Le marxisme révolutionnaire de Rosa Luxemburg

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Michael Löwy – Le marxisme révolutionnaire de Rosa Luxemburg - 1969
www.collectif-smolny.org - document n°32
Le marxisme révolutionnaire
de Rosa Luxemburg
Michael Löwy ( 1969 )
Article paru dans Partisans, n° 45, décembre-janvier 1969, intitulé « Rosa
Luxemburg vivante », p. 60-66.
« Du point de vue méthodologique les écrits de Rosa Luxemburg représentent sans
doute ce qu'on a écrit de mieux en défense du marxisme. » (Karl Radek, 1921).
« Rosa Luxemburg est la tête la plus géniale parmi les héritiers scientifiques de
Marx et Engels. » (Franz Mehring, 1907).
Rosa Luxemburg était-elle marxiste ? On sait en effet qu'elle a « révisé » plusieurs
thèses concrètes défendues par Marx et Engels : sur l'indépendance de la Pologne, sur
l'accumulation du capital, etc. Mais paradoxalement elle est un des disciples de Marx
au xxe siècle qui ont été les plus fidèles à sa méthode. C'est parce que pour elle
justement le marxisme n'était pas une Summa Theologica, un ensemble figé de
dogmes, un système de vérités éternelles établies une fois pour toutes, une série de
proclamations pontificales marquées du sceau de l'infaillibilité — mais, tout au
contraire, une méthode vivante qui doit être constamment développée pour saisir le
processus historique concret : « L'essence du marxisme ne consiste pas dans l'une ou
l'autre opinion sur des problèmes courants mais seulement en deux principes
fondamentaux : l'analyse dialectique-matérialiste de l'histoire… et l'analyse du
développement de l'économie capitaliste… qui est elle-même une géniale application
de la dialectique et du matérialisme historique à l'époque de l'économie bourgeoise.
L'âme de toute la doctrine de Marx est la méthode dialectique-matérialiste d'examiner
les problèmes de la vie sociale, méthode pour laquelle il n'y a pas de phénomènes,
principes ou dogmes constants et immuables… 1 ».
Tandis que la plupart des « marxistes » de son époque cherchaient à « améliorer »,
1. Préface à La question polonaise et le mouvement socialiste (1905) in Rosa Luxemburg, Scritti Politici,
Editori Riuniti, Roma, 1967, p. 265.
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« enrichir », « compléter » ou « aider » la pensée de Marx par d'étranges mariages
avec Darwin (Kautsky), le matérialisme mécaniste (Plékhanov), le positivisme
« science-naturaliste » (Boukharine) ou Kant (K. Eisner, Vorländer, Max Adler) —
mariages contre nature dont le produit était toujours intellectuellement bâtard — Rosa
Luxemburg utilisait, comme instrument d'analyse et arme de combat, une dialectique
matérialiste authentiquement marxiste.
Rosa Luxemburg n'était pas « philosophe » et on chercherait en vain dans ses
écrits un traité de méthodologie ; sa méthode il faut la chercher à l'œuvre dans ses
travaux politiques et économiques. Nous voulons, dans les brèves remarques qui
suivent, attirer l'attention sur trois aspects particulièrement significatifs de la
dialectique marxiste chez Rosa Luxemburg : la science révolutionnaire, la catégorie de
la totalité et la théorie de la praxis.
