La technostructure, la connaissance, et le politique Maryse Bresson Revue de la littérature (partie 7) Revue de la littérature Juin 2007 1 Table des matières Introduction............................................................................................................................................................2 1. L’analyse fondatrice de John K. Galbraith : des effets de la technologie sur l’organisation industrielle à l’influence politique de la technostructure ...................................................................................4 1.1 L’analyse du système économique réel : du développement de la technologie au système planificateur .......................................................................................................................................5 1.2 Pouvoir économique de la technostructure...........................................................................................6 1.3 L’influence sur l’environnement socio-économique et sur le pouvoir politique ...................................8 1.4 Les limites à l’influence de la technostructure et les pouvoirs compensateurs.....................................9 1.5 Limites de l’analyse de J.K. Galbraith et questions en suspens, concernant le lien entre connaissance et politique ........................................................................................................................................11 2. Critique de l’analyse et prolongements dans les recherches contemporaines : du retour du marché au rôle de la technostructure d’État .....................................................................................................12 2.1 Réflexions critiques : Le retour du marché dans la nouvelle sociologie économique et la sociologie des organisations..............................................................................................................................13 2.2 L’ère des managers ou l’élaboration des stratégies d’organisation...................................................15 2.3 Influence politique des théories du Management et rôle de la technostructure d’Etat.......................19 Conclusion ............................................................................................................................................................25 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson La technostructure, la connaissance et le politique1 Introduction Dans un monde complexe, caractérisé par le rôle croissant de la technologie, la décision politique, comme la décision économique exigent des informations émanant de nombreuses personnes, et doit s’appuyer sur un mécanisme qui permet leur collaboration : le pouvoir de décision ne peut donc plus être le fait d’un individu, ni même d’un nombre restreint de dirigeants, mais appartient à une collectivité diffuse et difficile à appréhender, imparfaitement définie, et à l’organisation qui permet de mettre en commun les informations spécialisées possédées par chacun. Pour désigner à la fois l’ensemble de ceux qui apportent des connaissances spécialisées, du talent ou de l’expérience, à la prise de décision collective, et l’organisation qu’ils constituent, l’économiste américain John Kennett Galbraith a proposé il y a quarante ans un mot, qui s’est largement diffusé depuis : la technostructure. L’idée fondatrice qui sous-tend l’expression est que non seulement la technostructure, entité collective, produit de la connaissance et de l’intelligence organisée, mais qu’elle est aussi, pour cette raison, le véritable acteur des décisions dans les organisations modernes et dans la société en général –et qu’il s’agit donc, de décisions de groupes. L’ouvrage dans lequel est développé à la fois l’idée, et le concept, Le nouvel état industriel, essai sur le système économique américain, date cependant de 1967 –devenu un classique, il a été réédité pour la dernière fois en 1989. Cette analyse n’est-elle pas dépassée aujourd’hui ? Dans quelle mesure permet-elle encore de saisir les liens entre connaissance et politique dans une économie profondément transformée par la mondialisation, la globalisation et le renouveau du libéralisme économique et politique ? Pour apporter des éléments de réponse, nous proposons de revenir d’abord sur le contexte général de l’analyse fondatrice de John Kennett Galbraith, et sur les implications que lui-même dégage, concernant notamment, l’analyse de l’influence de la technostructure sur l’organisation de l’économie, de la société et sur la décision 1 Je remercie notamment Michel Autès, Hélène Chéronnet, Nicolas Daumerie, Lise Demailly, Patrice Desmons, Frédéric Ketterer, ainsi que Caroline Maury et Philippe Mossé, pour leurs conseils amicaux et leurs remarques lors des échanges pluriels que nous avons eus et qui ont contribué à alimenter la réflexion présentée ici. Merci aussi à Frédéric Ketterer pour sa contribution écrite sur Didier Fassin, qui a largement inspiré les développements sur cet auteur présentés ici. 2 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson politique des gouvernements, ainsi que ses développements sur la concurrence entre la technostructure et d’autres producteurs de connaissance, comme les scientifiques, les enseignants et les éducateurs (Galbraith, 1989 (1967)). Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous réinterrogerons l’actualité de l’idée de technostructure, en lien avec la problématique des connaissances et du politique, à la lumière de travaux plus récents. Nous poserons la question du marché et du rapport des organisations à leur environnement, en combinant des apports de la sociologie économique et de la sociologie des organisations. Alors que la technostructure témoignait selon John K. Galbraith de la prégnance des mécanismes de planification, les travaux d’économie et de socioéconomie récents redonnent un rôle prépondérant au marché, qui est plus que jamais considéré aujourd’hui comme le cœur de la vie économique des sociétés modernes et de la théorie économique (Steiner, 2005). De plus, en sociologie des organisations, les travaux sur le néo-management notamment, analysant le fonctionnement des organisations modernes, et les mécanismes de prise de décision se situent dans un environnement donné auquel il s’agit de s’adapter –comme l’illustre notamment, la théorie de la contingence de Henry Mintzberg (Mintzberg, 2004 (1989). Or, selon John K. Galbraith, la force de la technostructure des grandes organisations leur permettait précisément de changer l’environnement lui-même, d’exercer une maîtrise sur les marchés à travers le système planificateur, et d’exercer aussi une influence sur les décisions politiques des gouvernants. Faut-il donc admettre que c’est ce qui aurait changé, et que la technostructure n’exercerait plus de pouvoir aujourd’hui en dehors de l’organisation-entreprise ? C’est pourtant une autre piste que suggère l’approche cognitive, que ce soit en sociologie des organisations, esquissée par Denis Segrestin (2005), ou en sociologie des politiques publiques, avec Pierre Muller, ou encore Yves Surel. Prenant appui sur ces analyses, nous proposons alors de développer l’idée selon laquelle l’influence politique et sociale de la technocratie pourrait prendre aujourd’hui la forme globale d’un référentiel cognitif commun à la technostructure privée et la technostructure publique, véhiculant les impératifs du (néo)management moderne. De plus, les groupes de décision privés et publics sont dans une relation d’influence réciproque à travers le schéma « sectoriel global ». Ces remarques pourraient permettre de refonder, en la nuançant, l’hypothèse fondatrice de John Kennett Galbraith de la technostructure comme entité collective de production et d’application des 3 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson connaissances, participant à l’information des groupes de décideurs, des gouvernants et/ou participant à la prise de décision politique elle-même –et d’aider ainsi à appliquer ces réflexions aux secteurs de l’éducation et de la santé notamment. 