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Éthique sportive et rationalitÉ managÉriale
gary tribou
Le sport constitue à l’heure actuelle un secteur économique à part entière qui
pèse environ trente-quatre milliards d’euros en France 1 . La moitié de la dépense
est le fait des ménages, l’autre moitié celui des pouvoirs publics (l’État à hauteur de
12 % – dont la dépense est en retrait constant, les collectivités à hauteur de 24 %)
et des entreprises (14 % principalement en droits médias et en droits marketing).
Les dix-sept milliards de dépense des ménages se partagent en deux segments :
celui des articles de sport (équipements, textile et chaussures) à hauteur de neuf
milliards environ, celui des services sportifs autour de la pratique et du spectacle,
à hauteur de huit milliards. La croissance du marché du sport a été relativement
forte puisque durant la décennie 1995-2005 les ventes d’articles ont augmenté
d’un tiers, celle des services de deux tiers (en euros courants selon l’Insee). Le
marché s’est stabilisé depuis.
Même s’il faut relativiser le poids du sport (qui pèse seulement 1,7 % du PIB
de 1 950 milliards d’euros) 2 , une telle croissance attire forcément les investisseurs
privés qui vont s’implanter puis s’imposer sur les segments les plus rentables :
l’industrie du sport et la distribution des articles de sport (traditionnellement du
domaine marchand) mais également les prestataires de services qui relevaient
traditionnellement du mouvement sportif (cela concerne surtout l’organisation
et la diffusion des spectacles sportifs, la pratique d’un sport amateur restant glo-
balement publique ou associative). Ainsi, au fil du temps économique, le mouve-
ment sportif associatif va se trouver contraint à adopter les outils managériaux
des entreprises marchandes et à participer à la généralisation d’une rationalité de
gestion (Tribou, 1993).
Notre objet d’analyse porte sur les interférences entre une éthique sportive
traditionnelle celle qui s’est construite autour de l’olympisme et qui fonde le
sport dit amateur et une éthique managériale de type utilitariste qui est celle
des organisations à la poursuite d’un résultat économique. Nous verrons succes-
sivement comment l’éthique utilitariste inspire les acteurs économiques du sport,
avant d’en constater les effets sur une éthique sportive devenue croyance et de
conclure sur quelques perspectives d’avenir.
1 Données du Ministère des Sports, Les chiffres-clés du sport, 12/2010. La question de la
mesure statistique du poids économique du sport est problématique. Elle renvoie aux usages
des biens (l’achat d’un vélo est-il toujours un achat sportif ? celui de chaussures de sport pour
un usage non sportif doit-il être retenu ?) et à la nature des services (consommer un match de
football lévisé est-ce une consommation sportive ?). Voir à ce sujet W. Andreff, Économie
internationale du sport, PUG, 2010.
2 Le chiffre d’affaires du numéro 1 mondial Nike pèse deux fois moins que celui du construc-
teur automobile Renault.
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ÉTHIQUE SPORTIVE ET RATIONALITÉ MANAGÉRIALE
L’ÉTHIQUE UTILITARISTE DES ACTEURS ÉCONOMIQUES DU SPORT
Il semble avéré, aujourd’hui, que les acteurs du sport poursuivent des objectifs
de nature clairement économique. En effet, l’individu sportif professionnel et son
organisation (relevant même parfois du monde amateur) visent à optimiser des
résultats sous forme de revenus, le média diffuseur du spectacle sportif vise une
audience maximale qui lui permettra de commercialiser au mieux ses espaces
publicitaires, le partenaire sponsor vise une efficacité optimale sous la forme gé-
néralement d’un retour sur investissement économique (chiffre d’affaires, part de
marché). Même si chaque acteur peut poursuivre d’autres objectifs non écono-
miques à un moment ou à un autre, de nature sociale ou éthique (l’individu peut
consacrer une partie de son temps à des opérations de bénévolat comme des ani-
mations de quartiers, le média de service public visera davantage qu’une simple
audience et inscrira une partie de son action dans la poursuite de lintérêt général,
le partenaire public État ou collectivité – s’il espère des retombées électorales,
orientera son action en direction des intérêts de la collectivité locale ou natio-
nale), il nen demeure pas moins que globalement et principalement, la finalité est
de nature économique. Une collectivité préoccupée de niveau d’emploi et d’im-
plantation d’entreprises reléguera au second plan les objectifs de socialisation et
de santé ; une télévision publique ayant à lutter contre la concurrence du secteur
commercial, aura elle aussi des priorités d’audiences.
