Michael Löwy – Le marxisme révolutionnaire de Rosa Luxemburg - 1969
Dans sa remarquable introduction à l'édition italienne des œuvres de Rosa
Luxemburg, Lelio Basso développe les propos de Lukacs et montre comment « le but
final » est pour elle précisément le rapport à la totalité (la totalité de la société comme
processus historique) par lequel seulement chaque moment partiel de la lutte acquiert
sa signification révolutionnaire 8. C'est du point de vue de la totalité que Rosa
Luxemburg rejette catégoriquement les marchandages louches avec le gouvernement
du Kaiser, proposés par les révisionnistes Heine et Schippel : vote pour les crédits
militaires en échange de concessions sur le terrain de la politique sociale, appui au
militarisme comme source de nouveaux emplois pour les ouvriers, etc. — pseudo-
avantages partiels qui ne peuvent pas être jugés « en soi », isolément, mais par
rapport au mouvement total, et qui révèlent à cette lumière leur véritable caractère :
renforcement de la force militaire réactionnaire qui sera opposée aux ouvriers dans
leur lutte révolutionnaire 9.
La totalité, comme fondement méthodologique des écrits économiques et
politiques de Rosa Luxemburg, n'est pas une totalité idéaliste, « expressive », dont les
parties manifestent une « essence spirituelle ». Comme pour Marx, la totalité est pour
elle concrète et structurée ; structurée dans ce sens très précis que les rapports
cachés et invisibles entre les éléments du tout constituent des lois de totalité
distinctes des propriétés des éléments 10.
Dans un passage dédié à la méthode de l'économie marxiste dans L'Accumulation
du Capital, Rosa Luxemburg soulignait : « Même dans la complexité de la
concurrence, même dans l'anarchie générale, il y a évidemment des lois invisibles
mais rigoureuses… autrement la société capitaliste serait déjà en morceaux. Tout le
sens de l'économie en tant que science et, en particulier, le but conscient de la
doctrine économique marxiste c'est la détermination des lois occultes qui
conditionnent l'ordre et l'unité du complexe social parmi la confusion des économies
privées 11 ».
D'autre part la structure de la totalité est, pour Rosa Luxemburg, toujours une
structure historique. L'historicisme radical de la méthode marxiste ressort avec une
clarté particulière dans sa critique de Bernstein, lequel présente des statistiques
économiques comparées de différents pays dans la même période, mais jamais de
différentes périodes dans chaque pays et qui ne saisit par conséquent que le rapport
absolu des forces dans un moment donné et pas du tout la tendance du
développement historique. La saisie des lois occultes du tout dans leur historicité — le
structuralisme historique — est l'essence méthodologique du marxisme, comme le
montre Rosa Luxemburg dans un texte extraordinaire (dont nous avons mentionné un
paragraphe au sujet de la science révolutionnaire) : « Mais quelle est la clé magique
qui a précisément permis à Marx de pénétrer les secrets les plus intimes de tous les
8. Dans sa brochure sur la grève générale, Rosa Luxemburg souligne que « la lutte parlementaire est, elle
aussi, à la politique socialiste dans le rapport de la partie au tout, exactement comme le travail
syndical. » — Grève générale, parti et syndicats (1906) Spartacus, Paris, 1947, p. 70. Cf. Lelio Basso,
lntroduzione in Rosa Luxemburg, Scritti Politici, pp. 26-37
9. Il faut comparer la lumineuse analyse de Basso avec J.-.P Nettl, qui ne voit dans la critique du
militarisme et de Schippel qu'un exercice « aride et formel » qui, soi-disant, condamnerait les ouvriers
au chômage — lequel serait pour Rosa « un stimulant nécessaire à la lutte de classe » J.-P. Nett, Rosa
Luxemburg, Oxford University Press, London 1966, vol. l, pp. 216-217.
10.Cf. J. Piaget « Genèse et structure en psychologie », Entretiens sur les notions de genèse et structure,
Paris, Mouton & Co. 1965, p. 37.
11.ln Basso, op. cit. p. 54.
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