1. L’analyse fondatrice de John K. Galbraith : des effets de la technologie sur l’organisation industrielle à l’influence politique de la technostructure Publié en 1967, l’ouvrage de l’économiste américain J.K. Galbraith : Le nouvel état industriel est devenu un classique. Il a bousculé les idées reçues et, pendant plus de vingt ans, alimenté les polémiques et discussions des enseignants et des chercheurs en économie sur la pertinence du modèle classique de leur discipline, et sur les enjeux politiques et sociaux d’une telle analyse du système économique américain. Le combat que cet auteur a mené contre l’économie classique semble, aujourd’hui, avoir été perdu par l’auteur ; et certaines de ses analyses, concernant la convergence des systèmes américain et soviétique et la supériorité de fait du « système planificateur » sur le marché, peuvent paraître dépassées. La postérité cependant a retenu certains termes, couramment utilisés aujourd’hui, comme la « filière inversée » ou encore, la « technostructure ». Or, la relecture aujourd’hui de cet ouvrage économique, néanmoins best seller (vendu à plusieurs millions d’exemplaires, tant aux EtatsUnis qu’en Europe et en Union soviétique, traduit dans plus de vingt langues, réédité encore vingt deux ans après sa première édition), incite à être prudent dans les réflexions, et à éviter le piège d’un jugement trop rapide qui conclurait un peu vite à l’obsolescence de cette analyse, au motif qu’elle n’est plus à la mode. Que disait donc vraiment John Kennett Galbraith ? Pourquoi a-t-il exercé une telle fascination, et que reste-t-il aujourd’hui de ses intuitions ? Si dans ce chapitre, la technostructure est l’entrée que nous privilégions, pour interroger le lien entre connaissance et politique, il paraît néanmoins nécessaire de rappeler comment le terme s’intègre dans une réflexion d’ensemble de son auteur, afin de mieux resituer à sa pensée, toute sa richesse et –osons le dire- son actualité. Car la technostructure selon J.K. Galbraith n’est pas seulement la forme « vraie » d’organisation de la production industrielle moderne (par opposition avec les modèles abstraits de la pensée économique classique) mais elle est aussi, la forme nécessaire que prend l’intelligence organisée, et simultanément, 4 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson l’acteur central des prises de décision, dans le nouvel état industriel (expression qui préfigure ce que nous appelons aujourd’hui, la société moderne voire, post moderne). 1.1 L’analyse du système économique réel : du développement de la technologie au système planificateur Le point de départ de la réflexion est un double constat. Premièrement, il existe dans tous les pays industriels un nombre relativement restreint de grandes sociétés anonymes et d’autre part, une quantité considérable de petites entreprises patronales ; deuxièmement, si ces dernières se conforment plus ou moins aux normes du marché définies dans les traités d’économie, ce n’est pas le cas des premières. De cette vision du système économique, qu’il qualifie lui-même de bimodale, l’auteur déduit la nécessité de repenser complètement la science économique, avec un argument majeur : le secteur constitué par les grandes sociétés anonymes est largement dominant, et sa domination s’exerce à la fois sur l’ensemble de l’économie mais aussi, sur l’ensemble du contexte social et politique. La domination des grandes organisations prend sa source, selon John K. Galbraith, dans les impératifs de la technologie. La définition donnée à ce terme est toutefois différente de celle du sens commun, qui l’assimile aux machines sophistiquées ; en revanche, elle préfigure l’idée de société de connaissances. « La technologie est l’application systématique de la science, et de toutes les connaissances organisées, à des tâches pratiques » (Galbraith, 1989, 51). Prenant l’exemple de la complexification de la production et des ventes de voitures Ford, l’auteur dresse alors une liste des conséquences essentielles de la technologie. La plus importante à ses yeux, est la contrainte de diviser et subdiviser les tâches, de manière que chaque partie relève d’un domaine spécialisé de la connaissance scientifique ou technique. Il en résulte notamment un délai croissant entre le commencement de toute tâche et son achèvement ; une augmentation importante du capital investi dans la production ; et l’obligation de l’organisation, pour orienter le travail des spécialistes vers un résultat cohérent. Puisque les spécialistes sont nombreux, leur coordination devient une tâche majeure. Le corollaire de la technologie avancée est ainsi l’organisation complexe et massive des entreprises et aussi, la nécessité d’une programmation (des approvisionnements, de la 5 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson production, des ventes…) allant jusqu’à la planification. Le secteur des grandes organisations, présenté comme le trait dominant du nouvel état industriel, est aussi appelé par l’auteur, le système planificateur. C’est le recours accru à la technologie, avec ses exigences de capitaux de plus en plus importants et l’étalement productif dans le temps, qui impose la planification industrielle (l’ auteur en veut pour preuve qu’elle se soit développée, en dépit des oppositions idéologiques, dans les pays occidentaux comme en Union soviétique). C’est une de des idées fortes de l’auteur, qui explique peut-être le jugement actuel que son analyse serait obsolète, dans un contexte où le marché est généralement présenté comme central et triomphant, mais que l’auteur maintient pourtant dans son avant propos de 1989 : le secteur dominant des grandes organisations en économie ne fonctionne précisément pas selon les règles de l’économie de marché – puisque les grandes firmes s’appliquent au contraire à remplacer le marché par la planification. Parmi les arguments développés en faveur de cette idée, John Galbraith souligne qu’une firme ne peut pas prévoir et programmer son action sans connaître ses prix, ses ventes, ses coûts, et il analyse les stratégies variées pour minimiser l’influence des marchés : prise de contrôle de la source de ravitaillement ou du débouché ; réduction de l’indépendance d’action des acheteurs, par des stratégies de contrôle des prix, et de contrôle du volume des ventes ; développement de la publicité, et des procédures de contrats entre entreprises (pour s’affranchir des aléas des marchés)… 1.2 Pouvoir économique de la technostructure Le système planificateur (que la théorie du marché s’applique à masquer) s’appuie selon John Galbraith sur l’émergence d’un nouvel acteur : la technostructure, entité collective chargée précisément de mener les actions stratégiques de planification, de maîtrise des prix, de publicité. L’expression, qui désigne l’ensemble vaste de tous ceux qui apportent des connaissances spécialisées, du talent, ou de l’expérience aux prises de décision, va des responsables les plus élevés de sa firme jusqu’à la périphérie, au contact des travailleurs à col blanc et à col bleu dont la fonction est de se conformer plus ou moins mécaniquement aux instructions et aux routines. Or, le pouvoir économique, à l’intérieur de la firme, passe aux mains de la technostructure. Dans le passé, la direction de l’entreprise s’identifiait avec l’entrepreneur, c’est-à-dire un individu qui joignait le contrôle du capital, la capacité d’organiser les agents de production et, dans la plupart des cas, une aptitude à l’innovation. Avec la croissance des grosses sociétés, 6 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson avec le développement de la technologie et la planification modernes, un divorce s’effectue entre la propriété du capital et la direction effective de l’entreprise. L’entrepreneur n’existe plus en tant que personne individuelle. La force dirigeante est désormais une entité collective –dans le langage courant, on emploie d’ailleurs les termes : « la direction » ou « le management ». Mais l’ensemble de ceux qui participent aux prises de décision est plus vaste encore –puisque dans une grande organisation, la prise de décision est collectivement organisée. La technostructure est par conséquent, le véritable cerveau de l’entreprise, l’acteur collectif qui produit l’intelligence organisée, et participe ainsi à l’information des groupes de décision et au processus de décision lui-même. La force de la technostructure repose sur son organisation. Le mythe de l’entrepreneur, selon l’auteur, repose sur la considération que nous accordons à l’individu : pourtant, par souci de vérité, il faut proclamer la supériorité de l’organisation sur l’individu. En effet, le développement de la technologie fait appel à des informations qu’un homme seul ne peut pas posséder. Et par conséquent, la décision ne sera éclairée que si elle met systématiquement à contribution tous ceux qui ont des informations