Selon l’économiste néo-classique Von Mises (1962), la rationalité économique
est purement instrumentale, sorte de rationalité d’évidence et de bon sens à
usage des entreprises dans nos sociétés libérales. Cest une rationalité dingénieur
pointée sur une finalité d’efficience taylorienne 1 et d’essence productiviste. Elle
est pleinement justifiée par le fait que le producteur doit être efficient pour être
compétitif : produire le plus possible au moindre coût (soit un minimisant le coût
du travail et celui du capital technique), et mieux que ses concurrents ; mais au
risque de l’inefficacité, cest-à-dire de ne pas répondre à la demande en termes de
qualité car la sanction du marché est exercée par le demande in fine.
Cette définition managériale fait écho à l’approche socioéconomique du fonda-
teur de la science économique : Adam Smith. Initiateur de la croyance d’un marché
régulateur des appétits individuels et conduisant librement à l’intérêt général et
au bien-être collectif, il postule que les rationalités individuelles fondées sur la
recherche d’un profit maximum se trouvent régulées par le marché. Par la suite,
les auteurs classiques puis néoclassiques s’en inspireront pour instituer une loi du
marché qui continue de marquer nos économies : la démarche entrepreneuriale
de maximisation de la satisfaction et donc du profit individuel, est modérée par
celle du consommateur visant à maximiser sa propre satisfaction et donc à mini-
miser le prix d’achat (qui détermine le montant du profit du producteur à travers
l’équation Chiffre d’affaires = Prix fois Quantité vendue). Par ailleurs, les entre-
1 Lefficience taylorienne s’exprime simplement à travers un ratio de productivité : quantité
produite par unité de travail.
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ÉTHIQUE DU SPORT
preneurs se trouvant en concurrence, ils sont conduits à modérer leurs appétits
économiques s’ils veulent séduire les consommateurs eux-mêmes en concurrence
d’achat. La concurrence entre les offreurs tend à la baisse des prix, celle entre les
demandeurs tend, à l’inverse, à la hausse des prix ; l’équilibre se trouvant atteint
à un juste prix du marché. Le prix du marché apparaît ainsi à la fois comme un
facteur d’équilibre technique (point de rencontre entre offres et demandes) et
mais aussi comme un équilibre social de satisfaction équilibrée. Smith évoque
d’ailleurs une « main invisible » qui vient aider le marché à réaliser l’équilibre
d’une certaine harmonie sociale. Relevons que la théorie libérale ne s’applique
pas seulement au marché des produits mais également aux autres marchés dont
celui du travail. Selon les auteurs libéraux 1 , les pouvoirs publics ne doivent pas
intervenir sur un marché du travail librement régulé par les prix : le chômage dans
un secteur trouvant sa solution dans la baisse du taux de salaire (qui attire les em-
ployeurs et décourage les travailleurs) ; le sous-emploi dans un autre secteur étant
réglé par une hausse (attirant les travailleurs et décourageant les employeurs).
Sur le plan moral, Smith dont les premiers écrits exposent une « éorie des
sentiments moraux » (1759) à visées humanistes (avant d’aborder la « Richesse des
nations » en 1776 plus centrés sur l’économie), fait référence à Locke 2 et à Man-
deville (1714) qui posent les principes d’une éthique utilitariste 3 . La croyance qui
perdure à l’heure actuelle de la mondialisation, est que la recherche individualiste
de son enrichissement personnel (moteur dun nécessaire activisme économique)
a tendance à écarter toute production sans utilité économique (relevant alors de
l’associatif) et conduit au progrès social matériel de la collectivité toute entière.
La recherche du profit individuel profite finalement à tous. Légoïsme condam-
nable d’un individu poursuivant ses intérêts personnels (par l’exploitation de son
prochain notamment comme le dénoncent les marxistes) est finalement blanchi
par le progrès matériel dont tous vont tirer profit collectivement. Le mobile du
gain présenté comme une motivation élémentaire et universelle, quasiment natu-
relle, se trouve ainsi « moralisé » au niveau collectif.