1. LA SCIENCE REVOLUTIONNAIRE
La pensée « marxiste » et (ou) révisionniste de la fin du XIXe siècle et du début du
XXe était caractérisée par un déchirement entre le scientisme positiviste et le
moralisme néo-kantien. Ces deux tendances en apparence contradictoires n'étaient
pourtant que mutuellement complémentaires. La complémentarité parfaite entre
Comte et Kant apparaît lumineusement dans la pensée d'Eduard Bernstein. Pour lui la
science doit être empirique, neutre, fondée sur des « faits » bien délimités, en un mot
« positive ». « Ma façon de penser m'aurait plutôt prédisposé à la philosophie et à la
sociologie positivistes », avoue-t-il avec sa franchise habituelle dans son autobiographie de 1924 2. « Empiriste, sa méthode s'attache à chaque fait, à chaque
statistique et sépare les unes des autres les sciences humaines dont le marxisme
recherche la synthèse. Elle part des effets plus que des causes, des parties et non du
tout, de l'aspect des choses plutôt que de leur essence. Le rebelle (Bernstein) veut
rester sur le terrain des faits tandis que ses adversaires voient dans les tendances de
l'évolution générale une réalité plus profonde que dans les phénomènes isolés. » La
morale, par contre, est idéale, pure, absolue, éternelle, en un mot kantienne. « Il faut
à la social-démocratie un Kant qui fasse enfin le procès de la doctrine traditionnelle »,
qui se caractérise par son « mépris de l'idéal » écrit Bernstein dans le dernier chapitre
des Prémisses du Socialisme et les tâches de la social-démocratie de 1899 publié en
France sous le titre Socialisme théorique et socialisme pratique.
La prétendue séparation entre « jugements de faits » et « jugement de valeur »
conduit nécessairement à ce dualisme où une science sociale (soi-disant)
« moralement neutre » a pour pendant une morale « pure » et « sans attaches ». Or,
une telle démarche comtienne/kantienne brise l'unité dialectique que Marx avait
forgée, unité conceptualisée dans le terme socialisme scientifique. Un des plus
importants (et méconnus) éléments méthodologiques du brillant pamphlet de Rosa
contre Bernstein est le rétablissement de la synthèse marxiste entre science et
révolution. Son point de départ est méthodologique : tant qu'il y aura une société de
classes il n'y aura pas de science sociale (ou de doctrine morale) « neutre » : « Il
(Bernstein) croit représenter une science abstraite, générale, humaine, un libéralisme
2. Entwicklungsgang eines Sozialisten, F. Meiner, vol. l, Leipzig, 1924, p. 40. Cf. Pierre Angel E. Bernstein
et l'évolution du socialisme allemand, Didier, Paris, 1961, pp. 194, 206.
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abstrait, une morale abstraite. Mais, comme la société véritable se compose de
classes, qui ont des intérêts, des aspirations, des conceptions diamétralement
opposées, une science générale humaine dans les questions sociales, un libéralisme
abstrait, une morale abstraite, sont, pour le moment, une illusion, une pure utopie 3. »
Ensuite, dans un texte capital Rosa Luxemburg montre que c'est justement parce
que Marx se situait dans une perspective révolutionnaire qu'il a pu être scientifique,
que c'est grâce à son « point de vue » révolutionnaire qu'il a pu voir ce qui était
« invisible » pour l'économie politique bourgeoise :
« Le secret de la théorie de la valeur chez Marx, de son analyse de l'argent, de sa
théorie du Capital, du taux de profit, et, par conséquent, de tout le système
économique actuel, est le caractère périssable de l'économie capitaliste, son
écroulement, et, par conséquent — ceci n'est que l'autre aspect — le but final
socialiste. C'est précisément et uniquement parce que Marx considérait l'économie
capitaliste tout d'abord en tant que socialiste, c'est à-dire du point de vue historique,
qu'il put déchiffrer ses hiéroglyphes, et c'est parce qu'il fit du point de vue socialiste le
point de départ de l'analyse scientifique de la société bourgeoise qu'il put, à son tour,
donner une base scientifique au socialisme 4. ». Pour Rosa, comme pour Marx,
socialisme scientifique et science socialiste ne sont que deux moments d'un même
processus, celui de l'activité révolutionnaire critico-pratique. La « prise de parti » (au
sens large) révolutionnaire était pour elle non un obstacle à l'analyse scientifique de la
réalité, mais bien au contraire, une condition epistémologiquement nécessaire (mais
bien entendu non suffisante !) de celle-ci.