pertinentes. Mais il faut aussi qu’il existe un mécanisme pour évaluer la pertinence de la contribution de chaque personne, et coordonner la variété de talents, sur un objectif commun. Par exemple, ce n’est pas un individu de génie qui a combiné les vols lunaires : ils sont l’œuvre d’une organisation –l’auteur associe ainsi les termes « technocratie », « organisation gestionnaire » et « bureaucratie ». Plus généralement, ce ne sont pas les dirigeants qui décident, mais la réalité du pouvoir se situe en profondeur parmi les techniciens, les équipes de planification, et autres personnels spécialisés, ou plutôt, à travers l’organisation qu’ils constituent, et qui prend concrètement la forme des procédures d’échange et de contrôle d’informations dans l’organisation du travail moderne. L’auteur souligne à cet égard que la procédure des commissions et des séances des commissions est la seule normalement efficace, puisqu’elle permet à ses membres de mettre en commun les informations et de stimuler l’effort mental. En ce sens, la décision au sein des grandes entreprises est le produit non des individus, mais des groupes. « Ce n’est pas à des individus, mais à des organisations qu’est transféré le pouvoir dans la grande entreprise et dans la société » (Galbraith, 1989, 101). Par ailleurs, puisque, dans les grandes sociétés anonymes, le pouvoir passe aux mains de l’appareil bureaucratique, John Galbraith soutient aussi qu’il échappe aux propriétaires du 7 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson capital –ce qui relègue au second rang selon lui, la recherche de profits, que les managers répugnent à mener au bénéfice principal d’actionnaires passifs et impuissants. Dans une telle structure, c’est le pouvoir, associé à l’intérêt pécuniaire, qui devient la motivation majeure, comme l’illustrent la rage d’acquisition des raiders industriels (même quand le niveau de profits doit en pâtir), la prodigalité des rémunérations des dirigeants de haut niveau, et certains « parachutages dorés ». 1.3 L’influence sur l’environnement socio-économique et sur le pouvoir politique Le pouvoir de la technostructure des grandes organisations industrielles s’étend aussi selon John K. Galbraith, en dehors de l’entreprise, puisqu’elle exerce une influence sur l’ensemble du contexte économique, social, politique. Pour les grandes sociétés anonymes, le besoin de contrôler le marché, d’assurer les approvisionnements, la consommation passent par des efforts pour conditionner le comportement du consommateur. L’expression de « filière inversée » traduit cette idée : loin des théories économiques qui proclament la souveraineté du consommateur et la suprématie de l’individu, c’est le producteur qui est souverain, et qui conditionne le comportement du consommateur. C’est ainsi l’offre qui oriente la demande, dans une société d’opulence où la satisfaction des besoins élémentaires rend les désirs de consommation malléables. Les besoins de consommation sont inventés –au moins partiellement, par ceux qui les satisfont (comment expliquerait-on autrement le harcèlement de la publicité ?). Loin d’être la force dominante de l’économie, le marché s’adapte aux exigences et aux convenances des organisations industrielles. Celles-ci s’arrangent aussi pour obtenir de la puissance publique l’action et l’appui qu’elles considèrent comme approprié. Cet appui inclut le contrôle du rapport prix salaire et le soutien de la demande globale –ce qui se traduit notamment, par le culte de la production et de l’augmentation du PIB véhiculé par les gouvernants des États keynésiens –et aussi, le soutien à la demande de produits spécifiques – l’exemple typique, abondamment dénoncé par l’auteur, étant celui de l’industrie de l’armement et des grandes bureaucraties du complexe militaro industriel –avec le danger de la course aux armements. De ce point de vue, si la technostructure exerce un pouvoir politique moins direct que l’entrepreneur autrefois, l’influence dont elle dispose est infiniment plus 8 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson grande, parce qu’elle est aussi, selon l’auteur, « le bras et le prolongement de la bureaucratie publique » (Galbraith, 1989, 366). Son action peut même s’exercer sur le climat général de croyance, en identifiant les besoins propres de la technostructure industrielle et sa planification, par exemple, à l’objectif social d’une défense nationale efficace. Au total, dans la société industrielle aujourd’hui, le pouvoir appartient aux grandes entreprises et plus précisément, à la technostructure qui permet d’organiser leurs savoirs et leurs talents. Loin de se soumettre aux lois du marché, ces entreprises fixent le prix et font tout ce qu’elles peuvent pour assujettir le consommateur à leurs besoins. De plus, elles parviennent à obtenir de l’État toutes les mesures qui leur assureront un environnement stable et propice à leur fonctionnement. La technostructure apparaît en ce sens, comme une puissance hégémonique. Pourtant à ce degré de généralité, il est permis de s’interroger : dans quelle mesure est-il pertinent d’employer un terme unique pour englober les bureaucraties des grandes organisations (publiques et privées), et de parler de son pouvoir, comme s’il s’agissait d’un acteur (même collectif) bien identifié ? Dans quelle mesure ce pouvoir a-t-il encore à voir avec le développement de la technologie et le développement des connaissances ? Et n’y a-t-il donc pas de limite à cette influence économique, sociale et politique de la technostructure ? 1.4 Les limites à l’influence de la technostructure et les pouvoirs compensateurs Avant d’en venir aux limites, il faut bien saisir quelle est cette technostructure au pouvoir hégémonique, et quels objectifs elle poursuit. John K. Galbraith prend comme objet premier de son analyse, la technostructure des grandes entreprises industrielles. Il désigne par cette expression l’ensemble de ceux qui participent aux prises de décision dans les grandes firmes, et l’organisation qu’ils constituent. En ce sens, on pourrait penser que chaque technostructure particulière est mue principalement par les intérêts et les objectifs économiques de « sa » firme et de son (ou ses) produit(s) spécifiques –et que l’influence sur l’environnement est limitée, par la portée de ces intérêts. Cependant, dans d’autres développements, l’auteur suggère que la technostructure sert les intérêts du système planificateur en général. Dans cette interprétation, l’État n’est pas mobilisé seulement pour servir des intérêts industriels particulier, mais pour défendre les besoins ce système. Or, l’État est lui-même partie prenante du système planificateur –puisque 9 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson bien sûr, lui aussi planifie, et s’appuie pour cela sur une intelligence organisée, qui s’apparente à une technostructure publique. Par conséquent, comme l’auteur le rappelle explicitement, « La ligne qui sépare ce système de l’État se fait de plus en plus artificielle et indistincte. La technostructure de la grande entreprise tend à devenir une ramification de l’administration fédérale avec lesquels elle a le plus de liens, en particulier les forces armées, la NASA… et autres agences s’intéressant au développement technologique. Elle s’identifie aux objectifs de ces agences et les adapte à ses propres besoins » (Galbraith, 1989, 427). Par conséquent, les besoins que sert l’initiative politique sont ceux du système planificateur en général, qui englobe toutes les (grandes) organisations, publiques et privées, et même les gouvernements eux-mêmes –l’imbrication des technostructures fait qu’on ne peut distinguer de ce point de vue, les intérêts publics et privés. Mais alors, où est le danger, et d’où peut venir le changement ? Le danger selon l’auteur, ne réside certes pas dans l’hégémonie dénoncée d’intérêts privés particuliers, sur l’intérêt public général, mais dans les limites du système planificateur lui-même, qui ne s’intéresse qu’à une forme de progrès, passant par la croissance continue de la production. Or d’autres progrès : l’amélioration de certains services publics auxquels le système planificateur ne s’intéresse pas, l’affirmation de la dimension esthétique de la vie… exigent que soit brisé le monopole qu’exerce le système planificateur sur les objectifs de notre société. L’initiative de ce changement, l’auteur l’attend alors des intellectuels, qui pourront aussi s’appuyer sur leurs connaissances spécifiques. Pour exercer le rôle de pouvoirs compensateurs, face à l’hégémonie de la technostructure, John Galbraith en appelle au corps des intellectuels en général, et au corps des éducateurs et des scientifiques en particulier, qui « assumeront effectivement et rationnellement des responsabilités en fait d’action et de direction politiques » (Galbraith, 1989, 429). Et l’auteur souligne leurs atouts. Alors que les « hommes de la technostructure » ont l’habitude de ne concevoir l’existence que dans le contexte d’une organisation, leur capacité d’imagination sociale est une source de pouvoir dans une collectivité humaine complexe. De plus, les scientifiques constituent une force indépendante du complexe militaro industriel, qui a toute sa légitimité sur des problèmes de politique étrangère - à condition toutefois de ne pas laisser les économistes mener le jeu en 10 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson ces domaines, puisque leur filière classique est trop impliquée, et a « capitulé devant les intérêts du système planificateur » (ibid, 432). 