Léconomiste Perroux (1948) a dénoncé en son temps de reconstruction éco-
nomique, une « économie de l’avarice » et le philosophe Castoriadis (1975) a
pointé l’utopie libérale et montré le caractère fondamentalement relatif de notre
rationalité occidentale à prétention universelle. Car toute rationalité trouve son
sens dans ses objectifs sociétaux (Godelier, 1971). Ainsi, il peut être rationnel de
1 La deuxième moitié du XXe siècle a été marquée par un regain d’intérêt pour le libéra-
lisme et les vertus du capitalisme ; notamment à travers les théories élaborées par la très in-
fluente école de Chicago sous l’autorité du lauréat du prix Nobel d’Economie Milton Friedman
(Capitalism and Freedom, 1962).
2 Le libéralisme classique apparaît avec le philosophe John Locke, à la fin du XVIIe siècle.
Selon lui, la liberté fait partie des droits naturels de l’homme auxquels les États ne doivent pas
porter atteinte. Les penseurs utilitaristes, Bentham et Mill se situent aussi dans ce courant
libéral puisque, selon eux, il appartient à chaque individu de définir pour lui-même ce qui
constitue le bonheur (Vienne, 1991).
3 La morale utilitariste de Jeremy Bentham (XIXe) et de John Stuart Mill (1848) lie l’utilité
au bonheur. Est considérée comme morale toute action augmentant le bonheur du plus grand
nombre (Laval, 2003 ; Boss, 1991).
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ÉTHIQUE SPORTIVE ET RATIONALITÉ MANAGÉRIALE
promouvoir la pauvreté matérielle si l’objectif final est un bien-être spirituel. Max
Weber (1922) avance le concept de rationalité seconde pour dépasser celui de
la rationalité instrumentale de nos sociétés matérialistes tendues vers l’objectif
déclaré universel du bien-être matériel. Si la rationalité peut se définir simple-
ment comme étant le plus court chemin pour atteindre un objectif (Allais, 1947),
encore faut-il qu’il y ait consensus sur l’objectif ou plus largement sur le système
d’objectifs. Le concept de rationalité seconde insiste fort justement sur la cohé-
rence des objectifs comme étant un préalable à la mise en œuvre technique d’une
rationalité instrumentale. Et cest à ce niveau que l’éthique trouve toute sa place :
la démarche productiviste nest plus le meilleur moyen d’atteindre un système
d’objectifs qui associe à lobjectif quantitatif traditionnel relevant de l’éthique
utilitariste, des objectifs sociétaux en phase avec une éthique de développement
durable, de santé au travail ou encore de bien-être spirituel.
Dans ces conditions de redéfinition de la rationalité managériale, il est dif-
ficile de suivre un auteur comme Le Breton (1985) qui postule que l’éthique est
inutile à l’entreprise. Inutile à l’entreprise machiavélienne pour qui la fin (du profit
maximum) justifie les moyens des conditions humaines et matérielles d’optimiser
le résultat. Déjà Weber (1922) avait souligl’importance de l’éthique puritaine
dans le succès des premières entreprises capitalistes. Lentrepreneur frugal et
austère qui œuvre à la seule gloire de Dieu va ainsi accumuler du capital que
l’entrepreneur hédoniste va dépenser pour son seul plaisir matérialiste, mettant
en péril son entreprise. Ainsi la maxime fameuse de Kant – il n’y-a de morale vé-
ritable que désintéressée – est contredite par la thèse weberienne : l’entrepreneur
a intérêt à s’enrichir s’il veut plaire à Dieu et ainsi s’assurer de l’au-delà.
L’ÉTHIQUE SPORTIVE À L’ÉPREUVE DE LA RATIONALITÉ MANAGÉRIALE
Quelle est l’influence d’une généralisation de la rationalité managériale sur
l’éthique sportive ?