2. LA CATEGORIE DE LA TOTALITÉ
Lukacs a écrit dans l'avant-propos de son Histoire et Conscience de Classe que
Rosa Luxemburg était « la seule disciple de Marx à prolonger réellement l'œuvre de sa
vie tant sur le plan des faits économiques que sur le plan de la méthode
économique… 5 » Sur le plan de la méthode, qui est celui qui nous intéresse ici, cela
signifie, tout d'abord, que Rosa Luxemburg se situe du point de vue de la totalité,
lequel distingue (selon Lukacs) de façon décisive le marxisme de la science
bourgeoise. La catégorie de la totalité dans le sens très précis de « la domination,
déterminante et dans tous les domaines, du tout sur les parties » constitue l'essence
de la méthode de Marx qu'on retrouve chez Rosa Luxemburg 6.
En effet, le noyau méthodologique de la critique de la science empiriste de
Bernstein par Rosa Luxemburg est précisément celui de l'absence de la totalité :
« Cette théorie (de l'adaptation capitaliste) ne saisit pas toutes les manifestations
susmentionnées de la vie économique (le crédit, les cartels) dans leurs rapports
organiques avec l'ensemble du développement capitaliste et avec tout le mécanisme
économique, mais tirées hors de ces rapports, en tant que disjecta membra d'une
machine sans vie 7. »
3. Rosa Luxemburg, Réforme ou Révolution ? (1899) Spartacus, Paris, 1947, p. 75.
4. Rosa Luxemburg, op. cit. p. 55 ; ce texte contient aussi une référence « historiciste » sur laquelle nous
reviendrons plus tard M.L.
5. Lukacs, Histoire et Conscience de Classe, Ed. de Minuit, 1960, p. 10.
6. Lukacs, « Rosa Luxemburg, marxiste », in op. cit., pp.47-48.
7. Réforme ou Révolution ? p. 46.
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Dans sa remarquable introduction à l'édition italienne des œuvres de Rosa
Luxemburg, Lelio Basso développe les propos de Lukacs et montre comment « le but
final » est pour elle précisément le rapport à la totalité (la totalité de la société comme
processus historique) par lequel seulement chaque moment partiel de la lutte acquiert
sa signification révolutionnaire 8. C'est du point de vue de la totalité que Rosa
Luxemburg rejette catégoriquement les marchandages louches avec le gouvernement
du Kaiser, proposés par les révisionnistes Heine et Schippel : vote pour les crédits
militaires en échange de concessions sur le terrain de la politique sociale, appui au
militarisme comme source de nouveaux emplois pour les ouvriers, etc. — pseudoavantages partiels qui ne peuvent pas être jugés « en soi », isolément, mais par
rapport au mouvement total, et qui révèlent à cette lumière leur véritable caractère :
renforcement de la force militaire réactionnaire qui sera opposée aux ouvriers dans
leur lutte révolutionnaire 9.
La totalité, comme fondement méthodologique des écrits économiques et
politiques de Rosa Luxemburg, n'est pas une totalité idéaliste, « expressive », dont les
parties manifestent une « essence spirituelle ». Comme pour Marx, la totalité est pour
elle concrète et structurée ; structurée dans ce sens très précis que les rapports
cachés et invisibles entre les éléments du tout constituent des lois de totalité
distinctes des propriétés des éléments 10.
Dans un passage dédié à la méthode de l'économie marxiste dans L'Accumulation
du Capital, Rosa Luxemburg soulignait : « Même dans la complexité de la
concurrence, même dans l'anarchie générale, il y a évidemment des lois invisibles
mais rigoureuses… autrement la société capitaliste serait déjà en morceaux. Tout le
sens de l'économie en tant que science et, en particulier, le but conscient de la
doctrine économique marxiste c'est la détermination des lois occultes qui
conditionnent l'ordre et l'unité du complexe social parmi la confusion des économies
privées 11 ».