1.5 Limites de l’analyse de J.K. Galbraith et questions en suspens, concernant le lien entre connaissance et politique L’analyse de John Galbraith est ancienne : est-elle dépassée ? Et que nous pouvons en retenir, pour éclairer les liens entre connaissance et politique ? Sans prétendre évidemment épuiser ces questions, nous nous contenterons ici d’indiquer quelques pistes. Et d’abord, nous proposons de rappeler les limites que l’auteur voyait lui-même, dans les introductions à la deuxième édition, puis encore à la troisième, en 1989. D’abord, il réaffirmait avec force sa thèse que les grandes bureaucraties industrielle et militaire en sont arrivées, malgré la théorie économique, à absorber une partie du système économique et de plus, à obtenir de l’État les mesures qui assurent un environnement propice à leur fonctionnement. Il maintenait aussi la thèse de la filière inversée, à savoir que la grande entreprise peut manœuvrer le consommateur. Enfin, il maintenait que le pouvoir de décision dans la société industrielle est exercé « non par le capitaliste, mais par le bureaucrate industriel ». Cependant, il reconnaissait à l’intention de certains de ses détracteurs que le monde du marché existe aussi, à côté de celui des grandes entreprises ; et soulignait aussi le développement des conglomérats, qui ne sont pas nés de la technostructure, mais qui ont besoin d’être épaulés « par un organe de gestion efficace ». L’actualité de l’analyse cependant, doit aussi être évaluée à l’aune de ses apports et de ses prolongements dans les travaux de recherche plus récents. De ce point de vue, le premier apport est sans conteste, l’idée de base de la technostructure, à savoir que les informations utiles à la prise de décision sont possédées par un grand nombre d’individus, et que c’est l’organisation qui les coordonne, en produisant de l’intelligence collective, qui exerce un véritable pouvoir dans l’entreprise, mais aussi une influence politique. Peut-on parler à ce propos de modèle linéaire –au sens où la technostructure, dépositaire de savoirs spécialisés, apporterait des informations inspirant de manière directe l’action des gouvernants ? Si cette dimension n’est pas absente du raisonnement, le modèle suggéré est plus complexe. En effet, l’analyse ne met pas en scène des acteurs bien identifiés, dépositaires d’un savoir, et le transmettant aux politiques ; mais plutôt l’auteur souligne des frontières floues et une convergence d’intérêts entre les technostructures privée et publique, dans le cadre du système 11 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson planificateur. De plus, le pouvoir de la technostructure repose sur sa capacité à combiner et coordonner dans un même objectif le savoir d’individus nombreux, et de produire une intelligence organisée, qui répond aux exigences de la technologie avancée. Cependant, ce ne sont pas ces savoirs que la technostructure transmet au politique : mais plutôt ces savoirs lui servent à planifier, et ce sont les besoins de la planification qui l’amènent à prendre les mesures pour que l’environnement soit favorable –c’est-à-dire, un rôle de lobbying industriel où l’on perçoit implicitement qu’interviennent les arguments rationnels, les rapports de force, le pouvoir de conviction, et les intérêts communs des technostructures privée et publique, des grandes firmes et des gouvernements. Enfin, l’influence de la technostructure s’exerce aussi sur la production des savoirs, notamment, les savoirs de la science économique, et sur les croyances, comme l’absolue nécessité d’une production croissante. Au total, la réflexion emprunte aux différents modèles que Michel Autès a distingués : modèle linéaire, modèle critique, modèle constructiviste et même, modèle de légitimation. 2. Critique de l’analyse et prolongements dans les recherches contemporaines : du retour du marché au rôle de la technostructure d’État Le terme technostructure, inventé par John K. Galbraith, s’est diffusé dans le langage savant, et même dans le langage courant. Dans le dictionnaire Larousse, la technostructure est définie comme un « groupe de techniciens qui exercent le pouvoir dans les grandes administrations, les grandes firmes, dans la société moderne ». Même si cela n’est pas directement indiqué, le terme connote des phénomènes d’organisation et de bureaucratie, qui produisent des informations et influencent les décisions. Pourtant, plusieurs hypothèses sur lesquelles repose l’analyse fondatrice que nous venons d’exposer sont aujourd’hui contestées, implicitement ou explicitement. La conception « réaliste » de l’économie est aujourd’hui, largement minoritaire dans cette discipline, au profit d’une domination sans partage de l’économie modélisée, mathématisée, qui place au cœur de ses analyses, les mécanismes de marché. Mais c’est aussi le cas, de manière plus inattendue peutêtre, dans des travaux récents de sociologie économique, et de sociologie des organisations. De manière forcément simplifiée et trop rapide, nous proposons de dégager quelques pistes de 12 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson réflexion à propos des travaux plus récents, qui, dans ces champs notamment, semblent suggérer que l’analyse de John Galbraith serait par bien des aspects, dépassée. Nous verrons ensuite que ces orientations sont elles-mêmes nuancées et discutées. La technostructure est encore une des configurations possibles de l’organisation, selon Henry Mintzberg et la sociologie politique montre la richesse et l’intérêt de prendre en compte la technostructure et ses effets, pour éclairer le lien entre connaissance et politique. 2.1 Réflexions critiques : Le retour du marché dans la nouvelle sociologie économique et la sociologie des organisations L’analyse de John K. Galbraith, qui postule que le marché n’est pas l’institution centrale de l’économie et que la technologie moderne nécessite le développement de la planification, peut sembler aller aujourd’hui, à contre-courant des évidences : depuis la dissolution de l’Union soviétique en 1991, la planification « impérative » à la soviétique, et même la planification « indicative » à la française, ne sont plus des instruments privilégiés par les gouvernants. Les années 1990-2000 sont celles d’un changement essentiel de la situation économique, qui tient précisément à l’ouverture des marchés, et la mondialisation des échanges. En même temps, certaines modalités de l’industrie de masse et notamment, la standardisation des produits, des composants et des procédés de fabrication sont remis en cause. La clientèle est désormais réputée plus exigeante et davantage séduite par la diversité et la qualité des produits, que par leurs prix. Aussi ce sont les lois du marché concurrentiel qui semblent avoir triomphé, et les besoins du client qui semblent de nouveau dicter les impératifs de production –ce qui oblige dit on, les firmes à se moderniser et innover sans cesse, sous peine de se laisser distancer par la concurrence. Les travaux de socio-économie et la sociologie économique entérinent implicitement cette analyse, en admettant que le marché se situe au cœur de l’économie (ce que John K. Galbraith récusait), et en revendiquant précisément d’étudier aussi le marché, qu’elles avaient jusque là, laissé aux économistes. Philippe Steiner souligne ainsi que la nouvelle sociologie économique du marché, qui se développe à partir des années 1980, rassemble