien entre connaissance et politique (ou entre savoir et
pouvoir) dans le domaine de la santé ne s’inscrit pas « simplement » pour Didier Fassin dans
un modèle de légitimation pourtant, mais intègre des éléments du modèle constructiviste, à
travers ce que Didier Fassin appelle la « construction sociale de la santé publique » (Fassin,
2005a). Celle-ci passe par une double opération de médicalisation et de politisation des faits
sociaux, qui implique l’intervention d’un certain nombre d’acteurs. En effet, « rendre lisible
cette double opération de traduction qui fait d’une réalité socio-juridique, d’abord une entité
médicale, puis un enjeu politique, devenant au bout du compte un problème de santé
publique, c’est montrer que les réalités que nous qualifions de la sorte doivent, pour nous
apparaître telles, faire l’objet de l’intervention d’experts et de profanes, de médecins et de
législateurs, de médias et d’associations qui les font exister sous la forme que nous leur
connaissons » (Fassin, 2005a, 29). Or, cette intelligence collective qui croit partager des
savoirs communs, partage avant tout, un langage construit en commun. Dans Des maux
21
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
indicibles, sociologie des lieux d’écoute, l’auteur énonce que « à chaque époque, la façon dont
est lu l’espace social et dont sont définis les modes d’intervention visant à le transformer
constitue un ethos, autrement dit une manière culturellement codifiée et historiquement située
de considérer les choses qui nous entourent et notre place dans le monde » (Fassin, 2005b, 78). C’est en ce sens que Didier Fassin préconise de s’intéresser aux mots utilisés afin de
désigner les individus ou les groupes, afin de qualifier les problèmes et les instruments pour
les mesurer, et qui servent à énoncer les solutions et les méthodes pour les évaluer. Car ces
mots ont un effet performatif, puisqu’ils deviennent des actes, actes qui produisent alors des
effets sociaux. De plus, cet ethos est une construction sociale, qui fait appel à certaines
réalités tout en occultant d’autres.
Chez cet auteur, comme d’ailleurs aussi chez Alain Ehrenberg, le modèle de légitimation est
ainsi compliqué par la référence à un modèle normatif partagé. En ce cas, l’idée sous-jacente
n’implique pas seulement une intériorisation des « contraintes » dans la société, mais aussi, un
transfert épistémologique d’une vision du monde et d’un principe de rationalité (et
notamment, de la rationalité "micro-économique") dans le champ de la décision politique.
Cette idée interroge aussi le rôle de la technostructure d’Etat dans la fabrication des politiques
publiques.
L’idée de « technostructure d’État » fait immanquablement penser dans la sociologie
française à Pierre Bourdieu, analysant en 1989 La noblesse d’état. Ce livre, qui reprend les
résultats de vingt ans d'enquête sur les grandes écoles, entend décortiquer un système de plus
en plus élitiste. La thèse de l’auteur est en effet que les grandes écoles, en France, assurent la
transmission statistique du pouvoir économique et social aux enfants de ceux qui l'ont déjà.
C'est une nouvelle noblesse qui s'est mise en place. Postulant qu'on ne peut pas comprendre ce
qu'est le pouvoir, ni la transmission du pouvoir, dans toutes les sociétés développées, sans
prendre en compte l'action de l'école, Pierre Bourdieu forme l'hypothèse que c'est à condition
d'étudier non pas une école mais l'ensemble qu'elles forment que l'on peut comprendre les
fonctions majeures qu'elles remplissent. Dans cet ensemble, l'espace des grandes écoles, c'està-dire les grandes écoles en tant qu'elles forment une structure de relations et d'oppositions,
contribuent à reproduire les différences à l'intérieur de ce qu'on appelle d'ordinaire « la classe
dirigeante ». Pour accéder à l'Ulm-sciences, à l'Ulm-lettres ou à Polytechnique, il faut plus de
capital culturel que jamais et la culture héritée dans la famille joue un rôle de plus en plus
22
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
grand. Et par conséquent, l'origine sociale des élèves qui entrent dans ces écoles ne cesse de
s'élever. En même temps le système a sécrété, par une série d'actions de tous ordres, une
multiplicité de voies latérales, qui offrent aux recalés de la voie royale les moyens de
contourner la barrière scolaire –comme le montre la prolifération des écoles privées, écoles de
commerce, de gestion, de communication... Ces écoles refuges, souvent fort coûteuses,
accueillent les fils de la bourgeoisie à faible capital culturel : gros commerçants, industriels,
etc. Elles offrent une seconde chance à leurs élèves et leur assurent le minimum de titres
nécessaires pour s'en sortir, en particulier dans les professions nouvelles, comme le
marketing, la publicité, mais aussi dans l'industrie ou le commerce.