A certains moments de la vie sociale, chacun des acteurs économiques du
sport peut éprouver le besoin de sortir de cette éthique de l’utilité économique
pour retrouver des valeurs considérées comme sportives. Il le fera certes de façon
citoyenne ou avec des arrières pensées utilitaires, difficile de juger les intentions,
mais son action se trouvera alors finalisée par des objectifs qui n’ont plus de re-
tombées économiques immédiates : le sponsor commercial devenant cène (par
exemple, l’horloger Festina, sponsor commercial du cyclisme compromis dans
des affaires de dopages durant les années quatre-vingt-dix, possède une fondation
depuis 1999), le club professionnel affichant un sens de la communauté (le FC
Barcelone accueille l’UNICEF sur le maillot de ses joueurs), la célébrité sportive
se consacrant à la défense d’une grande cause sociétale (Zidane reconverti en
ambassadeur Danone rencontre le Prix Nobel de la Paix en 2006 au Bangladesh).
Même si ces écarts à la logique de résultat économique se trouvent souvent jus-
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ÉTHIQUE DU SPORT
tifiés in fine par un surcroît d’efficacité économique (la fondation Festina appa-
raissant comme un autre moyen de velopper le chiffre d’affaires de la société,
la présence de l’UNICEF ayant permis au FC Barcelone de négocier au mieux un
contrat avec la Qatar Fundation qui a pris la place de l’association sur le devant
du maillot et Zidane accumulant les revenus publicitaires), il n’en demeure pas
moins que chacun des acteurs relève à des moments différents de chacune des
éthiques : utilitariste principalement mais également sportive.
Lapproche de ces questions éthiques se fait généralement de façon émotive :
d’un côté, l’angélisme militant des défenseurs de la doxa olympique qui idéalisent
le mouvement sportif et diabolisent les investisseurs économiques ; de l’autre, le
pragmatisme managérial qui ne retient du sport que ce qui présente une ren-
tabilité. Dès lors, il nous semble nécessaire d’éclaircir la relation entre éthique
sportive et pratiques managériales.
LES VALEURS DU SPORT INTÉRESSENT LES ACTEURS ÉCONOMIQUES
Le code du sportif édité par l’Association Française pour un Sport sans Violence
et pour le Fair-Play (AFSVFP) liste les sept valeurs fondamentales du sport : « se
conformer aux règles du jeu, respecter les décisions de l’arbitre, respecter adver-
saires et partenaires, refuser toute forme de violence et de tricherie, être maître
de soi en toutes circonstances, être loyal dans le sport et dans la vie, être exem-
plaire, généreux et tolérant ». De ce catalogue éthique dont le contenu se retrouve
en termes similaires dans nombre de chartes sportives, trois valeurs intéressent
principalement les acteurs économiques : celles d’amateurisme, de loyauté, de
fraternité ; soit trois éléments dimage qui présentent une utilité économique
certaine pour des annonceurs tour à tour sponsors et acheteurs d’espaces pu-
blicitaires, des dias producteurs de discours et de spectacles, des consomma-
teurs qui constituent à la fois l’audience des médias et la clientèle des annonceurs
(Ehrenberg, 1991 ; Chappelet, 1992 ; Tribou, 2007). Chacun agit en fonction d’une
éthique utilitariste d’optimisation (chiffre d’affaires pour les uns, satisfaction de
besoins économiques pour les autres) et l’éthique sportive constitue un réservoir
de valeurs dans lequel les offreurs vont puiser pour alimenter leurs communi-
cations et conforter positivement leurs images (la notion d’image retenue étant
celle définie par Aaker, 1991). Sur ce point d’un transfert d’image, la littérature
est abondante ; citons Ganassali et Didellon (1993), Giannelloni (1993), Ferrand
et Pagès (1996), Grimes et Meenaghan (1998), Tribou (2011). Chacune des prati-
ques est porteuse de valeurs et d’attributs d’images spécifiques qui vont orienter
les choix managériaux (Meenaghan et Shipley, 1998). Une valeur sportive portée
par une pratique médiatisée (par exemple, la fraternité des handballeurs français
mise en scène médiatique lors d’un championnat du monde) peut ainsi constituer
un axe de communication pour une marque associée à l’équipe (comme la marque
Orangina en 2010), à ses exploits et à l’émotion suscitée (l’impact émotionnel des
messages sportifs ayant été validé par Holbrook et Batra, 1987).
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