des travaux puissants et novateurs (avec de nombreux travaux empiriques portant sur des marchés de nature diverse y compris, le marché du travail, ou le marché financier). L’idée d’un nouveau contexte économique et de la naissance d’un nouveau « modèle productif » post taylorien est aussi très présente en sociologie des organisations, implicitement ou explicitement. Par exemple, Denis Segrestin présente cette « révolution » à 13 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson partir de trois concepts : différenciation (soit, la nécessaire diversification de la demande de produits, pour répondre aux besoins), flexibilité (pour s’adapter continument aux évolutions de la demande), intégration (au sens notamment, du développement de la coordination horizontale, pour réduire la pression hiérarchique et promouvoir la polyvalence) (Segrestin, 2005, 67-70). Dans ce schéma, le défi pour les organisations semble d’abord de s’adapter de la manière la plus efficiente possible à cet environnement changeant, et à cette « économie de grand vent » - et l’idée même de chercher à peser sur ces changements paraît dépassée puisque c’est au contraire, le contexte qui influence les changements internes à l’organisation. C’est aussi dans ce schéma de pensée que « l’école de la contingence » en sociologie des organisations, tente de rendre compte de la manière dont se structurent les organisations. À la différence de la conception taylorienne essentiellement normative de la bonne organisation « en soi », Henri Mintzberg, le principal représentant de l'école de la contingence, affirme que la structure organisationnelle est liée à la nature de l'environnement –même si, l’auteur insiste sur ce point, elle ne l'est pas de manière mécanique ou déterministe. Car la structure dépend également des buts que se fixent les dirigeants - en fait, les mécanismes régulateurs internes d'une organisation doivent être aussi variés que l'environnement avec lequel elle doit composer. Les principaux auteurs contemporains de la sociologie des organisations analysent donc le changement à l’intérieur des organisations et ne s’intéressent pas à l’influence politique des « grandes organisations ». Par ailleurs, ils remettent en cause aussi la vision bimodale de l’économie de John K. Galbraith : en particulier, l’opposition entre le monde des très grandes organisations industrielles, dominé par la technostructure, qui utilise la planification pour encadrer le marché et les petites organisations, qui reste soumis aux aléas et aux lois du marché semble largement abandonnée, au profit de discours sur l’organisation en général et/ou sur des « configurations organisationnelles » multiples, où la responsabilité du changement organisationnel est imputée au manager. Mais y a-t-il encore, dans ces analyses, une place pour l’idée de technostructure, et avec quelle signification et quelles implications pour l’étude du lien entre connaissance et politique ? 14 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson 2.2 L’ère des managers ou l’élaboration des stratégies d’organisation La question de la direction des organisations est aujourd’hui largement assimilée à la question du management, avec en filigrane, une perception différente du rapport entre connaissances et aux politiques. Auteur majeur de la sociologie des organisations contemporaine, Henry Mintzberg déduit de son analyse des formes (plurielles) d’organisation, qu’il n’existe pas qu’une seule « bonne façon » pour gérer chaque organisation. Or, ce postulat redonne tout son poids, et toute sa responsabilité au rôle du manager –dont il s’efforce par ailleurs, de mieux saisir le « travail au quotidien » (Mintzberg, 2006 (1973). Pour saisir la portée de son analyse pourtant, il est important de préciser les significations des mots qu’il emploie, qui diffèrent sensiblement des définitions de John K. Galbraith. Henry Mintzberg utilise ainsi par ailleurs le terme technostructure, dans un sens apparemment proche mais néanmoins différent de celui de Galbraith, à travers notamment son analyse des configurations. Pour essayer ici de mieux cerner son apport à la question qui nous intéresse, on propose donc de revenir brièvement sur cette question des configurations, et du rôle de la technostructure, avant d’en venir aux rôles du management. La présentation des configurations distinguées par Mintzberg dans son livre Structure et dynamique des organisations (1982) est un grand classique de la sociologie des organisations, qu’il n’est pas notre objet de reprendre ici de manière complète. Nous voulons seulement montrer ce que vient faire la technostructure dans cette construction. L’idée de configuration traduit la volonté de l’auteur de s’attacher à de systèmes et de montrer leur cohérence, leur harmonie. Il s’agit de présenter l’organisation de façon holistique, et de montrer qu’il existe un nombre relativement limité de combinaison des différents paramètres –donc, un nombre relativement limité de configurations (7). Dans cette analyse, la technostructure intervient comme une des parties de l’organisation –à la base, se trouve le centre opérationnel, c’est-àdire les opérateurs qui effectuent le travail de base de production des biens ou des services ; au sommet, le sommet stratégique, avec le PDG et les administrateurs , et entre les deux, toute la ligne hiérarchique, composée de différents types de managers : des managers qui supervisent les opérateurs, mais aussi des managers pour superviser les managers. Mais au fur 15 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson et à mesure que l’organisation devient plus complexe, elle réclame deux autres groupes de spécialistes, qui se situent en dehors de la hiérarchie d’autorité. Un de ces groupes est la technostructure - l’autre étant le personnel de « support logistique », qui fournit différents services internes, pouvant aller d’une cafétéria ou d’un service postal à un département de relations publiques. La technostructure selon Henry Mintzberg désigne donc un groupe de spécialistes, qu’il appelle aussi « les analystes ». Comme les managers de la ligne hiérarchique, ceux-ci remplissent des tâches administratives (planifier et contrôler le travail des autres) mais d’une nature différente, que recouvre le vocable de « personnel ». Ainsi, la technostructure au sens de Henry Mintzberg n’est qu’une partie de la technostructure au sens de John Galbraith : notamment, elle n’inclut pas toute la ligne hiérarchique, du manager aux contremaîtres, que John Galbraith incluait dans sa définition de ceux qui ont des savoirs autonomes. Pour ces deux auteurs cependant, la division du travail dans une organisation appelle de manière nécessaire, la coordination des tâches. Pourtant là où John Galbraith parlait d’intelligence organisée produite à travers le travail des commissions, Mintzberg va le plus loin dans cette idée, en dégageant différents mécanismes de coordination possibles et aussi, différentes configurations selon la force qui domine dans une organisation donnée. Ainsi, la technostructure telle qu’il la définit réalise la coordination par la standardisation : celle des procédés de travail (par exemple, des instructions de travail) ; et celle des résultats (par exemple, un plan financier qui spécifie les buts des résultats des sous-unités ou les spécifications qui précisent les dimensions des produits). Mais ce n’est pas le seul mécanisme de coordination possible dans une organisation, il y a aussi l’ajustement mutuel par le processus de communication informelle, la supervision directe quand une seule personne donne les ordres à plusieurs autres… D’une manière générale, la technostructure exerce une force en faveur de la rationalisation, recherchée de manière idéale à travers la standardisation des procédés de travail. Les organisations qui cèdent à cette pression prennent alors la forme d’organisations mécanistes –mais d’autres forces peuvent l’emporter, auquel cas la configuration organisationnelle est différente (par exemple, Henry Mintzberg appelle configuration entrepreneuriale celle qui laisse la direction réaliser la coordination par la supervision directe). 