Parmi les grandes écoles, l'ENA donne l'accès aux meilleures positions sociales et
économiques. Or, c'est la seule école qui prépare explicitement au pouvoir. L'École normale a
toujours produit des présidents de la République, des diplomates... mais c'étaient un peu des
transfuges, et l'École normale restait orientée vers la recherche, l'enseignement supérieur.
Polytechnique a toujours fourni des grands cadres, mais sa fonction principale était de fournir
des ingénieurs. Tandis que l'ENA a été d'emblée constituée comme école du pouvoir. Ce qui
lui donnait un considérable avantage dans la compétition. Elle pouvait ainsi attirer tous ceux
qui, par leur origine, se sentaient légitimés à revendiquer le pouvoir et qui avaient tous les
atouts pour le faire, et en particulier le capital de relations sociales et les dispositions
mondaines sans lesquels le capital scolaire n'est rien, au moins sur certains marchés. L'ENA
conduit donc, autant et peut-être plus sûrement que Polytechnique, au pouvoir sur l'économie
–ce qui est plutôt paradoxal, et lourd de conséquences pour le fonctionnement de la banque et
de l'économie.
Au total, selon Pierre Bourdieu, le fonctionnement des écoles est comme la transmission
héréditaire des titres de noblesse, avec cette particularité que l'accès aux positions de pouvoir
économique, social et politique passe par l'obtention de titres scolaires, et que le lien entre les
détenteurs des positions et leurs successeurs n'est que statistique. Par ailleurs, l’analyse de
Pierre Bourdieu conduit à suggérer que les grandes écoles et en particulier, l’ENA –présentée
comme le lieu d’une « technocratie » quasi-héréditaire, participent à la fois à la formation de
la technostructure privée et de la technostructure d’Etat, favorisant entre les deux des liens
étroits, et des référentiels cognitifs communs.
23
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
Cette idée de référentiels est particulièrement développée par les auteurs qui développent une
approche cognitiviste des politiques publiques. Ainsi Pierre Muller et Yves Surel considèrent
que l’État est le lieu privilégié où les sociétés modernes posent le problème de leur rapport au
monde –il faut donc voir les politiques publiques comme des outils grâce auxquels les
sociétés agissent sur elles-mêmes. Par conséquent, il ne faut pas se représenter les politiques
comme étant construites par des élites, mais bien intégrer leur caractère chaotique (surtout
tant que le « problème » n’est pas clairement identifié). Une politique publique opère un vaste
processus d’interprétation du monde, au cours duquel une vision du monde va peu à peu
s’imposer, être acceptée par les acteurs, parce qu’elle leur permet dé décoder, décrypter les
évènements et d’avoir ainsi prise sur eux (Muller, Surel, 1998). Or, dans ce processus, des
structures d’intermédiation vont filtrer les problématisations –notamment celles qui sont
désignées par l’expression « corporatisme sectoriel » dans l’ouvrage célèbre de Bruno Jobert
et Pierre Muller, L’État en action (1987). Dans ce texte de référence, les auteurs s’interrogent
sur l’image éclatée, hétérogène que l’on peut donner des politiques publiques. Ils abordent le
thème de leur mise en cohérence à travers la transaction du global et du sectoriel (le RGS).