D'autre part la structure de la totalité est, pour Rosa Luxemburg, toujours une
structure historique. L'historicisme radical de la méthode marxiste ressort avec une
clarté particulière dans sa critique de Bernstein, lequel présente des statistiques
économiques comparées de différents pays dans la même période, mais jamais de
différentes périodes dans chaque pays et qui ne saisit par conséquent que le rapport
absolu des forces dans un moment donné et pas du tout la tendance du
développement historique. La saisie des lois occultes du tout dans leur historicité — le
structuralisme historique — est l'essence méthodologique du marxisme, comme le
montre Rosa Luxemburg dans un texte extraordinaire (dont nous avons mentionné un
paragraphe au sujet de la science révolutionnaire) : « Mais quelle est la clé magique
qui a précisément permis à Marx de pénétrer les secrets les plus intimes de tous les
8. Dans sa brochure sur la grève générale, Rosa Luxemburg souligne que « la lutte parlementaire est, elle
aussi, à la politique socialiste dans le rapport de la partie au tout, exactement comme le travail
syndical. » — Grève générale, parti et syndicats (1906) Spartacus, Paris, 1947, p. 70. Cf. Lelio Basso,
lntroduzione in Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 26-37
9. Il faut comparer la lumineuse analyse de Basso avec J.-.P Nettl, qui ne voit dans la critique du
militarisme et de Schippel qu'un exercice « aride et formel » qui, soi-disant, condamnerait les ouvriers
au chômage — lequel serait pour Rosa « un stimulant nécessaire à la lutte de classe » J.-P. Nett, Rosa
Luxemburg, Oxford University Press, London 1966, vol. l, pp. 216-217.
10. Cf. J. Piaget « Genèse et structure en psychologie », Entretiens sur les notions de genèse et structure,
Paris, Mouton & Co. 1965, p. 37.
11. ln Basso, op. cit. p. 54.
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phénomènes capitalistes, de résoudre, comme en se jouant, des problèmes dont les
plus grands esprits de l'économie bourgeoise, tels Smith et Ricardo, ne soupçonnaient
même pas l'existence ? Rien d'autre que d'avoir conçu l'économie capitaliste tout
entière comme étant un phénomène historique ayant une histoire non seulement
derrière lui, comme le comprenait tout au plus l'économie classique, mais aussi,
devant lui, non seulement à l'égard du passé qu'était l'économie féodale, mais
notamment à l'égard de l'avenir socialiste. Le secret de la théorie de la valeur chez
Marx, de son analyse de l'argent, de sa théorie du Capital, du taux de profit, et, par
conséquent, de tout le système économique actuel, est le caractère périssable de
l'économie capitaliste… C'est précisément et uniquement parce que Marx considérait
l'économie capitaliste tout d'abord en tant que socialiste, c'est-à-dire, du point de vue
historique, qu'il a pu déchiffrer ses hiéroglyphes… 12 ».
Pour Rosa Luxemburg, la référence à la totalité est toujours la référence au
processus historique ; il n'y a pas pour elle de structure figée et immobile : elle refuse
d'absolutiser et de réifier la stabilité relative des articulations du tout. Ses œuvres
économiques contiennent toujours une dimension historique, non comme « matériel
illustratif » mais comme condition méthodologique de la compréhension et de
l'explication de la réalité. Quatre des dix chapitres de son Introduction à l'Économie
Politique sont dédiés à l'histoire économique et aux tendances du développement
capitaliste, et L'Accumulation du Capital contient des analyses historiques de
l'impérialisme et de son mouvement de domination des économies pré-capitalistes.
Mais l'histoire est présente dans ses œuvres non seulement au sens immédiat mais
encore et surtout comme point de vue méthodologique, comme perspective qui
considère, saisit et analyse chaque moment de la réalité comme étape du
développement historique.
3. LA THEORIE DE LA PRAXIS
Lukacs montre dans Histoire et Conscience de Classe comment la théorie de la
praxis révolutionnaire chez Marx et Rosa Luxemburg « disloque d'un seul coup le
dilemme de l'impuissance, c'est-à-dire le dilemme du fatalisme des lois pures et de
l'éthique des intentions pures 13 ».