16 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson Dans ce cadre d’analyse, la technostructure détient un savoir particulier, qui ne lui donne pas nécessairement le pouvoir dans l’organisation (d’autres forces, détentrices d’autres savoirs particuliers peuvent l’emporter). De plus, l’influence à l’extérieur de l’organisation n’est pas abordée –soit, une influence politique limitée voire nulle. Qu’en est-il du management ? Henry Mintzberg définit le management comme : « le processus par lequel ceux qui ont la responsabilité formelle de tout ou partie de l’organisation, essayent de la diriger ou, au moins, de la guider dans ses activités » (Mintzberg, 2006 (1989), 14). En ce sens, le management constitue à l’évidence, une partie de ce que Galbraith appelait la technostructure, avec une caractéristique spécifique : la dimension stratégique de l’action du manager. Cette idée conduit à poser de manière renouvelée la question des liens entre connaissance et pouvoir. Parmi les « dix rôles du manager », un des principaux selon Mintzberg est de centraliser des informations, pour pouvoir prendre des décisions éclairées. Mais c’est lui qui construit son réseau, cherche les informations. De plus, le manager se caractérise aussi justement par le caractère superficiel de son activité, d’où la nécessité de s’appuyer sur une collaboration avec ceux qui ont du temps (Mintzberg, 2006, (1989)). L’analyse de Mintzberg de la stratégie apporte un autre élément de réflexion intéressant, sur la connaissance dont le manager a besoin pour décider. Une bonne stratégie n’est généralement pas élaborée toute faite en amont, mais elle se construit dans l’action, à travers un apprentissage des réactions (il prend l’exemple des Japonais qui ont tout appris de leurs tâtonnements pour réussir la percée du marché américain avec Honda : leur principal atout était d’être assez humbles en arrivant pour ne pas chercher à appliquer une stratégie planifiée toute faite). Le manager ne doit pas se contenter de connaissance superficielle, transmise par des fiches mais de connaissance profonde, qui mêle le savoir et le « bon sens », ancré dans la pratique –comme l’illustre la célèbre métaphore du potier. Par conséquent, le manager ne doit surtout pas prendre trop au sérieux les théories et méthodes du Management. L’horizon que se fixe Mintzberg, c’est la réussite de l’organisation, et il faut selon lui, faire confiance aux managers –à condition qu’il s’agisse de vrais managers et pas de simples diplômés de MBA. Il dénonce aussi bien les visées planificatrices imposées de l’extérieur, qui visent à inféoder l’organisation sans connaissance de son mode de fonctionnement interne, que l’idéologie monétariste de Friedman qui veut réhabiliter le pouvoir des actionnaires (qui 17 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson n’ont pas non plus cette connaissance intime et pratique de l’organisation et risquent donc de la mener à sa perte). Mais Mintzberg ne s’intéresse pas à l’influence des managers à l’extérieur de l’organisation. Explicitement, il considère que, puisque notre société est une « société d’organisations », il n’y a rien d’autre à espérer que chacune fonctionne au mieux (à la fois en interne, et à l’externe, qu’elle s’adapte au mieux aux contingences et aux changements de contexte) –il ne faut donc justement pas leur imposer d’autre objectif. Implicitement, il récuse, ou minimise le rôle des organisations en dehors de leur champ d’activité. En ce sens, la capacité de décision du manager semble s’arrêter aux portes de son organisation, (à peine ouvre-t-il la réflexion sur l’impact sur les organisations concurrentes, en évoquant le succès des Japonais). Mais contrairement à John Galbraith, il ne s’interroge pas sur l’influence des organisations particulières sur l’économie, la société ou la politique en général. Les travaux récents de sociologie des organisations en France prolongent ce parti pris de Henry Mintzberg, tout en l’infléchissant. Ainsi Philippe Bernoux intitule de manière significative son récent ouvrage Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations (2004). Partant du postulat qu’on ne change pas la société par décret, et qu’on ne la change pas sans les acteurs qui la composent, il cible rapidement son analyse sur les acteurs à l’intérieur des organisations, pour montrer qu’ils ne sont jamais passifs et que, sans leur implication dans les outils proposés, les changements ne peuvent tout simplement pas avoir lieu (Bernoux, 2004). Denis Segrestin se pose la même question, en la réinterprétant dans un sens plus précis : qu’est-ce qui fait qu’une innovation en matière de management peut « prendre » c’est-à-dire, peser effectivement sur le cours de la vie d’une organisation ? Alors qu’Henry Mintzberg se méfiait des savoirs abstraits sur le management, il part de ces savoirs pour retrouver pourtant des résultats convergents : une innovation managériale ne peut influencer vraiment et durablement l’organisation que si elle est l’occasion d’un processus d’apprentissage –en ce sens, un échec apparent peut déboucher sur des changements plus profonds dans l’organisation, qu’une innovation trop vite acceptée. Or, quels sont ces changements ? Puisqu’il est question d’apprentissage, d’intériorisation de nouvelles normes, l’influence ne s’arrête pas, sans doute, aux portes de l’organisation. Bien qu’il cible son analyse sur le changement dans l’organisation, Philippe Bernoux fait aussi des développements sur « le changement » en général. Il affirme ainsi que le changement résulte 18 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson d’une combinaison, toujours instable et contingente, de trois racines : l’environnement, les institutions, les acteurs (Bernoux, 2004, 285 et s.). Après avoir fait longuement état de la capacité de résistance des acteurs dans l’organisation, il élargit sa réflexion, pour récuser l’affirmation courante et largement répandue que la seule « logique économique » domine le monde, et que nous serions tous manipulés par la logique d’un acteur invisible, le capitalisme. En fait, c’est selon l’auteur, oublier les acteurs. La contrainte est toujours limitée –d’ailleurs même ceux qui possèdent le plus de ressources, et prétendent ouvrir la voie, doivent aussi convaincre les autres, subordonnés, collègues, voire supérieurs, de les accompagner dans cette voie. Même si ces auteurs de la sociologie des organisations ne se posent pas ouvertement cette question, ils donnent des outils pour penser un renversement de perspective, et reposer la question de l’influence du management et de la gestion des organisations au niveau de la société dans son ensemble, et aussi, son influence politique. 2.3 Influence politique des théories du Management et rôle de la technostructure d’Etat Plus que l’influence politique directe des managers, les chercheurs ont mis en évidence les conséquences globales sur l’économie, la société et « le politique » de l’apprentissage cognitif et relationnel lié à la diffusion des théories du Management. C’est l’idée qui sous-tend notamment, la réflexion sur Le nouvel esprit du capitalisme (Boltanski, Chiapello, 1999). Les auteurs se placent dans la filiation de Max Weber, qui expliquait l’émergence du système économique capitaliste par la congruence, à un moment donné de l’histoire, de convictions religieuses (celles du protestant calviniste, croyant en la prédestination et le précepte de l’ascétisme) et d’un comportement économique (l’accumulation primitive et la recherche du profit pour le profit, par l’entrepreneur capitaliste). Dans Le nouvel esprit du capitalisme, Luc Boltanski et Ève Chiapello portent aussi leur analyse sur les représentations sociales et la manière dont elles contribuent à influencer le monde, en posant la question suivante : comment se fait-il qu’alors que la société se dégrade, et que le capitalisme est en pleine expansion, la critique soit aujourd’hui aussi désarmée, au point de sembler accepter la montée des phénomènes de précarité et d’exclusion comme une fatalité ? Leur réponse tient en une phrase : la véritable crise n’est pas celle du capitalisme, mais de la critique du capitalisme. Jusqu’au début des années 1970, cette critique était forte, et reposait sur deux piliers : la 19 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson critique sociale, de facture marxiste, et la critique artiste, portée très haut par les évènements de mai 68, qui en appelait à la créativité, au plaisir, au pouvoir de l’imagination, face à la société de consommation et à la bureaucratie. Or, ces critiques sont impuissantes aujourd’hui, parce qu’elles ont été absorbées par l’avènement d’une nouvelle représentation de l’entreprise et du processus économique. L’esprit du capitalisme en effet s’est profondément