Les politiques sectorielles (par secteurs, par ministères) se construisent dans la relation
d’acteurs sectoriels –d’où l’importance des stratégies corporatives (des paysans, des
médecins, des officiers par exemple). Mais la mise en cohérence des politiques publiques fait
apparaître d’autres processus et d’autres acteurs, au niveau global : plus précisément, elle
résulte d’une transaction entre les corporatismes sectoriels et une élite dirigeante qui occupe
les sommets de l’économie et de l’État –les auteurs parlent en ce sens, d’une « élite technobureaucratique », qui domine le pays (et que l’on propose de désigner ici, comme une
technostructure d’État). Ainsi, selon la thèse des auteurs, le modèle français de service public
favorise l’exercice d’un corporatisme professionnel qui limite l’action des gouvernants (par
exemple, dans la santé, l’évaluation des demandes sanitaires resta aux mains des médecins, ce
qui leur confère une puissance idéologique ; dans l’éducation, c’est la puissance
organisationnelle des syndicats d’enseignants qui constitue l’atout de la profession et légitime
son influence). Face à ce pouvoir des organisations sociales, l’État a choisi d’associer les
acteurs sociaux (promus au rang de partenaires sociaux) à la définition et la mise en œuvre
des politiques les concernant –ce qui donne un rôle clé aux « médiateurs », capables de se
situer à l’interface des niveaux global et sectoriel. Or, les échanges entre les partenaires sont
d’autant plus faciles que le langage est le même et que les leaders sont recrutés dans la même
élite (comme Pierre Bourdieu, les auteurs soulignent le rôle important de l’ENA en France,
24
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
même si l’élite dirigeante ne coïncide pas avec « l’énarchie » selon eux). La construction du
référentiel sectoriel-global (RGS) se situe en France, non pas dans une négociation globale
tripartite entre macro-organisations (État, patronat, syndicats de salariés) mais dans l’action
de ce « milieu décisionnel central » qui contrôle et hiérarchise la fabrique des politiques
publiques –et qui s’apparente en effet, à l’idée de technostructure.
Conclusion
En dépit des définitions plurielles de la technostructure (privée, publique, qui inclut ou non le
management de la « ligne hiérarchique directe »), du savoir (de la connaissance d’une étape
du processus de production à la connaissance de méthodes de gestion du personnel), et de
l’idée d’influence politique (directe ou indirecte, voire, « simple » transfert de rationalité),
quelques idées force peuvent être dégagées de ce chapitre sur la technostructure, pour éclairer
la question du lien entre connaissance et politique :
- Le thème de la technostructure rappelle que le savoir (technologique, organisationnel…) est
détenu collectivement, d’où la nécessité de coordonner les informations : la bureaucratie,
forme répandue de coordination, est détentrice d’un savoir (celui de réaliser la coordination)
qui lui donne un pouvoir dans la gestion des organisations et dans la société (–cette idée
impliquant de ne pas prendre l’expression « bureaucratie » dans le sens négatif qu’on lui
donne souvent mais de resituer aussi son efficacité).
- Les technostructures privées exercent une influence multiforme sur leur environnement et
sur la décision politique. Cette influence peut être directe (lobbying) ou indirecte, elle intègre
à la fois la dimension des intérêts communs, la dimension cognitive du partage de référentiels
communs et/ou de croyances communes (qu’il s’agisse de la croyance dans les vertus
intrinsèques de l’augmentation du PIB ou du caractère central du marché dans l’économie).
- la décision politique a elle-même une dimension collective et bureaucratique ; elle doit
beaucoup au fonctionnement de la technostructure d’Etat, qui a elle-même des liens cognitifs,
des intérêts communs et des croyances communes avec les technostructures privées.
De ce point de vue, les analyses présentées dans ce chapitre suggèrent que les différents
modèles du rapport entre connaissance et politique : le modèle linéaire, et les modèles
critique, constructiviste et de légitimation ne sont pas exclusifs –car ce qui se dessine, c’est en
25
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
fait, l’étroite imbrication du savoir et du pouvoir, des intérêts et des connaissances, comme
production collective d’une intelligence organisée complexe faisant émerger le changement
dans les organisations et la société.
26
Literature
review
June 2007
La technostructure, la connaissance et le politique
Bresson
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