Le moralisme néo-kantien et abstraitement volontariste de Bernstein est soumis à
une critique sarcastique et implacable par Rosa Luxemburg : son « principe de la
justice » est « ce vieux dada chevauché depuis des millénaires par tous les
réformateurs du monde entier, en l'absence de plus sûrs moyens historiques de
progrès, cette Rossinante fourbue, sur laquelle tous les Don Quichote de l'histoire ont
galopé vers la grande réforme du monde, pour ne rien rapporter finalement à la
maison, qu'un œil au beurre noir 14 ». Mais cela ne signifie nullement qu'elle s'incline
vers une conception fataliste et économiste de l'histoire — comme Kautsky, chez qui
12. Réforme ou Révolution, p. 55. Nous employons le terme « structuralisme historique » pour désigner ce
que Lucien Goldmann appelle « structuralisme génétique » et qu'il oppose au structuralisme nondialectique et antihistoriciste. Le terme « historique » nous paraît plus apte à signifier ce contenu que
celui de « genèse », parce qu'il n'a pas la connotation d' « origine », et permet mieux la référence à
l'avenir — la dimension de l'avenir étant, comme le souligne Goldmann, décisive pour le marxisme. Cf.
L. Goldmann, « Introduction Générale » in Entretiens sur les notions de genèse et structure.
13. Lukacs, op. cit. p. 61.
14. Réforme ou Révolution, p. 61.
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l'économisme mécaniciste se mélangeait harmonieusement avec l'évolutionisme
darwiniste, donnant comme résultante politique une tactique d'attente de
l'écroulement nécessaire, inévitable et fatal du système capitaliste.
Une lettre récemment découverte de Rosa Luxemburg, du 15 août 1898 montre
que dès le début de sa vie politique elle n'a jamais souscrit à l'économisme pseudomarxiste qui dominait la pensée théorique de la IIe Internationale : tout en soulignant
que l'économique est en dernière instance l'élément décisif, elle ajoute que « Les
matérialistes qui affirment que le développement économique va sifflant comme une
locomotive sur les rails de l'histoire, tandis que la politique et l'idéologie restent en
arrière, abandonnés comme des wagons-marchandises morts n'ont rien à voir avec le
marxisme 15 ».
L'accusation de fatalisme qu'on a quelquefois soulevée contre Rosa Luxemburg
n'est pas justifiée, puisqu'un des leit-motiv de ses écrits c'est justement le refus
« d'attendre les bras croisés que l'histoire nous apporte ses fruits mûrs ». Mais la
formulation théorique rigoureuse du problème apparaît dans ses écrits pendant la
guerre, surtout la « Brochure Junius ». Je veux parler de la célèbre formule
« Socialisme ou Barbarie » qui apparaît dans un passage absolument remarquable, un
des rares textes marxistes au XXe siècle où la dialectique historique est posée dans
ses vrais termes : « Les hommes ne font pas arbitrairement leur histoire, mais ce sont
eux qui la font. Le prolétariat dépend pour son action du degré de maturité atteint par
le développement social, mais le développement social ne peut se passer du
prolétariat : celui-ci est en même temps son ressort et sa cause, comme son produit
et sa conséquence. (…) La victoire finale du prolétariat socialiste… ne peut pas
s'accomplir si de toute la masse des conditions matérielles accumulées par l'histoire
ne jaillit pas l'étincelle animatrice de la volonté consciente de la grande masse
populaire. (…) Friedrich Engels a dit une fois : la société bourgeoise se trouve devant
un dilemme : ou le progrès vers le socialisme ou la régression vers la barbarie… Nous
nous trouvons aujourd'hui donc, exactement comme Friedrich Engels l'avait prévu, il y
a une génération, il y a 40 ans, devant le choix : ou triomphe de l'impérialisme et
chute de toute la civilisation comme dans l'ancienne Rome, dépeuplement,
destruction, dégénérescence, un vaste cimetière, où la victoire du socialisme, c'est-àdire l'action consciente de lutte du prolétariat international contre l'impérialisme et sa
methode : la guerre. Voilà le dilemme de l'histoire mondiale, une alternative dans
laquelle les plateaux de la balance oscillent devant la décision du prolétariat
conscient 16 ».