transformé en trente ans, et la littérature du management fournit désormais aux cadres un discours de légitimation de leurs actions, et des perspectives enthousiasmantes d’épanouissement pour eux-mêmes. « Cette littérature, dont l’objectif principal est d’informer les cadres des dernières innovations en matière de gestion des entreprises et de direction des hommes, se présente comme un des lieux d’inscription principaux de l’esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello, 94-95) Présentée comme une littérature à deux faces, elle est ainsi dénoncée comme un véhicule de diffusion et de vulgarisation de modèles normatifs, et un outil puissant de légitimation de l’idéologie libérale (comme l’est aussi, la mise en scène répétée à foison de « montée de l’individualisme ») –d’où la nécessité de mobiliser la sociologie contre les fatalismes. Contre la récupération de la critique artiste, et contre l’obsolescence de la critique sociale restée rivée aux vieux schémas de la production hiérarchisée, les auteurs invitent ainsi à une analyse critique de l’idéologie gestionnaire et à une relance de ces deux critiques complémentaires, (artiste et sociale). Dans La société malade de la gestion, Vincent de Gaulejac mène aussi une charge argumentée contre cette idéologie gestionnaire qui a envahi progressivement notre société. Récusant l’idée, véhiculée par le pouvoir managérial, que la loi du marché et la compétition généralisée s’imposeraient à tous, l’auteur dénonce une quête de performance et une guerre de position où la seule alternative serait de gagner ou de disparaître. Observant que le capitalisme financier a remplacé le capitalisme industriel, et que la recherche du gain immédiat s’est substituée à la mise en place d’une production de qualité, il souligne que le nouveau management a tourné le dos au système hiérarchique et disciplinaire qui imposait le contrôle par un surmoi sévère et vigilant. Il l’a remplacé par l’adhésion, l’implication subjective et l’implication affective du salarié, cherchant à transformer l’énergie libidinale en force de travail. Il exige que celui-ci projette son propre idéal dans celui de la firme qui l’emploie. Quand l’individu ne répond pas ou plus à ces exigences, il est alors rejeté. Dans 20 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson cette exaltation de l’avenir : toujours plus haut, toujours mieux, les considérations comptables et financières l’emportent aujourd’hui sur les considérations humaines et sociales –mais ce n’est ni une malédiction, ni une fatalité, mais un choix de société. Cette analyse rejoignent en partie, dans le domaine de la santé, la dénonciation du « culte de la performance » et les travaux sur la dépression comme « maladie du siècle » selon Alain Ehrenberg (Ehrenberg, 1995 et 1998). De Gaulejac, qui tend à faire apparaître le pouvoir managérial comme un grand manipulateur de l’ensemble de la société, s’inscrit pour une part, dans ce que nous avons appelé, le modèle d’influence. Pour cet auteur en effet, c’est le même acteur qui détient le pouvoir (le management) et qui produit et diffuse des savoirs légitimes, afin de mieux s’assurer la soumission des populations. Dans le domaine de la santé ce modèle de légitimation est à rattacher aux travaux de Michel Foucault et plus récemment, de Didier Fassin, qui revendique sa filiation avec cet auteur. Notamment dans Le gouvernement des corps, l’auteur souligne que, si la santé publique s’inscrit dans une dialectique entre différents acteurs, c’est l’Etat et ses représentants qui ont le monopole de la légitimation de la « bonne » vision des choses, en reconnaissant certaines connaissances et en rejetant les autres. Dans cette analyse l’Etat apparaît, non comme l’ordonnateur exclusif, mais comme un interlocuteur obligé en matière d’administration des corps. Le modèle de représentation du lien entre connaissance et politique (ou entre savoir et pouvoir) dans le domaine de la santé ne s’inscrit pas « simplement » pour Didier Fassin dans un modèle de légitimation pourtant, mais intègre des éléments du modèle constructiviste, à travers ce que Didier Fassin appelle la « construction sociale de la santé publique » (Fassin, 2005a). Celle-ci passe par une double opération de médicalisation et de politisation des faits sociaux, qui implique l’intervention d’un certain nombre d’acteurs. En effet, « rendre lisible cette double opération de traduction qui fait d’une réalité socio-juridique, d’abord une entité médicale, puis un enjeu politique, devenant au bout du compte un problème de santé publique, c’est montrer que les réalités que nous qualifions de la sorte doivent, pour nous apparaître telles, faire l’objet de l’intervention d’experts et de profanes, de médecins et de législateurs, de médias et d’associations qui les font exister sous la forme que nous leur connaissons » (Fassin, 2005a, 29). Or, cette intelligence collective qui croit partager des savoirs communs, partage avant tout, un langage construit en commun. Dans Des maux 21 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson indicibles, sociologie des lieux d’écoute, l’auteur énonce que « à chaque époque, la façon dont est lu l’espace social et dont sont définis les modes d’intervention visant à le transformer constitue un ethos, autrement dit une manière culturellement codifiée et historiquement située de considérer les choses qui nous entourent et notre place dans le monde » (Fassin, 2005b, 78). C’est en ce sens que Didier Fassin préconise de s’intéresser aux mots utilisés afin de désigner les individus ou les groupes, afin de qualifier les problèmes et les instruments pour les mesurer, et qui servent à énoncer les solutions et les méthodes pour les évaluer. Car ces mots ont un effet performatif, puisqu’ils deviennent des actes, actes qui produisent alors des effets sociaux. De plus, cet ethos est une construction sociale, qui fait appel à certaines réalités tout en occultant d’autres. Chez cet auteur, comme d’ailleurs aussi chez Alain Ehrenberg, le modèle de légitimation est ainsi compliqué par la référence à un modèle normatif partagé. En ce cas, l’idée sous-jacente n’implique pas seulement une intériorisation des « contraintes » dans la société, mais aussi, un transfert épistémologique d’une vision du monde et d’un principe de rationalité (et notamment, de la rationalité "micro-économique") dans le champ de la décision politique. Cette idée interroge aussi le rôle de la technostructure d’Etat dans la fabrication des politiques publiques. L’idée de « technostructure d’État » fait immanquablement penser dans la sociologie française à Pierre Bourdieu, analysant en 1989 La noblesse d’état. Ce livre, qui reprend les résultats de vingt ans d'enquête sur les grandes écoles, entend décortiquer un système de plus en plus élitiste. La thèse de l’auteur est en effet que les grandes écoles, en France, assurent la transmission statistique du pouvoir économique et social aux enfants de ceux qui l'ont déjà. C'est une nouvelle noblesse qui s'est mise en place. Postulant qu'on ne peut pas comprendre ce qu'est le pouvoir, ni la transmission du pouvoir, dans toutes les sociétés développées, sans prendre en compte l'action de l'école, Pierre Bourdieu forme l'hypothèse que c'est à condition d'étudier non pas une école mais l'ensemble qu'elles forment que l'on peut comprendre les fonctions majeures qu'elles remplissent. Dans cet ensemble, l'espace des grandes écoles, c'està-dire les grandes écoles en tant qu'elles forment une structure de relations et d'oppositions, contribuent à reproduire les différences à l'intérieur de ce qu'on appelle d'ordinaire « la classe dirigeante ». Pour accéder à l'Ulm-sciences, à l'Ulm-lettres ou à Polytechnique, il faut plus de capital culturel que jamais et la culture héritée dans la famille joue un rôle de plus en plus 22 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson grand. Et par conséquent, l'origine sociale des élèves qui entrent dans ces écoles ne cesse de s'élever. En même temps le système a sécrété, par une série d'actions de tous ordres, une multiplicité de voies latérales, qui offrent aux recalés de la voie royale les moyens de contourner la barrière scolaire –comme le montre la prolifération des écoles privées, écoles de commerce, de gestion, de communication... Ces écoles refuges, souvent fort coûteuses, accueillent les fils de la bourgeoisie à faible capital culturel : gros commerçants, industriels, etc. Elles offrent une seconde chance à leurs élèves et leur assurent le minimum de titres nécessaires pour s'en sortir, en particulier dans les professions nouvelles, comme le marketing, la publicité, mais aussi dans l'industrie ou le commerce. Parmi les grandes écoles, l'ENA donne l'accès aux meilleures positions sociales et économiques. Or, c'est la seule école qui prépare explicitement au pouvoir. L'École normale a toujours produit des présidents de la République, des diplomates... mais c'étaient un peu des transfuges, et l'École normale restait orientée vers la recherche, l'enseignement supérieur. Polytechnique a toujours fourni des grands cadres, mais sa fonction principale était de fournir des ingénieurs. Tandis que l'ENA a été d'emblée constituée comme école du pouvoir. Ce qui lui donnait un considérable avantage dans la compétition. Elle pouvait ainsi attirer tous ceux qui, par leur origine, se sentaient légitimés à revendiquer le pouvoir et qui avaient tous les atouts pour le faire, et en particulier le capital de relations sociales et les dispositions mondaines sans lesquels le capital scolaire n'est rien, au moins sur certains marchés. L'ENA conduit donc, autant et peut-être plus sûrement que Polytechnique, au pouvoir sur l'économie –ce qui est plutôt paradoxal, et lourd de conséquences pour le fonctionnement de la banque et de l'économie. Au total, selon Pierre Bourdieu, le fonctionnement des écoles est comme la transmission héréditaire des titres de noblesse, avec cette particularité que l'accès aux positions de pouvoir économique, social et politique passe par l'obtention de titres scolaires, et que le lien entre les détenteurs des positions et leurs successeurs n'est que statistique. Par ailleurs, l’analyse de Pierre Bourdieu conduit à suggérer que les grandes écoles et en particulier, l’ENA –présentée comme le lieu d’une « technocratie » quasi-héréditaire, participent à la fois à la formation de la technostructure privée et de la technostructure d’Etat, favorisant entre les deux des liens étroits, et des référentiels cognitifs communs. 23 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson Cette idée de référentiels est particulièrement développée par les auteurs qui développent une approche cognitiviste des politiques publiques. Ainsi Pierre Muller et Yves Surel considèrent que l’État est le lieu privilégié où les sociétés modernes posent le problème de leur rapport au monde –il faut donc voir les politiques publiques comme des outils grâce auxquels les sociétés agissent sur elles-mêmes. Par conséquent, il ne faut pas se représenter les politiques comme étant construites par des élites, mais bien intégrer leur caractère chaotique (surtout tant que le « problème » n’est pas clairement identifié). Une politique publique opère un vaste processus d’interprétation du monde, au cours duquel une vision du monde va peu à peu s’imposer, être acceptée par les acteurs, parce qu’elle leur permet dé décoder, décrypter les évènements et d’avoir ainsi prise sur eux (Muller, Surel, 1998). Or, dans ce processus, des structures d’intermédiation vont filtrer les problématisations –notamment celles qui sont désignées par l’expression « corporatisme sectoriel » dans l’ouvrage célèbre de Bruno Jobert et Pierre Muller, L’État en action (1987). Dans ce texte de référence, les auteurs s’interrogent sur l’image éclatée, hétérogène que l’on peut donner des politiques publiques. Ils abordent le thème de leur mise en cohérence à travers la transaction du global et du sectoriel (le RGS). Les politiques sectorielles (par secteurs, par ministères) se construisent dans la relation d’acteurs sectoriels –d’où l’importance des stratégies corporatives (des paysans, des médecins, des officiers par exemple). Mais la mise en cohérence des politiques publiques fait apparaître d’autres processus et d’autres acteurs, au niveau global : plus précisément, elle résulte d’une transaction entre les corporatismes sectoriels et une élite dirigeante qui occupe les sommets de l’économie et de l’État –les auteurs parlent en ce sens, d’une « élite technobureaucratique », qui domine le pays (et que l’on propose de désigner ici, comme une technostructure d’État). Ainsi, selon la thèse des auteurs, le modèle français de service public favorise l’exercice d’un corporatisme professionnel qui limite l’action des gouvernants (par exemple, dans la santé, l’évaluation des demandes sanitaires resta aux mains des médecins, ce qui leur confère une puissance idéologique ; dans l’éducation, c’est la puissance organisationnelle des syndicats d’enseignants qui constitue l’atout de la profession et légitime son influence). Face à ce pouvoir des organisations sociales, l’État a choisi d’associer les acteurs sociaux (promus au rang de partenaires sociaux) à la définition et la mise en œuvre des politiques les concernant –ce qui donne un rôle clé aux « médiateurs », capables de se situer à l’interface des niveaux global et sectoriel. Or, les échanges entre les partenaires sont d’autant plus faciles que le langage est le même et que les leaders sont recrutés dans la même élite (comme Pierre Bourdieu, les auteurs soulignent le rôle important de l’ENA en France, 24 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson même si l’élite dirigeante ne coïncide pas avec « l’énarchie » selon eux). La construction du référentiel sectoriel-global (RGS) se situe en France, non pas dans une négociation globale tripartite entre macro-organisations (État, patronat, syndicats de salariés) mais dans l’action de ce « milieu décisionnel central » qui contrôle et hiérarchise la fabrique des politiques publiques –et qui s’apparente en effet, à l’idée de technostructure. Conclusion En dépit des définitions plurielles de la technostructure (privée, publique, qui inclut ou non le management de la « ligne hiérarchique directe »), du savoir (de la connaissance d’une étape du processus de production à la connaissance de méthodes de gestion du personnel), et de l’idée d’influence politique (directe ou indirecte, voire, « simple » transfert de rationalité), quelques idées force peuvent être dégagées de ce chapitre sur la technostructure, pour éclairer la question du lien entre connaissance et politique : - Le thème de la technostructure rappelle que le savoir (technologique, organisationnel…) est détenu collectivement, d’où la nécessité de coordonner les informations : la bureaucratie, forme répandue de coordination, est détentrice d’un savoir (celui de réaliser la coordination) qui lui donne un pouvoir dans la gestion des organisations et dans la société (–cette idée impliquant de ne pas prendre l’expression « bureaucratie » dans le sens négatif qu’on lui donne souvent mais de resituer aussi son efficacité). - Les technostructures privées exercent une influence multiforme sur leur environnement et sur la décision politique. Cette influence peut être directe (lobbying) ou indirecte, elle intègre à la fois la dimension des intérêts communs, la dimension cognitive du partage de référentiels communs et/ou de croyances communes (qu’il s’agisse de la croyance dans les vertus intrinsèques de l’augmentation du PIB ou du caractère central du marché dans l’économie). - la décision politique a elle-même une dimension collective et bureaucratique ; elle doit beaucoup au fonctionnement de la technostructure d’Etat, qui a elle-même des liens cognitifs, des intérêts communs et des croyances communes avec les technostructures privées. De ce point de vue, les analyses présentées dans ce chapitre suggèrent que les différents modèles du rapport entre connaissance et politique : le modèle linéaire, et les modèles critique, constructiviste et de légitimation ne sont pas exclusifs –car ce qui se dessine, c’est en 25 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson fait, l’étroite imbrication du savoir et du pouvoir, des intérêts et des connaissances, comme production collective d’une intelligence organisée complexe faisant émerger le changement dans les organisations et la société. 26 Literature review June 2007 La technostructure, la connaissance et le politique Bresson Bibliography Bernoux Philippe, 2004, Sociologie du changement dans les entreprises et les organisations, Paris, Seuil. Boltanski Luc, Chiapello Ève, 1999, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. Bourdieu Pierre, 1989, La noblesse d’État, Paris, Minuit. Ehrenberg Alain, 1991, Le culte de la performance, Paris, Odile Jacob. 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