Ce qui est important ici ce n'est pas la justesse ou non de la prophétie — d'ailleurs
terriblement confirmée en Allemagne : l'échec de la révolution socialiste en 1919 a
conduit tout droit au triomphe de la barbarie nazie mais le principe méthodologique
que le socialisme n'est pas un résultat fatal et automatique du développement
historique, mais une possibilité objective. Les conditions économico-sociales tracent
les limites du champ possible (par exemple le socialisme n'était pas une possibilité
objective au XVIe siècle) ; mais la décision entre les diverses possibilités objectives
dépend de la conscience, de la volonté et de l'action des hommes.
A vrai dire, Engels n'a pas écrit « Socialisme ou Barbarie » ; mais on trouve dans
15. Publiée dans Z Pola Walki, Varsovie, 1959, n° 1 (5) p. 72, in L. Basso, op. cit. p. 41.
16. La crise de la social-démocratie (1916) in Scriti Scelti, pp. 446-448.
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l'Anti-Duhring un passage (auquel se référait probablement Rosa Luxemburg) où
apparaît cette idée cruciale du socialisme comme possibilité à laquelle s'opposent
d'autres possibilités : « Les forces productives engendrées par le mode de production
capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu'il a créé, sont
entrés en contradiction flagrante avec le mode de production lui-même, et cela à un
degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de
répartition éliminant toutes les différences de classes, si l'on ne veut pas voir toute la
société moderne périr 17 » Le mérite de Rosa Luxemburg fut de prendre cette
problématique, présente mais non-développée chez Marx et Engels, et de lui donner
toute sa signification théorique.
Comment transformer la possibilité objective en acte ? La réponse de Rosa Luxemburg
est explicitée dans ce même passage de la « Brochure Junius » : la praxis
révolutionnaire. La praxis est le lien dialectique entre le passé et l'avenir, entre les
possibilités ouvertes par le processus historique et leur accomplissement. Les hommes
font leur histoire, dans des limites imposées par le développement économique et
social, dans une situation donnée, dans des conditions déterminées, mais ce sont eux
qui la font — par leur praxis révolutionnaire, en même temps cause et conséquence
du processus historique.
D'autre part, par la théorie de la praxis en tant qu'unité dialectique de l'objectif et
du subjectif, des conditions économiques et de la volonté consciente, en tant que
médiation par laquelle la classe-en-soi devient pour-soi, Rosa Luxemburg peut
dépasser (aufheben) le dilemme figé et métaphysique entre le moralisme abstrait de
Bernstein et l'économisme mécanique de Kautsky. Tandis que pour le premier, le
changement « subjectif », moral et spirituel des hommes (du peuple) est la condition
de l'avènement de la « justice sociale », pour le deuxième c'est l'évolution
économique objective qui mène fatalement au socialisme. La position dialectique de
Rosa Luxemburg est celle de Marx dans la IIIe thèse sur Feuerbach : dans la praxis
révolutionnaire le changement des circonstances coïncide avec le changement
(subjectif) des hommes. Dans son célèbre pamphlet sur la révolution russe de 1905
Rosa Luxemburg montre la signification politique concrète de cette thèse : « C'est par
le prolétariat que l'absolutisme doit être renversé en Russie. Mais le prolétariat a
besoin pour cela d'un haut degré d'éducation politique, de conscience de classe et
d'organisation. Toutes ces conditions il ne peut se les procurer dans des brochures et
des feuilles volantes ; elles ne lui viendront que de l'école politique vivante, de la
lutte, au cours de la Révolution en marche. (…) Le soudain soulèvement général du
prolétariat en janvier, sous la forte impulsion des événements de Saint-Pétersbourg
était, dans son action vers le dehors, un acte politique de déclaration de guerre
révolutionnaire à l'absolutisme. Mais cette première action générale directe de classe
n'en eut qu'un plus puissant contrecoup vers l'intérieur, en éveillant pour la première
fois, comme par une secousse électrique, le sentiment et la conscience de classe chez
des millions et des millions d'hommes 18 ».
Michael LOEWY.
17. Engels, Anti-Duhring, Ed. Sociales, Paris, 1950, p. 189 ; souligné par nous M.L.
18. Rosa Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicats, p. 29, dans la réédition François Maspero, 1968.
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